La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 37

◄  XXXVI.
XXXVIII.  ►

XXXVII.

Les deux habits que la néophyte trouva étalés dans sa chambre étaient une brillante parure de mariée, et un vêtement de deuil avec tous les signes distinctifs du veuvage. Elle hésita quelques instants. Sa résolution, quant au choix de l’époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes témoignerait extérieurement de son intention ? Après un peu de réflexion, elle revêtit l’habit blanc, le voile, les fleurs et les perles de la fiancée. Cet ajustement était d’un goût chaste et d’une élégance extrême. Consuelo fut bientôt prête ; mais en se regardant au miroir encadré de sentences menaçantes, elle n’eut plus envie de sourire comme la première fois. Une pâleur mortelle était sur ses traits, et l’effroi dans son cœur. Quelque parti qu’elle eût résolu de prendre, elle sentait qu’il lui resterait un regret ou un remords, qu’une âme serait brisée par son abandon ; et la sienne éprouvait par avance un déchirement affreux. En voyant ses joues et ses lèvres, aussi blanches que son voile et son bouquet d’oranger, elle craignit également pour Albert et pour Liverani l’aspect d’une émotion si violente, et elle fut tentée de mettre du fard ; mais elle y renonça aussitôt : « Si mon visage ment, pensa-t-elle, mon cœur pourra-t-il donc mentir ? »

Elle s’agenouilla contre son lit, et cachant son visage dans les draperies, elle resta absorbée dans une méditation douloureuse jusqu’au moment où la pendule sonna minuit. Elle se leva aussitôt, et vit un Invisible à masque noir debout derrière elle. Je ne sais quel instinct lui fit présumer que c’était Marcus. Elle ne se trompait pas, et pourtant, il ne se fit point connaître à elle, et se contenta de lui dire d’une voix douce et triste :

« Madame, tout est prêt. Veuillez vous couvrir de ce manteau, et me suivre. »

Consuelo suivit l’Invisible jusqu’au fond du jardin, à l’endroit où le ruisseau se perdait sous l’arcade verdoyante du parc. Là, elle trouva une gondole découverte, toute noire, toute semblable aux gondoles de Venise, et dans le rameur gigantesque qui se tenait à la proue, elle reconnut Karl, qui fit un signe de croix en la voyant. C’était sa manière de témoigner la plus grande joie possible.

« M’est-il permis de lui parler ? demanda Consuelo à son guide.

— Vous pouvez, répondit celui-ci, lui dire quelques mots à haute voix.

— Eh bien, cher Karl, mon libérateur et mon ami, dit Consuelo émue de revoir un visage connu après une si longue réclusion parmi des êtres mystérieux, puis-je espérer que rien ne trouble le plaisir que tu as de me retrouver ?

— Rien ! Signora, répondit Karl d’une voix assurée ; rien, si ce n’est le souvenir de celle… qui n’est plus de ce monde, et que je crois toujours voir à côté de vous. Courage et contentement, ma bonne maîtresse, ma bonne sœur ! nous voici comme la nuit où nous nous évadions de Spandaw !

— C’est aussi un jour de délivrance, frère ! dit Marcus. Allons, vogue avec l’adresse et la vigueur dont tu es doué, et qu’égalent maintenant la prudence de ta langue et la force de ton âme. Ceci ressemble en effet à une fuite, Madame, ajouta-t-il en s’adressant à Consuelo ; mais le principal libérateur n’est plus le même… »

En prononçant ces derniers mots, Marcus lui présentait la main pour l’aider à s’asseoir sur le banc garni de coussins. Il la sentit trembler légèrement au souvenir de Liverani, et la pria de se couvrir le visage pour quelques instants seulement. Consuelo obéit, et la gondole, emportée par le bras robuste du déserteur, glissa rapidement sur les eaux sombres et muettes.

Au bout d’un trajet dont la durée ne put guère être appréciée par la pensive Consuelo, elle entendit un bruit de voix et d’instruments à quelque distance ; la barque se ralentit, et reçut sans s’arrêter tout à fait les légères secousses d’un atterrissement. Le capuchon tomba doucement, et la néophyte crut passer d’un rêve dans un autre, en contemplant le spectacle féerique offert à ses regards. La barque côtoyait, en l’effleurant, une rive aplanie, jonchée de fleurs et de frais herbages. L’eau du ruisseau, élargie et immobile dans un vaste bassin, était comme embrasée, et reflétait des colonnades de lumières qui se tordaient en serpenteaux de feu, ou se brisaient en pluie d’étincelles sous le sillage lent et mesuré de la gondole. Une musique admirable remplissait l’air sonore, et semblait planer sur les buissons de roses et de jasmins embaumés. Quand les yeux de Consuelo se furent habitués à cette clarté soudaine, elle put les fixer sur la façade illuminée du palais qui s’élevait à très peu de distance, et qui se plongeait dans le miroir du bassin avec une splendeur magique. Cet édifice élégant qui se dessinait sur le ciel constellé, ces voix harmonieuses, ce concert d’instruments excellents, ces fenêtres ouvertes devant lesquelles, entre les rideaux de pourpre embrasés par la lumière, Consuelo voyait s’agiter mollement des hommes et des femmes richement parés, étincelants de broderies, de diamants, d’or et de perles, avec ces têtes poudrées, qui donnaient à l’aspect général des réunions de ce temps-là un reflet de blancheur, un je ne sais quoi d’efféminé et de fantastique ; toute cette fête princière, combinée avec la beauté d’une nuit tiède et sereine qui jetait des bouffées de parfums et de fraîcheur jusque dans les salles resplendissantes, remplit Consuelo d’une vive émotion, et lui causa une sorte d’enivrement. Elle, la fille du peuple, mais la reine des fêtes patriciennes, elle ne pouvait voir un spectacle de ce genre, après tant de jours de captivité, de solitude et de sombres rêveries, sans éprouver une sorte d’élan, un besoin de chanter, un tressaillement singulier à l’approche d’un public. Elle se leva donc debout dans la barque, qui se rapprochait du château de plus en plus, et soudainement exaltée par le choeur de Haendel :

Chantons la gloire
De Juda vainqueur !

elle oublia toutes choses pour mêler sa voix à ce chant d’enthousiasme grandiose.

Mais une nouvelle secousse de la barque, qui, en rasant les bords de l’eau, rencontrait quelquefois une branche, ou une touffe d’herbe, la fit trébucher. Forcée de se retenir à la première main qui s’offrit pour la soutenir, elle s’aperçut seulement alors qu’il y avait un quatrième personnage dans la barque, un invisible masqué, qui n’y était certainement pas lorsqu’elle y était entrée.

Un vaste manteau gris sombre à longs plis, un chapeau à grands bords posé d’une certaine façon, je ne sais quoi dans les traits de ce masque, à travers lequel la physionomie humaine semblait parler ; mais, plus que tout le reste, la pression de la main tremblante qui ne voulait plus se détacher de la sienne, firent reconnaître à Consuelo l’homme qu’elle aimait, le chevalier Liverani, tel qu’il s’était montré à elle la première fois sur l’étang de Spandaw. Alors la musique, l’illumination, le palais enchanté, la fête enivrante, et jusqu’à l’approche du moment solennel qui devait fixer sa destinée, tout ce qui n’était pas l’émotion présente, s’effaça de la mémoire de Consuelo. Agitée et comme vaincue par une force surhumaine, elle retomba palpitante sur les coussins de la barque, auprès de Liverani. L’autre inconnu, Marcus, était debout à la proue, et leur tournait le dos. Le jeûne, le récit de la comtesse Wanda, l’attente d’un dénoûment terrible, l’inattendu de cette fête saisie au passage, avaient brisé toutes les forces de Consuelo. Elle ne sentait plus que la main de Liverani étreignant la sienne, son bras effleurant sa taille pour être prêt à l’empêcher de s’éloigner de lui, et ce trouble divin que la présence de l’objet aimé répand jusque dans l’air qu’on respire. Consuelo resta quelques minutes ainsi, ne voyant pas plus le palais étincelant que s’il fût rentré dans la nuit profonde, n’entendant plus rien que le souffle brûlant de son amant auprès d’elle, et les battements de son propre cœur.

« Madame, dit Marcus en se retournant tout à coup vers elle, ne connaissez-vous pas l’air qu’on chante maintenant, et ne vous plairait-il pas de vous arrêter pour entendre ce magnifique ténor ?

— Quels que soient l’air et la voix, répondit Consuelo préoccupée, arrêtons-nous ou continuons ; que votre volonté soit faite. »

La barque touchait presque au pied du château. On pouvait distinguer les figures placées dans l’embrasure des fenêtres, et même celles qui passaient dans la profondeur des appartements. Ce n’étaient plus des spectres flottant comme dans un rêve, mais des personnages réels, des seigneurs, de grandes dames, des savants, des artistes, dont plusieurs n’étaient pas inconnus à Consuelo. Mais elle ne fit aucun effort de mémoire pour retrouver leurs noms, ni les théâtres ou les palais où elle les avait déjà aperçus. Le monde était redevenu tout à coup pour elle une lanterne magique sans signification et sans intérêt. Le seul être qui lui parût vivant dans l’univers, c’était celui dont la main brûlait furtivement la sienne sous les plis des manteaux.

« Ne connaissez-vous pas cette belle voix qui chante un air vénitien ? » demanda de nouveau Marcus, surpris de l’immobilité et de l’apparente indifférence de Consuelo.

Et comme elle ne paraissait entendre ni la voix qui lui parlait ni celle qui chantait, il se rapprocha un peu et s’assit sur le banc vis-à-vis d’elle pour renouveler sa question.

« Mille pardons, monsieur, répondit Consuelo, après avoir fait un effort pour écouter ; je n’y faisais pas attention. Je connais cette voix en effet, et cet air, c’est moi qui l’ai composé, il y a bien longtemps. Il est fort mauvais et fort mal chanté.

— Comment donc, reprit Marcus, s’appelle ce chanteur pour lequel vous me semblez trop sévère ? Je le trouve admirable, moi !

— Ah ! vous ne l’avez pas perdue ? dit à voix basse Consuelo à Liverani qui venait de lui faire sentir dans le creux de sa main la petite croix de filigrane dont elle s’était séparée pour la première fois de sa vie en la lui confiant durant son voyage de Spandaw à ***.

— Vous ne vous rappelez pas le nom de ce chanteur ? reprit Marcus avec obstination en observant attentivement les traits de Consuelo.

— Pardon, monsieur ! répondit-elle avec un peu d’impatience, il s’appelle Anzoleto. Ah ? le mauvais ré ! il a perdu cette note.

— Ne souhaitez-vous pas voir son visage ? Vous vous trompez peut-être. D’ici vous pourriez le distinguer parfaitement, car je le vois très bien. C’est un bien beau jeune homme.

— À quoi bon le regarder ? reprit Consuelo avec un peu d’humeur ; je suis bien sûre qu’il est toujours le même. »

Marcus prit doucement la main de Consuelo, et Liverani le seconda pour la faire lever et regarder par la fenêtre toute grande ouverte. Consuelo qui eût résisté peut-être à l’un céda à l’autre, jeta un coup d’œil sur le chanteur, sur ce beau vénitien qui était en ce moment le point de mire de plus de cent regards féminins, regards protecteurs, ardents et lascifs.

« Il est fort engraissé ! dit Consuelo en se rasseyant et en résistant un peu à la dérobée aux doigts de Liverani, qui voulait lui reprendre la petite croix, et qui la reprit en effet.

— Est-ce là tout le souvenir que vous accordez à un ancien ami ? reprit Marcus qui attachait toujours sur elle un regard de lynx à travers son masque.

— Ce n’est qu’un camarade, répondit Consuelo, et entre camarades, nous autres, nous ne sommes pas toujours amis.

— Mais n’auriez-vous pas quelque plaisir à lui parler ? Si nous entrions dans ce palais, et si l’on vous priait de chanter avec lui ?

— Si c’est une épreuve, dit avec un peu de malice Consuelo qui commençait à remarquer l’insistance de Marcus, comme je dois vous obéir en tout, je m’y prêterai volontiers. Mais si c’est pour mon plaisir que vous me faites cette offre, j’aime autant m’en dispenser.

— Dois-je arrêter ici, mon frère ? demanda Karl en faisant un signe militaire avec la rame.

— Passe, frère, et pousse au large ! » répondit Marcus.

Karl obéit, et au bout de peu d’instants, la barque, ayant traversé le bassin, s’enfonça sous des berceaux épais. L’obscurité devint profonde. Le petit fanal suspendu à la gondole jetait seul des lueurs bleuâtres sur le feuillage environnant. De temps en temps, à travers des échappées de sombre verdure, on voyait encore scintiller faiblement au loin les lumières du palais. Les sons de l’orchestre s’évanouissaient lentement. La barque, en rasant la rive, effeuillait les rameaux en fleurs, et le manteau noir de Consuelo était semé de leurs pétales embaumés. Elle commençait à rentrer en elle-même, et à combattre cette indéfinissable volupté de l’amour et de la nuit. Elle avait retiré sa main de celle de Liverani, et son cœur se brisait à mesure que le voile d’ivresse tombait devant des lueurs de raison et de volonté.

« Écoutez, madame ! dit Marcus. N’entendez-vous pas d’ici les applaudissements de l’auditoire ? Oui, vraiment ! ce sont des battements de mains et des acclamations. On est ravi de ce qu’on vient d’entendre. Cet Anzoleto a un grand succès au palais.

— Ils ne s’y connaissent pas ! » dit brusquement Consuelo en saisissant une fleur de magnolier que Liverani venait de cueillir au passage, et de jeter furtivement sur ses genoux.

Elle serra convulsivement cette fleur dans ses mains, et la cacha dans son sein, comme la dernière relique d’un amour indompté que l’épreuve fatale allait sanctifier ou rompre à jamais.