La Comtesse de Rudolstadt (Œuvres illustrées)/Chapitre 19

◄  XVIII.
XX.  ►

XIX.

Pour quiconque s’est attaché à la lecture des histoires de prisonniers, la simplicité de cette cachette échappant toutefois à l’avide examen des gardiens intéressés à la découvrir ne paraîtra point un fait miraculeux. Le petit secret de Consuelo ne fut pas découvert, et lorsqu’elle regarda ses trésors en rentrant de la promenade, elle les retrouva intacts. Son premier soin fut de placer son matelas devant la fenêtre dès que la nuit fut venue, d’allumer sa petite bougie, et de se mettre à écrire. Nous la laisserons parler elle-même ; car nous sommes possesseur de ce manuscrit, qui est demeuré longtemps après sa mort dans les mains du chanoine ***. Nous le traduisons de l’italien.

Journal de Consuelo,
dite Porporina.
Prisonnière à Spandaw, avril 175*.

Le 2. — « Je n’ai jamais écrit que de la musique, et quoique je puisse parler facilement plusieurs langues, j’ignore si je saurais m’exprimer d’un style correct dans aucune. Il ne m’a jamais semblé que je dusse peindre ce qui occuperait mon cœur et ma vie dans une autre langue que celle de l’art divin que je professe. Des mots, des phrases, cela me paraissait si froid au prix de ce que je pouvais exprimer avec le chant ! Je compterais les lettres, ou plutôt les billets que j’ai tracés à la hâte, et sans savoir comment, dans les trois ou quatre circonstances les plus décisives de ma vie. C’est donc la première fois, depuis que j’existe, que je sens le besoin de retracer par des paroles ce que j’éprouve et ce qui m’arrive. C’est même un grand plaisir pour moi de l’essayer. Illustre et vénéré Porpora, aimable et cher Haydn, excellent et respectable chanoine ***, vous, mes seuls amis, et peut-être vous aussi, noble et infortuné baron de Trenck, c’est à vous que je songe en écrivant ; c’est à vous que je raconte mes revers et mes épreuves. Il me semble que je vous parle, que je suis avec vous, et que dans ma triste solitude j’échappe au néant de la mort en vous initiant au secret de ma vie. Peut-être mourrai-je ici d’ennui et de misère, quoique jusqu’à présent ma santé ni mon courage ne soient sensiblement altérés. Mais j’ignore les maux que me réserve l’avenir, et si j’y succombe, du moins une trace de moi et une peinture de mon agonie resteront dans vos mains : ce sera l’héritage de quelque prisonnier qui me succédera dans cette cellule, et qui retrouvera la cachette de la muraille où j’ai trouvé moi-même le papier et le crayon qui me servent à vous écrire. Oh ! maintenant, je remercie ma mère de m’avoir fait apprendre à écrire, elle qui ne le savait pas ! Oui, c’est un grand soulagement que d’écrire en prison. Mon triste chant ne perçait pas l’épaisseur de ces murailles et ne pouvait aller jusqu’à vous. Mon écriture vous parviendra un jour… et qui sait si je ne trouverai pas un moyen de vous l’envoyer bientôt ? J’ai toujours compté sur la Providence.

Le 3. — « J’écrirai brièvement et sans m’arrêter à de longues réflexions. Cette petite provision de papier, fin comme de la soie, ne sera pas éternelle, et ma captivité le sera peut-être. Je vous dirai quelques mots chaque soir avant de m’endormir. Je veux aussi ménager ma bougie. Je ne puis écrire le jour, je risquerais d’être surprise. Je ne vous raconterai pas pourquoi j’ai été envoyée ici : je ne le sais pas, et, en tâchant de le deviner avec vous, je compromettrais peut-être des personnes qui ne m’ont pourtant rien confié. Je ne me plaindrai pas non plus des auteurs de mon infortune. Il me semble que si je me laissais aller au reproche et au ressentiment, je perdrais la force qui me soutient. Je ne veux penser ici qu’à ceux que j’aime, et à celui que j’ai aimé.

« Je chante tous les soirs pendant deux heures, et il me semble que je fais des progrès. À quoi cela me servira-t-il ? Les voûtes de mon cachot me répondent, elles ne m’entendent pas… Mais Dieu m’entend, et quand j’ai composé un cantique que je lui chante dans la ferveur de mon âme, j’éprouve un calme céleste, et je m’endors presque heureuse. Il me semble que du ciel on me répond, et qu’une voix mystérieuse me chante dans mon sommeil un autre cantique plus beau que le mien, que j’essaie le lendemain de me rappeler et de chanter à mon tour. À présent que j’ai des crayons, comme il me reste un peu de papier réglé, je vais écrire mes compositions. Un jour peut-être, vous les essaierez, mes chers amis, et je ne serai pas morte tout entière.

Le 4. — « Ce matin le rouge-gorge est entré dans ma chambre, et il est resté plus d’un quart d’heure. Il y a quinze jours que je l’invite à me faire cet honneur, et enfin il s’y est décidé aujourd’hui. Il demeure dans un vieux lierre qui se traîne jusqu’à ma fenêtre, et que mes gardiens épargnent, parce qu’il donne un peu de verdure à leur porte située à quelques pieds au-dessous. Le joli petit oiseau me regardait depuis longtemps d’un air curieux et méfiant. Attiré par la mie de pain que je lui roule en forme de petits vers, et que je fais tourner dans mes doigts pour l’agacer par l’aspect d’une proie vivante, il venait légèrement, et comme porté par un coup de vent, jusqu’auprès de mes barreaux ; mais dès qu’il s’apercevait de la tromperie, il s’en allait d’un air de reproche, et faisait entendre un petit râlement qui ressemblait à une injure. Et puis ces vilains barreaux de fer, si serrés et si noirs, à travers lesquels nous avons fait connaissance, ressemblent tant à une cage, qu’il en avait horreur. Cependant aujourd’hui, comme je ne pensais plus à lui, il s’est déterminé à les traverser, et il est venu, sans penser à moi, je le crois bien aussi, se poser sur un barreau de chaise, dans ma chambre. Je n’ai pas bougé afin de ne pas l’effaroucher, et il s’est mis à regarder autour de lui d’une manière étonnée. Il avait l’air d’un voyageur qui vient de découvrir un pays inconnu, et qui fait ses observations afin de raconter des choses merveilleuses à ses amis. C’était moi qui l’étonnais le plus, et tant que je n’ai pas remué, il a eu l’air de me trouver fort comique. Avec son grand œil rond et son bec en l’air comme un petit nez retroussé, il a une physionomie étourdie et impertinente qui est la plus spirituelle du monde. Enfin j’ai toussé un peu pour entamer la conversation, et il s’est envolé tout effrayé. Mais dans sa précipitation, il n’a pas su retrouver la fenêtre. Il s’est élevé jusqu’au plafond, et il a tourné en rond pendant une minute comme un être qui a perdu la tête. Enfin il s’est calmé, en voyant que je ne songeais pas à le poursuivre, et, fatigué de sa peur plus que de son vol, il est venu s’abattre sur le poêle. Il a paru fort agréablement surpris de cette chaleur, car c’est un oiseau très-frileux ; et après avoir fait encore quelques tours au hasard, il est revenu à plusieurs reprises y réchauffer ses pieds mignons avec une secrète volupté. Il a pris courage jusqu’à becqueter mes petits vers en mie de pain qui étaient sur la table, et après les avoir secoués d’un air de mépris, et éparpillés autour de lui, il a fini, pressé de la faim sans doute, par en avaler un qu’il n’a pas trouvé trop mauvais. En ce moment M. Schwartz (mon gardien) est entré, et le cher petit visiteur a retrouvé la fenêtre pour se sauver. Mais j’espère qu’il reviendra, car il ne s’est guère éloigné de la journée, et il n’a cessé de me regarder comme pour me le promettre et me dire qu’il n’a plus si mauvaise opinion de moi et de mon pain.



Attiré par la mie de pain… (Page 63.)

« En voilà bien long sur un rouge-gorge. Je ne me croyais pas si enfant. Est-ce que la prison conduirait à l’idiotisme ? ou bien y a-t-il un mystère de sympathie et d’affection entre tout ce qui respire sous le ciel ? J’ai eu ici mon clavecin pendant quelques jours. J’ai pu travailler, étudier, composer, chanter… rien de tout cela ne m’a émue jusqu’ici autant que la visite de ce petit oiseau, de cet être ! Oui, c’est un être, et c’est pour cela que mon cœur a battu en le voyant près de moi. Cependant mon gardien est un être aussi, un être de mon espèce ; sa femme, son fils que je vois plusieurs fois le jour, la sentinelle qui se promène jour et nuit sur le rempart et qui ne me perd pas de vue, ce sont des êtres mieux organisés, des amis naturels, des frères devant Dieu ; pourtant leur aspect m’est beaucoup plus pénible qu’agréable. Ce gardien me fait l’effet d’un guichet, sa femme d’un cadenas, son fils d’une pierre scellée dans le mur. Dans le soldat qui me garde je ne vois qu’un fusil braqué sur moi. Il me semble que ces gens-là n’ont rien d’humain, rien de vivant, que ce sont des machines, des instruments de torture et de mort. Si ce n’était la crainte d’être impie, je les haïrais… Ô mon rouge-gorge ! toi, je t’aime, il n’y a pas à dire, je le sens. Explique qui pourra ce genre d’amour. »



M. de Saint-Germain.

Le 5. — « Autre événement. Voilà le billet que j’ai reçu ce matin, d’une écriture peu lisible, sur un morceau de papier fort malpropre :

« Ma sœur, puisque l’esprit te visite, tu es une sainte, j’en étais bien sûr. Je suis ton ami et ton serviteur. Dispose de moi, et commande tout ce que tu voudras à ton frère. »

« Quel est cet ami, ce frère improvisé ? Impossible de deviner. J’ai trouvé cela sur ma fenêtre ce matin, en l’ouvrant pour dire bonjour au rouge-gorge. Serait-ce lui qui me l’aurait apporté ? Je suis tentée de croire que c’est lui qui me l’a écrit. Tant il y a qu’il me connaît, le cher petit être, et qu’il commence à m’aimer. Il ne s’approche presque jamais de la cuisine des Schwartz, dont la lucarne exhale une odeur de graisse chaude qui monte chez moi, et qui n’est pas le moindre désagrément de mon habitation. Mais je ne désire plus d’en changer depuis que mon petit oiseau l’adopte. Il a trop bon goût pour se familiariser avec ce porte-clefs gargotier, sa méchante femme et sa laide progéniture[1]. C’est à moi décidément qu’il accorde sa confiance et son amitié. Il est rentré dans ma chambre aujourd’hui. Il y a déjeuné avec appétit, et quand je me suis promenée à midi sur l’esplanade, il est descendu de son lierre, et il est venu voltiger autour de moi. Il faisait entendre son petit râle, comme pour m’agacer et attirer mon attention. Le vilain Gottlieb était sur le pas de sa porte, et me regardait, en ricanant, avec ses yeux égarés. Cet être est toujours accompagné d’un affreux chat roux qui regarde mon rouge-gorge d’un œil plus horrible encore que celui de son maître. Cela me fait frémir. Je hais ce chat presque autant que madame Schwartz la fouilleuse. »

Le 6. — « Encore un billet ce matin ! Voilà qui devient bizarre. Même écriture crochue, pointue, pataraffée, malpropre ; même papier à sucre. Mon Lindor n’est pas un hidalgo, mais il est tendre et enthousiaste : « Chère sœur, âme élue et marquée du doigt de Dieu, tu te méfies de moi. Tu ne veux pas me parler. N’as-tu rien à me commander ? Ne puis-je te servir en rien ? Ma vie t’appartient. Commande donc à ton frère. » Je regarde la sentinelle. C’est un butor de soldat qui tricote son bas en se promenant de long en large, le fusil sur l’épaule. Il me regarde aussi, et semble plus disposé à m’envoyer une balle qu’un poulet. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que d’immenses murailles grises, hérissées d’orties, bordées d’un fossé, lequel est bordé lui-même d’un autre ouvrage de fortification, dont je ne sais ni le nom ni l’usage, mais qui me prive de la vue de l’étang ; et sur le haut de cet ouvrage avancé, une autre sentinelle dont j’aperçois le bonnet et le bout du fusil, et dont j’entends le cri sauvage à chaque barque qui rase la citadelle : Passez au large ! Si je voyais au moins ces barques, et un peu d’eau courante, et un coin de paysage ! J’entends seulement le clapotement de la rame, quelquefois une chanson de pêcheur, et au loin, quand le vent souffle de ce côté, le bouillonnement des deux rivières qui se réunissent à une certaine distance de la prison. Mais d’où me viennent ces billets mystérieux et ce beau dévouement dont je ne sais que faire ? Peut-être que mon rouge-gorge le sait, mais le rusé ne voudra pas me le dire. »

Le 7. — « En regardant de tous mes yeux, pendant que je me promenais sur mon rempart, j’ai aperçu une petite ouverture étroite pratiquée dans le flanc de la tour que j’habite, à une dizaine de pieds au-dessus de ma fenêtre, et presque entièrement cachée par les dernières branches du lierre qui montent jusque-là. Un si petit jour ne peut éclairer la demeure d’un vivant, pensais-je en frémissant. J’ai pourtant voulu savoir à quoi m’en tenir, et j’ai essayé d’attirer Gottlieb sur le rempart en flattant sa monomanie ou plutôt sa passion malheureuse, qui est de faire des souliers. Je lui ai demandé s’il pourrait bien me fabriquer une paire de pantoufles ; et, pour la première fois, il s’est approché de moi sans y être forcé, et il m’a répondu sans embarras. Mais sa manière de parler est aussi étrange que sa figure, et je commence à croire qu’il n’est pas idiot, mais fou :

« — Des souliers pour toi ? m’a-t-il dit (car il tutoie tout le monde) ; non, je n’oserais. Il est écrit : Je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers. »

« Je voyais sa mère à trois pas de la porte et prête à venir se mêler à la conversation. N’ayant donc pas le temps de m’arrêter à comprendre le motif de son humilité ou de sa vénération, je me suis hâtée de lui demander si l’étage au-dessus de moi était habité, n’espérant guère, cependant, obtenir une réponse raisonnable.

« — Il n’est pas habité, m’a répondu très-judicieusement Gottlieb ; il ne pourrait pas l’être, il n’y a qu’un escalier qui conduit à la plate-forme.

« — Et la plate-forme est isolée ? Elle ne communique avec rien ?

« — Pourquoi me demandes-tu cela, puisque tu le sais ?

« — Je ne le sais pas et ne tiens guère à le savoir. C’est pour te faire parler, Gottlieb, et pour voir si tu as autant d’esprit qu’on le dit.

« — J’ai beaucoup, beaucoup d’esprit, m’a répondu le pauvre Gottlieb d’un ton grave et triste, qui contrastait avec le comique de ses paroles.

« — En ce cas, tu peux m’expliquer, ai-je repris (car les moments étaient précieux), comment cette cour est construite.

« — Demande-le au rouge-gorge, a-t-il répondu avec un étrange sourire. Il le sait, lui qui vole et qui va partout. Moi je ne sais rien, puisque je ne vais nulle part.

« — Quoi ! pas même jusqu’au haut de cette tour où tu demeures ? Tu ne sais pas ce qu’il y a derrière cette muraille ?

« — J’y ai peut-être passé, mais je n’y ai pas fait attention. Je ne regarde presque jamais rien ni personne.

« — Cependant tu regardes le rouge-gorge ; tu le vois, tu le connais.

« — Oh ! lui, c’est différent. On connaît bien les anges : ce n’est pas une raison pour regarder les murs.

« — C’est très-profond ce que tu dis là, Gottlieb. Pourrais-tu me l’expliquer ?

« — Demande au rouge-gorge, je te dis qu’il sait tout, lui ; il peut aller partout, mais il n’entre jamais que chez ses pareils. C’est pourquoi il entre dans ta chambre.

« — Grand merci, Gottlieb, tu me prends pour un oiseau.

« — Le rouge-gorge n’est pas un oiseau.

« — Qu’est-ce donc ?

« — C’est un ange, tu le sais.

« — En ce cas, j’en suis un aussi ?

« — Tu l’as dit.

« — Tu es galant, Gottlieb.

« — Galant ! a dit Gottlieb en me regardant d’un air profondément étonné ; qu’est-ce que c’est que galant ?

« — Tu ne connais pas ce mot-là ?

« — Non.

« — Comment sais-tu que le rouge-gorge entre dans ma chambre ?

« — Je l’ai vu ; et d’ailleurs il me l’a dit.

« — Il te parle donc ?

« — Quelquefois, a dit Gottlieb en soupirant, bien rarement ! Mais hier il m’a dit : « Non ! je n’entrerai jamais dans ton enfer de cuisine. Les anges n’ont pas commerce avec les méchants esprits. »

« — Est-ce que tu serais un méchant esprit, Gottlieb ?

« — Oh ! non, pas moi ; mais… »

Ici Gottlieb a posé un doigt sur ses grosses lèvres, d’un air mystérieux.

« — Mais qui ? »

« Il n’a rien répondu, mais il m’a montré son chat à la dérobée et comme s’il craignait d’en être aperçu.

« — C’est donc pour cela que tu l’appelles d’un si vilain nom ? Belzébuth, je crois ?

« — Chut ! a repris Gottlieb, c’est son nom et il le connaît bien. Il le porte depuis que le monde existe. Mais il ne le portera pas toujours.

« — Sans doute ; quand il sera mort !

« — Il ne mourra pas, lui ! Il ne peut pas mourir, et il en est bien fâché, parce qu’il ne sait pas qu’un jour viendra où il sera pardonné. »

« Ici nous fûmes interrompus par l’approche de madame Schwartz, qui s’émerveillait de voir Gottlieb causer enfin librement avec moi. Elle en était toute joyeuse, et me demanda si j’étais contente de lui.

« — Très contente, je vous assure. Gottlieb est fort intéressant, et j’aurai maintenant du plaisir à le faire parler.

« — Ah ! mademoiselle, vous nous rendrez grand service, car le pauvre enfant n’a personne à qui causer, et avec nous c’est comme un fait exprès, il ne veut pas desserrer les dents. Es-tu original, mon pauvre Gottlieb, et têtu ! voilà que tu causes très-bien avec mademoiselle, que tu ne connais pas, tandis qu’avec tes parents… »

« Gottlieb tourna aussitôt les talons et disparut dans la cuisine, sans paraître avoir entendu seulement la voix de sa mère.

« — Voilà comme il fait toujours ! s’écria madame Schwartz ; quand son père ou moi lui adressons la parole, on jurerait, vingt-neuf fois sur trente, qu’il est devenu sourd. Mais enfin, que vous disait-il donc, mademoiselle ? De quoi, diantre, pouvait-il vous parler si longtemps ?

« — Je vous avoue que je ne l’ai pas bien compris, répondis-je. Il faudrait savoir à quoi se rapportent ses idées. Laissez-moi le faire causer de temps en temps sans le déranger, et quand je serai au fait, je vous expliquerai ce qui se passe dans sa tête.

« — Mais enfin, mademoiselle, il n’a pas l’esprit dérangé ?

« — Je ne le pense pas », ai-je répondu ; et j’ai fait là un gros mensonge, que Dieu me le pardonne !

« Mon premier mouvement a été d’épargner l’illusion de cette pauvre femme, qui est une méchante sorcière, à la vérité, mais qui est mère, et qui a le bonheur de ne pas voir la folie de son fils. Cela est toujours fort étrange. Il faut que Gottlieb, qui m’a montré si naïvement ses bizarreries, ait une folie silencieuse avec ses parents. En y songeant, je me suis imaginé que je tirerais peut-être de la simplicité de ce malheureux quelques renseignements sur les autres habitants de ma prison, et que je découvrirais, par le hasard de ses réponses, l’auteur de mes billets anonymes. Je veux donc m’en faire un ami, d’autant plus que ses sympathies me paraissent soumises à celles du rouge-gorge, et que, décidément, le rouge-gorge m’honore de la sienne. Il y a de la poésie dans l’esprit malade de ce pauvre enfant ! Le petit oiseau un ange, le chat un méchant esprit qui sera pardonné ! Qu’est-ce que tout cela ? Il y a dans ces têtes germaniques, même les plus détraquées, un luxe d’imagination que j’admire.

« Tant il y a que madame Schwartz est fort contente de ma condescendance, et que me voilà très-bien avec elle pour le moment. Les billevesées de Gottlieb me seront une distraction. Pauvre être ! Celui-là, depuis aujourd’hui que je le connais, il ne m’inspire plus d’éloignement. Un fou, cela ne doit pas être méchant dans ce pays-ci, où les gens d’esprit et de haute raison sont si loin d’être bons !

Le 8. « — Troisième billet sur ma fenêtre.

« Chère sœur, la plate-forme est isolée ; mais l’escalier qui y monte communique avec un autre corps de bâtiment au bout duquel se trouve l’appartement d’une dame qui est prisonnière comme toi. Son nom est un mystère, mais le rouge-gorge te le dira si tu l’interroges. Voilà, au reste, ce que tu voulais savoir du pauvre Gottlieb, et ce qu’il ne pouvait t’apprendre. »

« Quel est donc cet ami qui sait, qui voit, qui entend tout ce que je fais et tout ce que je dis ? Je m’y perds. Il est donc invisible ? Tout cela me paraît si merveilleux que je m’en amuse sérieusement. Il me semble que, comme dans mon enfance, je vis au milieu d’un conte de fées, et que mon rouge-gorge va parler tout d’un coup. Mais s’il est vrai de dire de ce charmant petit lutin qu’il ne lui manque que la parole, il n’est que trop certain qu’elle lui manque absolument, ou que je ne puis comprendre son langage. Le voilà tout à fait habitué à moi. Il entre dans ma chambre, il en sort, il y revient, il est chez lui. Je remue, je marche, il ne s’enfuit plus qu’à la portée du bras, et il revient aussitôt. S’il aimait beaucoup le pain, il m’aimerait davantage, car je ne puis me faire illusion sur la cause de son attachement pour moi. C’est la faim, et un peu aussi le besoin et le désir de se réchauffer à mon poêle. Si je peux réussir à attraper une mouche (elles sont encore si rares !), je suis certaine qu’il viendra la prendre dans mes doigts ; car déjà il examine de très-près les morceaux que je lui présente, et si la tentation était plus forte, il mettrait de côté toute cérémonie. Je me souviens maintenant d’avoir entendu dire à Albert qu’il ne fallait, pour apprivoiser les animaux les plus craintifs, pour peu qu’ils eussent une étincelle d’intelligence, que quelques heures d’une patience à toute épreuve. Il avait rencontré une zingara, prétendue sorcière, qui ne restait pas un jour entier dans un même coin de la forêt, sans que quelques oiseaux vinssent se poser sur elle. Elle passait pour avoir un charme, et elle prétendait recevoir d’eux, comme Apollonius de Tyane, dont Albert m’a raconté aussi l’histoire, des révélations sur les choses cachées. Albert assurait que tout son secret c’était la patience avec laquelle elle avait étudié les instincts de ces petites créatures, outre une certaine affinité de caractère qui se rencontre souvent entre des êtres de notre espèce et des êtres d’une espèce particulière. À Venise, on élève beaucoup d’oiseaux, on en a la passion, et je la conçois maintenant. C’est que cette belle ville, séparée de la terre, a quelque chose d’une prison. On y excelle dans l’éducation des rossignols. Les pigeons, protégés par une loi spéciale, et presque vénérés par la population, y vivent librement sur les vieux édifices, et sont si familiers que, dans les rues et sur les places, il faut se déranger pour ne pas les écraser en marchant. Les goélands du port se posent sur les bras des matelots. Aussi il y a à Venise des oiseleurs fameux. J’ai été fort liée, quand j’étais moi-même un enfant, avec un enfant du peuple qui faisait ce trafic, et à qui il suffisait de confier une heure l’oiseau le plus farouche pour qu’il vous le rendît aussi apprivoisé que s’il eût été élevé dans la domesticité. Je m’amuse à répéter ces expériences sur mon rouge-gorge, et le voilà qui se familiarise de minute en minute. Quand je suis dehors, il me suit, il m’appelle ; quand je me mets à ma fenêtre, il accourt et vient à moi. M’aimerait-il ? pourrait-il m’aimer ? Moi, je sens que je l’aime ; mais lui, il me connaît et ne me craint pas, voilà tout. L’enfant au berceau n’aime pas autrement sa nourrice, sans doute. Un enfant ! quelle tendresse cela doit inspirer ! Hélas ! je crois qu’on n’aime passionnément que ce qui ne peut guère nous le rendre. L’ingratitude et le dévouement, ou tout au moins l’indifférence et la passion, c’est là l’éternel hyménée des êtres. Anzoleto, tu ne m’as pas aimée… Et toi, Albert, qui m’aimais tant, je t’ai laissé mourir… Me voilà réduite à aimer un rouge-gorge ! et je me plaindrais de n’avoir pas mérité mon sort ! Vous croyez peut-être, mes amis, que j’ose plaisanter sur un pareil sujet ! Non. Ma tête s’égare peut-être dans la solitude ; mon cœur, privé d’affections, se consume, et ce papier est trempé de mes larmes.

« Je m’étais promis de ne pas le gaspiller, ce précieux papier ; et voilà que je le couvre de puérilités. J’y trouve un grand soulagement, et ne puis m’en défendre. Il a plu toute la journée. Je n’ai pas revu Gottlieb ; je ne me suis pas promenée. J’ai été occupée du rouge-gorge tout ce temps, et cet enfantillage a fini par m’attrister étrangement. Quand l’oiseau espiègle et inconstant a cherché à me quitter en becquetant la vitre, je lui ai cédé. J’ai ouvert la fenêtre par un sentiment de respect pour la sainte liberté que les hommes ne craignent pas de ravir à leurs semblables : mais j’ai été blessée de cet abandon momentané, comme si cette bête me devait quelque chose pour tant de soins et d’amour. Je crois bien que je deviens folle, et qu’avant peu je comprendrai parfaitement les divagations de Gottlieb. »

Le 9. — « Qu’ai-je appris ? ou plutôt qu’ai-je cru apprendre ? car je ne sais rien encore ; mais mon imagination travaille énormément.

« D’abord j’ai découvert l’auteur des billets mystérieux. C’est le dernier que j’eusse imaginé. Mais ce n’est déjà plus de cela que je songe à m’émerveiller. N’importe, je vous raconterai toute cette journée.

« Dès le matin, j’ai ouvert ma petite fenêtre composée d’un seul carreau de vitre assez grand, assez clair, grâce à la propreté avec laquelle je l’essuie pour ne rien perdre du peu de jour qui m’arrive et que me dispute le vilain grillage. Même le lierre menace de m’envahir et de me plonger dans l’obscurité ; mais je n’ose encore en arracher une seule feuille ; ce lierre vit, il est libre dans sa nature d’existence. Le contrarier, le mutiler ! Il faudra pourtant bien s’y résoudre. Il ressent l’influence du mois d’avril, il se hâte de grandir, il s’étend, il s’accroche de tous côtés ; il a ses racines scellées dans la pierre ; mais il monte, il cherche l’air et le soleil. La pauvre pensée humaine en fait autant. Je comprends maintenant qu’il y ait eu jadis des plantes sacrées… des oiseaux sacrés… Le rouge-gorge est venu aussitôt, et il s’est posé sur mon épaule sans plus de façon ; puis il s’est mis, selon sa coutume, à regarder tout, à toucher à tout ; pauvre être ! il y a si peu de chose ici pour l’amuser ! Et pourtant il est libre, il peut habiter les champs, et il préfère la prison, son vieux lierre et ma triste cellule. M’aimerait-il ? non. Il a chaud dans ma chambre, et il prend goût à mes miettes de pain. Je suis effrayée maintenant de l’avoir si bien apprivoisé. S’il allait entrer dans la cuisine de Schwartz et devenir la proie de son vilain chat ! Ma sollicitude lui causerait cette mort affreuse… Être déchiré, dévoré par une bête féroce ! Et que faisons-nous donc, nous autres faibles humains, cœurs sans détours et sans défense, sinon d’être torturés et détruits par des êtres sans pitié qui nous font sentir en nous tuant lentement, leurs griffes et leur dent cruelle !

« Le soleil s’est levé clair, et ma cellule était presque couleur de rose, comme autrefois ma chambre de la corte-Minelli quand le soleil de Venise… mais il ne faut pas penser à ce soleil-là ; il ne se lèvera plus sur ma tête. Puissiez-vous, ô mes amis, saluer pour moi la riante Italie, et les cieux immenses, et il firmamento lucido… que je ne reverrai sans doute plus.

« J’ai demandé à sortir ; on me l’a permis quoique ce fût de meilleure heure que de coutume ; j’appelle cela sortir ! Une plate-forme de trente pieds de long, bordée d’un marécage et encaissée entre de hautes murailles ! Pourtant, ce lieu n’est pas sans beauté, du moins je me le figure à présent que je l’ai contemplé sous tous les aspects. La nuit, il est beau à force d’être triste. Je suis sûre qu’il y a ici bien des gens innocents comme moi et beaucoup plus mal partagés ; des cachots d’où l’on ne sort jamais ; où jamais le jour ne pénètre ; que la lune même, l’amie des cœurs désolés, ne visite point. Ah ! j’aurais tort de murmurer. Mon Dieu ! si j’avais une part de puissance sur la terre, je voudrais faire des heureux !…

« Gottlieb est accouru vers moi clopin-clopant, et souriant autant que sa bouche pétrifiée peut sourire. On ne l’a pas troublé, on l’a laissé seul avec moi ; et tout à coup, miracle ! Gottlieb s’est mis à parler presque comme un être raisonnable.

« — Je ne t’ai pas écrit cette nuit, m’a-t-il dit, et tu n’as pas trouvé de billet sur ta fenêtre. C’est que je ne t’avais pas vue hier, et que tu ne m’avais rien commandé.

« — Que dis-tu ! Gottlieb, c’était toi qui m’écrivais ?

« — Et quel autre eût pu le faire ? Tu n’avais pas deviné que c’était moi ? Mais je ne t’écrirai plus inutilement à présent que tu veux bien me parler. Je ne veux pas t’importuner, mais te servir.

« — Bon Gottlieb, tu me plains donc ? tu prends donc intérêt à moi ?

« — Oui, puisque j’ai reconnu que tu étais un esprit de lumière !

« — Je ne suis rien de plus que toi, Gottlieb ; tu te trompes.

« — Je ne me trompe pas. Ne t’entends-je pas chanter ?

« — Tu aimes donc la musique ?

« — J’aime la tienne ; elle est selon Dieu et selon mon cœur.

« — Ton cœur est pieux, ton âme est pure, je le vois, Gottlieb.

« — Je travaille à les rendre tels. Les anges m’assisteront, et je vaincrai l’esprit des ténèbres qui s’est appesanti sur mon pauvre corps, mais qui n’a pu s’emparer de mon âme. »

« Peu à peu Gottlieb s’est mis à parler avec enthousiasme, mais sans cesser d’être noble et vrai dans ses symboles poétiques. Enfin, que vous dirai-je ? cet idiot, ce fou est arrivé à une véritable éloquence en parlant de la bonté de Dieu, des misères humaines, de la justice future d’une Providence rémunératrice, des vertus évangéliques, des devoirs du vrai croyant, des arts même, de la musique et de la poésie. Je n’ai pas pu encore comprendre dans quelle religion il avait puisé toutes ses idées, et cette fervente exaltation ; car il ne m’a semblé ni catholique ni protestant, et tout en me disant, à plusieurs reprises, qu’il croyait à la seule, à la vraie religion, il ne m’a rien appris, sinon qu’il est, à l’insu de ses parents, d’une secte particulière : je suis trop ignorante pour deviner laquelle. J’étudierai peu à peu le mystère de cette âme singulièrement forte et belle, singulièrement malade et affligée ; car, en somme, le pauvre Gottlieb est fou, comme Zdenko l’était dans sa poésie… comme Albert l’était aussi dans sa vertu sublime !… La démence de Gottlieb a reparu, lorsque après avoir parlé quelque temps avec chaleur, son enthousiasme est devenu plus fort que lui ; et alors il s’est mis à divaguer d’une manière enfantine qui me faisait mal, sur l’ange rouge-gorge et sur le chat démon ; et aussi sur sa mère, qui a fait alliance avec le chat et avec le mauvais esprit qui est en lui ; enfin de son père, qui a été changé en pierre par un regard de ce pauvre matou Belzébuth. J’ai réussi à le calmer en le distrayant de ses sombres fantaisies, et je l’ai interrogé sur les autres prisonniers. Je n’avais plus aucun intérêt personnel à apprendre ces détails, puisque les billets, au lieu d’être jetés sur ma fenêtre du haut de la tour, comme je le supposais, étaient hissés d’en bas par Gottlieb, avant le jour, au moyen de je ne sais quel engin sans doute fort simple. Mais Gottlieb, obéissant à mes intentions avec une docilité singulière, s’était déjà enquis de ce que la veille j’avais paru désirer de savoir. Il m’a appris que la prisonnière qui demeure dans le bâtiment situé derrière moi, était jeune et belle, et qu’il l’avait aperçue. Je ne faisais pas grande attention à ses paroles, lorsque tout à coup il m’a dit son nom, qui m’a fait tressaillir. Cette captive s’appelle Amélie.

« Amélie ! quelle mer d’inquiétudes, quel monde de souvenirs ce nom réveille en moi ! J’ai connu deux Amélies qui toutes deux ont précipité ma destinée dans l’abîme par leurs confidences. Celle-ci est-elle la princesse de Prusse ou la jeune baronne de Rudolstadt ? Sans doute ni l’une ni l’autre. Gottlieb, qui n’a aucune curiosité pour son compte, et qui semble ne pas pouvoir s’aviser de faire un pas ni une question si je ne le pousse en avant comme un automate, n’a rien su me dire de plus que ce prénom d’Amélie. Il a vu la captive, mais il l’a vue à sa manière, c’est-à-dire à travers un nuage. Elle doit être jeune et belle, madame Schwartz le dit. Mais lui, Gottlieb, avoue qu’il ne s’y connaît pas. Il a seulement pressenti, en l’apercevant à sa fenêtre, que ce n’est pas un bon esprit, un ange. On fait mystère de son nom de famille. Elle est riche et fait de la dépense chez Schwartz. Mais elle est au secret comme moi. Elle ne sort jamais. Elle est souvent malade. Voilà tout ce que j’ai pu arracher. Gottlieb n’a qu’à écouter le caquet de ses parents pour en savoir davantage, car on ne se gêne pas devant lui. Il m’a promis d’écouter, et de me dire depuis combien de temps cette Amélie est ici. Quant à son nom, il paraîtrait que les Schwartz l’ignorent. Pourraient-ils l’ignorer, si c’était l’abbesse de Quedlimbourg ? Le roi aurait-il mis sa sœur en prison ? On y met les princesses comme les autres, et plus que les autres. La jeune baronne de Rudolstadt… Pourquoi serait-elle ici ? De quel droit Frédéric l’aurait-il privée de sa liberté ? Allons ! c’est une curiosité de recluse qui me travaille, et mes commentaires, sur un simple prénom, sont aussi d’une imagination oisive et peu saine. N’importe : j’aurai une montagne sur le cœur tant que je ne saurai pas quelle est cette compagne d’infortune qui porte un nom si émouvant pour moi. »

Le 1er mai. — « Plusieurs jours se sont passés sans que j’aie pu écrire. Divers événements ont rempli cet intervalle ; je me hâte de le combler en vous les racontant.

« D’abord j’ai été malade. De temps en temps, depuis que je suis ici, je ressens les atteintes d’une fièvre au cerveau qui ressemble en petit à ce que j’ai éprouvé en grand au château des Géants, après avoir été dans le souterrain à la recherche d’Albert. J’ai des insomnies cruelles, entrecoupées de rêves durant lesquels je ne saurais dire si je veille ou si je dors ; et dans ces moments-là, il me semble toujours entendre ce terrible violon jouant ses vieux airs bohémiens, ses cantiques et ses chants de guerre. Cela me fait bien du mal, et pourtant quand cette imagination commence à s’emparer de moi, je ne puis me défendre de prêter l’oreille, et de recueillir avec avidité les faibles sons qu’une brise lointaine semble m’apporter. Tantôt je me figure que ce violon joue en glissant sur les eaux qui dorment autour de la citadelle ; tantôt qu’il descend du haut des murailles, et d’autres fois qu’il s’échappe du soupirail d’un cachot. J’en ai la tête et le cœur brisés. Et pourtant quand la nuit vient, au lieu de songer à me distraire en écrivant, je me jette sur mon lit, et je m’efforce de retomber dans ce demi-sommeil qui m’apporte mon rêve ou plutôt mon demi-rêve musical ; car il y a quelque chose de réel là-dessous. Un véritable violon résonne certainement dans la chambre de quelque prisonnier : mais que joue-t-il, et de quelle façon ? Il est trop loin pour que j’entende autre chose que des sons entrecoupés. Mon esprit malade invente le reste, je n’en doute pas. Il est dans ma destinée désormais de ne pouvoir douter de la mort d’Albert, et de ne pouvoir pas non plus l’accepter comme un malheur accompli. C’est qu’apparemment il est dans ma nature d’espérer en dépit de tout, et de ne point me soumettre à la rigueur du sort.

« Il y a trois nuits, je m’étais enfin endormie tout à fait, lorsque je fus réveillée par un léger bruit dans ma chambre. J’ouvris les yeux. La nuit était fort sombre, et je ne pouvais rien distinguer. Mais j’entendis distinctement marcher auprès de mon lit, quoiqu’on marchât avec précaution. Je pensai que c’était madame Schwartz qui prenait la peine de venir s’assurer de mon état, et je lui adressai la parole ; mais on ne me répondit que par un profond soupir, et on sortit sur la pointe du pied ; j’entendis refermer et verrouiller ma porte ; et comme j’étais fort accablée, je me rendormis sans faire beaucoup d’attention à cette circonstance. Le lendemain, j’en avais un souvenir si confus et si lourd, que je n’étais pas sûre de ne pas l’avoir rêvé. J’eus le soir un dernier accès de fièvre plus complet que les autres, mais que je préférai beaucoup à mes insomnies inquiètes et à mes rêveries décousues. Je dormis complètement, je rêvai beaucoup, mais je n’entendis pas le lugubre violon, et, chaque fois que je m’éveillai, je sentis bien nettement la différence du sommeil au réveil. Dans un de ces intervalles, j’entendis la respiration égale et forte d’une personne endormie non loin de moi. Il me semblait même distinguer quelqu’un sur mon fauteuil. Je ne fus point effrayée. Madame Schwartz était venue à minuit m’apporter de la tisane ; je crus que c’était elle encore. J’attendis quelque temps sans vouloir l’éveiller, et lorsque je crus m’apercevoir qu’elle s’éveillait d’elle-même, je la remerciai de sa sollicitude, et lui demandai l’heure qu’il était. Alors on s’éloigna, et j’entendis comme un sanglot étouffé, si déchirant, si effrayant, que la sueur m’en vient encore au front quand je me le rappelle. Je ne saurais dire pourquoi il me fit tant d’impression ; il me sembla qu’on me regardait comme très-malade, peut-être comme mourante, et qu’on m’accordait quelque pitié : mais je ne me trouvais pas assez mal pour me croire en danger, et d’ailleurs il m’était tout à fait indifférent de mourir d’une mort si peu douloureuse, si peu sentie, et au milieu d’une vie si peu regrettable. Dès que madame Schwartz rentra chez moi à sept heures du matin, comme je ne m’étais pas rendormie et que j’avais passé les dernières heures de la nuit dans un état de lucidité parfaite, j’avais un souvenir très-net de cette étrange visite. Je priai ma geôlière de me l’expliquer ; mais elle secoua la tête en me disant qu’elle ne savait ce que je voulais dire, qu’elle n’était pas revenue depuis minuit, et que, comme elle avait toutes les clés des cellules confiées à sa garde sous son oreiller pendant qu’elle dormait, il était bien certain que j’avais fait un rêve ou que j’avais eu une vision. J’étais pourtant si loin d’avoir eu le délire, que je me sentis assez bien vers midi pour désirer prendre l’air. Je descendis sur l’esplanade, toujours accompagnée de mon rouge-gorge qui semblait me féliciter sur le retour de mes forces. Le temps était fort agréable. La chaleur commence à se faire sentir ici, et les brises apportent de la campagne de tièdes bouffées d’air pur, de vagues parfums d’herbes, qui réjouissent le cœur malgré qu’on en ait. Gottlieb accourut. Je le trouvai fort changé, et beaucoup plus laid que de coutume. Pourtant il y a une expression de bonté angélique et même de vive intelligence dans le chaos de cette physionomie lorsqu’elle s’illumine. Il avait ses gros yeux si rouges et si éraillés, que je lui demandai s’il y avait mal.

« — J’y ai mal, en effet, me répondit-il, parce que j’ai beaucoup pleuré.

« — Et quel chagrin as-tu donc, mon pauvre Gottlieb ?

« — C’est qu’à minuit, ma mère est descendue de la cellule en disant à mon père : « Le numéro 3 est très-malade ce soir. Il a la fièvre tout de bon. Il faudra mander le médecin. Je ne me soucie pas que cela nous meure entre les mains. » Ma mère croyait que j’étais endormi ; mais moi je n’avais pas voulu m’endormir avant de savoir ce qu’elle dirait. Je savais bien que tu avais la fièvre ; mais quand j’ai entendu que c’était dangereux, je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer, jusqu’à ce que le sommeil m’ait vaincu. Je crois bien pourtant que j’ai pleuré toute la nuit en dormant, car je me suis éveillé ce matin avec les yeux en feu, et mon coussin était tout trempé de larmes. »

« L’attachement du pauvre Gottlieb m’a vivement attendrie, et je l’en ai remercié en serrant sa grande patte noire qui sent le cuir et la poix d’une lieue. Puis l’idée m’est venue que Gottlieb pourrait bien, dans son zèle naïf, m’avoir rendu cette visite nocturne plus qu’inconvenante. Je lui ai demandé s’il ne s’était pas relevé, et s’il n’était pas venu écouter à ma porte. Il m’a assuré n’avoir pas bougé, et j’en suis persuadée maintenant. Il faut que l’endroit où il couche soit situé de façon à ce que, de ma chambre, je l’entende respirer et gémir par quelque fissure de la muraille, par la cachette où je mets mon argent et mon journal, peut-être. Qui sait si cette ouverture ne communique pas, par une coulée invisible, à celle où Gottlieb met aussi ses trésors, son livre et ses outils de cordonnier, dans la cheminée de la cuisine ? J’ai du moins en ceci un rapport bien particulier avec Gottlieb, puisque tous deux nous avons, comme les rats ou les chauves-souris, un méchant nid dans un trou de mur, où toutes nos richesses sont enfouies à l’ombre. J’allais risquer quelques interrogations là-dessus, lorsque j’ai vu sortir du logis des Schwartz et s’avancer sur l’esplanade un personnage que je n’avais pas encore vu ici, et dont l’aspect m’a causé une terreur incroyable, bien que je ne fusse pas encore sûre de ne pas me tromper sur son compte.

« — Qu’est-ce que cet homme-là ? ai-je demandé à Gottlieb à demi-voix.

« — Ce n’est rien de bon, m’a-t-il répondu de même. C’est le nouvel adjudant. Voyez comme Belzébuth fait le gros dos en se frottant contre ses jambes ! Ils se connaissent bien, allez !

« — Mais comment s’appelle-t-il ? »

« Gottlieb allait me répondre, lorsque l’adjudant lui dit d’une voix douce et avec un sourire bienveillant, en lui montrant la cuisine : « Jeune homme, on vous demande là-dedans. Votre père vous appelle. »

« Ce n’était qu’un prétexte pour être seul avec moi, et Gottlieb s’étant éloigné, je me trouvai face à face… devine avec qui, ami Beppo ? Avec le gracieux et féroce recruteur que nous avons si mal à propos rencontré dans les sentiers du Bœhmer-Wald, il y a deux ans, avec M. Mayer en personne. Je ne pouvais plus le méconnaître ; sauf qu’il a pris encore plus d’embonpoint, c’est le même homme, avec son air avenant, sans façon, son regard faux, sa perfide bonhomie, et son broum, broum éternel, comme s’il faisait une étude de trompette avec sa bouche. De la musique militaire, il avait passé dans la fourniture de chair à canon ; et de là, pour récompense de ses loyaux et honorables services, le voilà officier de place, ou plutôt geôlier militaire, ce qui, après tout, lui convient aussi bien que le métier de geôlier ambulant dont il s’acquittait avec tant de grâce.

« — Mademoiselle, m’a-t-il dit en français, je suis votre humble serviteur ! Vous avez là pour vous promener une petite plate-forme tout à fait gentille ! de l’air, de l’espace, une belle vue ! Je vous en fais mon compliment. Il me paraît que vous la passez douce en prison ! avec cela qu’il fait un temps magnifique, et qu’il y a vraiment du plaisir à être à Spandaw par un si beau soleil, broum ! broum ! »

« Ces insolentes railleries me causaient un tel dégoût, que je ne lui répondais pas. Il n’en fut pas déconcerté, et reprenant la parole en italien :

« — Je vous demande pardon ; je vous parlais une langue que vous n’entendez peut-être point. J’oubliais que vous êtes Italienne, cantatrice italienne, n’est-ce pas ? une voix superbe, à ce qu’on dit. Tel que vous me voyez, je suis un mélomane renforcé. Aussi je me sens disposé à rendre votre existence aussi agréable que me le permettra ma consigne. Ah çà, où diable ai-je eu le bonheur de vous voir ? Je connais votre figure… mais parfaitement, d’honneur !

« — C’est sans doute au théâtre de Berlin, où j’ai chanté cet hiver.

« — Non ! j’étais en Silésie ; j’étais sous-adjudant à Glatz. Heureusement ce démon de Trenck a fait son équipée pendant que j’étais en tournée… je veux dire en mission, sur les frontières de la Saxe : autrement je n’aurais pas eu d’avancement, et je ne serais pas ici, où je me trouve très-bien à cause de la proximité de Berlin ; car c’est une bien triste vie, Mademoiselle, que celle d’un officier de place. Vous ne pouvez pas vous figurer comme on s’ennuie, quand on est loin d’une grande ville, dans un pays perdu ; pour moi qui aime la musique de passion… Mais où diantre ai-je donc eu le plaisir de vous rencontrer ?

« — Je ne me rappelle pas, monsieur, avoir jamais eu cet honneur.

« — Je vous aurai vue sur quelque théâtre, en Italie ou à Vienne… Vous avez beaucoup voyagé ? combien avez-vous fait de théâtres ? »

« Et comme je ne lui répondais pas, il reprit avec son insouciance effrontée :

— N’importe ! cela me reviendra. Que vous disais-je ? ah vous ennuyez-vous aussi, vous ?

« — Non, monsieur.

« — Mais est-ce que vous n’êtes pas au secret ? c’est bien vous qu’on appelle la Porporina ?

« — Oui, monsieur.

« — C’est cela ! prisonnière no 3. Eh bien, vous ne désirez pas un peu de distraction ? de la société ?

« — Nullement, monsieur, répondis-je avec empressement, pensant qu’il allait me proposer la sienne.

« — Comme il vous plaira. C’est dommage. Il y a ici une autre prisonnière fort bien élevée… une femme charmante, ma foi, qui, j’en suis sûr, eût été enchantée de faire connaissance avec vous.

« — Puis-je vous demander son nom, monsieur ?

« — Elle s’appelle Amélie.

« — Amélie qui ?

« — Amélie… broum ! broum ! ma foi, je n’en sais rien. Vous êtes curieuse, à ce que je vois ; c’est la maladie des prisons. »

« J’en étais à me repentir d’avoir repoussé les avances de M. Mayer ; car après avoir désespéré de connaître cette mystérieuse Amélie, et y avoir renoncé, je me sentais de nouveau entraînée vers elle par un sentiment de commisération, et aussi par le désir d’éclaircir mes soupçons. Je tâchai donc d’être un peu plus aimable avec ce repoussant Mayer, et, bientôt il me fit l’offre de me mettre en rapport avec la prisonnière no 2 ; c’est ainsi qu’il désigne cette Amélie.

« — Si cette infraction à mon arrêt ne vous compromet pas, Monsieur, répondis-je, et que je puisse être utile à cette dame qu’on dit malade de tristesse et d’ennui…

« — Broum ! broum ! Vous prenez donc les choses au pied de la lettre, vous ? vous êtes encore bonne enfant ! C’est ce vieux cuistre de Schwartz qui vous aura fait peur de la consigne. La consigne ! est-ce que ce n’est pas là une chimère ? c’est bon pour les portiers, pour les guichetiers ; mais nous autres officiers (et en disant ce mot, le Mayer se rengorgea comme un homme qui n’est pas encore habitué à porter un titre aussi honorable), nous fermons les yeux sur les infractions innocentes. Le roi lui-même les fermerait, s’il était à notre place. Tenez, quand vous voudrez obtenir quelque chose, Mademoiselle, ne vous adressez qu’à moi, et je vous promets que vous ne serez pas contrariée et opprimée inutilement. Je suis naturellement indulgent et humain, moi, Dieu m’a fait comme cela ; et puis j’aime la musique… Si vous voulez me chanter quelque chose de temps en temps, le soir par exemple, je viendrai vous écouter d’ici, et avec cela vous ferez de moi tout ce que vous voudrez.

« — J’abuserai le moins possible de votre obligeance, monsieur Mayer.

« — Mayer ! s’écria l’adjudant en interrompant avec brusquerie le broum… broum… qui voltigeait encore sur ses lèvres noires et gercées. Pourquoi m’appelez-vous Mayer ! Je ne m’appelle pas Mayer. Où diable avez-vous pêché ce nom de Mayer ?

« — C’est une distraction, monsieur l’adjudant, répondis-je, je vous en demande pardon… J’ai eu un maître de chant qui s’appelait ainsi, et j’ai pensé à lui toute la matinée.

« — Un maître de chant ? ce n’est pas moi. Il y a beaucoup de Mayer en Allemagne. Mon nom est Nanteuil. Je suis d’origine française.

« — Eh bien, monsieur l’officier, comment m’annoncerai-je à cette dame ? Elle ne me connaît pas, et refusera peut-être ma visite, comme tout à l’heure j’ai failli refuser de la connaître. On devient si sauvage quand on vit seul !

« — Oh ! quelle qu’elle soit, cette belle dame sera charmée de trouver à qui parler, je vous en réponds. Voulez-vous lui écrire un mot ?

« — Mais je n’ai pas de quoi écrire.

« — C’est impossible ; vous n’avez donc pas le sou ?

« — Quand j’aurais de l’argent, M. Schwartz est incorruptible ; et, d’ailleurs, je ne sais pas corrompre.

« — Eh bien, tenez, je vous conduirai ce soir au no 2 moi-même… après, toutefois, que vous m’aurez chanté quelque chose. »

« Je fus effrayée de l’idée que M. Mayer, ou M. Nanteuil, comme il lui plaît de s’appeler maintenant, voulait peut-être s’introduire dans ma chambre, et j’allais refuser, lorsqu’il me fit mieux comprendre ses intentions, soit qu’il n’eût pas songé à m’honorer de sa visite, soit qu’il lût mon épouvante et ma répugnance sur ma figure.

« — Je vous écouterai de la plate-forme qui domine la tourelle que vous habitez, dit-il. La voix monte, et j’entendrai fort bien. Puis, je vous ferai ouvrir les portes et conduire par une femme. Je ne vous verrai pas. Il ne serait pas convenable, au fait, que j’eusse l’air de vous pousser moi-même à la désobéissance, quoique après tout, broum… broum… en pareille occasion, il y ait un moyen bien simple de se tirer d’affaire… On fait sauter la tête de la prisonnière no 3, d’un coup de pistolet, et on dit qu’on l’a surprise en flagrant délit de tentative d’évasion. Eh ! eh ! l’idée est drôle, n’est-ce pas ? En prison, il faut toujours avoir des idées riantes. Votre serviteur très-humble, mademoiselle Porporina, à ce soir. »

« Je me perdais en commentaires sur l’obligeance prévenante de ce misérable, et, malgré moi, j’avais une peur affreuse de lui. Je ne pouvais croire qu’une âme si étroite et si basse aimât la musique au point de n’agir ainsi que pour le plaisir de m’entendre. Je supposais que la prisonnière en question n’était autre que la princesse de Prusse, et que, par l’ordre du roi, on me ménageait une entrevue avec elle, afin de nous épier et de surprendre les secrets d’État dont on croit qu’elle m’a fait la confidence. Dans cette pensée, je redoutais l’entrevue autant que je la désirais ; car j’ignore absolument ce qu’il peut y avoir de vrai dans cette prétendue conspiration dont on m’accuse d’être complice.

« Néanmoins, regardant comme de mon devoir de tout braver pour porter quelque secours moral à une compagne d’infortune, quelle qu’elle fût, je me mis à chanter à l’heure dite, pour les oreilles de fer-blanc de monsieur l’adjudant. Je chantai bien pauvrement : l’auditoire ne m’inspirait guère ; j’avais encore un peu de fièvre, et d’ailleurs je sentais bien qu’il ne m’écoutait que pour la forme ; peut-être même ne m’écoutait-il pas du tout. Quand onze heures sonnèrent, je fus prise d’une terreur assez puérile. Je m’imaginai que M. Mayer avait reçu l’ordre secret de se débarrasser de moi, et qu’il allait me tuer tout de bon, comme il me l’avait prédit sous forme d’agréable plaisanterie, aussitôt que je ferais un pas hors de ma cellule. Lorsque ma porte s’ouvrit, je tremblais de tous mes membres. Une vieille femme, fort malpropre et fort laide (beaucoup plus laide et plus malpropre encore que madame Schwartz), me fit signe de la suivre, et monta devant moi un escalier étroit et raide pratiqué dans l’intérieur du mur. Quand nous fûmes en haut, je me trouvai sur la plate-forme de la tour, à trente pieds environ au-dessus de l’esplanade où je me promène dans la journée, et à quatre-vingts ou cent pieds au-dessus du fossé qui baigne toute cette portion des bâtiments sur une assez longue étendue. L’affreuse vieille qui me guidait me dit de l’attendre là un instant, et disparut je ne sais par où. Mes inquiétudes s’étaient dissipées, et j’éprouvais un tel bien-être à me trouver dans un air pur, par un clair de lune magnifique, et à une élévation considérable qui me permettait de contempler enfin un vaste horizon, que je ne m’inquiétai pas de la solitude où on me laissait. Les grandes eaux mortes où la citadelle enfonce ses ombres noires et immobiles, les arbres et les terres que je voyais vaguement au loin sur le rivage, l’immensité du ciel, et jusqu’au libre vol des chauves-souris errantes dans la nuit, mon Dieu ! que tout cela me semblait grand et majestueux, après deux mois passés à contempler des pans de mur et à compter les rares étoiles qui passent dans l’étroite zone de firmament qu’on aperçoit de ma cellule ! Mais je n’eus pas le loisir d’en jouir longtemps. Un bruit de pas m’obligea de me retourner, et toutes mes terreurs se réveillèrent lorsque je me vis face à face avec M. Mayer.

« — Signora, me dit-il, je suis désespéré d’avoir à vous apprendre que vous ne pouvez pas voir la prisonnière numéro 2, du moins quant à présent. C’est une personne fort capricieuse, à ce qu’il me paraît. Hier, elle montrait le plus grand désir d’avoir de la société ; mais tout à l’heure, je viens de lui proposer la vôtre, et voici ce qu’elle m’a répondu : « La prisonnière numéro 3, celle qui chante dans la tour, et que j’entends tous les soirs ? Oh ! je connais bien sa voix, et vous n’avez pas besoin de me dire son nom. Je vous suis infiniment obligée de la compagne que vous voulez me donner. J’aimerais mieux ne revoir jamais âme vivante que de subir la vue de cette malheureuse créature. Elle est la cause de tous mes maux, et fasse le ciel qu’elle les expie aussi durement que j’expie moi-même l’amitié imprudente que j’ai eue pour elle ! » Voilà, signora, l’opinion de ladite dame sur votre compte. Reste à savoir si elle est méritée ou non ; cela regarde, comme on dit, le tribunal de votre conscience. Quant à moi, je ne m’en mêle pas, et je suis prêt à vous reconduire chez vous quand bon vous semblera.

« — Tout de suite, monsieur, répondis-je, extrêmement mortifiée d’avoir été accusée de trahison devant un misérable de l’espèce de celui-là, et ressentant au fond du cœur beaucoup d’amertume contre celle des deux Amélie qui me témoigne tant d’injustice ou d’ingratitude.

« — Je ne vous presse pas à ce point, reprit le nouvel adjudant. Vous me paraissez prendre plaisir à regarder la lune. Regardez-la donc tout à votre aise. Cela ne coûte rien, et ne fait de tort à personne. »

« J’eus l’imprudence de profiter encore un instant de la condescendance de ce drôle. Je ne pouvais pas me décider à m’arracher si vite au beau spectacle dont j’allais être privée peut-être pour toujours ; et malgré moi, le Mayer me faisait l’effet d’un méchant laquais trop honoré d’attendre mes ordres. Il profita de mon mépris pour s’enhardir à vouloir faire la conversation.

« — Savez-vous, signora, me dit-il, que vous chantez diablement bien ? Je n’ai rien entendu de plus fort en Italie, où j’ai pourtant suivi les meilleurs théâtres et passé en revue les premiers artistes. Où avez-vous débuté ? Depuis combien de temps courez-vous le pays ? Vous avez beaucoup voyagé ? »

« Et comme je feignais de ne pas entendre ses interrogations, il ajouta sans se décourager :

« — Vous voyagez quelquefois à pied, habillée en homme ? »

« Cette demande me fit tressaillir, et je me hâtai de répondre négativement. Mais il ajouta :

« Allons ! vous ne voulez pas en convenir ; mais moi, je n’oublie rien, et j’ai bien retrouvé dans ma mémoire une plaisante aventure que vous ne pouvez pas avoir oubliée non plus.

« — Je ne sais de quoi vous voulez parler, monsieur, repris-je en quittant les créneaux de la tour pour reprendre le chemin de ma cellule.

« — Un instant, un instant ! dit Mayer. Votre clef est dans ma poche, et vous ne pouvez pas rentrer comme cela sans que je vous reconduise. Permettez-moi donc, ma belle enfant, de vous dire deux mots…

« — Pas un de plus, monsieur ; je désire rentrer chez moi, et je regrette d’en être sortie.

«  — Pardine ! vous faites bien la mijaurée ! comme si on ne savait pas un peu de vos aventures ! Vous pensiez donc que j’étais assez simple pour ne pas vous reconnaître quand vous arpentiez le Bœhmer-Wald avec un petit brun pas trop mal tourné ? À d’autres ! J’enlevais bien le jouvenceau pour les armées du roi de Prusse ; mais la jouvencelle n’eût pas été pour son nez ; oui-da ! quoiqu’on dise que vous avez été de son goût, et que c’est pour avoir essayé de vous en vanter que vous êtes venue ici ! Que voulez-vous ? La fortune a des caprices contre lesquels il est fort inutile de regimber. Vous voilà tombée de bien haut ! mais je vous conseille de ne pas faire la fière et de vous contenter de ce qui se présente. Je ne suis qu’un petit officier de place, mais je suis plus puissant ici qu’un roi que personne ne connaît et que personne ne craint, parce qu’il y commande de trop haut et de trop loin pour y être obéi. Vous voyez bien que j’ai le pouvoir d’éluder la consigne et d’adoucir vos arrêts. Ne soyez pas ingrate, et vous verrez que la protection d’un adjudant vaut à Spandaw autant que celle d’un roi à Berlin. Vous m’entendez ? Ne courez pas, ne criez pas, ne faites pas de folies. Ce serait du scandale en pure perte ; je dirai ce que je voudrai, et vous, on ne vous croira pas. Allons, je ne veux pas vous effrayer. Je suis d’un naturel doux et compatissant. Seulement, faites vos réflexions ; et quand je vous reverrai, rappelez-vous que je puis disposer de votre sort, vous jeter dans un cachot, ou vous entourer de distractions et d’amusements, vous faire mourir de faim sans qu’on m’en demande compte, ou vous faire évader sans qu’on me soupçonne ; réfléchissez, vous dis-je, je vous en laisse le temps… » Et comme je ne répondais pas, atterrée que j’étais de ne pouvoir me soustraire à l’outrage de pareilles prétentions et à l’humiliation cruelle de les entendre exprimer, cet odieux homme ajouta, croyant sans doute que j’hésitais : « Et pourquoi ne vous prononceriez-vous pas tout de suite ? Faut-il vingt-quatre heures pour reconnaître le seul parti raisonnable qu’il y ait à prendre, et pour répondre à l’amour d’un galant homme, encore jeune, et assez riche pour vous faire habiter, en pays étranger, une plus jolie résidence que ce vilain château-fort ? »


Une figure, qui paraissait gigantesque, courait… (Page 72.)

« En parlant ainsi, l’ignoble recruteur se rapprochait de moi, et faisait mine, avec son air à la fois gauche et impudent, de vouloir me barrer le passage et me prendre les mains. Je courus vers les créneaux de la tour, bien déterminée à me précipiter dans le fossé, plutôt que de me laisser souiller par la moins significative de ses caresses. Mais en ce moment un spectacle bizarre frappa mes yeux, et je me hâtai d’attirer l’attention de l’adjudant sur cet objet, afin de la détourner de moi. Ce fut mon salut, mais hélas ! il a failli en coûter la vie à un être qui vaut peut-être mieux que moi !

« Sur le rempart élevé qui borde l’autre rive du fossé, en face de l’esplanade, une figure, qui paraissait gigantesque, courait ou plutôt voltigeait sur le parapet avec une rapidité et une adresse qui tenaient du prodige. Arrivé à l’extrémité de ce rempart, qui est flanqué d’une tour à chaque bout, le fantôme s’élança sur le toit de la tour, qui se trouvait de niveau avec la balustrade, et gravissant ce cône escarpé avec la légèreté d’un chat, parut se perdre dans les airs.

« — Que diable est-ce là ? s’écria l’adjudant, oubliant son rôle de galant pour reprendre ses soucis de geôlier. Un prisonnier qui s’évade, le diable m’emporte ! Et la sentinelle endormie, par le corps de Dieu ! Sentinelle ! cria-t-il d’une voix de stentor, prenez garde à vous ! alerte, alerte ! Et, courant vers un créneau où est suspendue une cloche d’avertissement, il la mit en mouvement avec une vigueur digne d’un aussi remarquable professeur de musique infernale. Je n’ai rien entendu de plus lugubre que ce tocsin interrompant de son timbre mordant et âpre l’auguste silence de la nuit. C’était le cri sauvage de la violence et de la brutalité, troublant l’harmonie des libres respirations de l’onde et de la brise. En un instant, tout fut en émoi dans la prison. J’entendis le bruit sinistre des fusils agités dans la main des sentinelles, qui faisaient claquer la batterie et couchaient en joue, au hasard, le premier objet qui se présenterait. L’esplanade s’illumina d’une lueur rouge qui fit pâlir les beaux reflets azurés de la lune. C’était M. Schwartz qui allumait un fanal. Des signaux se répondirent d’un rempart à l’autre, et les échos se les renvoyèrent d’une voix plaintive et affaiblie. Le canon d’alarme vint bientôt jeter sa note terrible et solennelle dans cette diabolique symphonie. Des pas lourds retentissaient sur les dalles. Je ne voyais rien ; mais j’entendais tous ces bruits, et mon cœur était serré d’épouvante. Mayer m’avait quittée avec précipitation ; mais je ne songeais pas à me réjouir d’en être délivrée : je me reprochais amèrement de lui avoir signalé, sans savoir de quoi il s’agissait, l’évasion de quelque malheureux prisonnier. J’attendais glacée de terreur, la fin de l’aventure, frémissant à chaque coup de fusil tiré par intervalles, écoutant avec anxiété si les cris du fugitif blessé ne m’annonceraient pas son désastre.



C’est lui ! me disait Gottlieb… (Page 78.)

« Tout cela dura plus d’une heure ; et, grâce au ciel, le fugitif ne fut ni aperçu ni atteint. Pour m’en assurer, j’avais été rejoindre les Schwartz sur l’esplanade. Ils étaient tellement troublés et agités eux-mêmes, qu’ils ne songèrent pas à s’étonner de me voir hors de ma cellule, au milieu de la nuit. Peut-être aussi avaient-ils été d’accord avec Mayer pour m’en laisser sortir cette nuit-là. Schwartz, après avoir couru comme un fou et s’être assuré qu’aucun des captifs confiés à sa garde ne lui manquait, commençait à se tranquilliser un peu ; mais sa femme et lui étaient frappés d’une consternation douloureuse, comme si le salut d’un homme était, à leurs yeux, une calamité publique et privée, un énorme attentat contre la justice céleste. Les autres guichetiers, les soldats qui allaient et venaient tout effarés, échangeaient avec eux des paroles qui exprimaient le même désespoir, la même terreur : à leurs yeux, c’est apparemment le plus noir des crimes que la tentative d’une évasion. Ô Dieu de bonté ! qu’ils me parurent affreux, ces mercenaires dévoués au barbare emploi de priver leurs semblables du droit sacré d’être libres ! Mais tout à coup il sembla que la suprême équité eût résolu d’infliger un châtiment exemplaire à mes deux gardiens. Madame Schwartz, étant rentrée un instant dans son bouge, en ressortit avec de grands cris :

« — Gottlieb ! Gottlieb ! disait-elle d’une voix étouffée. Arrêtez ! ne tirez pas, ne tuez pas mon fils ! c’est lui ; bien certainement c’est lui ! »

« Au milieu de l’agitation des deux Schwartz, je compris, par leurs discours entrecoupés, que Gottlieb ne se trouvait ni dans son lit, ni dans aucun coin de leur demeure, et que probablement il avait repris, sans qu’on s’en aperçût, ses anciennes habitudes de courir, en dormant, sur les toits. Gottlieb était somnambule !

« Aussitôt que cet avis eut circulé dans la citadelle, l’émotion se calma peu à peu. Chaque geôlier avait eu le temps de faire sa ronde et de constater qu’aucun prisonnier n’avait disparu. Chacun retournait à son poste avec insouciance. Les officiers étaient enchantés de ce dénouement ; les soldats riaient de leur alarme ; madame Schwartz, hors d’elle-même, courait de tous côtés, et son mari explorait tristement le fossé, craignant que la commotion des coups de canon et de la fusillade n’y eût fait tomber le pauvre Gottlieb, réveillé en sursaut dans sa course périlleuse. Je le suivis dans cette exploration. Le moment eût été bon, peut-être, pour tenter de m’évader moi-même ; car il me sembla voir des portes ouvertes et des gens distraits ; mais je ne m’arrêtai pas à cette pensée, absorbée que j’étais par celle de retrouver le pauvre malade qui m’a témoigné tant d’affection.

« Cependant M. Schwartz, qui ne perd jamais tout à fait la tête, voyant poindre le jour, me pria de retourner chez moi, vu qu’il était tout à fait contraire à sa consigne de me laisser errer ainsi à des heures indues. Il me reconduisit, afin de me renfermer à clef ; mais le premier objet qui frappa mes regards en rentrant dans ma chambre fut Gottlieb, paisiblement endormi sur mon fauteuil. Il avait eu le bonheur de se réfugier là avant que l’alarme fût tout à fait répandue dans la forteresse, ou bien son sommeil avait été si profond et sa course si agile, qu’il avait pu échapper à tous les dangers. Je recommandai à son père de ne pas l’éveiller brusquement, et promis de veiller sur lui jusqu’à ce que madame Schwartz fût avertie de cette heureuse nouvelle.

« Lorsque je fus seule avec Gottlieb, je posai doucement la main sur son épaule, et lui parlant à voix basse, j’essayai de l’interroger. J’avais ouï dire que les somnambules peuvent se mettre en rapport avec des personnes amies et leur répondre avec lucidité. Mon essai réussit à merveille.

« — Gottlieb, lui dis-je, où as-tu donc été cette nuit ?

« — Cette nuit ? répondit-il ; il fait déjà nuit ? Je croyais voir briller le soleil du matin sur les toits.

« — Tu as donc été sur les toits ?

« — Sans doute. Le rouge-gorge, ce bon petit ange, est venu m’appeler à ma fenêtre ; je me suis envolé avec lui, et nous avons été bien haut, bien loin dans le ciel, tout près des étoiles, et presque dans la demeure des anges. Nous avons bien, en partant, rencontré Belzébuth qui courait sur les toitures et sur les parapets pour nous attraper. Mais il ne peut pas voler, lui ! parce que Dieu le condamne à une longue pénitence, et il regarde voler les anges et les oiseaux sans pouvoir les atteindre.

« — Et après avoir couru dans les nuages, tu es redescendu ici, pourtant ?

« — Le rouge-gorge m’a dit : Allons voir ma sœur qui est malade, et je suis revenu avec lui te trouver dans ta cellule.

« — Tu pouvais donc entrer dans ma cellule, Gottlieb ?

« — Sans doute, j’y suis venu plusieurs fois te veiller depuis que tu es malade. Le rouge-gorge vole les clefs sous le chevet de ma mère, et Belzébuth a beau faire, il ne peut pas la réveiller une fois que l’ange l’a endormie, en voltigeant invisible autour de sa tête.

« — Qui t’a donc enseigné à connaître si bien les anges et les démons ?

« — C’est mon maître ! répondit le somnambule avec un sourire enfantin où se peignit un naïf enthousiasme.

« — Et qui est ton maître ? lui demandai-je.

« — Dieu, d’abord, et puis… le sublime cordonnier !

« — Comment l’appelles-tu, ce sublime cordonnier ?

« — Oh ! c’est un grand nom ! mais il ne faut pas le dire, vois-tu ; c’est un nom que ma mère ne connaît pas. Elle ne sait pas que j’ai deux livres dans le trou de la cheminée. Un que je ne lis pas, et un autre que je dévore depuis quatre ans, et qui est mon pain céleste, ma vie spirituelle, le livre et la vérité, le salut et la lumière de l’âme.

« — Et qui a fait ce livre ?

« — Lui, le cordonnier de Gorlitz, Jacques Bœhm ! »

« Ici nous fûmes interrompus par l’arrivée de madame Schwartz, que j’eus bien de la peine à empêcher de se précipiter sur son fils pour l’embrasser. Cette femme adore sa progéniture : que ses péchés lui soient remis ! Elle voulut lui parler ; mais Gottlieb ne l’entendit pas, et je pus, seule, le déterminer à retourner à son lit, où l’on m’a assuré ce matin qu’il avait paisiblement continué son sommeil. Il ne s’est aperçu de rien, quoique son étrange maladie et l’alerte de cette nuit fassent aujourd’hui la nouvelle de tout Spandaw.

« Me voilà rentrée dans ma cellule après quelques heures d’une demi-liberté bien douloureuse et bien agitée. Je ne désire pas d’en ressortir à pareil prix. Pourtant j’aurais pu m’échapper peut-être !… Je ne songerai plus qu’à cela maintenant que je me sens ici sous la main d’un scélérat, et menacée de dangers pires que la mort, pires qu’une éternelle souffrance. J’y vais penser sérieusement désormais, et qui sait ? j’y parviendrai peut-être ! On dit qu’une volonté persévérante vient à bout de tout. Ô mon Dieu, protégez-moi !

Le 5 mai. — « Depuis ces derniers événements, j’ai vécu assez tranquille. J’en suis venue à compter mes jours de repos comme des jours de bonheur, et à rendre grâces à Dieu, comme dans la prospérité on le remercie pour des années écoulées sans désastre. Il est certain qu’il faut connaître le malheur pour sortir de cette ingratitude apathique où l’on vit ordinairement. Je me reproche aujourd’hui d’avoir laissé passer tant de beaux jours de mon insouciante jeunesse sans en sentir le prix et sans bénir la Providence qui me les accordait. Je ne me suis point assez dit, dans ce temps-là, que je ne les méritais pas, et c’est pour cela, sans doute, que je mérite un peu les maux dont je suis accablée aujourd’hui.

« Je n’ai pas revu cet odieux recruteur, devenu pour moi plus effrayant qu’il ne le fut sur les bords de la Moldaw, alors que je le prenais tout simplement pour un ogre, mangeur d’enfants. Aujourd’hui je vois en lui un persécuteur plus abominable et plus dangereux encore. Quand je songe aux prétentions révoltantes de ce misérable, à l’autorité qu’il exerce autour de moi, à la facilité qu’il peut avoir de s’introduire la nuit dans ma cellule, sans que les Schwartz, animaux serviles et cupides, voulussent peut-être me protéger contre lui, je me sens mourir de honte et de désespoir… Je regarde ces barreaux impitoyables qui ne me permettraient pas de m’élancer par la fenêtre. Je ne puis me procurer de poison, je n’ai pas même une arme pour m’ouvrir la poitrine… Cependant j’ai quelques motifs d’espoir et de confiance que je me plais à invoquer dans ma pensée, car je ne veux pas me laisser affaiblir par la peur. D’abord Schwartz n’aime pas l’adjudant, qui, à ce que j’ai pu comprendre, exploite avant lui les besoins et les désirs de ses prisonniers, en leur vendant, au grand préjudice de Schwartz, qui voudrait en avoir le monopole, un peu d’air, un rayon de soleil, un morceau de pain en sus de la ration, et autres munificences du régime de la prison. Ensuite ces Schwartz, la femme surtout, commencent à avoir de l’amitié pour moi, à cause de celle que me porte Gottlieb, et à cause de l’influence salutaire qu’ils disent que j’ai sur son esprit. Si j’étais menacée, ils ne viendraient peut-être pas à mon secours ; mais dès que je le serais sérieusement, je pourrais faire parvenir par eux mes plaintes au commandant de place. C’est un homme qui m’a paru doux et humain la seule fois que je l’ai vu… Gottlieb, d’ailleurs, sera prompt à me rendre ce service, et, sans lui rien expliquer, je me suis déjà concertée avec lui à cet effet. Il est tout prêt à porter une lettre que je tiens prête aussi. Mais j’hésite à demander secours avant le péril ; car mon ennemi, s’il cesse de me tourmenter, pourrait tourner en plaisanterie une déclaration que j’aurais eu la pruderie ridicule de prendre au sérieux. Quoi qu’il en soit, je ne dors que d’un œil, et j’exerce mes forces musculaires pour un pugilat, s’il en est besoin. Je soulève mes meubles, je raidis mes bras contre les barreaux de fer de ma fenêtre, j’endurcis mes mains en frappant contre les murailles. Quiconque me verrait faire ces exercices me croirait folle ou désespérée. Je m’y livre pourtant avec le plus triste sang-froid, et j’ai découvert que ma force physique était bien plus grande que je ne le supposais. Dans l’état de sécurité où la vie ordinaire s’écoule, nous n’interrogeons pas nos moyens de défense, nous ne les connaissons pas. En me sentant forte, je me sens devenir brave, et ma confiance en Dieu s’accroît de mes efforts pour seconder sa protection. Je me rappelle souvent ces beaux vers que le Porpora m’a dit avoir lus sur les murs d’un cachot de l’inquisition à Venise :

Di che mi fido, mi guarda Iddio ;
Di che non mi fido, mi guardero io[2].

Plus heureuse que l’infortuné qui traça cette sombre invocation, je puis, du moins, me fier sans restriction à la chasteté et au dévouement de ce pauvre exalté de Gottlieb. Ses accès de somnambulisme n’ont pas reparu ; sa mère le surveille d’ailleurs assidûment. Dans le jour, il vient causer avec moi dans ma chambre. Je n’ai pas voulu descendre sur l’esplanade depuis que j’y ai rencontré Mayer.

« Gottlieb m’a expliqué ses idées religieuses. Elles m’ont paru fort belles, quoique souvent bizarres, et j’ai voulu lire sa théologie de Bœhm, puisque décidément il est Bœhmiste, afin de savoir ce qu’il ajoutait de son cru aux rêveries enthousiastes de l’illustre cordonnier. Il m’a prêté ce livre précieux, et je m’y suis plongée à mes risques et périls. Je comprends maintenant comment cette lecture a troublé un esprit simple qui a pris au pied de la lettre les symboles d’un mystique un peu fou lui-même. Je ne me pique pas de les bien comprendre et de les bien expliquer ; mais il me semble voir là un rayon de haute divination religieuse et l’inspiration d’une généreuse poésie. Ce qui m’a le plus frappée, c’est sa théorie sur le diable. « Dans le combat avec le Lucifer, Dieu ne l’a pas détruit. Homme aveugle, vous n’en voyez pas la raison. C’est que Dieu combattait contre Dieu. C’était la lutte d’une portion de la divinité contre l’autre. » Je me rappelle qu’Albert expliquait à peu près de même le règne terrestre et transitoire du principe du mal, et que le chapelain de Riesenburg l’écoutait avec horreur, et traitait cette croyance de manichéisme. Albert prétendait que notre christianisme était un manichéisme plus complet et plus superstitieux que le sien, puisqu’il consacrait l’éternité du principe du mal, tandis que, dans son système, il admettait la réhabilitation du mauvais principe, c’est-à-dire la conversion et la réconciliation. Le mal, suivant Albert, n’était que l’erreur, et la lumière divine devait un jour dissiper l’erreur et faire cesser le mal. J’avoue, mes amis, dussé-je vous sembler très-hérétique, que cette éternelle condamnation de Satan à susciter le mal, à l’aimer, et à fermer les yeux à la vérité, me paraissait aussi et me paraît toujours une idée impie.

« Enfin, Jacques Bœhm me semble millénaire, c’est-à-dire partisan de la résurrection des justes et de leur séjour avec Jésus-Christ, sur une nouvelle terre, née de la dissolution de celle-ci, pendant mille ans d’un bonheur sans nuage et d’une sagesse sans voile ; après quoi viendra la réunion complète des âmes avec Dieu, et les récompenses de l’éternité, plus parfaites encore que le millenium. Je me souviens bien d’avoir entendu expliquer ce symbole par le comte Albert, lorsqu’il me racontait l’histoire orageuse de sa vieille Bohême et de ses chers Taborites, lesquels étaient imbus de ces croyances renouvelées des premiers temps du christianisme. Albert croyait à tout cela dans un sens moins matériel, et sans se prononcer sur la durée de la résurrection ni sur le chiffre de l’âge futur du monde. Mais il pressentait et voyait prophétiquement une prochaine dissolution de la société humaine, devant faire place à une ère de rénovation sublime ; et Albert ne doutait pas que son âme, sortant des passagères étreintes de la mort, pour recommencer ici-bas une nouvelle série d’existences, ne fût appelée à contempler cette rémunération providentielle et ces jours, tour à tour terribles et magnifiques, promis aux efforts de la race humaine. Cette foi magnanime qui semblait monstrueuse aux orthodoxes de Riesenburg, et qui a passé en moi après m’avoir semblé d’abord si nouvelle et si étrange, c’est une foi de tous les temps et de tous les peuples ; et, malgré les efforts de l’Église romaine pour l’étouffer, ou malgré son impuissance pour l’éclaircir et la purifier du sens matériel et superstitieux, je vois bien qu’elle a rempli et enthousiasmé beaucoup d’âmes ardemment pieuses. On dit même que de grands saints l’ont eue. Je m’y livre donc sans remords et sans effroi, certaine qu’une idée adoptée par Albert ne peut être qu’une idée grande. Elle me sourit, d’ailleurs, et répand toute une poésie céleste sur la pensée que je me fais de la mort et des souffrances qui en rapprocheront sans doute le terme pour moi. Ce Jacques Bœhm me plaît. Ce disciple qui est là dans la sale cuisine des Schwartz, occupé de rêveries sublimes et entouré de visions célestes, tandis que ses parents pétrissent, trafiquent et s’abrutissent, me paraît bien pur et bien touchant, avec son livre qu’il sait par cœur sans le bien comprendre, et son soulier qu’il a entrepris pour modeler sa vie sur celle de son maître, sans pouvoir en venir à bout. Infirme de corps et d’esprit, mais naïf, candide, et de mœurs angéliques ! Pauvre Gottlieb, destiné sans doute à te briser en tombant du haut d’un rempart dans ton vol imaginaire à travers les cieux, ou à succomber sous le poids d’infirmités prématurées ! tu auras passé sur la terre comme un saint méconnu, comme un ange exilé, sans avoir compris le mal, sans avoir connu le bonheur, sans avoir seulement senti la chaleur du soleil qui éclaire le monde, à force de contempler le soleil mystique qui brille dans ta pensée ! Personne ne t’aura connu, personne ne t’aura plaint et admiré comme tu le mérites ! Et moi qui, seule, ai surpris le secret de tes méditations, moi qui, en comprenant aussi le beau idéal, aurais eu des forces pour le chercher et le réaliser dans ma vie, je mourrai comme toi dans la fleur de ma jeunesse, sans avoir agi, sans avoir vécu. Il y a dans les fentes de ces murailles qui nous abritent et nous dévorent tous les deux, de pauvres petites plantes que le vent brise et que le soleil ne colore jamais. Elles s’y dessèchent sans fleurir et sans fructifier. Cependant elles semblent s’y renouveler ; mais ce sont des semences lointaines que la brise apporte aux mêmes lieux, et qui essaient de croître et de vivre sur les débris des anciennes. Ainsi végètent les captifs, ainsi se repeuplent les prisons ?

« Mais n’est-il pas étrange que je me trouve ici avec un extatique d’un ordre inférieur à celui d’Albert, mais attaché comme lui à une religion secrète, à une croyance raillée, persécutée ou méprisée ? Gottlieb assure qu’il y a beaucoup d’autres bœhmistes que lui dans ce pays, que plusieurs cordonniers professent sa doctrine ouvertement, et que le fond de cette doctrine est implanté de tout temps dans les âmes populaires de nombreux philosophes et prophètes inconnus, qui ont jadis fanatisé la Bohême, et qui, aujourd’hui, couvent un feu sacré sous la cendre dans toute l’Allemagne. Je me souviens, en effet, des ardents cordonniers hussites dont Albert me racontait les prédications audacieuses et les exploits terribles au temps de Jean Ziska. Le nom même de Jacques Bœhm atteste cette origine glorieuse. Moi, je ne sais pas bien ce qui se passe dans ces cerveaux contemplatifs de la patiente Germanie. Ma vie bruyante et dissipée m’éloignait d’un pareil examen. Mais Gottlieb et Zdenko fussent-ils les derniers disciples de la religion mystérieuse qu’Albert conservait comme un précieux talisman, je n’en sens pas moins que cette religion est la mienne, puisqu’elle proclame la future égalité entre tous les hommes et la future manifestation de la justice et de la bonté de Dieu sur la terre. Oh oui ! il faut que je croie à ce règne de Dieu annoncé aux hommes par le Christ ; il faut que je compte sur un bouleversement de ces iniques monarchies et de ces impures sociétés, pour ne pas douter de la Providence en me voyant ici !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« De la prisonnière no 2, aucune nouvelle. Si Mayer ne m’a pas fait un mensonge impudent en me rapportant ses paroles, c’est Amélie de Prusse qui m’accuse ainsi de trahison. Que Dieu lui pardonne de douter de moi, qui n’ai pas douté d’elle, malgré les mêmes accusations sur son compte ! Je ne veux plus faire de démarches pour la voir. En cherchant à me justifier, je pourrais la compromettre encore, comme je l’ai déjà fait sans savoir comment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Mon rouge-gorge me tient fidèle compagnie. En voyant Gottlieb sans son chat dans ma cellule, il s’est familiarisé avec lui, et le pauvre Gottlieb achève d’en devenir fou d’orgueil et de joie. Il l’appelle seigneur, et ne se permet pas de le tutoyer. C’est avec le plus profond respect et une sorte de tremblement religieux qu’il lui présente sa nourriture. Je fais de vains efforts pour lui persuader que ce n’est qu’un oiseau comme les autres ; je ne lui ôterai pas l’idée que c’est un esprit céleste qui a pris cette forme. Je tâche de le distraire en lui donnant quelques notions de musique, et véritablement il a, j’en suis certaine, une très belle intelligence musicale. Ses parents sont enchantés de mes soins, et ils m’ont offert de mettre une épinette dans une de leurs chambres où je pourrai donner des leçons à leur fils et travailler pour mon compte. Mais cette proposition qui m’eût comblée de joie il y a quelques jours, je n’ose l’accepter. Je n’ose même plus chanter dans ma cellule, tant je crains d’attirer par ici ce mélomane grossier, cet ex-professeur de trompette que Dieu confonde ! »

Le 10 mai. — « Depuis longtemps je me demandais ce qu’étaient devenus ces amis inconnus, ces protecteurs merveilleux dont le comte de Saint-Germain m’avait annoncé l’intervention dans mes affaires, et qui ne s’en sont mêlés apparemment que pour hâter les désastres dont me menaçait la bienveillance royale. Si c’étaient là les conspirateurs dont je partage le châtiment, ils ont été tous dispersés et abattus, pensais-je, en même temps que moi, ou bien ils m’ont abandonnée sur mon refus de m’échapper des griffes de M. Buddenbrock, le jour où j’ai été transférée de Berlin à Spandaw. Eh bien, les voilà qui reparaissent, et ils ont pris Gottlieb pour leur émissaire. Les téméraires ! puissent-ils ne pas attirer sur la tête de cet innocent les mêmes maux que sur la mienne !

« Ce matin Gottlieb m’a apporté furtivement un billet ainsi conçu :

« Nous travaillons à ta délivrance ; le moment approche. Mais un nouveau danger te menace, qui retarderait le succès de notre entreprise. Méfie-toi de quiconque te pousserait à la fuite avant que nous t’ayons donné des avis certains et des détails précis. On te tend un piége. Sois sur tes gardes et persévère dans ta force.

« Tes frères :
« Les Invisibles. »

« Ce billet est tombé aux pieds de Gottlieb comme il traversait ce matin une des cours de la prison. Il croit fermement, lui, que cela est tombé du ciel et que le rouge-gorge s’en est mêlé. En le faisant causer, sans trop chercher à contrarier ses idées féeriques, j’ai pourtant appris des choses étranges, qui ont peut-être un fond de vérité. Je lui ai demandé s’il savait ce que c’était que les Invisibles.

« — Nul ne le sait, m’a-t-il répondu, bien que tout le monde feigne de le savoir.

« — Comment, Gottlieb, tu as donc entendu parler de gens qu’on appelle ainsi ?

« — Dans le temps que j’étais en apprentissage chez le maître cordonnier de la ville, j’ai entendu beaucoup de choses là-dessus.

« — On en parle donc ? le peuple les connaît ?

« — Voici comment cela est venu à mes oreilles, et, de toutes les paroles que j’ai entendues, celles-là sont du petit nombre qui valent la peine d’être écoutées et retenues. Un pauvre ouvrier de nos camarades s’était blessé la main si grièvement, qu’il était question de la lui couper. Il était l’unique soutien d’une nombreuse famille qu’il avait assistée jusque-là avec beaucoup de courage et d’amour. Il venait nous voir avec sa main empaquetée, et, tristement, il nous disait en nous regardant travailler : « Vous êtes bien heureux, vous autres, d’avoir les mains libres ! Pour moi, il faudra bientôt, je pense, que j’aille à l’hôpital et que ma vieille mère demande l’aumône pour que mes petits frères et mes petites sœurs ne meurent pas de faim. » On proposa une collecte ; mais nous étions tous si pauvres, et moi, quoique né de parents riches, j’avais si peu d’argent à ma disposition, que nous ne réunîmes pas de quoi assister convenablement notre pauvre camarade. Chacun ayant vidé sa poche, chercha dans sa cervelle un moyen de tirer Franz de ce mauvais pas. Mais nul n’en trouvait, car Franz avait frappé à toutes les portes, et il avait été repoussé de partout. On dit que le roi est très-riche et que son père lui a laissé un gros trésor. Mais on dit aussi qu’il l’emploie à équiper des soldats ; et comme c’était le temps de la guerre, que le roi était absent, et que tout le monde avait peur de manquer, le pauvre peuple souffrait beaucoup, et Franz ne pouvait trouver d’aide suffisante chez les bons cœurs. Quant aux mauvais cœurs ils n’ont jamais une obole à leur disposition. Tout à coup un jeune homme de l’atelier dit à Franz : « À ta place, je sais bien ce que je ferais ! mais peut-être n’en auras-tu pas le courage. — Ce n’est pas le courage qui me manque, dit Franz ; que faut-il faire ? — Il faut t’adresser aux Invisibles. » Franz parut comprendre ce dont il s’agissait, car il secoua la tête d’un air de répugnance, et ne répondit rien. Quelques jeunes gens qui, comme moi, ne savaient ce que cela signifiait, en demandèrent l’explication, et il leur fut répondu de tous côtés : « Vous ne connaissez pas les Invisibles ? On voit bien que vous êtes des enfants ! Les Invisibles, ce sont des gens qu’on ne voit pas, mais qui agissent. Ils font toute sorte de bien et toute sorte de mal. On ne sait pas s’ils demeurent quelque part, mais il y en a partout. On dit qu’on en trouve dans les quatre parties du monde. Ce sont eux qui assassinent beaucoup de voyageurs et qui prêtent main-forte à beaucoup d’autres contre les brigands, selon que ces voyageurs sont jugés par eux dignes de châtiment ou de protection. Ils sont les instigateurs de toutes les révolutions : ils vont dans toutes les cours, dirigent toutes les affaires, décident la guerre ou la paix, rachètent les prisonniers, soulagent les malheureux, punissent les scélérats, font trembler les rois sur leurs trônes ; enfin ils sont cause de tout ce qui arrive d’heureux et de malheureux dans le monde. Ils se trompent peut-être plus d’une fois ; mais enfin on dit qu’ils ont bonne intention ; et d’ailleurs qui peut dire si ce qui est malheur aujourd’hui ne sera pas la cause d’un grand bonheur demain ? »

« Nous écoutions cela avec grand étonnement et grande admiration, poursuivit Gottlieb, et peu à peu j’en entendis assez pour pouvoir vous dire tout ce qu’on pense des Invisibles parmi les ouvriers et le pauvre peuple ignorant. Les uns disent que ce sont de méchantes gens, voués au diable qui leur communique sa puissance, le don de connaître les choses cachées, le pouvoir de tenter les hommes par l’appât des richesses et des honneurs dont ils disposent, la faculté de connaître l’avenir, de faire de l’or, de guérir les malades, de rajeunir les vieillards, de ressusciter les morts, d’empêcher les vivants de mourir, car ce sont eux qui ont découvert la pierre philosophale et l’élixir de longue vie. D’autres pensent que ce sont des hommes religieux et bienfaisants qui ont mis en commun leurs fortunes pour assister les malheureux, et qui s’entendent pour redresser les torts et récompenser la vertu. Dans notre atelier, chacun faisait son commentaire : « C’est l’ancien ordre des Templiers, disait l’un. — On les appelle aujourd’hui francs-maçons, disait l’autre. — Non, disait un troisième, ce sont les Herrnhuters de Zinzendorf, autrement dit les frères Moraves, les anciens frères de l’Union, les anciens orphelins du mont Tabor ; enfin c’est la vieille Bohême qui est toujours debout et qui menace en secret toutes les puissances de l’Europe, parce qu’elle veut faire de l’univers une république. »

« D’autres encore prétendaient que c’était seulement une poignée de sorciers, élèves et disciples de Paracelse, de Bœhm, de Swedenborg, et maintenant de Schrœpfer le limonadier (voilà un beau rapprochement), qui, par des prestiges et des pratiques infernales, voulaient gouverner le monde et renverser les empires. La plupart s’accordaient à dire que c’était l’antique tribunal secret des francs-juges, qui ne s’était jamais dissous en Allemagne, et qui, après avoir agi dans l’ombre durant plusieurs siècles, commençait à relever la tête fièrement, et à faire sentir son bras de fer, son épée de feu, et ses balances de diamant.

« Quant à Franz, il hésitait à s’adresser à eux, parce que, disait-il, quand on avait accepté leurs bienfaits, on se trouvait lié à eux pour cette vie et pour l’autre, au grand préjudice du salut, et avec de grands périls pour ses proches. Cependant la nécessité l’emporta sur la crainte. Un de nos camarades, celui qui lui avait donné le conseil, et qui fut grandement soupçonné d’être affilié aux Invisibles, bien qu’il le niât fortement, lui donna en secret les moyens de faire ce qu’il appelait le signal de détresse. Nous n’avons jamais su en quoi consistait ce signal. Les uns ont dit que Franz avait tracé avec son sang sur sa porte un signe cabalistique. D’autres, qu’il avait été à minuit sur un tertre entre quatre chemins, au pied d’une croix où un cavalier noir lui était apparu. Enfin il en est qui ont parlé simplement d’une lettre qu’il aurait déposée dans le creux d’un vieux saule pleureur à l’entrée du cimetière. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut secouru, que sa famille put attendre sa guérison sans mendier, et qu’il eut le moyen de se faire traiter par un habile chirurgien qui le tira d’affaire. Des Invisibles, il n’en dit jamais un mot, si ce n’est qu’il les bénirait toute sa vie. Et voilà, ma sœur, comment j’ai appris pour la première fois l’existence de ces êtres terribles et bienfaisants. »

« — Mais toi, qui es plus instruit que ces jeunes gens de ton atelier, dis-je à Gottlieb, que penses-tu des Invisibles ? Sont-ce des sectaires, des charlatans, ou des conspirateurs ? »

« Ici Gottlieb, qui s’était exprimé jusque-là avec beaucoup de raison, retomba dans ses divagations accoutumées, et je ne pus rien en tirer, sinon que c’étaient des êtres d’une nature véritablement invisible, impalpable, et qui, comme Dieu et les anges, ne pouvaient tomber sous les sens, qu’en empruntant, pour communiquer avec les hommes, de certaines apparences.

« — Il est bien évident, me dit-il, que la fin du monde approche. Des signes manifestes ont éclaté. L’Antechrist est né. Il y en a qui disent qu’il est en Prusse et qu’il s’appelle Voltaire ; mais je ne connais pas ce Voltaire, et ce peut bien être quelque autre, d’autant plus que V n’est pas W, et que le nom que l’Antechrist portera parmi les hommes commencera par cette lettre, et sera allemand[3]. En attendant les grands prodiges qui vont éclater dans le courant de ce siècle, Dieu qui ne se mêle de rien ostensiblement, Dieu qui est le silence éternel[4], suscite parmi nous des êtres d’une nature supérieure pour le bien et pour le mal, des puissances occultes, des anges et des démons : ceux-ci pour éprouver les justes, ceux-là pour les faire triompher. Et puis, le grand combat entre les deux principes est déjà commencé. Le roi du mal, le père de l’erreur et de l’ignorance se défend en vain. Les archanges ont tendu l’arc de la science et de la vérité. Leurs traits ont traversé la cuirasse de Satan. Satan rugit et se débat encore ; mais bientôt il va renoncer au mensonge, perdre tout son venin, et au lieu du sang impur des reptiles, sentir circuler dans ses veines la rosée du pardon. Voilà l’explication claire et certaine de ce qui se passe d’incompréhensible et d’effrayant dans le monde. Le mal et le bien sont aux prises dans une région supérieure, inaccessible aux efforts des hommes. La victoire et la défaite planent sur nous sans que nul puisse les fixer à son gré. Frédéric de Prusse attribue à la force de ses armes des succès que le destin seul lui a octroyés en attendant qu’il le brise ou le relève encore suivant ses fins cachées. Oui, te dis-je, il est tout simple que les hommes ne comprennent plus rien à ce qui se passe sur la terre. Ils voient l’impiété prendre les armes de la foi, et réciproquement. Ils souffrent l’oppression, la misère, et tous les fléaux de la discorde, sans que leurs prières soient entendues, sans que les miracles de l’ancienne religion interviennent. Ils ne s’entendent plus sur rien, ils se querellent sans savoir pourquoi. Ils marchent, les yeux bandés, vers un abîme. Ce sont les Invisibles qui les y poussent ; mais on ne sait si les prodiges qui signalent leur mission sont de Dieu ou du diable, de même qu’au commencement du christianisme Simon le magicien paraissait à beaucoup d’hommes tout aussi puissant, tout aussi divin que le Christ. Moi, je te dis que tous les prodiges viennent de Dieu, puisque Satan n’en peut faire sans qu’il le permette, et que parmi ceux qu’on appelle les Invisibles, il y en a qui agissent par la lumière directe de l’Esprit-Saint, tandis que d’autres reçoivent la puissance à travers le nuage, et font le bien fatalement croyant faire le mal.

« — Voilà une explication bien abstraite, mon cher Gottlieb ; est-elle de Jacques Bœhm ou de toi ?

« — Elle est de lui, si on veut l’entendre ainsi ; elle est de moi, si son inspiration ne me l’a pas suggérée.

« — À la bonne heure, Gottlieb ! me voilà aussi avancée qu’auparavant, puisque j’ignore si ces Invisibles sont pour moi de bons ou de mauvais anges. »

Le 12 mai. — « Les prodiges commencent, en effet, et ma destinée s’agite dans les mains des Invisibles. Je dirai comme Gottlieb : « Sont-ils de Dieu ou du diable ? » Aujourd’hui Gottlieb a été appelé par la sentinelle qui garde l’esplanade, et qui fait sa faction sur le petit bastion qui la termine. Cette sentinelle, suivant Gottlieb, n’est autre qu’un Invisible, un esprit. La preuve en est que Gottlieb, qui connaît tous les factionnaires, et qui cause volontiers avec eux, quand ils s’amusent à lui commander des souliers, n’a jamais vu celui-là ; et puis il lui a paru d’une stature plus qu’humaine, et sa figure était d’une expression indéfinissable. « Gottlieb, lui a-t-il dit en lui parlant bien bas, il faut que la Porporina soit délivrée dans trois nuits. Cela dépend de toi ; tu peux prendre les clefs de sa chambre sous l’oreiller de ta mère, lui faire traverser votre cuisine, et l’amener jusqu’ici, au bout de l’esplanade. Là je me charge du reste. Préviens-la, afin qu’elle se tienne prête ; et souviens-toi que si tu manques de prudence et de zèle, elle, toi et moi sommes perdus. »

« Voilà où j’en suis. Cette nouvelle m’a rendue malade d’émotion. Toute cette nuit, j’en ai eu la fièvre ; toute cette nuit, j’ai entendu le violon fantastique. Fuir ! quitter cette triste prison, échapper surtout aux terreurs que me cause ce Mayer ! Ah ! s’il ne faut risquer que ma vie pour cela, je suis prête ; mais quelles seront les conséquences de ma fuite pour Gottlieb, pour ce factionnaire que je ne connais pas et qui se dévoue si gratuitement, enfin pour ces complices inconnus, qui vont assumer sur eux une nouvelle charge ? Je tremble, j’hésite, je ne suis décidée à rien. Je vous écris encore sans songer à préparer ma fuite. Non ! je ne fuirai pas, à moins d’être rassurée sur le sort de mes amis et de mes protecteurs. Ce pauvre Gottlieb est résolu à tout, lui ! Quand je lui demande s’il ne redoute rien, il me répond qu’il souffrirait avec joie le martyre pour moi ; et quand j’ajoute que peut-être il aura des regrets de ne plus me voir, il ajoute que cela le regarde, que je ne sais pas ce qu’il compte faire. D’ailleurs tout cela lui paraît un ordre du ciel, et il obéit sans réflexion à la puissance inconnue qui le pousse. Mais moi, je relis attentivement le billet des Invisibles, que j’ai reçu ces jours derniers, et je crains que l’avis de ce factionnaire ne soit, en effet, le piége dont je dois me méfier. J’ai encore quarante-huit heures devant moi. Si Mayer reparaît, je risque tout ; s’il continue à m’oublier, et que je n’aie pas de meilleure garantie que l’avertissement d’un inconnu, je reste.

Le 13. — « Oh ! décidément, je me fie à la destinée, à la Providence, qui m’envoie des secours inespérés. Je pars, je m’appuie sur le bras puissant qui me couvre de son égide !… En me promenant, ce matin, sur l’esplanade, où je me suis risquée, dans l’espérance de recevoir des esprits qui m’environnent quelque nouvelle révélation, j’ai regardé sur le bastion où se tient le factionnaire. Ils étaient deux, un qui montait la garde, l’arme au bras ; un autre qui allait et venait, comme s’il eût cherché quelque chose. La grande taille de ce dernier attirait mon attention ; il me semblait qu’il ne m’était pas inconnu. Mais je ne devais le regarder qu’à la dérobée, et à chaque tour de promenade, il fallait lui tourner le dos. Enfin, dans un moment où j’allais vers lui, il vint aussi vers nous, comme par hasard ; et, quoiqu’il fût sur un glacis beaucoup plus élevé que le nôtre, je le reconnus complétement. Je faillis laisser échapper un cri. C’était Karl le Bohémien, le déserteur que j’ai sauvé des griffes de Mayer, dans la forêt de Bohême ; le Karl que j’ai revu ensuite à Roswald, en Moravie, chez le comte Hoditz, et qui m’a sacrifié un projet de vengeance formidable… C’est un homme qui m’est dévoué, corps et âme, et dont la figure sauvage, le nez épaté, la barbe rouge et les yeux de faïence m’ont semblé aujourd’hui beaux comme les traits de l’ange Gabriel.

« — C’est lui ! me disait Gottlieb tout bas, c’est l’émissaire des Invisibles, un Invisible lui-même, j’en suis certain ! du moins il le serait s’il le voulait. C’est votre libérateur, c’est celui qui vous fera sortir d’ici, la nuit prochaine. »

« Mon cœur battait si fort, que je pouvais à peine me soutenir ; des larmes de joie s’échappaient de mes yeux. Pour cacher mon émotion à l’autre factionnaire, je m’approchai du parapet, en m’éloignant du bastion, et je feignis de contempler les herbes du fossé. Je voyais pourtant à la dérobée Karl et Gottlieb échanger, sans trop de mystère, des paroles que je n’entendais pas. Au bout de quelques instants, Gottlieb revint près de moi, et me dit rapidement :

« — Il va descendre ici, il va entrer chez nous et y boire une bouteille de vin. Feignez de ne pas faire attention à lui. Mon père est sorti. Pendant que ma mère ira chercher le vin à la cantine, vous rentrerez dans la cuisine, comme pour remonter chez vous, et vous pourrez lui parler un instant. »

« En effet, lorsque Karl eut causé quelques minutes avec madame Schwartz, qui ne dédaigne pas de faire rafraîchir à son profit les vétérans de la citadelle, je vis Gottlieb paraître sur le seuil. Je compris que c’était le signal. J’entrai, je me trouvai seule avec Karl. Gottlieb avait suivi sa mère à la cantine. Le pauvre enfant ! il semble que l’amitié lui ait révélé tout à coup la ruse et la présence d’esprit nécessaire à la pratique des choses réelles. Il fit à dessein mille gaucheries, laissa tomber la bougie, impatienta sa mère, et la retint assez longtemps pour que je puisse m’entendre avec mon sauveur.

« — Signora, me dit Karl, me voilà ! vous voici donc enfin ! J’ai été repris par les recruteurs, c’était dans ma destinée. Mais le roi m’a reconnu et m’a fait grâce, à cause de vous peut-être. Puis, il m’a permis de m’en aller, en me promettant même de l’argent, que d’ailleurs il ne m’a pas donné. Je m’en retournais au pays, quand j’ai appris que vous étiez ici. J’ai été trouver un fameux sorcier pour savoir comment je devais m’y prendre pour vous servir. Le sorcier m’a envoyé au prince Henry, et le prince Henry m’a renvoyé à Spandaw. Il y a autour de nous des gens puissants que je ne connais pas, mais qui travaillent pour vous. Ils n’épargnent ni l’argent, ni les démarches, je vous assure ! Enfin, tout est prêt. Demain soir, les portes s’ouvriront d’elles-mêmes devant nous. Tout ce qui pourrait nous barrer le passage est gagné. Il n’y a que les Schwartz qui ne soient pas dans nos intérêts. Mais ils auront demain le sommeil plus lourd que de coutume, et quand ils s’éveilleront, vous serez déjà loin. Nous enlevons Gottlieb, qui demande à vous suivre. Je décampe avec vous, nous ne risquons rien, tout est prévu. Soyez prête, Signora, et maintenant retournez sur l’esplanade, afin que la vieille ne vous trouve pas ici. »

« Je n’exprimai ma reconnaissance à Karl que par des pleurs, et je courus les cacher au regard inquisiteur de madame Schwartz.

« Ô mes amis, je vous reverrai donc ! je vous presserai donc dans mes bras ! J’échapperai encore une fois à l’affreux Mayer ! Je reverrai l’étendue des cieux, les riantes campagnes, Venise, l’Italie ; je chanterai encore, je retrouverai des sympathies ! Oh ! cette prison a retrempé ma vie et renouvelé mon cœur qui s’éteignait dans la langueur de l’indifférence. Comme je vais vivre, comme je vais aimer, comme je vais être pieuse et bonne !

« Et pourtant, énigme profonde du cœur humain ! je me sens terrifiée et presque triste à l’idée de quitter cette cellule où j’ai passé trois mois dans un effort perpétuel de courage et de résignation, cette esplanade où j’ai promené tant de mélancoliques rêveries, ces vieilles murailles qui paraissaient si hautes, si froides, si sereines au clair de la lune ! Et ce grand fossé dont l’eau morne était d’un si beau vert, et ces milliers de tristes fleurs que le printemps avait semées sur ses rives ! Et mon rouge-gorge surtout ! Gottlieb prétend qu’il nous suivra ; mais à cette heure-là, il sera endormi dans le lierre, et ne s’apercevra pas de notre départ. Ô cher petit être ! puisses-tu faire la société et la consolation de celle qui me succédera dans cette cellule ! Puisse-t-elle te soigner et te respecter comme je l’ai fait !

« Allons ! je vais essayer de dormir pour être forte et calme demain. Je cachette ce manuscrit, que je veux emporter. Je me suis procuré, au moyen de Gottlieb, une nouvelle provision de papier, de crayons et de bougie, que je veux laisser dans ma cachette, afin que ces richesses inappréciables aux prisonniers fassent la joie de quelque autre après moi. »

Ici finissait le journal de Consuelo. Nous reprendrons le récit fidèle de ses aventures.

Il est nécessaire d’apprendre au lecteur que Karl ne s’était pas faussement vanté d’être aidé et employé par de puissants personnages. Ces chevaliers invisibles qui travaillaient à la délivrance de notre héroïne avaient répandu l’or à pleines mains. Plusieurs guichetiers, huit ou dix vétérans, et jusqu’à un officier, s’étaient engagés à se tenir coi, à ne rien voir, et, en cas d’alarme, à ne courir sus aux fugitifs que pour la forme. Le soir fixé pour l’évasion, Karl avait soupé chez les Schwartz, et, feignant d’être ivre, il les avait invités à boire avec lui. La mère Schwartz avait le gosier ardent comme la plupart des femmes adonnées à l’art culinaire. Son mari ne haïssait pas l’eau-de-vie de sa cantine, quand il la dégustait aux frais d’autrui. Une drogue narcotique, furtivement introduite par Karl dans le flacon, aida à l’effet du breuvage énergique. Les époux Schwartz regagnèrent leur lit avec peine, et y ronflèrent si fort, que Gottlieb, qui attribuait tout à des influences surnaturelles, ne manqua pas de les croire enchantés lorsqu’il s’approcha d’eux pour dérober les clefs ; Karl était retourné sur le bastion pour y faire sa faction. Consuelo arriva sans peine avec Gottlieb jusqu’à cet endroit, et monta intrépidement l’échelle de corde que lui jeta le déserteur. Mais le pauvre Gottlieb, qui s’obstinait à fuir avec elle malgré toutes ses remontrances, devint un grand embarras dans ce passage. Lui qui, dans ses accès de somnambulisme, courait comme un chat dans les gouttières, il n’était plus capable de faire agilement trois pas sur le sol le plus uni dès qu’il était éveillé. Soutenu par la conviction qu’il suivait un envoyé du ciel, il n’avait aucune peur, et se fût jeté sans hésitation en bas des remparts si Karl le lui eût conseillé. Mais sa confiance audacieuse ajoutait aux dangers de sa gaucherie. Il grimpait au hasard, dédaignant de rien voir et de rien calculer. Après avoir fait frissonner vingt fois Consuelo qui le crut vingt fois perdu, il atteignit enfin la plate-forme du bastion, et de là nos trois fugitifs se dirigèrent à travers les corridors de cette partie de la citadelle où se trouvaient logés les fonctionnaires initiés à leur complot. Ils s’avançaient sans obstacles, lorsque tout à coup ils se trouvèrent face à face avec l’adjudant Nanteuil, autrement dit, l’ex-recruteur Mayer. Consuelo se crut perdue ; mais Karl l’empêcha de prendre la fuite en lui disant : « Ne craignez rien, Signora, monsieur l’adjudant est dans vos intérêts. »

« — Arrêtez-vous ici, leur dit Nanteuil à la hâte ; il y a une anicroche. L’adjudant Weber ne s’est-il pas avisé de venir souper dans notre quartier avec ce vieux imbécile de lieutenant ? Ils sont dans la salle que vous êtes obligés de traverser. Il faut trouver un moyen de les renvoyer. Karl, retournez vite à votre faction, on pourrait s’apercevoir trop tôt de votre absence. J’irai vous chercher quand il sera temps. Madame va entrer dans ma chambre. Gottlieb va venir avec moi. Je prétendrai qu’il est en somnambulisme ; mes deux nigauds courront après lui pour le voir, et quand la salle sera évacuée, j’en prendrai la clef pour qu’ils n’y reviennent pas. »

Gottlieb, qui ne se savait pas somnambule, ouvrit de gros yeux ; mais Karl lui ayant fait signe d’obéir, il obéit aveuglément. Consuelo éprouvait une insurmontable répugnance à entrer dans la chambre de Mayer.

« Que craignez-vous de cet homme ? lui dit Karl à voix basse. Il a une trop grosse somme à gagner pour songer à vous trahir. Son conseil est bon : je retourne sur le bastion. Trop de hâte nous perdrait.

— Trop de sang-froid et de prévoyance pourrait bien nous perdre aussi », pensa Consuelo. Néanmoins elle céda. Elle avait une arme sur elle. En traversant la cuisine de Schwartz, elle s’était emparée d’un petit couperet dont la compagnie la rassurait un peu. Elle avait remis à Karl son argent et ses papiers, ne gardant sur elle que son crucifix, qu’elle n’était pas loin de regarder comme une amulette.

Mayer l’enferma dans sa chambre pour plus de sûreté, et s’éloigna avec Gottlieb. Au bout de dix minutes, qui parurent un siècle à Consuelo, Nanteuil revint la trouver, et elle remarqua avec terreur qu’il refermait la porte sur lui et mettait la clef dans sa poche.

« Signora, lui dit-il en italien, vous avez encore une demi-heure à patienter. Les drôles sont ivres, et ne lèveront le siège que quand l’horloge sonnera une heure ; alors le gardien qui a le soin de ce quartier les mettra dehors.

— Et qu’avez-vous fait de Gottlieb, monsieur ?

— Votre ami Gottlieb est en sûreté derrière un tas de fagots où il pourra bien s’endormir ; mais il n’en marchera peut-être que mieux pour vous suivre.

— Karl sera averti, n’est-il pas vrai ?

— À moins que je ne veuille le faire pendre, répondit l’adjudant avec une expression qui parut diabolique à Consuelo, je n’aurai garde de le laisser là. Êtes-vous contente de moi, Signora ?

— Je ne suis pas à même de vous prouver maintenant ma gratitude, monsieur, répondit Consuelo avec une froideur dont elle s’efforçait en vain de dissimuler le dédain, mais j’espère m’acquitter bientôt honorablement envers vous.

— Pardieu, vous pouvez vous acquitter tout de suite (Consuelo fit un mouvement d’horreur) en me témoignant un peu d’amitié, ajouta Mayer d’un ton de lourde et grossière cajolerie. Là, voyons, si je n’étais pas un mélomane passionné… et si vous n’étiez pas une si jolie personne, je serais bien coupable de manquer ainsi à mes devoirs pour vous faire évader. Croyez-vous que ce soit l’attrait du gain qui m’ait porté à cela ? Baste ! je suis assez riche pour me passer de vous autres, et le prince Henry n’est pas assez puissant pour me sauver de la corde ou de la prison perpétuelle, si je suis découvert. Dans tous les cas, ma mauvaise surveillance va entraîner ma disgrâce, ma translation dans une forteresse moins agréable, moins voisine de la capitale… Tout cela exige bien quelque consolation. Allons, ne faites pas tant la fière. Vous savez bien que je suis amoureux de vous. J’ai le cœur tendre, moi ! Ce n’est pas une raison pour abuser de ma faiblesse ; vous n’êtes pas une religieuse, une bigote, que diable ! Vous êtes une charmante fille de théâtre, et je parie bien que vous n’avez pas fait votre chemin dans les premiers emplois sans faire l’aumône d’un peu de tendresse à vos directeurs. Pardieu ! si vous avez chanté devant Marie-Thérèse, comme on le dit, vous avez traversé le boudoir du prince de Kaunitz. Vous voici dans un appartement moins splendide ; mais je tiens votre liberté dans mes mains, et la liberté est plus précieuse encore que la faveur d’une impératrice.

— Est-ce une menace, monsieur ? répondit Consuelo pâle d’indignation et de dégoût.

— Non, c’est une prière, belle Signora.

— J’espère que ce n’est pas une condition ?

— Nullement ! Fi donc ! Jamais ! ce serait une indignité », répondit Mayer avec une impudente ironie, en s’approchant de Consuelo les bras ouverts.

Consuelo, épouvantée, s’enfuit au bout de la chambre. Mayer l’y suivit. Elle vit bien qu’elle était perdue si elle ne sacrifiait l’humanité à l’honneur ; et, subitement inspirée par la terrible fierté des femmes espagnoles, elle reçut l’étreinte de l’ignoble Mayer en lui enfonçant quelques lignes de couteau dans la poitrine. Mayer était fort gras, et la blessure ne fut pas dangereuse ; mais en voyant son sang couler, comme il était aussi lâche que sensuel, il se crut mort, et alla tomber en défaillance, le ventre sur son lit, en murmurant : « Je suis assassiné ! je suis perdu ! » Consuelo crut l’avoir tué, et faillit s’évanouir elle-même. Au bout de quelques instants de terreur silencieuse, elle osa pourtant s’approcher de lui, et, le voyant immobile, elle se hasarda à ramasser la clef de la chambre, qu’il avait laissée tomber à ses pieds. À peine la tint-elle, qu’elle sentit renaître son courage ; elle sortit sans hésitation, et s’élança au hasard dans les galeries. Elle trouva toutes les portes ouvertes devant elle, et descendit un escalier sans savoir où il la conduirait. Mais ses jambes fléchirent lorsqu’elle entendit retentir la cloche d’alarme, et peu après le roulement du tambour, et ce canon qui l’avait émue si fort la nuit où le somnambulisme de Gottlieb avait causé une alerte. Elle tomba à genoux sur les dernières marches, et joignant les mains, elle invoqua Dieu pour le pauvre Gottlieb et pour le généreux Karl. Séparée d’eux après les avoir laissés s’exposer à la mort pour elle, elle ne se sentit plus aucune force, aucun désir de salut. Des pas lourds et précipités retentissaient à ses oreilles, la clarté des flambeaux jaillissait devant ses yeux effarés, et elle ne savait déjà plus si c’était la réalité ou l’effet de son propre délire. Elle se laissa glisser dans un coin, et perdit tout à fait connaissance.

  1. Consuelo donnait quelques détails, dans un paragraphe précédent, sur la famille Schwartz. On a supprimé de ce manuscrit tout ce qui serait une répétition pour le lecteur.
  2. Que Dieu me préserve de ceux auxquels je me fie !
    Je me garderai, moi, de ceux dont je me méfie.
  3. Ce pouvait être Weishaupt. Il naquit en 1748,
  4. Expression de Jacques Bœhm. (Notes de l’éditeur.)