La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre XXXIII

Michel Levy Frères (tome 2p. 109-123).
XXXIII.

« Riche, belle et d’illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père, et m’inspirait de l’affection et du respect ; de l’amour, point. J’avais été élevée dans l’ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans la vie d’une femme. Mes parents, austères luthériens, mais forcés de pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force d’âme. Leur haine pour l’étranger, leur révolte intérieure contre le joug religieux et politique de l’Autriche, leur attachement fanatique aux antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n’en soupçonnais pas d’autres, et ma mère, qui n’avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un crime en me les laissant pressentir. L’empereur Charles, père de Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d’hérésie, et mit notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l’empire, et je me sacrifiai avec une sorte d’orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l’espérance de le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la vertu ; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent l’injustice, n’est pas un milieu où l’âme puisse aisément se développer ; je reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de résistance aux choses établies. Sa sœur Wenceslawa, tendre, vigilante, généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et à l’orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère ; une tyrannie caressante, mais accablante ; une amitié dévouée, mais irritante au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports sympathiques et intellectuels avec des êtres que j’aimais pourtant, mais dont le contact me tuait, dont l’atmosphère me desséchait lentement. Vous savez l’histoire de la jeunesse d’Albert, ses enthousiasmes comprimés, se religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d’hérésie et de démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations d’effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la mère, au moral comme au physique.

« L’absence d’amour fut le plus grand mal de ma vie, et c’est de lui que dérivèrent tous les autres. J’aimais Christian d’une forte amitié ; mais rien en lui ne pouvait m’inspirer d’enthousiasme, et une affection enthousiaste m’eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion de nos intelligences. L’éducation religieuse et sévère que j’avais reçue ne me permettait pas de séparer l’intelligence de l’amour. Je me dévorais moi-même. Ma santé s’altéra ; une excitation extraordinaire s’empara de mon système nerveux ; j’eus des hallucinations, des extases qu’on appela des accès de folie, et qu’on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir. On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de sympathie, d’amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu’on me ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour de nos tyrans.

« La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups. Il me sembla que le ciel avait maudit mon union ; je désirai la mort avec énergie. Je n’espérais plus rien de la vie. Je m’efforçais de ne point aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu’il était condamné comme les autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

« Un dernier malheur vint porter au comble l’exaspération de mes facultés. J’aimai, je fus aimée, et l’austérité de mes principes me contraignit de refouler en moi jusqu’à l’aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc pas les grâces de la personne qui m’émurent, mais la sympathie profonde de nos âmes, la conformité d’idées ou du moins d’instincts religieux et philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même activité d’esprit, le même patriotisme que moi. C’était de lui qu’on pouvait dire aussi bien que de moi ce que Shakespeare met dans la bouche de Brutus : « Je ne suis pas de ces hommes qui supportent l’injustice avec un visage serein. » La misère et l’abaissement du pauvre, le servage, les lois despotiques et leurs abus monstrueux, tous les droits impies de la conquête, soulevaient en lui des tempêtes d’indignation. Oh ! que de torrents de larmes nous avons versés ensemble sur les maux de notre patrie et sur ceux de la race humaine, partout asservie ou trompée ! ici abrutie par l’ignorance, là décimée par la rapacité des cupides, ailleurs violentée et dégradée par les ravages de la guerre, avilie et infortunée sur toute la face de la terre. Cependant Marcus, plus instruit que moi, concevait un remède à tant de maux, et m’entretenait souvent de projets étranges et mystérieux pour organiser une conspiration universelle contre le despotisme et l’intolérance. J’écoutais ses desseins comme des rêves romanesques. Je n’espérais plus ; j’étais trop malade et trop brisée pour croire à l’avenir. Il m’aima ardemment ; je le vis, je le sentis, je partageai sa passion : et pourtant, durant cinq années d’amitié apparente et de chaste intimité, nous ne nous révélâmes jamais l’un à l’autre le funeste secret qui nous unissait. Il n’habitait point ordinairement le Bœhmer-Wald ; du moins il faisait de fréquentes absences sous prétexte d’aller donner des soins à des clients éloignés, et, dans le fait, pour organiser cette conjuration dont il me parlait sans cesse sans me persuader de ses résultats. Chaque fois que je le revoyais, je me sentais plus enflammée pour son génie, son courage et sa persévérance. Chaque fois qu’il revenait, il me retrouvait plus affaiblie, plus rongée par un feu intérieur, plus dévastée par la souffrance physique.

« Durant une des ses absences, j’eus d’effroyables convulsions auxquelles l’ignorant et vaniteux docteur Wetzelius que vous connaissez, et qui me soignait en son absence, donna le nom de fièvre maligne. À la suite de ces crises, je tombai dans un anéantissement complet qu’on prit pour la mort. Mon pouls ne battait plus ; ma respiration était insensible. Cependant j’avais toute ma connaissance ; j’entendis les prières du chapelain et les larmes de ma famille. J’entendis les cris déchirants de mon seul enfant, de mon pauvre Albert, et je ne pus faire un mouvement ; je ne pus pas même le voir. On m’avait fermé les yeux, il m’était impossible de les rouvrir. Je me demandais si c’était là la mort, et si l’âme, privée de ses moyens d’action sur le cadavre, conservait dans le trépas les douleurs de la vie et l’épouvante du tombeau. J’entendis des choses terribles autour de mon lit de mort ; le chapelain, essayant de calmer les regrets vifs et sincères de la chanoinesse, lui disait qu’il fallait remercier Dieu de toutes choses, et que c’était un grand bonheur pour mon mari d’être délivré des angoisses de ma continuelle agonie et des orages de mon âme réprouvée. Il ne se servait pas de mots aussi durs, mais le sens était le même, et la chanoinesse l’écoutait et se rendait peu à peu. Je l’entendis même ensuite essayer de consoler Christian avec les mêmes arguments, encore plus adoucis par l’expression, mais tout aussi cruels pour moi. J’entendais distinctement, je comprenais affreusement. C’était, pensait-on, la volonté de Dieu que je n’élevasse pas mon fils, et qu’il fût soustrait dans son jeune âge au poison de l’hérésie dont j’étais infectée. Voilà ce qu’on trouvait à dire à mon époux lorsqu’il s’écriait, en pressant Albert sur son sein : « Pauvre enfant, que deviendras-tu sans ta mère ! » La réponse du chapelain était : « Vous l’élèverez selon Dieu ! »

« Enfin, après trois jours d’un désespoir immobile et muet, je fus portée dans la tombe, sans avoir recouvré la force de faire un mouvement, sans avoir perdu un instant la certitude de l’épouvantable mort qu’on allait me donner ! On me couvrit de diamants, on me revêtit de mes habits de fiançailles, les habits magnifiques que vous m’avez vus dans mon portrait. On me plaça une couronne de fleurs sur la tête, un crucifix d’or sur la poitrine, et on me déposa dans une longue cuvette de marbre blanc, taillée dans le pavé souterrain de la chapelle. Je ne sentis ni le froid ni le manque d’air ; je ne vivais que par la pensée.

« Marcus arriva une heure après. Sa consternation lui ôta d’abord toute réflexion. Il vint machinalement se prosterner sur ma tombe : on l’en arracha ; il y revint dans la nuit. Cette fois il s’était armé d’un marteau et d’un levier. Une pensée sinistre avait traversé son esprit. Il connaissait mes crises léthargiques ; il ne les avait jamais vues aussi longues, aussi complètes ; mais, de quelques instants de cet état bizarre observés par lui, il concluait à la possibilité d’une effroyable erreur. Il ne se fiait point à la science de Wetzelius. Je l’entendis marcher au-dessus de ma tête ; je reconnus son pas. Le bruit du fer qui soulevait la dalle me fit tressaillir, mais je ne pus faire entendre un cri, un gémissement. Quand il souleva le voile qui couvrait mon visage, j’étais tellement exténuée par les efforts que je venais de faire pour l’appeler, que je semblais plus morte que jamais. Il hésita longtemps ; il interrogea mille fois mon souffle éteint, mon cœur et mes mains glacées. J’avais la raideur d’un cadavre. Je l’entendis murmurer d’une voix déchirante : « C’en est donc fait ! plus d’espoir ! Morte, morte !… Ô Wanda ! » Il laissa retomber le voile, mais il ne replaça pas la pierre. Un silence épouvantable régnait de nouveau. Était-il évanoui ? M’abandonnait-il, lui aussi, oubliant, dans l’horreur que lui inspirait la vue de ce qu’il avait aimé, de refermer mon sépulcre ?

« Marcus, plongé dans une sombre méditation, formait un projet lugubre comme sa douleur, étrange comme son caractère. Il voulait dérober mon corps aux outrages de la destruction. Il voulait l’emporter secrètement, l’embaumer, le sceller dans un cercueil de métal, le conserver toujours à ses côtés. Il se demandait s’il aurait ce courage ; et tout à coup, dans une sorte de transport fanatique, il se dit qu’il l’aurait. Il me prit dans ses bras, et, sans savoir si ses forces lui permettraient d’emporter un cadavre jusqu’à sa demeure qui était éloignée de plus d’une lieue, il me déposa sur le pavé, et replaça la dalle avec le terrible sang-froid qu’on a souvent dans les actes du délire. Ensuite il m’enveloppa et me cacha entièrement avec son manteau, et sortit du château, qu’on ne fermait pas alors avec le même soin qu’aujourd’hui, parce que des bandes de malfaiteurs, désespérées par la guerre, ne s’étaient pas encore montrées aux environs. J’étais devenue si maigre, que je n’étais pas, à vrai dire, un bien pesant fardeau. Marcus traversa les bois, en choisissant les sentiers les moins fréquentés. Il me déposa plusieurs fois sur les rochers, accablé de douleur et d’épouvante plus encore que de fatigue. Il m’a dit depuis que, plus d’une fois, il avait eu horreur de ce rapt d’un cadavre, et qu’il avait été tenté de me reporter dans ma tombe. Enfin il arriva chez lui, pénétra sans bruit par son jardin, et me porta, sans être vu de personne, dans un pavillon isolé dont il avait fait un cabinet d’études. C’est là seulement que la joie de me voir sauvée, le premier mouvement de joie que j’eusse eu depuis dix ans, délia ma langue, et que je pus articuler une faible exclamation.

« Une nouvelle crise violente succéda à cet affaissement. Je retrouvai tout à coup une force exubérante ; je poussai des cris, des rugissements. La servante et le jardinier de Marcus accoururent, croyant qu’on l’assassinait. Il eut la présence d’esprit de se jeter au-devant d’eux, en leur disant qu’une dame était venue accoucher en secret chez lui, et qu’il tuerait quiconque essaierait de la voir, de même qu’il chasserait celui qui aurait le malheur d’en dire un mot. Cette feinte réussit. Je fus dangereusement malade dans ce pavillon durant trois jours. Marcus, enfermé avec moi, m’y soigna avec un zèle et une intelligence dignes de sa volonté. Lorsque je fus sauvée et que je pus rassembler mes idées, je me jetai dans ses bras avec terreur en songeant qu’il fallait nous séparer.

« — Ô Marcus ! m’écriai-je, pourquoi ne m’avez-vous pas laissée mourir ici, dans vos bras ! Si vous m’aimez, tuez-moi ; retourner dans ma famille est pour moi pire que la mort.

« — Madame, me répondit-il avec fermeté, vous n’y retournerez jamais, j’en ai fait le serment à Dieu et à moi-même. Vous n’appartenez plus qu’à moi. Vous ne me quitterez plus, ou vous ne sortirez d’ici qu’en passant sur mon cadavre. »

Cette terrible résolution m’épouvanta et me charma en même temps. J’étais trop troublée et trop affaiblie pour en sentir la portée. Je l’écoutai avec la soumission à la fois craintive et confiante d’un enfant. Je me laissai soigner, guérir, et peu à peu je m’habituai à l’idée de ne jamais retourner à Riesenburg, et de ne jamais démentir les apparences de ma mort. Marcus déploya pour me convaincre une éloquence exaltée. Il me dit que je ne pouvais pas vivre dans ce mariage, et que je n’avais pas le droit d’y aller subir une mort certaine. Il me jura qu’il avait les moyens de me soustraire à la vue des hommes pendant longtemps, et pendant toute ma vie à celle des personnes qui me connaissaient. Il me promit de veiller sur mon fils, et de me ménager les moyens de le voir en secret. Il me donna même des garanties certaines de ces possibilités étranges, et je me laissai convaincre. Je consentis à partir avec lui pour ne jamais redevenir la comtesse de Rudolstadt.

« Mais au moment où nous allions partir, dans la nuit, on vint chercher Marcus pour secourir Albert qu’on disait dangereusement malade. La tendresse maternelle, que le malheur semblait avoir étouffée, se réveilla dans mon sein. Je voulus suivre Marcus à Riesenburg ; aucune puissance humaine, pas même la sienne, n’eût pu m’en dissuader. Je montai dans sa voiture, et, enveloppée d’un long voile, j’attendis avec anxiété, à quelque distance du château, qu’il allât voir mon fils, et qu’il m’en rapportât des nouvelles. Il revint bientôt en effet, m’assura que l’enfant n’était point en danger, et voulut me ramener chez lui, afin de retourner passer la nuit auprès d’Albert. Je ne pus m’y décider. Je voulus l’attendre encore, cachée derrière les sombres murailles du château, tremblante et agitée, tandis qu’il retournait soigner mon fils. À peine fus-je seule, que mille inquiétudes me dévorèrent le cœur. Je n’imaginai que Marcus me cachait la véritable situation d’Albert, que peut-être il était mourant, qu’il allait expirer sans avoir reçu mon dernier baiser. Dominée par cette persuasion funeste, je m’élançai sous le portique du château ; un valet, que je rencontrai dans la cour, laissa tomber son flambeau, et s’enfuit en se signant. Mon voile cachait mes traits, mais l’apparition d’une femme au milieu de la nuit suffisait pour réveiller les idées superstitieuses de ces crédules serviteurs. On ne doutait pas que je fusse l’ombre de la malheureuse et impie comtesse Wanda. Un hasard inespéré voulut que je puisse pénétrer jusqu’à la chambre de mon fils sans rencontrer d’autres personnes, et que la chanoinesse fût sortie en cet instant pour chercher quelque médicament ordonné par Marcus. Mon mari, suivant sa coutume, avait été prier dans son oratoire, au lieu d’agir pour conjurer le danger. Je me précipitai sur mon fils, je le pressai sur mon sein. Il n’eut point peur de moi, il me rendit mes caresses ; il n’avait pas compris ma mort. En ce moment le chapelain parut au seuil de la chambre. Marcus pensa que tout était perdu. Cependant, avec une rare présence d’esprit, il se tint immobile et parut ne point me voir à côté de lui. Le chapelain prononça, d’une voix entrecoupée, quelques paroles d’exorcisme, et tomba évanoui avant d’avoir osé faire un pas vers moi. Alors je me résignai à fuir par une autre porte, et je regagnai, dans les ténèbres, l’endroit où Marcus m’avait laissée. J’étais rassurée, j’avais vu Albert soulagé, ses petites mains étaient tièdes, et le feu de la fièvre n’était plus sur ses joues. L’évanouissement et la frayeur du chapelain furent attribués à une vision. Il soutint m’avoir vue auprès de Marcus, tenant mon fils dans mes bras. Marcus soutint n’avoir rien vu du tout. Albert s’était endormi. Mais le lendemain, il me redemanda, et les nuits suivantes, convaincu que je n’étais pas endormie pour toujours, comme on tâchait de le lui persuader, il rêva de moi, crut me voir encore, et m’appela à plusieurs reprises. À partir de ce moment, l’enfance d’Albert fut étroitement surveillée, et les âmes superstitieuses de Riesenburg firent maintes prières pour conjurer les funestes assiduités de mon fantôme autour de son berceau.

« Marcus me ramena chez lui avant le jour. Nous retardâmes encore notre départ d’une semaine, et quand mon fils fut entièrement rétabli, nous quittâmes la Bohême. Depuis ce temps j’ai mené une vie errante et mystérieuse. Toujours cachée dans mes gîtes, toujours voilée dans mes voyages, portant un nom supposé, et n’ayant pendant bien longtemps d’autre confident au monde que Marcus, j’ai passé plusieurs années avec lui en pays étranger. Il entretenait une correspondance suivie avec un ami qui le tenait au courant de tout ce qui se passait à Riesenburg, et qui lui donnait d’amples détails sur la santé, sur le caractère, sur l’éducation de mon fils. L’état déplorable de ma santé m’autorisait à mener la vie la plus retirée et à ne voir personne. Je passais pour la sœur de Marcus, et je vécus plusieurs années au fond de l’Italie, dans une villa isolée, tandis que, pendant une partie de chaque année, Marcus continuait ses voyages, et poursuivait l’accomplissement de ses vastes projets.

« Je ne fus point la maîtresse de Marcus ; j’étais restée sous l’empire de mes scrupules religieux, et il me fallut plus de dix années de méditations pour concevoir les droits de l’être humain à secouer le joug des lois sans pitié et sans intelligence qui régissent la société humaine. Étant censée morte, et ne voulant pas risquer la liberté que j’avais si chèrement conquise, je ne pouvais invoquer aucun pouvoir religieux ou civil pour rompre mon mariage avec Christian, et je n’eusse d’ailleurs pas voulu réveiller ses douleurs assoupies. Il ne savait pas combien j’avais été malheureuse avec lui ; il me croyait descendue, pour mon bonheur, pour la paix de sa famille et pour le salut de son fils, dans le repos de la tombe. Dans cette situation, je me regardais comme éternellement condamnée à lui être fidèle. Plus tard, quand, par les soins de Marcus, les disciples d’une foi nouvelle se furent réunis et constitués secrètement en pouvoir religieux, quand j’eus assez modifié mes idées pour accepter ce nouveau concile et entrer dans cette nouvelle Église qui eût pu prononcer mon divorce et consacrer notre union, il n’était plus temps. Marcus, fatigué de mon opiniâtreté, avait senti le bien d’aimer ailleurs, et je l’y avais héroïquement poussé. Il était marié ; j’étais l’amie de sa femme : cependant, il ne fut point heureux. Cette femme n’avait pas l’esprit et le cœur assez grands pour satisfaire l’esprit et le cœur d’un homme tel que lui. Il n’avait pu lui faire comprendre ses plans ; il se garda de l’initier à son succès. Elle mourut au bout de quelques années sans avoir deviné que Marcus m’aimait toujours. Je la soignai à son agonie ; je lui fermai les yeux sans avoir aucun reproche à me faire envers elle, sans me réjouir de voir disparaître cet obstacle à ma longue et cruelle passion. La jeunesse avait fui ; j’étais brisée ; j’avais eu une vie trop grave et trop austère pour m’en départir lorsque l’âge commençait à blanchir mes cheveux. J’entrai enfin dans le calme de la vieillesse, et je sentis profondément tout ce qu’il y a d’auguste et de sacré dans cette phase de notre vie de femme. Oui, notre vieillesse comme toute notre vie, quand nous la comprenons bien, a quelque chose de plus sérieux que celle d’un homme. Ils peuvent tromper le cours des années ; ils peuvent aimer encore et devenir pères dans un âge plus avancé que nous, au lieu que la nature nous marque un terme après lequel il y a je ne sais quoi de monstrueux et d’impie à vouloir réveiller l’amour, et empiéter par de ridicules délires sur les brillants privilèges de la génération qui déjà nous succède et nous efface. Les leçons et les exemples qu’elle attend de nous d’ailleurs en ce moment solennel, demandent une vie de contemplation et de recueillement que les agitations de l’amour troubleraient sans fruit. La jeunesse peut s’inspirer de sa propre ardeur et y trouver de hautes révélations. L’âge mûr n’a plus commerce avec Dieu que dans l’auguste sérénité qui lui est accordée comme un dernier bienfait. Dieu lui-même l’aide doucement et par une insensible transformation à entrer dans cette voie. Il prend soin d’apaiser nos passions et de les changer en amitiés paisibles ; il nous ôte le prestige de la beauté, éloignant ainsi de nous les dangereuses tentations. Rien n’est donc si facile que de vieillir, quoi qu’en disent et quoi qu’en pensent toutes ces femmes malades d’esprit qu’on voit s’agiter dans le monde, en proie à une sorte de fureur obstinée pour cacher aux autres et à elles-mêmes la décadence de leurs charmes, et la fin de leur mission en tant que femmes. Hé quoi ! l’âge nous ôte notre sexe, il nous dispense des labeurs terribles de la maternité, et nous ne reconnaîtrions pas que c’est le moment de nous élever à une sorte d’état angélique ? Mais, ma chère fille, vous êtes si loin de ce terme effrayant et pourtant désirable comme le port après la tempête, que toutes mes réflexions à ce sujet sont hors de propos : qu’elles vous servent donc seulement à comprendre mon histoire. Je restai ce que j’avais toujours été, la sœur de Marcus, et ces émotions comprimées, ces désirs vaincus qui avaient torturé notre jeunesse, donnèrent au moins à l’amitié de l’âge mûr un caractère de force et de confiance enthousiaste qui ne se rencontre pas dans les vulgaires amitiés.

« Je ne vous ai encore rien dit, d’ailleurs, des travaux d’esprit et des occupations sérieuses qui, durant les quinze premières années, nous empêchèrent d’être absorbés par nos souffrances, et qui, depuis ce temps, nous ont empêchés de les regretter. Vous en connaissez la nature, le but et le résultat ; vous y avez été initiée la nuit dernière ; vous le serez plus encore ce soir par l’organe des Invisibles. Je puis vous dire seulement que Marcus siège parmi eux, et qu’il a lui-même formé leur conseil secret et organisé toute leur société avec le concours d’un prince vertueux, dont toute la fortune est consacrée à l’entreprise mystérieuse et grandiose que vous connaissez. J’y ai consacré également toute ma vie depuis quinze ans. Après douze années d’absence, j’étais trop oubliée d’une part, trop changée de l’autre, pour ne pouvoir pas reparaître en Allemagne. La vie étrange qui convient à certaines fonctions de notre ordre favorisait d’ailleurs mon incognito. Chargée, non pas de l’active propagande, qui est réservée à votre vie d’éclat, mais des secrètes missions que ma prudence pouvait exercer, j’ai fait quelques voyages que je vous raconterai tout à l’heure. Et depuis lors, j’ai vécu ici tout à fait cachée, exerçant en apparence les fonctions obscures de gouvernante d’une partie de la maison du prince, mais ne m’occupant en effet sérieusement que de l’œuvre secrète, tenant une vaste correspondance au nom du conseil avec tous les affiliés importants, les recevant ici, et présidant souvent leurs conférences, seule avec Marcus, lorsque le prince et les autres chefs suprêmes étaient absents, enfin exerçant en tout temps une influence assez marquée sur celles de leurs décisions qui semblaient appeler les vues délicates et le sens particulier dont est doué l’esprit féminin. À part les questions philosophiques qui s’agitent et se pèsent ici, et desquelles, du reste, j’ai acquis par la maturité de mon intelligence, le droit de n’être pas écartée, il y a souvent des questions de sentiments à débattre et à juger. Vous pensez bien que, dans nos tentatives au-dehors, nous rencontrons souvent le concours ou l’obstacle des passions particulières, de l’amour, de la haine, de la jalousie. J’ai eu par l’intermédiaire de mon fils, j’ai même eu en personne et sous les travestissements fort à la mode dans les cours auprès des femmes, de magicienne ou d’inspirée, des relations fréquentes avec la princesse Amélie de Prusse, avec l’intéressante et malheureuse princesse de Culmbach, enfin avec la jeune margrave de Bareith, sœur de Frédéric. Nous devions conquérir ces femmes par le cœur plus encore que par l’esprit. J’ai travaillé noblement, j’ose le dire, à nous les attacher, et j’y ai réussi. Mais cette face de ma vie n’est pas celle dont je veux vous entretenir. Dans vos futures entreprises, vous retrouverez ma trace, et vous continuerez ce que j’ai commencé. Je veux vous parler d’Albert, et vous raconter tout le côté de son existence que vous ne connaissez pas. Nous en avons encore le temps. Prêtez-moi encore un peu d’attention. Vous comprendrez comment j’ai enfin connu, dans cette vie terrible et bizarre que je me suis faite, des émotions tendres et des joies maternelles.