La Comtesse de Rudolstadt/Chapitre XXV

Michel Levy Frères (tome 2p. 1-12).
XXV.

La joie qu’elle éprouva de le retrouver comme un ange de consolation dans cette insupportable solitude fit taire tous les scrupules et toutes les craintes qu’elle avait encore dans l’esprit un instant auparavant, en songeant à lui sans espérance prochaine de le revoir. Elle répondit à son étreinte avec passion ; et, comme il tâchait déjà de se dégager de ses bras pour ramasser son masque noir qui était tombé, elle le retint en s’écriant : « Ne me quittez pas, ne m’abandonnez pas ! » Sa voix était suppliante, ses caresses irrésistibles. L’inconnu se laissa tomber à ses pieds, et, cachant son visage dans les plis de sa robe, qu’il couvrit de baisers, il resta quelques instants comme partagé entre le ravissement et le désespoir ; puis, ramassant son masque et glissant une lettre dans la main de Consuelo, il s’élança dans le pavillon, et disparut sans qu’elle eût pu apercevoir ses traits.

Elle le suivit, et, à la lueur d’une petite lampe d’albâtre que Matteus allumait chaque soir au fond de l’escalier, elle espéra le retrouver ; mais, avant qu’elle eût monté quelques marches, il était devenu insaisissable. Elle parcourut en vain tous les recoins du pavillon ; elle n’aperçut aucune trace de lui, et, sans la lettre qu’elle tenait dans sa main tremblante, elle eût pu croire qu’elle avait rêvé.

Enfin elle se décida à rentrer dans son boudoir, pour lire cette lettre dont l’écriture lui parut cette fois plutôt contrefaite à dessein qu’altérée par la souffrance. Elle contenait à peu près ce qui suit :

« Je ne puis ni vous voir ni vous parler ; mais il ne m’est pas défendu de vous écrire. Me le permettrez-vous ? Oserez-vous répondre à l’inconnu ? Si j’avais ce bonheur, je pourrais trouver vos lettres et placer les miennes, durant votre sommeil, dans un livre que vous laisseriez le soir sur le banc du jardin au bord de l’eau. Je vous aime avec passion, avec idolâtrie, avec égarement. Je suis vaincu, ma force est brisée ; mon activité, mon zèle, mon enthousiasme pour l’œuvre à laquelle je me suis voué, tout, jusqu’au sentiment du devoir, est anéanti en moi, si vous ne m’aimez pas. Lié à des devoirs étranges et terribles par mes serments, par le don et l’abandon de ma volonté, je flotte entre la pensée de l’infamie et celle du suicide ; car je ne puis me persuader que vous m’aimiez réellement, et qu’à l’heure où nous sommes, la méfiance et la peur n’aient pas déjà effacé votre amour involontaire pour moi. Pourrait-il en être autrement ? Je ne suis pour vous qu’une ombre, le rêve d’une nuit, l’illusion d’un instant. Eh bien ! pour me faire aimer de vous, je me sens prêt, vingt fois le jour, à sacrifier mon honneur, à trahir ma parole, à souiller ma conscience d’un parjure. Si vous parveniez à fuir cette prison, je vous suivrais au bout du monde, dussé-je expier, par une vie de honte et de remords, l’ivresse de vous voir, ne fût-ce qu’un jour, et de vous entendre dire encore, ne fût-ce qu’une fois : « Je vous aime. » Et cependant, si vous refusez de vous associer à l’œuvre des Invisibles, si les serments qu’on va sans doute exiger de vous bientôt vous effraient et vous répugnent, il me sera défendu de vous revoir jamais !… Mais je n’obéirai pas, je ne pourrai pas obéir. Non ! j’ai assez souffert, j’ai assez travaillé, j’ai assez servi la cause de l’humanité ; si vous n’êtes pas la récompense de mon labeur, j’y renonce ; je me perds en retournant au monde, à ses lois et à ses habitudes. Ma raison est troublée, vous le voyez. Oh ! ayez, ayez pitié ! Ne me dites pas que vous ne m’aimez plus. Je ne pourrais supporter ce coup, je ne voudrais pas le croire, ou, si je le croyais, il faudrait mourir. »

Consuelo lut ce billet au milieu du bruit des fusées et des bombes du feu d’artifice qui éclatait dans les airs sans qu’elle l’entendît. Tout entière à sa lecture, elle éprouvait cependant, sans en avoir conscience, la commotion électrique que causent, surtout aux organisations impressionnables, la détonation de la poudre et en général tous bruits violents. Celui-là influe particulièrement sur l’imagination, quand il n’agit pas physiquement sur un corps débile et maladif par des tressaillements douloureux. Il exalte, au contraire, l’esprit et les sens des gens braves et bien constitués. Il réveille même chez quelques femmes des instincts intrépides, des idées de combat, et comme de vagues regrets de ne pas être hommes. Enfin, s’il y a un accent bien marqué qui fait trouver une sorte de jouissance quasi musicale dans la voix du torrent qui se précipite, dans le mugissement de la vague qui se brise, dans le roulement de la foudre ; cet accent de colère, de menace, de fierté, cette voix de la force, pour ainsi dire, se retrouve dans le bondissement du canon, dans le sifflement des boulets, et dans les mille déchirements de l’air qui simulent le choc d’une bataille dans les feux d’artifice. Consuelo en éprouva peut-être l’effet, tout en lisant la première lettre d’amour proprement dite, le premier billet doux qu’elle eût jamais reçu. Elle se sentit courageuse, brave, et quasi téméraire. Une sorte d’enivrement lui fit trouver cette déclaration d’amour plus chaleureuse et plus persuasive que toutes les paroles d’Albert, de même qu’elle avait trouvé le baiser de l’inconnu plus suave et plus ardent que tous ceux d’Anzoleto. Elle se mit donc à écrire sans hésitation ; et, tandis que les boîtes fulminantes ébranlaient les échos du parc, que l’odeur du salpêtre étouffait le parfum des fleurs, et que les feux du Bengale illuminaient la façade du pavillon sans qu’elle daignât s’en apercevoir, Consuelo répondit :

« Oui, je vous aime, je l’ai dit, je vous l’ai avoué, et, dussé-je m’en repentir, dussé-je en rougir mille fois, je ne pourrai jamais effacer du livre bizarre et incompréhensible de ma destinée cette page que j’y ai écrite moi-même, et qui est entre vos mains ! C’était l’expression d’un élan condamnable, insensé peut-être, mais profondément vrai et ardemment senti. Fussiez-vous le dernier des hommes, je n’en aurais pas moins placé en vous mon idéal ! Dussiez-vous m’avilir par une conduite méprisante et cruelle, je n’en aurais pas moins éprouvé, au contact de votre cœur, une ivresse que je n’avais jamais goûtée, et qui m’a paru aussi sainte que les anges sont purs. Vous le voyez, je vous répète ce que vous m’écriviez en réponse aux confidences que j’avais adressées à Beppo. Nous ne faisons que nous répéter l’un à l’autre ce dont nous sommes, je le crois, vivement pénétrés et loyalement persuadés tous les deux. Pourquoi et comment nous tromperions-nous ? Nous ne nous connaissons pas ; nous ne nous connaîtrons peut-être jamais. Étrange fatalité ! nous nous aimons pourtant, et nous ne pouvons pas plus nous expliquer les causes premières de cet amour qu’en prévoir les fins mystérieuses. Tenez, je m’abandonne à votre parole, à votre honneur ; je ne combats point le sentiment que vous m’inspirez. Ne me laissez pas m’abuser moi-même. Je ne vous demande au monde qu’une chose, c’est de ne pas feindre de m’aimer, c’est de ne jamais me revoir si vous ne m’aimez pas ; c’est de m’abandonner à mon sort, quel qu’il soit, sans craindre que je vous accuse ou que je vous maudisse pour cette rapide illusion de bonheur que vous m’aurez donnée. Il me semble que ce que je vous demande là est si facile ! Il est des instants où je suis effrayée, je vous le confesse, de l’aveugle confiance qui me pousse vers vous. Mais dès que vous paraissez, dès que ma main est dans la vôtre, ou quand je regarde votre écriture (votre écriture qui est pourtant contrefaite et tourmentée, comme si vous ne vouliez pas que je puisse connaître de vous le moindre indice extérieur et visible) ; enfin, quand j’entends seulement le bruit de vos pas, toutes mes craintes s’évanouissent, et je ne puis pas me défendre de croire que vous êtes mon meilleur ami sur la terre. Mais pourquoi vous cacher ainsi ? Quel effrayant secret couvrent donc votre masque et votre silence ? Vous ai-je vu ailleurs ? Dois-je vous craindre et vous repousser le jour où je saurai votre nom, où je verrai vos traits ? Si vous m’êtes absolument inconnu, comme vous me l’avez écrit, d’où vient que vous obéissez si aveuglément à la loi étrange des Invisibles, lorsque vous m’écrivez pourtant aujourd’hui que vous êtes prêt à vous en affranchir pour me suivre au bout du monde ? Et si je l’exigeais, pour fuir avec vous, que vous n’eussiez plus de secrets pour moi, ôteriez-vous ce masque ? me parleriez-vous ? Pour arriver à vous connaître, il faut, dites-vous, que je m’engage… à quoi ? que je me lie par des serments aux Invisibles ?... Mais pour quelle œuvre ? Quoi ! il faut que les yeux fermés, la conscience muette, et l’esprit dans les ténèbres, je donne et j’abandonne ma volonté, comme vous l’avez fait vous-même du moins avec connaissance de cause ? Et pour me décider à ces actes inouïs d’un dévouement aveugle, vous ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre ! Car, je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu’on appelle ici sociétés secrètes, et qu’on dit être nombreuses en Allemagne. À moins que ce ne soit tout simplement un complot politique contre… comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on me laisse la liberté de refuser quand on m’aura instruite de ce qu’on exige de moi, je m’engagerai par les plus terribles serments à ne jamais rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l’amour d’un homme qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu’à ne pas vouloir me faire entendre ce mot que j’ai prononcé moi-même, au mépris de la prudence et de la pudeur imposées à mon sexe : Je vous aime ! »

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu’elle alla déposer dans le jardin au lieu indiqué ; puis elle s’éloigna à pas lents, et se tint longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures s’écoulaient sans que personne parût, et qu’elle se souvenait de ces paroles de la lettre de l’inconnu : « J’irai prendre votre réponse durant votre sommeil, » elle jugea qu’elle devait se conformer en tout à ses avis, et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à tour pénibles et délicieuses, elle finit par s’endormir au bruit incertain de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent durant le souper, et du roulement lointain des voitures qui annonça, au lever de l’aube, le départ des nombreux hôtes de la résidence.

À neuf heures précises, la recluse entra dans la salle où elle prenait ses repas, qu’elle y trouvait toujours servis avec une exactitude scrupuleuse et une recherche digne du local. Matteus se tenait debout derrière sa chaise, dans l’attitude respectueusement flegmatique qui lui était habituelle. Consuelo venait de descendre au jardin. Le chevalier était venu prendre sa lettre, car elle n’était plus dans le livre. Mais Consuelo avait espéré trouver une nouvelle lettre de lui, et elle l’accusait déjà de mettre de la tiédeur dans leur correspondance. Elle se sentait inquiète, excitée, et un peu poussée à bout par l’immobilité de la vie qu’on semblait s’obstiner à lui faire. Elle se décida donc à s’agiter au hasard pour voir si elle ne hâterait pas le cours des événements lentement préparés autour d’elle. Précisément ce jour-là, pour la première fois, Matteus était sombre et taciturne.

« Maître Matteus, dit-elle avec une gaieté forcée, je vois à travers votre masque que vous avez les yeux battus et le teint fatigué ; vous n’avez guère dormi cette nuit.

— Madame me fait trop d’honneur de vouloir bien me railler, répondit Matteus avec un peu d’aigreur ; mais comme madame a le bonheur de vivre le visage découvert, je suis plus à portée de voir qu’elle m’attribue la fatigue et l’insomnie dont elle a souffert elle-même cette nuit.

— Vos miroirs parlants m’ont dit cela avant vous, monsieur Matteus : je sais que je suis fort enlaidie, et je pense que je le serai bientôt davantage si l’ennui s’obstine à me consumer.

— Madame s’ennuie ? reprit Matteus du ton dont il eût dit « madame a sonné ! »

— Oui, Matteus, je m’ennuie énormément, et je commence à ne pouvoir plus supporter cette réclusion. Comme on ne m’a fait ni l’honneur d’une visite, ni celui d’une lettre, je présume qu’on m’a oubliée ici ; et puisque vous êtes la seule personne qui veuille bien n’en pas faire autant, je crois qu’il m’est permis de vous dire que je commence à trouver ma situation embarrassante et bizarre.

— Je ne peux pas me permettre de juger la situation de Madame, répondit Matteus ; mais il me semblait que Madame avait reçu, il n’y a pas longtemps, une visite et une lettre ?

— Qui vous a dit pareille chose, maître Matteus ? s’écria Consuelo en rougissant.

— Je le dirais, répondit-il d’un ton ironiquement patelin, si je ne craignais d’offenser Madame, et de l’ennuyer en me permettant de causer avec elle.

— Si vous étiez mon domestique, maître Matteus, j’ignore quels airs de grandeur je pourrais prendre avec vous ; mais comme jusqu’à présent je n’ai guère eu d’autre serviteur que moi-même, et que, d’ailleurs, vous me paraissez être ici mon gardien encore plus que mon majordome, je vous engage à causer, si cela vous plaît, autant que les autres jours. Vous avez trop d’esprit ce matin pour m’ennuyer.

— C’est que Madame s’ennuie trop elle-même pour être difficile en ce moment. Je dirai donc à Madame qu’il y a eu cette nuit grande fête au château.

— Je le sais, j’ai entendu le feu d’artifice et la musique.

— Alors, une personne qui est fort surveillée ici depuis l’arrivée de Madame, a cru pouvoir profiter du désordre et du bruit pour s’introduire dans le parc réservé, au mépris de la défense la plus sévère. Il en est résulté un événement fâcheux… Mais je crains de causer quelque chagrin à Madame en le lui apprenant.

— Je crois maintenant le chagrin préférable à l’ennui et à l’inquiétude. Dites donc vite, monsieur Matteus ?

— Eh bien, madame, j’ai vu conduire en prison, ce matin, le plus aimable, le plus jeune, le plus beau, le plus brave, le plus généreux, le plus spirituel, le plus grand de tous mes maîtres, le chevalier de Liverani.

— Liverani ? Qui s’appelle Liverani ? s’écria Consuelo, vivement émue. En prison, le chevalier ? Dites-moi !… Oh ! mon Dieu ! quel est ce chevalier, quel est ce Liverani ?

— Je l’ai assez désigné à Madame. J’ignore si elle le connaît peu ou beaucoup ; mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a été conduit à la grosse tour pour avoir parlé et écrit à Madame, et pour n’avoir pas voulu faire connaître à Son Altesse la réponse que Madame lui a faite.

— La grosse tour… Son Altesse… tout ce que vous me dites là est-il sérieux, Matteus ? Suis-je ici sous la dépendance d’un prince souverain qui me traite en prisonnière d’État, et qui châtie ses sujets, pour peu qu’ils me témoignent quelque intérêt et quelque pitié ? Ou bien suis-je mystifiée par quelque riche seigneur à idées bizarres, qui essaie de m’effrayer afin d’éprouver ma reconnaissance pour les services rendus ?

— Il ne m’est point défendu de dire à Madame qu’elle est en même temps chez un prince fort riche, chez un homme d’esprit grand philosophe…

— Et chez le chef suprême du conseil des Invisibles ? ajouta Consuelo.

— J’ignore ce que Madame entend par là, répondit Matteus avec la plus complète indifférence. Dans la liste des titres et dignité de Son Altesse, je n’ai jamais entendu mentionner cette qualité.

— Mais ne me sera-t-il pas permis de voir ce prince, de me jeter à ses pieds, de lui demander la liberté de ce chevalier Liverani, qui est innocent de toute indiscrétion, j’en puis faire le serment ?

— Je n’en sais rien, et je crois que ce sera au moins très-difficile à obtenir. Cependant j’ai accès tous les soirs auprès de Son Altesse, pendant quelques instants, pour lui rendre compte de la santé et des occupations de Madame ; et si Madame écrivait, peut-être réussirais-je à faire lire le billet sans qu’il passât par les mains des secrétaires.

— Cher monsieur Matteus, vous êtes la bonté même, et je suis sûre que vous devez avoir la confiance du prince. Oui, certainement, j’écrirai, puisque vous êtes assez généreux pour vous intéresser au chevalier.

— Il est vrai que je m’y intéresse plus qu’à tout autre. Il m’a sauvé la vie, au risque de la sienne, dans un incendie. Il m’a soigné et guéri de mes brûlures. Il a remplacé les effets que j’avais perdus. Il a passé des nuits à me veiller, comme s’il eût été mon serviteur et moi son maître. Il a arraché au vice une nièce que j’avais, et il en a fait, par ses bonnes paroles et ses généreux secours, une honnête femme. Que de bien n’a-t-il pas fait dans toute cette contrée et dans toute l’Europe, à ce qu’on assure ! C’est le jeune homme le plus parfait qui existe, et Son Altesse l’aime comme son propre fils.

— Et pourtant Son Altesse l’envoie en prison pour une faute légère ?

— Oh ! Madame ignore qu’il n’y a point de faute légère aux yeux de Son Altesse, en fait d’indiscrétion.

— C’est donc un prince bien absolu ?

— Admirablement juste, mais terriblement sévère.

— Et comment puis-je être pour quelque chose dans les préoccupations de son esprit et dans les décisions de son conseil ?

— Cela, je l’ignore, comme Madame peut bien le penser. Beaucoup de secrets s’agitent en tout temps dans ce château, surtout lorsque le prince y vient passer quelques semaines, ce qui n’arrive pas souvent. Un pauvre serviteur tel que moi, qui se permettrait de vouloir les approfondir, n’y serait pas souffert longtemps ; et comme je suis le doyen des personnes attachées à la maison, Madame doit comprendre que je ne suis ni curieux ni bavard ; autrement…

— J’entends, monsieur Matteus. Mais sera-ce une indiscrétion de vous demander si la prison que subit le chevalier est rigoureuse ?

— Elle doit l’être, Madame. Quoique je ne sache rien de ce qui se passe dans la tour et dans les souterrains, j’y ai vu entrer plus de gens que je n’en ai vu sortir. J’ignore s’il y a des issues dans la forêt : pour moi, je n’en connais pas dans le parc.

— Vous me faites trembler, Matteus. Serait-il possible que j’eusse attiré sur la tête de ce digne jeune homme des malheurs sérieux ? Dites-moi, le prince est-il d’un caractère violent ou froid ? Ses arrêts sont-ils dictés par une indignation passagère ou par un mécontentement réfléchi et durable ?

— Ce sont là des détails dans lesquels il ne me convient pas d’entrer, répondit froidement Matteus.

— Eh bien, parlez-moi du chevalier, au moins. Est-il homme à demander et à obtenir grâce, ou à se renfermer dans un silence hautain ?

— Il est tendre et doux, plein de respect et de soumission pour Son Altesse. Mais si Madame lui a confié quelque secret, elle peut être tranquille : il se laisserait torturer plutôt que de livrer le secret d’un autre, fût-ce à l’oreille d’un confesseur.

— Eh bien, je le révélerai moi-même à Son Altesse, ce secret qu’elle juge assez important pour allumer sa colère contre un infortuné. Oh ! mon bon Matteus, ne pouvez-vous porter ma lettre tout de suite ?

— Impossible avant la nuit, Madame.

— C’est égal, je vais écrire maintenant ; une occasion imprévue peut se présenter. »

Consuelo rentra dans son cabinet, et écrivit pour demander au prince anonyme une entrevue dans laquelle elle s’engageait à répondre sincèrement à toutes les questions qu’il daignerait lui adresser.

À minuit, Matteus lui rapporta cette réponse cachetée :

« Si c’est au prince que vous voulez parler, votre demande est insensée. Vous ne le verrez, vous ne le connaîtrez jamais ; vous ne saurez jamais son nom. — Si c’est devant le conseil des Invisibles que tu veux comparaître, tu seras entendue ; mais réfléchis aux conséquences de ta résolution : elle décidera de ta vie et de celle d’un autre. »