La Comtesse de Cagliostro/Chapitre VII


VII.

Les délices de Capoue.


La Nonchalante était une péniche semblable à toutes les autres, assez vieille, de peinture défraîchie, mais bien astiquée et bien entretenue par un ménage de mariniers qu’on appelait M. et Mme Delâtre. À l’extérieur, on ne voyait pas grand-chose de ce que pouvait transporter la Nonchalante, quelques caisses, de vieux paniers, des barriques, voilà tout. Mais si l’on se glissait sous le pont à l’aide de l’échelle, il était facile de constater qu’elle ne transportait absolument rien.

Tout l’intérieur était distribué en trois menues pièces confortables et reluisantes, deux cabines séparées par un salon. C’est là que Raoul et Joséphine Balsamo vécurent pendant un mois. Les époux Delâtre, personnages muets et hargneux, avec qui, plusieurs fois, Raoul essaya vainement de lier conversation, s’occupaient du ménage et de la cuisine. De temps à autre un petit remorqueur venait chercher la Nonchalante et lui faisait remonter une boucle de la Seine.

Toute l’histoire du joli fleuve se déroulait ainsi en paysages charmants où ils allaient se promener en se tenant par la taille… La forêt de Brotonne, les ruines de Jumièges, l’abbaye de Saint-Georges, les collines de la Bouille, Rouen, Pont-de-l’Arche…

Semaines de bonheur intense ! Raoul y dépensa des trésors de gaieté et d’enthousiasme. Les spectacles merveilleux, les belles églises gothiques, les couchers de soleil et les clairs de lune, tout lui était prétexte à déclarations enflammées.

Josine, plus silencieuse, souriait comme dans un rêve heureux. Chaque jour la rapprochait davantage de son amant. Si elle avait obéi d’abord à un caprice, elle subissait maintenant la loi d’un amour qui lui faisait battre le cœur et lui apprenait la souffrance de trop aimer.

Du passé, de sa vie secrète, jamais un mot. Une fois cependant, il y eut, à ce sujet, quelques propos échangés. Comme Raoul la plaisantait sur ce qu’il appelait le miracle de son éternelle jeunesse, elle répondit :

— Un miracle, c’est ce qu’on ne comprend pas. Exemple : Nous parcourons vingt lieues en un jour… tu cries au miracle. Mais, avec un peu d’attention, tu te serais rendu compte que la distance a été couverte, non par deux, mais par quatre chevaux, Léonard ayant dételé et changé de bêtes à Doudeville dans la cour de la ferme, où un relais était préparé.

— Bien joué, s’écria le jeune homme ravi.

— Autre exemple. Personne au monde ne sait que tu te nommes Lupin. Or te dirai-je que, la nuit même où tu m’as sauvée de la mort, je te connaissais sous ton vrai nom ?… Miracle ? Nullement. Tu comprends bien que tout ce qui touche au comte de Cagliostro m’intéresse, et qu’il y a quatorze ans, quand j’ai entendu parler de la disparition du collier de la Reine, chez la duchesse de Dreux-Soubise, j’ai fait une enquête minutieuse, qui me permit d’abord, de remonter jusqu’au jeune Raoul d’Andrésy, ensuite jusqu’au jeune Lupin, fils de Théophraste Lupin. Plus tard, je retrouvai ta trace dans plusieurs affaires. J’étais fixée.

Raoul réfléchit quelques secondes, puis prononça très sérieusement :

— À cette époque, ma Josine, ou bien tu avais une dizaine d’années, et il est prodigieux qu’une enfant de cet âge réussisse une enquête où tout le monde échoua, ou bien tu avais le même âge qu’aujourd’hui, ce qui est encore plus prodigieux, ô fille de Cagliostro !

Elle fronça le sourcil. La plaisanterie semblait lui être désagréable.

— Ne parlons jamais de cela, veux-tu, Raoul ?

— Regrettable ! dit Raoul un peu vexé d’avoir été découvert en tant qu’Arsène Lupin, et qui désirait une revanche. Rien au monde ne me passionne plus que le problème de ton âge et de tes divers exploits depuis un siècle. J’ai là-dessus quelques idées personnelles qui ne manquent pas d’intérêt.

Elle l’observa, curieuse malgré tout. Raoul profita de son hésitation, et il reprit aussitôt d’un ton légèrement gouailleur :

— Mon argumentation s’appuie sur deux axiomes : 1o comme tu l’as dit, il n’y a pas de miracle ; 2o tu es la fille de ta mère.

Elle sourit :

— Cela débute bien.

— Tu es la fille de ta mère, répéta Raoul, ce qui signifie qu’il y a d’abord eu une comtesse de Cagliostro. À vingt-cinq ou trente ans, celle-là éblouit de sa beauté le Paris de la fin du second Empire, et intrigua la cour de Napoléon III. Avec l’aide de son soi-disant frère qui l’accompagnait (frère, ami ou amant, n’importe !), elle avait machiné toute l’histoire de la filiation Cagliostro, et préparé les faux documents dont la police se servit pour renseigner Napoléon III sur la fille de Joséphine de Beauharnais et de Cagliostro. Expulsée, elle passa en Italie, en Allemagne, puis disparut… pour ressusciter vingt-quatre ans plus tard, sous les traits identiques de son adorable fille, deuxième comtesse de Cagliostro, ici présente. Nous sommes bien d’accord ?

Josine ne répondit point, impassible. Il continua :

— Entre la mère et la fille, ressemblance parfaite… si parfaite que l’aventure recommence tout naturellement. Pourquoi deux comtesses ? Il n’y en aura qu’une, une seule, l’unique, la vraie, celle qui a hérité des secrets de son père Joseph Balsamo, comte de Cagliostro. Et lorsque Beaumagnan fait son enquête, il en arrive inévitablement à retrouver les documents qui ont déjà égaré la police de Napoléon, et la série des portraits et miniatures, qui attestent l’unité de la toujours jeune femme, et qui font remonter son origine jusqu’à la vierge de Bernardino Luini à qui le hasard l’a si étrangement assimilée.

» D’ailleurs, il y a un témoin : le prince d’Arcole. Le prince d’Arcole a vu jadis la comtesse de Cagliostro. Il l’a conduite à Modane. Il la revoit à Versailles. Quand il l’aperçoit, un cri lui échappe : « C’est elle ! Et elle a le même âge ! »

» Sur quoi tu l’accables sous un monde de preuves le récit des quelques mots échangés à Modane entre ta mère et lui, récit que tu as lu dans le journal très minutieux que ta mère tenait de ses moindres actions. Ouf ! Voilà le fonds et le tréfonds de l’aventure. Et c’est très simple. Une mère et une fille qui se ressemblent, et dont la beauté évoque une image de Luini. Un point, c’est tout. Il y a bien la marquise de Belmonte. Mais je suppose que la ressemblance de cette dame avec toi est assez vague, et qu’il a fallu la bonne volonté et le cerveau détraqué du sieur Beaumagnan pour vous confondre toutes deux. En résumé, rien de dramatique, une intrigue amusante et bien menée. J’ai dit. »

Raoul se tut. Il lui sembla que Joséphine Balsamo avait un peu pâli et que sa figure se contractait. À son tour, elle devait être vexée, et cela le fit rire.

— J’ai touché juste, hein ? dit-il.

Elle se déroba.

— Mon passé m’appartient, dit-elle et mon âge n’importe à personne. Tu peux croire ce qui te plaît à ce propos.

Il se jeta sur elle et l’embrassa furieusement.

— Je crois que tu as cent quatre ans, Joséphine Balsamo, et rien n’est plus délicieux que le baiser d’une centenaire. Quand je pense que tu as peut-être connu Robespierre, et peut-être Louis XVI.

L’incident ne se renouvela pas. Raoul d’Andrésy sentait si nettement l’irritation de Joséphine Balsamo à la moindre tentative indiscrète qu’il n’osa plus la questionner. D’ailleurs ne savait-il pas la vérité exacte ?

Certes, il la savait, et aucun doute ne demeurait en son esprit. Néanmoins, la jeune femme conservait tout un prestige mystérieux qu’il subissait malgré lui et dont il éprouvait quelque rancune.

À la fin de la troisième semaine, Léonard refit son apparition. Un matin, Raoul avisa la berline aux deux petits chevaux efflanqués de la comtesse qui s’en allait.

Elle ne revint que le soir. Léonard transporta sur la Nonchalante des ballots ficelés dans des serviettes, qu’il laissa glisser par une trappe dont Raoul ignorait l’existence.

La nuit, Raoul, ayant réussi à ouvrir la trappe, visita les ballots. Ils contenaient d’admirables dentelles et des chasubles précieuses.

Le surlendemain, nouvelle expédition. Résultat : une magnifique tapisserie du xvie siècle.

Ces jours-là Raoul s’ennuyait fort. Aussi, à Mantes, se trouvant encore seul, il loua une bicyclette et roula quelque temps à travers la campagne. Après avoir déjeuné, il aperçut, au sortir d’une petite ville, une vaste maison dont le jardin était rempli de gens. Il s’approcha. On vendait aux enchères de beaux meubles et des pièces d’argenterie.

Désœuvré, il fit le tour de la maison. Un des pignons se dressait dans une partie déserte du jardin, et au-dessus d’un bosquet feuillu. Sans trop savoir à quelle impulsion il obéissait, Raoul, avisant une échelle la dressa, monta et enjamba le rebord d’une fenêtre ouverte.

Il y eut un léger cri à l’intérieur. Raoul aperçut Joséphine Balsamo, qui se reprit aussitôt et lui dit d’un ton très naturel :

— Tiens, c’est vous, Raoul ? Je suis en train d’admirer une collection de petits livres reliés… Des merveilles ! Et d’une rareté !

Ce fut tout. Raoul examina les livres et empocha trois elzévirs, tandis que la comtesse, à l’insu de Raoul, faisait main basse sur les médailles d’une vitrine.

Ils redescendirent l’escalier. Dans le tumulte de la foule, personne ne remarqua leur départ.

À trois cents mètres de distance la voiture attendait.

Dès lors, à Pontoise, à Saint-Germain, à Paris, où la Nonchalante, amarrée en face même de la préfecture de police, continuait à leur servir de logis, ils « opérèrent » ensemble.

Si le caractère renfermé et l’âme énigmatique de la Cagliostro ne se démentaient pas dans l’accomplissement de ces besognes, la nature primesautière de Raoul reprenait peu à peu le dessus, et chaque fois l’opération finissait en éclats de rire.

— Tant qu’à faire, disait-il, puisque j’ai tourné le dos au sentier de la vertu, prenons les choses allégrement, et non pas sur le mode funèbre… comme toi, ma Josine.

À chaque épreuve, il se découvrait des talents imprévus et des ressources qu’il ignorait. Parfois, dans un magasin, aux courses, au théâtre, sa compagne entendait un petit claquement de langue joyeux, et elle voyait alors aux mains de son amant une montre, à sa cravate une épingle nouvelle. Et toujours le même sang-froid, toujours la sérénité de l’innocent que nul danger ne menace.

Ce qui ne l’empêchait pas d’obéir aux multiples précautions exigées par Joséphine Balsamo. Ils ne sortaient de la péniche qu’habillés en gens du peuple. Dans une rue proche, la vieille berline, attelée d’un seul cheval, les recueillait. Ils y changeaient de vêtements. La Cagliostro ne quittait jamais une dentelle à larges fleurs brodées qui lui servait de voilette.

Tous ces détails, et combien d’autres ! renseignaient Raoul sur la vie réelle de sa maîtresse. Il ne doutait pas maintenant qu’elle ne fût à la tête d’une bande organisée de complices avec qui elle correspondait par l’intermédiaire de Léonard, et il ne doutait pas non plus qu’elle ne poursuivit l’affaire du chandelier aux sept branches, et qu’elle ne surveillât les manœuvres de Beaumagnan et de ses amis.

Existence double, qui, très souvent, indisposait Raoul contre Joséphine Balsamo, ainsi qu’elle-même l’avait prévu. Oubliant ses propres actes, il lui en voulait d’en accomplir qui n’étaient pas conformes aux idées qu’il gardait, malgré tout, sur l’honnêteté. Une maîtresse voleuse et chef de bande, cela l’offusquait. Il y eut des chocs entre eux, à propos de questions insignifiantes. Leurs deux personnalités, si fortes et si marquées, se heurtaient.

Aussi, lorsqu’un incident les jeta tout à coup en pleine bataille, bien que dressés contre des ennemis communs, ils apprirent tout ce qu’un amour comme le leur, peut, à certaines minutes, contenir de rancune, d’orgueil et d’hostilité.

Cet incident, qui mit fin à ce que Raoul appelait les délices de Capoue, ce fut la rencontre inopinée qu’ils firent un soir de Beaumagnan, du baron d’Étigues et de Bennetot. Les trois amis entraient au théâtre des Variétés.

— Suivons-les, dit Raoul.

La comtesse hésitait. Il insista.

— Comment ! une pareille occasion s’offre à nous, et nous n’en profiterions pas !

Ils entrèrent tous deux et s’installèrent dans une baignoire obscure. À ce moment, au fond d’une autre baignoire située près de la scène, ils eurent le temps d’apercevoir, avant que l’ouvreuse relevât le grillage, la silhouette de Beaumagnan et de ses deux acolytes.

Un problème s’offrait. Pourquoi Beaumagnan, homme d’église et d’habitudes en apparence rigides, se fourvoyait-il dans un théâtre des boulevards, où précisément, on jouait une revue très décolletée et sans le moindre intérêt pour lui ?

Raoul posa la question à Joséphine Balsamo qui ne répondit point, et cette indifférence affectée montra bien à Raoul que la jeune femme se séparait de lui en l’occurrence, et qu’elle ne voulait décidément pas de sa collaboration pour tout ce qui concernait l’inexplicable affaire.

— Soit, lui dit-il, d’un ton net, où il y avait du défi ; soit, chacun de son côté et chacun pour soi. On verra qui s’adjugera le gros lot.

Sur la scène, des théories de femmes levaient la jambe en cadence, tandis que défilaient les actualités. La commère, une belle fille peu habillée, qui représentait « La Cascadeuse » justifiait son sobriquet par des cascades de faux bijoux, qui ruisselaient tout autour d’elle. Un bandeau de pierres multicolores lui ceignait le front. Des lampes électriques s’allumaient dans ses cheveux.

Deux actes furent joués. La baignoire d’avant-scène gardait son treillage hermétiquement clos, sans qu’on pût même deviner la présence des trois amis. Mais, au dernier entracte, Raoul, se promenant du côté de cette baignoire, constata que la porte en était légèrement entrouverte. Il regarda. Personne. S’étant informé, il apprit que les trois messieurs avaient quitté le théâtre au bout d’une demi-heure !

— Plus rien à faire ici, dit-il en rejoignant la comtesse, ils ont filé.

À ce moment, le rideau se relevait. La commère parut de nouveau sur la scène. Sa coiffure plus dégagée permit de mieux voir le bandeau qu’elle portait au front depuis le début. C’était un ruban de tissu d’or où de gros cabochons, tous différents de couleur, se trouvaient fixés. Il y en avait sept.

— Sept ! pensa Raoul. Voilà qui explique la venue de Beaumagnan.

Tandis que Joséphine Balsamo s’apprêtait, il apprit par une ouvreuse que la commère de la revue, Brigitte Rousselin, habitait une ancienne maison de Montmartre, d’où chaque jour, avec une vieille femme de chambre très dévouée, du nom de Valentine, elle descendait pour assister aux répétitions de la prochaine pièce.

Le lendemain matin, à 11 heures, Raoul émergeait de la Nonchalante. Il déjeunait dans un restaurant de Montmartre et, à midi, enfilant une rue escarpée et tortueuse, il passait devant une petite maison étroite, précédée d’une cour que clôturait un mur, et appuyée à un immeuble de rapport dont le dernier étage — les fenêtres sans rideaux suffisaient à l’indiquer — n’avait pas de locataire.

Raoul bâtit aussitôt, avec son habituelle rapidité de conception, un de ces plans qu’il exécutait ensuite presque mécaniquement.

Il flâna de long en large, comme un homme qui a un rendez-vous. Soudain, voyant que la concierge de l’immeuble balayait le trottoir, il se glissa derrière cette femme, grimpa les étages, fractura la porte de l’appartement vide, ouvrit sur le côté une des fenêtres qui dominait le toit de la maison voisine, s’assura que personne ne pouvait l’apercevoir, et sauta.

Tout près, une lucarne bâillait. Il se laissa tomber dans un grenier encombré d’objets hors d’usage, et d’où l’on ne descendait que par une trappe, qui fonctionnait mal et qu’il put tout juste soulever pour passer la tête. De là il dominait le palier du second étage et, en partie, la cage de l’escalier. Il n’y avait pas d’échelle.

Au-dessous, c’est-à-dire au premier étage, deux voix de femmes échangeaient des paroles. Se penchant le plus possible, Raoul écouta, et se rendit compte, d’après certains propos que la jeune commère de revue était en train de déjeuner dans son boudoir, et que sa compagne, seule domestique de la maison, rangeait, tout en la servant, la chambre et le cabinet de toilette.

— Fini, s’écria Brigitte Rousselin, en regagnant sa chambre. Ah ! ma bonne Valentine, quelle joie ! Pas de répétition aujourd’hui ! Je me recouche jusqu’au moment de sortir…

Cette journée de repos gênait un peu les calculs de Raoul, qui espérait, en l’absence de Brigitte Rousselin, effectuer tranquillement une visite domiciliaire. Il patienta néanmoins, comptant sur le hasard.

Quelques minutes s’écoulèrent. Brigitte fredonnait des airs de la revue lorsqu’un coup de timbre retentit dans la cour.

— Bizarre, dit-elle. Je n’attends pourtant personne aujourd’hui. Cours donc voir, Valentine.

La servante descendit. On perçut le claquement de la porte refermée, et elle remonta en disant :

— C’est du théâtre… un secrétaire du directeur qui apporte cette lettre. Donne. Tu as fait entrer dans le salon ?

— Oui.

Raoul apercevait au premier étage la jupe de la jeune actrice. La servante tendit l’enveloppe qui fut aussitôt déchirée, et Brigitte lut à demi-voix :

« Ma petite Rousselin, confiez donc à mon secrétaire le bandeau de pierres que vous mettez sur le front. J’en ai besoin pour en faire prendre le modèle. C’est urgent. Vous le retrouverez ce soir au théâtre. »

En entendant ces quelques phrases, Raoul avait tressailli :

— Tiens ! tiens ! pensait-il, le bandeau de pierres ! les sept cabochons. Est-ce que le directeur est aussi sur la piste ? Et Brigitte Rousselin va-t-elle obéir ?

Il fut rassuré. La jeune femme murmurait :

— Pas possible. J’ai promis déjà ces pierres.

— C’est ennuyeux, objecta la servante, le directeur ne sera pas content.

— Que veux-tu ? J’ai promis, et l’on doit me les payer fort cher.

— Alors que répondre ?

— Je vais lui écrire, décida Brigitte Rousselin.

Elle retourna dans son boudoir et, un instant après, remettait une enveloppe à la servante.

— Tu le connais, ce secrétaire ? Tu l’as vu au théâtre ?

— Ma foi non, c’est un nouveau.

— Qu’il dise bien au directeur que je suis au regret, et que je lui expliquerai la chose ce soir à lui-même.

Valentine repartit. De nouveau, il se passa un temps assez long. Brigitte s’était mise au piano et faisait des exercices de chant, qui couvrirent sans doute le bruit de la porte principale, car Raoul ne l’entendit point.

Il éprouvait, de son côté, une certaine gêne, troublé par l’incident qui ne lui semblait pas très clair. Ce secrétaire qu’on ne connaissait pas, cette demande de bijoux, tout cela sentait le piège et la combinaison louche.

Cependant il se rassura. Une ombre avait franchi la portière, se dirigeant vers le boudoir.

— Valentine qui remonte, se dit Raoul. Mon impression était fausse. L’homme a filé.

Mais tout à coup, au milieu d’une ritournelle, le piano s’arrêta net, le tabouret sur lequel la chanteuse était assise fut repoussé brusquement et tomba, et elle articula avec une certaine inquiétude :

— Qui êtes-vous ?… Ah ! le secrétaire, n’est-ce pas ? Le nouveau secrétaire… Mais que voulez-vous donc, monsieur ?…

M. le directeur, fit la voix de l’homme, m’a ordonné de rapporter les bijoux. Il faut donc que j’insiste…

— Mais je lui ai répondu… balbutia Brigitte de plus en plus anxieuse… La femme de chambre a dû vous remettre la lettre… Pourquoi n’est-elle pas remontée avec vous ? Valentine !

Elle appela plusieurs fois, d’un ton de détresse.

— Valentine !… Ah ! vous me faites peur, monsieur… Vos yeux…

La porte fut fermée brutalement. Raoul perçut un bruit de chaises, le fracas d’une lutte, puis un grand cri :

— Au secours !

Ce fut tout. D’ailleurs, à la seconde précise où il avait eu l’intuition du danger que courait Brigitte Rousselin, il s’était efforcé de soulever la trappe un peu plus et de se frayer un passage. Il lui fallut pour cela perdre un temps précieux. Après quoi il se laissa tomber, dégringola le second étage et se trouva en face de trois portes closes.

Au hasard, il se rua sur l’une d’elles, et pénétra dans une pièce où il y avait le plus grand désordre. N’y voyant personne, il courut à travers la pièce jusqu’au cabinet de toilette, puis jusqu’à la chambre où il pensait bien que la lutte s’était poursuivie.

Aussitôt, en effet, il avisa dans la demi-obscurité, car les rideaux de la fenêtre étaient presque fermés, un homme à genoux, et, gisant sur le tapis, une femme que cet homme tenait à la gorge des deux mains. Des râles de douleur se mêlaient à d’abominables jurons.

— Dieu de Dieu, te tairas-tu. Ah ! cré bon sang, tu refuses les bijoux. Eh bien ma petite…

L’attaque de Raoul qui se jeta sur lui avec une violence irrésistible, lui fit lâcher prise. Tous deux ils roulèrent contre la cheminée, où Raoul se heurta le front assez fort pour en éprouver quelques secondes de défaillance.

L’assassin du reste était plus lourd que lui, et le duel ne pouvait pas être long entre ce mince adolescent et cet homme, que l’on devinait massif et de musculature puissante. De fait, au bout d’un instant, l’un des deux se dégagea, tandis que l’autre demeurait étendu et poussait de faibles soupirs. Mais celui qui se relevait n’était autre que Raoul.

— Un joli coup, hein, monsieur ? ricana-t-il. Il me vient des instructions posthumes d’un sieur Théophraste Lupin, chapitre des méthodes japonaises. Ça vous expédie durant une bonne minute dans un monde meilleur et rend inoffensif comme un petit mouton.

Il se pencha sur la jeune actrice, et, l’ayant saisie dans ses bras, la coucha sur le lit. Il vit tout de suite que l’effroyable étreinte du meurtrier n’avait pas eu les conséquences que l’on pouvait craindre. Brigitte Rousselin respirait à son aise. Aucune blessure n’était visible. Mais elle tremblait de tous ses membres et regardait avec des yeux de folle.

— Vous ne souffrez pas, mademoiselle ? fit-il doucement. Non, n’est-ce pas ? Ce ne sera rien. Et surtout n’ayez pas peur. Vous n’avez plus rien à redouter de lui et, pour plus de sûreté…

Vivement, il écarta les rideaux, arracha les cordons de tirage et lia les poignets inertes de l’homme. Mais, un peu de jour ayant pénétré dans la pièce, il tourna l’assassin vers la fenêtre afin d’examiner son visage.

Un cri lui échappa. Il était confondu. Et il murmura avec stupeur :

— Léonard… Léonard…

Jamais il n’avait eu l’occasion de voir bien en face cet homme, en général courbé sur le siège de la voiture, enfouissant sa tête entre les épaules, et dissimulant sa taille au point que Raoul le croyait presque bossu et malingre. Mais il connaissait son profil osseux qu’allongeait une barbe grisonnante, et il n’eut pas le moindre doute : c’était Léonard, le factotum et le bras droit de Joséphine Balsamo.

Il acheva de le ligoter, le bâillonna solidement, lui enveloppa la tête d’une serviette, et le traîna ensuite dans le boudoir, où il l’attacha aux pieds d’un lourd divan. Puis il s’en revint vers la jeune femme qui continuait à gémir.

— C’est fini, dit-il. Vous ne le verrez plus. Reposez-vous. Moi, je vais m’occuper de votre servante et savoir ce qu’elle est devenue.

De ce côté, il n’était pas inquiet, et, comme il le supposait, il découvrit Valentine au rez-de-chaussée, en un coin du salon, exactement dans le même état où il venait de laisser Léonard, c’est-à-dire réduite à l’impuissance et au silence. C’était une femme de tête. Une fois délivrée, et sachant son agresseur incapable de nuire, elle ne s’affola pas, et se conforma aux ordres de Raoul qui lui disait :

— Je suis un agent de la police secrète. J’ai sauvé votre maîtresse. Allez la rejoindre et soignez-la. Pour moi, je vais interroger cet homme et me rendre compte s’il n’a pas de complices.

Raoul la poussa dans l’escalier, avec la hâte de demeurer seul et de réfléchir aux idées confuses qui le harcelaient. Idées si pénibles que, par moments, il essayait presque de s’y soustraire et que, s’il avait écouté son instinct, laissant au hasard le soin de débrouiller la situation, il eût abandonné le champ de bataille et se serait enfui par la maison voisine.

Mais une vision trop nette des choses qu’il fallait faire s’établissait en lui pour qu’il n’y dût pas obéir. Toute sa volonté croissante de chef, qui sait se résoudre et garder son sang-froid dans les circonstances les plus tragiques, l’obligeait à l’action. Il traversa la cour, et d’un geste très lent manœuvra la serrure de la porte principale qu’il put ainsi entre-bâiller légèrement.

Par la fente, il risqua un coup d’œil : de l’autre côté de la rue, un peu plus bas, la vieille berline stationnait.

Sur le siège, un domestique tout jeune, qu’il avait vu plusieurs fois avec Léonard et qui s’appelait Dominique, gardait le cheval.

Mais, à l’intérieur de la voiture, n’y avait-il pas un autre complice ? Et quel était ce complice ?

Raoul ne referma pas la porte. Ses soupçons se confirmaient, et maintenant rien au monde ne l’eût empêché d’aller jusqu’au bout. Il remonta donc au premier étage et s’inclina sur le prisonnier.

Un détail l’avait frappé, durant la lutte : un gros sifflet de bois retenu par une chaînette s’était échappé de l’une des poches de Léonard, et celui-ci, malgré le péril, l’avait rattrapé d’un mouvement machinal comme s’il eût craint de perdre cet instrument. Et la question se posait ainsi dans l’esprit de Raoul : le sifflet devait-il servir en cas de péril pour éloigner le complice ? ou bien au contraire, était-ce un signal pour appeler le complice lorsque toute la besogne serait faite ?

Raoul adopta cette hypothèse, plus peut-être par intuition que par raisonnement. Il ouvrit donc la fenêtre, juste le temps nécessaire pour donner un coup de sifflet.

Et, posté derrière les rideaux de tulle, il attendit.

Son cœur sautait dans sa poitrine. Jamais encore il n’avait souffert de cette âpre et mauvaise souffrance. Au fond, il ne doutait pas de ce qui était sur le point d’advenir, et il connaissait la silhouette qui allait apparaître au cadre de la porte. Mais il voulait espérer quand même, contre toute évidence. Il n’admettait pas, il ne consentait pas à admettre que dans cette affaire ténébreuse, l’assassin Léonard eût comme complice…

Le lourd battant fut poussé.

— Ah ! fit Raoul avec désespoir.

Joséphine Balsamo entrait.

Elle entra paisiblement, avec autant de désinvolture que si elle rendait visite à une amie. Dès l’instant où Léonard avait sifflé, la voie était libre, et elle n’avait qu’à se présenter. Enveloppée de sa voilette, elle traversa légèrement la cour et pénétra dans la maison.

Du coup Raoul avait reconquis toute sa tranquillité. Son cœur se calma. Il était prêt à combattre ce deuxième adversaire, comme il avait combattu le premier, avec des armes différentes, mais tout aussi efficaces. Il appela Valentine à mi-voix et lui dit :

— Quoi qu’il arrive, pas un mot. Il y a contre Brigitte Rousselin un complot que je veux déjouer. Voici l’un des complices. Le silence absolu, n’est-ce pas ?

La servante proposa :

— Je peux aider, monsieur… courir chez le commissaire…

— À aucun prix. L’affaire, si elle était connue, risquerait de tourner mal pour votre maîtresse. Je réponds de tout, mais à condition qu’aucun bruit ne vienne de cette chambre, aucun !

— Bien, monsieur.

Raoul ferma les deux portes de communication. Ainsi la pièce où se trouvait Brigitte Rousselin et celle où la partie allait se jouer entre Josine et lui étaient nettement séparées. Comme il le désirait, aucun bruit ne pouvait passer de l’une à l’autre.

À ce moment, Joséphine Balsamo débouchait du palier. Elle le vit.

Et elle reconnut aux vêtements le corps ficelé de Léonard.

Raoul immédiatement eut la notion exacte de ce que Joséphine Balsamo pouvait, à certaines minutes graves, avoir d’empire sur elle-même. Loin de s’effarer en constatant la présence inattendue de Raoul et le désordre d’une pièce où Léonard était captif, elle commença par réfléchir, dominant ses nerfs de femme et l’agitation qui la secouait, et il était facile de comprendre qu’elle se demandait :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? Que fait Raoul ici ? Qui donc a ligoté Léonard ?

À la fin, retirant sa voilette, elle demanda simplement, car c’était là, en toute certitude, ce qui la tourmentait le plus :

— Pourquoi me regardes-tu ainsi, Raoul ?

Il mit un certain temps à lui répondre. Les mots qu’il allait prononcer étaient effrayants et il la dévisageait pour ne pas perdre un seul tressaillement de ses muscles ni un seul clignotement de ses yeux. Il murmura :

— Brigitte Rousselin a été assassinée.

— Brigitte Rousselin ?

— Oui, l’actrice d’hier soir, celle au bandeau de pierreries, et tu n’oseras pas dire que tu ne sais pas qui est cette femme, puisque tu es ici, chez elle, et puisque tu as chargé Léonard de t’avertir, aussitôt la besogne faite.

Elle parut bouleversée.

— Léonard ? Ce serait Léonard ?

— Oui, affirma-t-il. C’est lui qui a tué Brigitte. Je l’ai surpris qui la tenait au cou de ses deux mains.

Il la vit qui tremblait, et elle tomba assise en balbutiant :

— Ah ! le misérable !… le misérable… est-il possible qu’il ait fait cela ?

Et, plus bas encore, avec une épouvante qui croissait à chaque mot :

— Il a tué… il a tué… Est-ce possible ! Il m’avait pourtant juré que jamais il ne tuerait… il me l’avait juré… Oh ! je ne veux pas croire…

Était-elle sincère, ou jouait-elle la comédie ? Léonard avait-il agi sous le coup d’une folie subite, ou d’après les instructions qui lui ordonnaient le crime quand la ruse échouait ? Questions redoutables que Raoul se posait sans pouvoir y répondre.

Joséphine Balsamo releva la tête, observa Raoul de ses yeux pleins de larmes, puis brusquement se jeta sur lui, les mains jointes.

— Raoul… Raoul… pourquoi me regardes-tu ainsi ? Non… non… n’est-ce pas ? tu ne m’accuses pas ? Ah ! ce serait terrible… Tu pourrais croire que je savais ?… que j’ai commandé ou permis ce crime abominable ?… Non… Jure-moi que tu ne crois pas. Oh ! Raoul… mon Raoul…

Un peu brutalement, il la contraignit à s’asseoir. Ensuite il repoussa Léonard dans l’ombre. Et, après avoir fait quelques pas de long en large, il revint vers la Cagliostro et la saisit à l’épaule :

— Écoute-moi, Josine, prononça-t-il lentement, d’une voix qui était celle d’un accusateur, et même d’un adversaire beaucoup plus que d’un amant, écoute-moi. Si, d’ici une demi-heure, tu n’as pas fait la pleine clarté sur toute cette affaire, et sur les machinations secrètes qui la compliquent, j’agis envers toi comme envers une ennemie mortelle, de gré ou de force je t’éloigne de cette maison, et sans la moindre hésitation je vais dénoncer au plus proche commissariat de police le crime que ton complice Léonard vient de commettre sur la personne de Brigitte Rousselin… Après quoi, tu te débrouilleras. Veux-tu parler ?