La Comtesse de Boigne, romancière

LA
COMTESSE DE BOIGNE

Il y a neuf ans, en parlant dans mes Mémoires[1] de quelques-uns des salons les plus distingués de Paris de 1814 à 1859 et des trois personnes, Mme de Rumford, Mme de Boigne et Mme Récamier, qui en étaient le centre et l’ornement, je disais de Mme de Boigne : « Avec moins d’appareil mondain que Mme de Rumford et par l’agrément de son esprit à la fois sensé et fin, réservé et libre, la comtesse de Boigne attirait un petit cercle d’habitués choisis et fidèles. Élevée au milieu de la meilleure compagnie de la France et de l’Europe, elle avait tenu pendant plusieurs années la maison de son père, le marquis d’Osmond, successivement ambassadeur à Turin et à Londres. Sans être le moins du monde ce qu’on appelle une femme politique, elle prenait aux conversations politiques un intérêt aussi intelligent que discret ; on venait causer de toutes choses avec elle et autour d’elle sans gêne et sans bruit. »

J’allais souvent alors chez Mme de Boigne ; il me revint que, tout en se montrant satisfaite de mon langage, elle disait : « J’ai été un peu plus mêlée à la politique de mon temps, et quelquefois avec un peu plus d’influence que ne le croit M. Guizot. » Mme de Boigne avait raison. Je n’étais jamais entré avec elle dans ces relations intimes qui amènent les confidences mutuelles, et mettent les personnes au courant les unes des autres ; je ne connaissais d’elle que les agrémens de son esprit et de sa société. La politique avait en effet tenu dans sa vie et pris dans son âme plus de place qu’elle n’en laissait paraître. Née à Paris en 1780, sous l’ancien régime à la fois chancelant et très animé, elle avait été élevée non-seulement dans la région de la cour, mais sous le patronage et presque dans l’intérieur de la famille royale ; sa mère, la marquise d’Osmond, était dame de Madame Adélaïde, tante de Louis xvi ; le roi lui-même et la reine Marie-Antoinette la voyaient souvent, et la traitaient avec cette bonté caressante qui attire d’autant plus les enfans qu’en même temps ils sont frappés du spectacle de la grandeur. Éléonore-Adèle d’Osmond jouait souvent à Versailles, à Bellevue et à Meudon, avec le jeune dauphin Louis, frère aîné de Louis xvii, enfant délicat et malade qui mourut au commencement de 1789, peu avant l’aurore de la tempête où devaient s’abîmer son trône et sa famille. Quand cette tempête éclata, la famille de Mlle d’Osmond y fut entraînée comme et presque avec la famille royale ; ses parens émigrèrent en Italie, d’abord à Rome, puis à Naples. Là Mlle d’Osmond, encore enfant et déjà aussi intelligente que jolie, devint l’objet de la faveur particulière de la reine Caroline, sœur de Marie-Antoinette, qui se chargea avec une bienveillance efficace des soins et des frais de son éducation. Elle continua ainsi à voir de près les splendeurs royales, en même temps que dans l’intérieur de sa famille elle assistait aux tristesses et aux détresses de la vie domestique. Ce double spectacle simultané fit sur elle une impression profonde ; elle apprit de bonne heure à connaître les bouleversemens des destinées humaines, hautes ou modestes, et à en entrevoir les causes en en ressentant les effets ; sa jeune intelligence prit ses premiers élans et reçut ses premières lumières sous le coup des révolutions sans sortir de la société des rois. Elle contracta dès lors avec la princesse de Naples, Marie-Amélie, ces liens de vraie et intime amitié qui devaient tant influer un jour sur leur mutuelle destinée.

Naples fut bientôt pour les émigrés français un séjour aussi impossible que Paris. Les parens de Mlle d’Osmond passèrent en Angleterre, presque le seul asile où n’atteignît pas la révolution et le seul pays qui s’en défendit avec une intelligente vigueur. Adèle d’Osmond fut jetée alors dans la société à la fois la plus aristocratique et la plus libre de l’Europe, au milieu des plus puissans adversaires de la révolution française et de ses plus éloquens défenseurs. Là Pitt gouvernait, Burke écrivait, Fox parlait. Malgré la diversité des opinions et des partis, les émigrés français étaient accueillis de tous, par les uns avec une sérieuse sympathie, par les autres avec un généreux intérêt, et ce grand spectacle de la lutte soutenue par la monarchie contre la révolution, avec les forces et sous les conditions du gouvernement libre, frappait vivement les esprits que l’âge et les habitudes n’avaient pas fermés à la lumière des faits.

À seize ans, et par sa situation comme par sa jeunesse, Mlle d’Osmond était étrangère aux questions et aux partis politiques de l’Angleterre ; mais quoique sans fortune loin de sa patrie et sans autre avenir que les orages et les ténèbres de la France, elle vivait à Londres dans le monde riche, élégant et puissant ; elle était jolie, spirituelle, vive avec grâce et douceur ; elle dansait, elle chantait, elle causait, elle écoutait, elle observait ; elle acquérait de très bonne heure, non pas l’expérience réfléchie que le temps seul donne aux plus rares esprits, mais cet instinct juste et rapide des intérêts de la vie et des convenances sociales qui apprend à voir clair et à se conduire habilement au milieu des difficultés et des épreuves. À peine sortie de l’enfance, elle était déjà sensée, mesurée, pénétrante et prudente avec une fermeté tranquille et presque froide qui était l’une des plus originales dispositions de sa nature.

L’occasion lui vint bientôt de mettre à profit ses qualités précoces, je dirais volontiers prématurées. Par sa figure, ses agrémens et ses succès dans le grand monde anglais, elle attira les regards d’un hardi soldat de fortune déjà vieux, le général comte de Boigne, ne à Chambéry en 1741, et qui, après une vie errante et pleine d’aventures en Europe, en Afrique et en Asie, était revenu très riche de l’Inde, où il avait vaillamment servi d’abord plusieurs rajahs indigènes dans leurs luttes soit entre eux soit contre l’Angleterre, puis les intérêts de l’Angleterre elle-même. Accoutumé à suivre son désir et à compter sur son succès, il demanda la main de Mlle d’Osmond, à qui ses parens, très perplexes, s’en remirent absolument de la décision et de la réponse. Elle s’en chargea sans hésitation, s’entretint seule avec M. de Boigne, lui fit connaître sans embarras la situation de sa famille, proscrite et ruinée, ses dispositions personnelles et son parti-pris de n’accepter l’offre qu’il lui adressait que s’il assurait pour l’avenir le sort de ses parens comme le sien propre. Le vieux général indien se prêta de bonne grâce aux exigences de la jeune Française émigrée, et le mariage se fit en 1798 d’une part avec un empressement aveugle, de l’autre avec autant de franchise que de froideur.

Pour une personne qui devait, plus de soixante ans après, finir sa vie en écrivant deux romans, l’un intitulé Une Passion dans le grand monde, c’était là un début fort peu romanesque. Non-seulement parmi les indifférens, mais parmi les connaissances et même les amis de Mme de Boigne, plusieurs sont restés surpris, je dirais presque choqués du caractère primitif de cette union. Je serais volontiers aussi sévère, plus sévère qu’eux, car je tiens les convenances morales et l’inclination mutuelle pour la première loi du mariage. Si c’était là en effet sa loi commune la société en général, comme la dignité et l’état intérieur des familles, s’en trouveraient infiniment mieux ; mais, par les idées et les pratiques du monde où elle avait vécu, Mlle d’Osmond n’avait pas été accoutumée à considérer le mariage sous cet aspect ; elle l’avait vu déterminé le plus souvent par des motifs et des arrangemens extérieurs et mondains. En épousant M. de Boigne, elle ne fît que suivre la routine de sa société et de son temps ; la plupart des parens auraient décidé pour elle comme elle décida elle-même. Qu’elle en décidât elle-même, et qu’elle le fît avec la franchise qu’elle y apporta, en ceci fut la nouveauté, une nouveauté honorable, quoiqu’un peu étrange. Elle y fut déterminée par un sentiment qui a dominé toute sa vie, le désir de retirer sa famille de la ruine où elle était tombée et de rendre aux d’Osmond de l’avenir la situation sociale que la révolution française avait enlevée à ceux du présent. Pour son propre compte, Mme d’Osmond, dans cette circonstance et par sa nature comme par sa libre volonté, fut très peu romanesque et trop peu difficile ; mais elle ne fut pas gouvernée par des motifs égoïstes et vulgaires : elle obéit à un instinct plus élevé, l’intérêt de sa race et de son nom.

Ce mariage eut les suites qu’il était aisé de prévoir ; le vieux général et la jeune émigrée tardèrent peu à s’apercevoir qu’ils ne se convenaient pas l’un à l’autre. Après six ans d’épreuve, ils le reconnurent mutuellement, et d’un commun accord ils séparèrent leurs vie. En 1804, M. de Boigne avait ramené sa femme en France, où leurs parens, le marquis et la marquise d’Osmond, rayés de la liste des émigrés, étaient venus les rejoindre ; il la quitta en lui assurant dignement une belle et indépendante situation, et pendant qu’elle restait à Paris il retourna à Chambéry, sa patrie, où il employa sa fortune et occupa sa solitude à fonder des établissemens d’utilité et de charité publiques, un collège de jésuites, des écoles de filles, un théâtre, des hospices de vieillards et d’aliénés. Quelque complète qu’elle fût, sa séparation d’avec sa femme ne fut pas une rupture ; elle allait le voir à peu près tous les ans en Savoie, dans son château de Buisson-Rond, à la porte de Chambéry, et elle passait avec lui quelques semaines, faisant les honneurs de sa maison, où M. de Boigne se plaisait à recevoir alors du monde et à attirer les visiteurs.

Pour une jeune femme libre, riche, jolie et spirituelle, Paris était à cette époque un séjour plein d’animation et d’attrait : tout y était jeune aussi, nouveau, brillant, les personnes, les actions, les fortunes, les destinées ; toutes les jouissances de la vie au sein de l’ordre s’y déployaient, en même temps que toutes les aventures, toutes les chances de la guerre et de la gloire. Cet état de la société et des événemens sous le premier empire convenait à l’état d’esprit et aux goûts de Mme de Boigne ; elle voyait renaître pour la vie privée la sécurité, dans le gouvernement la force et l’éclat ; elle ne pensait guère à la liberté politique ; elle ne l’avait vue apparaître que sous les traits et les coups de la révolution ; non-seulement elle ne la regrettait et ne la désirait pas, elle prenait plaisir à retrouver dans le monde nouveau et autour de son puissant maître les traditions, les formes de l’ancien monde où elle était née, et quelques essais plus fastueux qu’efficaces d’en relever les apparences et les usages de cour. Mme de Boigne ne se donna point au régime nouveau, elle ne se détacha point de son origine, de ses souvenirs, de ses premières et naturelles relations ; mais elle n’avait nul éloignement pour des relations nouvelles, nulle prévention exclusive et dédaigneuse envers les personnes de grandeur récente et inaccoutumée ; quoiqu’elle ne manquât point de fierté ni même de hauteur et de malice aristocratique, son esprit ouvert et impartial comprenait sans peine les changemens accomplis dans la société et dans les mœurs, et son caractère indépendant sans passion ni raideur accueillait de bonne grâce ce que son bon sens jugeait inévitable. Elle contracta de nombreux rapports, elle acquit de vrais amis dans le monde impérial, militaire ou civil ; elle savait se prêter à des amitiés fort diverses, s’y plaire elle-même sans mensonge, et elle recueillait ainsi, dans une vie qui eût été sans cela isolée et vide, les avantages et les agrémens attachés à la réputation d’amie sûre et de très aimable maîtresse de maison.

En même temps qu’elle jouissait, comme on jouit à vingt-cinq ans, de la situation qu’elle se faisait ainsi elle-même au sortir de l’émigration et dans un régime issu de la révolution, la jeune comtesse de Boigne avait les yeux ouverts sur les périls que courait ce régime, et que de jour en jour l’empereur Napoléon aggravait et créait lui-même par l’étendue et la fougue illimitées de ses passions, de, ses vues et de ses entreprises. Mme de Boigne avait l’esprit essentiellement mesuré, contenu, attentif à voir les choses dans leurs proportions véritables et leurs chances probables ; l’observation tenait en elle plus de place que l’imagination, et quoiqu’elle eût du goût pour ce qui était grand et brillant, elle se méfiait extrêmement, dans la pensée comme dans la vie, des perspectives infinies et hasardeuses. La chute de l’empire ne la surprit point, et l’inquiéta un moment sans l’affliger ; la restauration ne pouvait que lui plaire : c’était à la fois un retour vers le passé qui lui était cher et l’apaisement des orages qui troublaient et menaçaient sans cesse le présent, dont elle jouissait. Elle ne tarda pas à goûter pour son propre compte les fruits du régime rétabli ; sa famille y retrouva les faveurs de la cour ; son père, le marquis d’Osmond, fut nommé ambassadeur d’abord à Turin, puis à Londres ; il occupa ces grands postes de 1814 à 1819. Médiocre et insignifiante sans être exigeante ni incommode, ce qui est rare, la marquise d’Osmond, sa femme, tenait peu de place dans la maison ; à côté de son père, qu’elle aimait tendrement, la comtesse de Boigne fut la véritable ambassadrice, et elle rentra avec les biens du rang et de la fortune dans cette société anglaise où naguère elle avait vécu exilée, isolée, presque pauvre, obligée de puiser dans ses mérites personnels toute la sûreté et tout l’agrément de sa vie.

Elle eut autant de succès dans la grande que dans la mauvaise fortune — un succès plus difficile peut-être, car les tentations de l’ambition, et de l’amour-propre y étaient bien plus vives ; mais Mme de Boigne savait contenir les tentations qui auraient pu devenir des périls ; elle n’avait pas ces instincts supérieurs et lumineux, ces élans de l’esprit et de la conduite, qui portent quelquefois une femme au-delà de sa sphère naturelle, et lui donnent cet ascendant de société dont la princesse de Lieven, ambassadrice de Russie à Londres à cette même époque, était alors un brillant exemple. Exempte de toute rivalité imprudente, la comtesse de Boigne ne rechercha rien de semblable ; elle suffit habilement, dans l’intérêt de son père et de sa cour, aux devoirs et aux convenances de sa situation ; elle se contenta d’y suffire. Réussir sans se compromettre, c’était en toute occasion son dessein, son art et le gage comme la limite de ses succès.

Mais sa fortune diplomatique fut courte. En 1819, son père, vieux et malade, donna sa démission de l’ambassade de Londres, et se retira dans la chambre des pairs, où le roi Louis xviii l’avait appelé dès 1815 ; Mme de Boigne tenta, mais en vain, d’obtenir pour lui le cordon bleu, et sans ambition mécontente, sinon peut-être avec un peu d’humeur, elle reprit à Paris sa vie de spirituelle et attrayante maîtresse de maison. Elle en retrouva sans peine les agrémens : des femmes du monde élégant, des hommes d’esprit et de rang, diplomates, militaires, administrateurs, lettrés, se réunissaient dans son salon, divers d’opinion comme de situation, mais acceptant mutuellement leur libre langage sur les événemens, les questions, les discours, les écrits qui occupaient vivement alors la société française, délivrée des fardeaux du pouvoir absolu et de la guerre, et empressée à jouir de sa propre activité et de ses féconds loisirs. Mme de Boigne était ainsi, et on était chez elle au courant de toutes choses, des petits incidens du monde comme des bruits confidentiels, du mouvement intellectuel comme des affaires publiques, et on s’entretenait de toutes choses avec cette liberté intelligente et polie qui fait le charme de la vie sociale.

Mme de Boigne portait dans cette vie à la fois l’indépendance et la prudence de son esprit et de son caractère. Son salon n’était nullement un salon d’opposition, ce n’était pas non plus un salon de cour ni de ministère ; elle aimait la restauration, mais elle l’observait et elle la jugeait, comme elle avait observé et jugé l’empire, avec une impartialité clairvoyante. Elle avait acquis, dans les épreuves de l’émigration et dans les soins de la diplomatie, un tact politique qui lui faisait reconnaître les fautes et pressentir les périls des gouvernemens comme des partis. Dès 1814, elle avait été frappée du contraste profond entre les deux Frances appelées à vivre ensemble, la France de l’ancien régime et la France de la révolution. Ce n’était pas seulement à l’occasion des grandes questions politiques et dans les conflits publics entre le gouvernement royaliste et l’opposition libérale ou révolutionnaire que Mme de Boigne puisait ses pressentimens ; elle remarquait surtout avec inquiétude les difficiles relations sociales des personnes qui appartenaient à des temps et à des régimes divers, le désaccord permanent de leurs tendances, de leurs goûts, de leurs prétentions, leurs petits et continuels chocs ou déplaisirs mutuels. Elle voyait là deux sociétés aussi méfiantes que différentes, et elle ne voyait au-dessus d’elles point de pouvoir assez fort pour imposer ou assez habile pour amener le support réciproque, en attendant que le temps amenât la paix. Napoléon et Henri IV manquaient également à cette difficile et périlleuse situation.

Précisément à cette époque, au milieu de ces troubles du présent et de ces obscurités de l’avenir, Mme de Boigne retrouva et renoua les liens d’amitié intime et confiante qui, plus de trente ans auparavant, s’étaient formés à Naples entre elle et la princesse Marie-Amélie, devenue duchesse d’Orléans. Aucun calcul, aucune vue ne se mêlaient à cette relation, résultat naturel du passé et des sentimens spontanés et fidèles que se portaient les deux personnes.

La révolution de 1830 ne surprit donc guère Mme de Boigne ; elle s’attendait aux fautes du pouvoir et aux conséquences des fautes. Elle s’affligea et s’inquiéta de l’événement ; mais la consolation ne lui manqua point. En même temps qu’elle voyait tomber un passé qui convenait à ses habitudes et à ses goûts, elle vit apparaître un avenir qui lui offrait des satisfactions et des espérances, non pour des désirs d’ambition ou de faveur qu’elle n’avait point, mais pour une sécurité publique et personnelle à laquelle elle tenait beaucoup. Ses relations avec la reine Marie-Amélie étaient aussi désintéressées qu’intimes ; par amitié comme par bon sens, elle embrassa sans hésiter la cause de la monarchie nouvelle. Dès le premier moment, elle eut l’occasion de lui rendre un signalé service. La prompte adhésion du corps diplomatique importait beaucoup au régime naissant, et dans le corps diplomatique l’ambassadeur de Russie, le comte. Pozzo di Borgo, était l’un des plus considérables. Mme de Boigne était fort liée avec lui, et il avait en elle grande confiance ; elle aperçut en lui un peu d’humeur, et avec une finesse de femme et d’amie elle en démêla la cause. Pozzo di Borgo craignait que le général Sébastiani, son ennemi de race et de parti en Corse, ne fût ministre des affaires étrangères. Mme de Boigne en avertit la reine, et, avant la formation du cabinet du 11 août 1830 elle put dire à Pozzo di Borgo que le général Sébastiani serait ministre de la marine. l’amour-propre du Corse fut rassuré, et l’ambassadeur de Russie prêta de bonne grâce au régime nouveau son habile appui. Trois mois plus tard, le général Sébastiani devint ministre des affaires étrangères ; mais la crise était passée et le gouvernement du roi Louis-Philippe établi : le comte Pozzo di Borgo se résigna alors à un déplaisir qui ne pouvait plus avoir pour le régime de 1830 aucun grave résultat.

Tant que dura ce régime, de 1830 à 1848, Mme de Boigne fut fidèle à ses liens d’amitié et à ses habitudes d’esprit politique. Elle assistait avec plus d’inquiétude que de goût au spectacle de nos luttes parlementaires, ne prenant fait et cause, ni tout haut, ni même dans son âme, pour aucun des partis et des acteurs, toujours favorable aux intérêts de l’ordre, du pouvoir, de la politique conservatrice, mais jugeant ses défenseurs aussi sévèrement que ses adversaires, et préoccupée surtout de la crainte que les uns ne réussissent pas et que la victoire des autres ne devînt une périlleuse nécessité à subir. Au fond, elle doutait du succès du gouvernement libre, tout en comprenant et en admettant qu’on ne pouvait s’en passer. Elle était confirmée dans ses dispositions personnelles par son ancienne et profonde intimité avec M. le chancelier Pasquier, le représentant le plus éclairé comme le plus éprouvé de la politique prudente, et spectateur, je dirais volontiers censeur éminemment judicieux des situations et des hommes engagés dans l’arène parlementaire, où, comme président de la chambre des pairs, il n’était plus intéressé ni compromis à titre d’acteur. Il soutenait aussi loyalement que sensément, et très honorablement pour lui-même, le gouvernement du roi Louis-Philippe, sans prédilection intérieure ni ferme confiance. Je ne lui étais pas non plus particulièrement agréable ; il m’était arrivé, sous la restauration et dans quelques-uns de mes écrits, de parler de M. Pasquier, de son rôle et de son influence dans la politique du temps, toujours avec convenance, je crois, mais avec dissidence et liberté. Il était trop honnête homme pour que ce souvenir influât sérieusement sur ses relations avec moi depuis que je portais le poids de ce gouvernement qu’il secondait sans en répondre ; mais il en résultait entre lui et moi une nuance de froideur, même dans l’approbation et l’appui. Mme de Boigne conservait envers moi la même impression, plus vive peut-être que M. Pasquier lui-même. Elle me témoignait plus d’estime que de faveur, et les difficultés ou les périls de ma situation politique l’inquiétaient plus qu’ils ne l’affligeaient ; mais son penchant personnel n’altérait point l’équité et la clairvoyance de son jugement. Nous causions un jour avec un peu plus d’abandon que de coutume ; je lui parlais des obstacles graves et des embarras factices que je rencontrais ou que je prévoyais. « Au fond, me dit-elle avec une brusquerie presque bienveillante, vous avez surtout un malheur et un tort : vous durez trop. Je vous souhaite de n’en avoir jamais d’autres ; mais vous ayez celui-là, et il s’aggrave tous les jours. »

La révolution de février 1848 fut pour elle un vif chagrin et une alarme immense. L’alarme devint promptement sa préoccupation dominante. Les amis sérieux de la liberté et du progrès social ne savent pas assez quel mal font à leur cause et quels obstacles, quels retards lui suscitent les emportemens révolutionnaires. L’ordre, la sécurité des personnes, des familles, des honnêtes intérêts privés, sont, dans tous les temps et sous toutes les formes de gouvernement, une première et essentielle condition de la société : quand cette condition manque, quand les esprits sensés craignent qu’elle ne manque, la société est dévoyée, et son gouvernement, quel qu’il soit, quelle que soit sa force apparente, est lui-même en désordre et en péril. La révolution de 1848 n’a pas eu tous les résultats qu’elle pouvait entraîner, ni fait tous les maux qu’elle pouvait faire ; mais elle les a tous fait entrevoir et redouter, et malgré la prompte réaction qui l’a arrêtée, elle a laissé dans les esprits sains une épouvante et dans les esprits téméraires une fermentation qui sont et seront longtemps, je le crains, un grave obstacle au progrès réel des libertés publiques et à l’activité féconde de la vie sociale. La peur aussi peut devenir une passion, et elle n’est pas la moins puissante. Comme un très grand nombre d’honnêtes gens et de gens d’esprit, Mme de Boigne en fut vivement atteinte en 1848, et elle accueillit avec empressement tout ce qui pouvait la rassurer, n’importe à quel prix. Quand elle fut en effet un peu rassurée, quand elle eut retrouvé les habitudes de sa vie, quand la société de Paris et son salon dans la société de Paris furent redevenus à peu près ce qu’ils étaient auparavant, il fut aisé de voir qu’elle n’en jouissait qu’avec une timidité agitée et comme toujours à la veille de les perdre. Sa situation était douce ; elle avait des amis fidèles, des visiteurs spirituels qui se plaisaient à se rencontrer chez elle ; elle s’était arrangé à Trouville, au bord de la mer, une jolie petite maison, une vraie corbeille de fleurs en face de l’Océan, et un peu plus loin, sur le flanc de la falaise, elle avait une autre petite maison où un jardinier habile cultivait pour elle les fleurs dont sa maison de la plage était parée et les fruits excellens et précoces dont sa table était couverte pour ses amis. Elle les recevait là en été et dans sa maison de Paris en hiver avec une bonne grâce point banale et une élégance d’esprit et de mœurs à la fois naturelle et traditionnelle, qui donnait à sa conversation un attrait original, bien qu’un peu froid ; mais une inquiétude permanente troublait évidemment sa pensée et l’agrément de sa vie : on raconte que Louis XV, dans son égoïsme royal et en prévoyant des révolutions, prochaines, disait souvent : « Ceci durera bien autant que moi ; » Mme de Boigne avait toujours l’air de dire avec un doute triste : « Pourvu que ceci dure autant que moi ! »

Elle a eu cette modeste satisfaction ; ses dernières années n’ont pas été troublées par des révolutions nouvelles ; elle y a joui du repos, de la fortune de la considération, de la société d’hommes distingués souvent réunis autour d’elle à la ville et à la campagne ; toute la surface de la vie était pour elle calme, douce, commode, agréable. Au fond pourtant et sans le témoigner ouvertement, elle était triste, non-seulement parce que la sécurité de l’avenir manquait à sa pensée, mais parce que sa vie présente, et même sa vie passée, telle que le sort la lui avait faite ou qu’elle se l’était faite elle-même, lui apparaissait froide et dénuée. Quoiqu’elle les eût supportées avec la morne résignation du bon sens en présence de l’irréparable, les tristesses du cœur ne lui avaient pas manqué ; elle avait vu mourir dans sa société, dans sa famille, dans sa maison, des personnes qui lui étaient très chères ; arrivée à la vieillesse, elle fut séparée d’abord par la maladie, puis enfin par la mort, de son plus ancien et plus intime ami, M. le duc Pasquier ; quand elle le perdit en 1862, lui à quatre-vingt-quinze ans, elle à quatre-vingt-deux, ils ne s’étaient pas vus depuis un assez long temps, leurs infirmités ne leur permettant plus ni à l’un ni à l’autre de se déplacer. En 1866, la mort de la reine Marie-Amélie affligea profondément Mme de Boigne ; dans l’isolement et le refroidissement de la vieillesse, les amitiés de la jeunesse conservent et même acquièrent beaucoup de prix, surtout lorsqu’elles ont persisté à travers les vicissitudes et les épreuves de longues vies : de seize ans à quatre-vingts, à Naples, à Paris ou à Londres, du haut du trône ou du sein de l’exil, la reine Marie-Amélie et Mme de Boigne n’avaient pas cessé de se porter et de se témoigner affection et confiance. Quand elle apprit la mort de la reine : « C’est l’adieu de ma plus noble amie, dit Mme de Boigne, et le coup de cloche de mon départ. » Elle vécut encore près de deux mois, tantôt tout à fait malade, tantôt à peine et un moment convalescente ; depuis quelque temps déjà elle ne sortait plus de son lit, recevant ses amis dans sa chambre et prenant encore à leur conversation un languissant plaisir. Je ne sais pas quel était alors, à l’approche de l’éternel avenir, l’état intime de son âme ; je ne me fie pas en un pareil moment aux assertions ou aux dénégations des spectateurs intéressés ou indifférens ; Dieu et le mourant sont seuls en présence, et nul n’assiste à leur rencontre. Quelles que fussent ses croyances, Mme de Boigne était animée en religion de sentimens sérieux et modestes ; elle demanda et reçut avec recueillement les secours de son église ; et le 10 mai 1866 elle s’éteignit sans douleur du corps et sans trouble de l’âme.

De son vivant, elle n’a rien publié : elle n’avait pas cette impulsion passionnée, cette ardeur surabondante qui pousse une femme d’un esprit et d’un cœur très actifs à se répandre au dehors, à chercher la publicité et la renommée. Elle n’avait pas besoin de ce travail pour mener une vie commode, animée, brillante. Elle n’avait nul goût à en courir les risques. Elle aimait par-dessus tout sa sécurité, le succès sans effort et sans bruit. Elle écrivait pourtant ; elle prenait plaisir à mettre en relief ses observations, ses impressions, ses souvenirs, et à penser qu’il en resterait quelque trace. Elle a laissé des mémoires personnels et deux romans. Je ne sais à quelle époque elle s’est donné ce qu’elle appelle elle-même « cet amusement, » et je ne connais rien de ses mémoires ; mais à la fin de sa vie elle a fait commencer elle-même l’impression de ses romans, elle a voulu qu’ils fussent publiés après sa mort, et elle a consigné dans son testament cette volonté en en confiant l’exécution à une amie qui avait donné à sa vieillesse les marques les plus assidues de la plus aimable affection, à Mme Lenormant, nièce de Mme Récamier, avec qui Mme de Boigne avait été intimement liée, « et qui l’attirait et la charmait, disait-elle, comme tant d’autres, par sa bonté autant que par sa beauté. » Je doute que Mme de Boigne eût été satisfaite de la publicité qu’elle avait voulue ; ses deux romans n’ont pas frappé le public, pas autant, selon moi, qu’ils le méritent comme portraits de la société qu’ils retracent et de la personne qui les a écrits.

Le plus court de ces deux romans, la Maréchale d’Aubemer, est une nouvelle du dix-huitième siècle. Le plus étendu, une Passion dans le grand monde, se passe de nos jours, de 1813 à 1820. Mme de Boigne n’a pas seulement voulu peindre des époques et des mœurs auxquelles elle avait assisté et appartenu ; elle a pris soin de bien déterminer elle-même le but qu’elle s’était proposé. Je lis, dans un très court avant-propos placé en tête d’une Passion dans le grand monde : « Je n’ai rien à exiger du lecteur de ces pages ; elles ne me donnent, je le reconnais, aucun droit à sa bienveillance, n’ayant pas été tracées pour son amusement, mais uniquement pour le mien. Si néanmoins il s’en trouvait un que l’oisiveté engageât à les parcourir, je lui demanderais bien humblement, et dans son intérêt personnel, d’accorder une attention toute spéciale aux dates de lieu et de quantième. Cette petite sujétion l’avertira de placer en leur temps les événemens historiques auxquels les lettres font allusion ; Qu’il ne s’alarme pas toutefois malgré l’expression dont je me sers en cet instant, je n’ai pas eu l’ambition d’écrire un roman historique, mais seulement une histoire de salon, il m’a fallu montrer l’influence exercée par la politique sur la société et jusque dans les familles ; je l’ai considérée comme peinture de mœurs pour les temps dont je parle ; en cherchant à conserver aux différentes nuances du parti royaliste leurs physionomies particulières, telles que je les ai connues, je n’ai point essayé de peindre les autres partis, dont les habitudes intérieures m’auraient été étrangères. Quoique la plupart des scènes de cet ouvrage soient des réminiscences, aucune n’a de prétention à la vérité historique. »

Mme de Boigne a dit vrai : c’est la politique et l’influence de la politique sur la société et jusque dans les familles qui est le trait saillant d’une Passion dans le grand monde, de 1813 à 1820. Plus que bon gentilhomme, presque grand seigneur de l’ancien régime, Romuald de Bauréal, jeune encore et déjà colonel, sert avec ardeur et éclat dans les armées de l’empire ; après s’être brillamment conduit à la bataille de Lutzen, il revient un moment à Paris. « Je craignais, écrit-il à son ami Henri de Bliane, de trouver dans les salons de nos familles une grande joie des revers de la fatale campagne de Russie ; elle a développé au contraire une expression de tristesse et de sympathie si sincère qu’on est tout prêt à s’y réjouir de nos succès de Lutzen ; on me les fait raconter, on les écoute avec intérêt. Je suis heureux de retrouver ce sentiment de la patrie parmi ceux auxquels j’appartiens par tant de liens indissolubles. J’espère les divisions de parti prêtes à s’effacer pour se fondre dans le seul intérêt de la gloire du pays ; puisque déjà les jeunes gens veulent le servir, il faudra bien que les parens se résignent à l’aimer. Il n’est pas jusqu’à ta tante, la duchesse de Gerves, qui ne se soit un peu adoucie pour nous ; à mon dernier voyage à Paris, elle m’avait tourné le dos sans vouloir même apercevoir ma révérence, il y ; a un grand progrès cette fois-ci : elle a daigné me complimenter sur mon nouveau grade, car je suis nommé général ; tu t’en réjouiras ! autant que moi. J’avais fait annoncer à l’impératrice le colonel de Bauréal arrivant de l’armée ; elle m’a reçu, a lu ses lettres et m’a qualifié de général. Je n’avais nulle envie de renouveler la plaisanterie d’où date ma fortune militaire ; mais je souriais intérieurement de l’occasion qui s’en représentait, lorsque avant de me congédier elle m’a complimenté sur le nouveau grade obtenu par ce qu’elle a bien voulu appeler ma belle conduite à Lutzen. Je lui ai dit l’apprendre de sa bouche. Elle m’a lu alors une phrase de la lettre de l’empereur, trop flatteuse pour que j’ose la répéter, même à toi ; mais elle est gravée dans mon cœur, et je la mériterai par la suite, si je ne la mérite pas encore. Je ne ferai pas du stoïcisme avec toi, mon cher Henri ; ce succès me comble de joie. J’aime mon métier avec passion ; je pourrai m’y livrer sur une plus grande échelle, et puis nous autres, amans de la gloire, nous nous complaisons, il le faut bien avouer, dans tous les hochets qu’elle a inventés pour nous séduire. En sortant du ministère, où l’on m’a confirmé la nouvelle donnée par l’impératrice, j’ai été acheter mes épaulettes, et je regarde complaisamment leurs étoiles en attendant l’habit brodé, déjà commandé. »

C’est dans cette situation ainsi marquée dès le début, dans les contrastes et les conflits qu’elle soulève entre le jeune gentilhomme, devenu l’un des héros de l’empire, et sa famille, sa société, imperturbables dans leurs sentimens, leurs préjugés, leurs antipathies et leurs propos d’ancien régime, que résident le mérite et l’intérêt de l’ouvrage. Comme œuvre romanesque, l’originalité, la verve, le mouvement clair et animé, l’invention et la passion y manquent ; la scène est chargée d’une foule de personnages et d’incidens qui s’embarrassent, s’obscurcissent et se refroidissent les uns les autres ; le héros lui-même, quand c’est non plus le guerrier, mais l’amoureux qui paraît, devient un peu puérilement sentimental, irrésolu, sans ardeur et sans harmonie morale. Le roman est compliqué et froid ; la physionomie historique du temps et dans l’histoire la disposition politique des âmes y apparaissent seules sous de vraies et vives couleurs.

D’habiles critiques ont fait ressortir d’une façon piquante les défauts et les insuffisances du roman. Je les reconnais comme eux ; mais je suis très touché de l’indépendance et de la fermeté d’esprit avec lesquelles Mme de Boigne a peint les fautes, je ne veux pas dire du parti, mais de la société à laquelle, elle était naturellement et elle est toujours restée attachée. Il y a des temps où il faut du courage pour dire la vérité à ses adversaires ; il y en a d’autres où il est surtout pénible de la dire à ses amis. De 1814 à 1848, l’attitude, les actes, le langage d’un grand nombre de personnes et de familles, héritières naturelles de l’ancien régime français, ont beaucoup nui, d’abord à leur propre cause, ensuite à la cause générale de la monarchie et du gouvernement libre. Ce sont là les erreurs, c’est là le mal que Mme de Boigne, dans son roman de Romuald de Bauréal, a mis en lumière. On a supposé que son attachement à la reine Marie-Amélie et à la monarchie de 1830 lui avait attiré, de la part de ce qu’on appelle le faubourg Saint-Germain, des déplaisirs qui lui avaient donné de l’humeur. Je n’ai guère aperçu, ni dans son salon la cause, ni dans son langage la trace d’une telle disposition ; j’ai vu venir souvent chez elle les personnes les plus distinguées et les plus prononcées de la société dont elle aurait eu, dit-on, à se plaindre. Je ne sais si elles en avaient voulu à Mme de Boigne de son attitude et de ses amitiés politiques ; mais il n’y paraissait pas, et elles se plaisaient à prendre leur place dans les entretiens et leur part dans les agrémens de son petit salon. Quant à Mme de Boigne elle-même, je l’ai toujours entendue s’exprimer sur l’ancien régime, sur ses idées, ses sentimens, ses souvenirs, avec respect et sympathie ; mais, quand il serait vrai qu’elle aurait été quelquefois blessée de certains procédés et de certaines paroles de salon, l’humeur qu’elle en aurait ressentie n’ôterait rien à la vérité de ses jugemens et de ses tableaux du temps qu’elle décrit. C’est de leur valeur historique que je parle, non de la disposition intime de l’auteur. Sans nul doute les opinions et les impressions politiques de Mme de Boigne sont empreintes dans son roman comme elles l’ont été dans sa vie : c’est précisément son mérite d’avoir vu clair dans son temps et dans son monde et d’avoir parlé comme elle pensait.

Comme moraliste, elle avait en elle-même et elle a mis dans son roman contemporain un autre mérite, celui de comprendre et d’apprécier avec équité des idées, des dispositions, des conduites, très diverses, souvent même contraires. Notre temps est plein de fluctuations, de perplexités et d’incohérences ; tous les systèmes, tous les instincts, tous les désirs, tous les partis, s’y sont déployés les uns en face des autres et les uns contre les autres ; nous avons assisté aux emportemens de la licence et aux excès du pouvoir absolu, non-seulement en fait, mais en principe, et dans les esprits comme dans les événemens. Nous avons connu toutes les gloires et toutes les tristesses de la guerre, tous les bienfaits et toutes les langueurs de la paix. Nous avons eu à considérer ainsi les choses sous leurs aspects les plus différens, et ces différences se sont empreintes dans l’état intérieur des âmes comme dans les destinées du pays : des esprits très distingués et très sincères ont soutenu les théories de l’absolutisme, tandis que d’autres professaient celles de la liberté démocratique ; des cœurs très généreux se sont adonnés à la passion de la grandeur nationale par la guerre, tandis que d’autres invoquaient la paix par l’accord mutuel des nations et la justice cosmopolite. La nature humaine est merveilleusement riche et flexible ; elle se prête aux ambitions, aux activités les plus dissemblables, et il suffit souvent d’une bien petite dose de vérité ou, de vertu pour satisfaire des esprits rares ou des consciences honnêtes et pour leur faire oublier tout ce qui leur manque. C’est une grande preuve de pénétration et de bon sens que de bien comprendre un tel état de la société et des âmes, et, au milieu de ce chaos, de rendre à chacun, parti ou individu, ce qui lui revient légitimement en fait d’estime et de sympathie. Mme de Boigne avait acquis, dans son observation du monde et de la vie politique, cette intelligence impartiale, et elle l’a portée dans son roman comme elle la pratiquait dans son salon.

La Maréchale d’Aubemer n’est point un roman contemporain ; ; l’auteur a eu raison de l’appeler nouvelle du dix-huitième siècle ; c’est bien en effet au XVIIIe, siècle qu’elle appartient. Mme de Boigne n’était pas précisément de ce temps-là ; née en 1780, c’est dans l’époque révolutionnaire et ses diverses phases que s’est passée sa vie, et qu’elle a pu penser et écrire d’après ses observations et ses impressions propres ; elle n’a connu le XVIIIe siècle que par conversation et tradition, traditions récentes, conversations vivantes, mais qui n’avaient pour elle rien d’immédiat et de personnel. Aussi n’y a-t-il dans la Maréchale d’Aubemer rien d’historique ni de politique ; c’est un roman de mœurs qui peint la société mondaine et domestique du XVIIIe siècle, sans aucun lien avec les événemens et les passions publiques du temps. Comme peinture de mœurs et dans cette sphère plus limitée, la Maréchale d’Aubemer est une œuvre plus harmonieuse et plus intéressante qu’une Passion dans le grand monde ; les personnages sont peu nombreux, les incidens naturels et pris dans le cours ordinaire de la vie. C’est la légèreté, la frivolité, l’absence de principes, les intrigues de salon et de boudoir, la rouerie masculine et féminine de la société élégante du XVIIIe siècle, mises en contact et en contraste avec les principes sains, les sentimens sérieux, les mœurs simples, les habitudes vertueuses d’une charmante jeune femme, élevée loin de Paris par une mère honnête et pieuse, et qui, venue à Paris avec un mari médiocre et sot, s’y amuse sans perdre ses modestes vertus, exerce peu à peu autour d’elle sans la chercher, sans presque y penser, une influence qui surmonte les vices de ceux qui l’approchent, les périls de sa propre situation, et après la mort accidentelle de son mari finit par un second mariage dont un amour mutuel et éprouvé fera certainement sortir un heureux et exemplaire ménage. Gudule de Saveuse et sa tante, la maréchale d’Aubemer, grande dame blasée et ennuyée, qui reçoit sa nièce à Paris d’abord par pure convenance, pour l’introduire dans le monde, et qui bientôt la prend, non sans surprise, dans une amitié presque respectueuse, sans que la dignité de l’âge et du rang en souffre, ce sont là les deux figures autour desquelles tourne ce petit roman. Elles sont très diverses au début : accoutumée au défaut de principes, à l’empire des passions et des fantaisies, aux mœurs si peu morales de son temps, la maréchale d’Aubemer les voit sans en être choquée, presque sans les remarquer et comme la condition naturelle de la société élégante. Elle y porte pourtant plus de laisser-aller que de goût ; elle a un esprit juste, des instincts droits et délicats qui lui font sentir que ce n’est pas là le bon état de la nature humaine, de la vie humaine, de la société humaine. La vertu sereine, harmonieuse, doucement ferme et confiante de sa jeune nièce la frappe, lui plaît, lui ouvre, pour ainsi dire, un horizon plus pur et plus sûr dans lequel elle entre avec satisfaction, et ces deux personnes parties de points si éloignés finissent par se comprendre et s’unir intimement pour leur bonheur et leur honneur moral mutuels.

Pour ceux qui ont connu Mme de Boigne, il est impossible de ne pas voir qu’elle s’est placée elle-même dans l’un et l’autre de ses romans, sans doute avec le ferme dessein d’y être reconnue, car indépendamment des ressemblances d’esprit et de caractère entre la personne réelle et les personnes romanesques la similitude des situations y est affichée. Dès les premières pages d’une Passion dans le grand monde, on rencontre une tante du héros, Romuald de Bauréal. On est un peu tenté de s’étonner de son nom, elle s’appelle Mme Romignère, mais l’explication ne se fait pas attendre, l’un des amis de Romuald écrit à un autre : « Mme Romignère était chanoinesse de Remiremont ; elle s’appelait la comtesse Gertrude de Bauréal et avait pour son nom une passion qui n’est plus de ce siècle. Son seul chagrin était que la fortune de sa maison ne fût plus à la hauteur de son illustration ; les deux derniers ducs de Bauréal ayant dilapidé leur patrimoine, le moment pouvait arriver où il serait peut-être indispensable de vendre l’antique château de Bauréal, et la comtesse Gertrude n’y pensait pas sans frémir. Elle était parfaitement belle, très spirituelle, fort aimable, et avait inspiré de grandes passions ; elle passait même pour avoir partagé celle d’un homme très agréable, mais dont le nom ne lui avait pas paru digne de s’allier au sien. Ce chagrin de cœur, ou, si vous voulez, de vanité, l’avait décidée à prendre la prébende de Remiremont. M. Romignère, financier immensément riche, homme de capacité et d’un esprit assez délicat pour apprécier les agrémens de la comtesse Gertrude, vivait dans sa société intime, et l’adorait fort à distance depuis nombre d’années. Je ne sais quelles conventions se firent entre eux ; mais au grand étonnement du monde et de sa famille la comtesse Gertrude, alors âgée de trente-cinq ans, annonça avec sa hauteur accoutumée qu’elle épousait M. Romignère, qui avait près de soixante ans et était très valétudinaire. Il avait offert de prendre le nom d’une terre titrée dont il était propriétaire mais elle avait refusé avec dédain. En revanche le contrat de mariage révéla qu’il lui assurait tout son bien. Mme Romignère a toujours comblé son mari d’égards et lui a témoigné grande affection ; elle a continué à recevoir la société la plus élevée, et l’a forcée à entourer M. Romignère de respect par la déférence qu’elle lui montrait. Il fut arrêté pendant la terreur, il dut la vie et la conservation de sa fortune au courage et à l’intelligence déployés par sa femme ; mais sa santé, déjà si frêle, fut tout à fait perdue ; il traîna encore quelques années, et la laissa veuve et très affligée de sa perte. Des parens éloignés de M. Romignère voulurent réclamer sa succession, ils intentèrent un procès ; lorsqu’on annonça à Mme Romignère qu’elle l’avait gagné, elle se borna à dire : « Il aurait été par trop dur de s’appeler Romignère pendant quarante ans pour ne rien laisser à la maison de Bauréal. »

D’après le titre de la Maréchale d’Aubemer, le lecteur ne s’attend pas à retrouver là Mme Romignère : ce n’est pas la même aventure, ni par la même cause ; mais la situation est analogue, et si elle n’aboutit à la même fin, elle révèle la même personne. « Le baron d’Élancourt, veuf et retiré du service, habitait une terre éloignée de la capitale. Il crut faire un acte de sagesse en nommant un homme d’affaires, dont l’intégrité ne lui était pas douteuse, tuteur de ses deux filles. En chargeant M. Duparc de gouverner leur fortune et de disposer de leur sort, il avait stipulé qu’elles demeureraient au couvent jusqu’au jour de leur mariage ; l’aînée atteignait sa dix-neuvième année lorsque M. Duparc lui présenta M. Dermonville comme aspirant à sa main. L’ennui du couvent ne lui permit pas d’hésiter ; elle épousa M. Dermonville, au grand mécontentement de sa famille, qui n’avait pas été consultée. Le public en général blâma ce mariage ; on trouvait que Mlle d’Élancourt, fille de qualité, alliée aux premières maisons de France, possédant 30,000 livres de rente et une beauté fort remarquable, ne devait pas épouser un homme de quarante-cinq ans, dont la seule distinction se bornait à une très grande fortune : on aurait pu ajouter beaucoup de bon sens et un heureux caractère ; mais ce sont de ces avantages dont on tient peu état dans le monde, et le bruit courut que M. Duparc avait vendu la jeune et charmante Emilie d’Élancourt à beaux deniers comptans. M. Dermonville entoura sa femme d’un grand luxe, établit sa maison sur un pied très élégant, et elle devint l’arbitre de la mode, sorte d’importance qui absorbe au début de la vie et ne laisse pas aux regrets le temps de se former. Emilie paraissait donc très satisfaite dans les liens d’une union disproportionnée pour l’âge et la naissance. »

Que Mme Dermonville, si elle avait été une personne réelle, eût été ou non satisfaite de son lot dans la vie, Mme de Boigne ne l’était pas pour elle. Dans le roman, M. Dermonville meurt, laissant sa femme maîtresse de son sort et d’une immense fortune qu’il lui lègue tout entière. Pour le coup, ce n’est pas à un bourgeois et à un financier que Mme de Boigne remarie son héroïne ; elle se donne la satisfaction de faire enfin, sur la tête de Mme Dermonville veuve, un grand mariage. « Aussitôt que les convenances le permirent, elle épousa le duc d’Aubemer. Cette union, fondée sur l’affection, la confiance et l’estime réciproques, aurait été parfaitement heureuse, si la privation d’enfans n’y avait apporté quelque regret ; elle durait depuis dix ans lorsqu’une fluxion de poitrine, gagnée en commandant une manœuvre, emporta le duc, devenu maréchal d’Aubemer. Longtemps la maréchale fut abîmée dans ses regrets ; le temps ayant émoussé sa douleur, elle reprit dans la société du grand monde la place brillante qu’elle y occupait avec un si profond ennui. »

Je laisse là la similitude extérieure des destinées ; je regarde plus avant, et dans les deux personnes dont Mme de Boigne a fait les personnages originaux de ses deux romans, je retrouve les traits caractéristiques de ce qu’elle était elle-même par sa nature ou par sa volonté et de ce qu’elle avait envie d’être. Dans Gertrude de Bauréal, devenue Mme Romignère, elle s’est complu à peindre Adèle d’Osmond épousant sans hésiter, pour refaire la fortune de sa famille, un vieux soldat, naguère bourgeois, devenu riche dans l’Inde et comte à Turin ; ce fut elle-même, dit-on, qui désira ce titre pour lui et pour elle. « Quand on m’annonçait quelque part, disait-elle, c’était si court, madame de Boigne. » Et dans cette situation si froidement choisie, au milieu des préjugés et des passions de l’ancienne société française qui était la sienne, Mme Romignère, de 1813 à 1820, déploie, pour les idées, les sentimens, les œuvres de la société nouvelle où elle est entrée, la même liberté, la même équité d’esprit, le même bon sens philosophique et la même sagesse pratique dont Mme de Boigne avait fait et faisait preuve depuis 1804 dans une situation semblable. Dans la Maréchale d’Aubemer, c’est à une autre époque, au milieu de l’ancien régime seul, et de l’ancien régime aristocratique, que Mme de Boigne place sa principale figure ; mais là aussi c’est elle-même qui apparaît sous un autre aspect. Elle était bien en effet du temps et de la société qu’elle met en scène ; elle en avait toutes les élégances, tous les dédains, toutes les complaisances pour ses propres désirs et ses propres fantaisies, tout le laisser-aller moral au sein de toutes les facilités et de tous les agrémens de la vie. En même temps elle sentait l’insuffisance et le vide de cet état de ses entours et d’elle-même ; il y avait du doute et de l’ennui dans son âme ; elle était plus sérieuse et plus sensée que le monde où elle plaçait la personne dont elle faisait son image. Et pourtant, si la maréchale d’Aubemer sort de ce monde superficiel, factice et brillant, elle le regrettera : grâce à son bon sens, à sa liberté et à sa fermeté d’esprit, elle s’adaptera très convenablement au monde nouveau, plus naturel et plus fort, où la jetteront les événemens. Elle en tirera habilement parti pour la sûreté et l’agrément de sa vie ; mais elle ne s’y assimilera point, elle n’adoptera pas effectivement les idées, les sentimens, les instincts, les goûts, les espérances et les confiances de la société nouvelle qui se développe et s’étend partout autour d’elle. Dans le secret de son âme elle restera de cet ancien régime dont elle a compris la fragilité, dont elle n’espère pas le retour, mais avec lequel elle a vu disparaître les avantages et les plaisirs des belles situations natives et toutes faites, et dont la chute a voué toutes les personnes à la nécessité du mérite comme toutes les classes à celle du travail.

Dans les temps de révolution sociale, c’est un spectacle curieux et instructif, quand on y regarde de près, que celui du retentissement et des effets correspondans que produisent dans une seule âme et une seule vie les mouvemens et les transformations de la société elle-même. C’est là qu’on voit à quel point l’homme est une cire flexible et molle qui se prête à tous les états divers, à tous les coups du monde extérieur, et en reçoit toutes les empreintes. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’empire des milieux. J’ai reconnu et suivi pas à pas cet empire dans la vie et le caractère, de Mme de Boigne. Pourtant, sous cette surface ondoyante, comme dit Montaigne, j’ai reconnu aussi en elle quelque chose de permanent, d’identique et de fixe, qui a résisté et survécu à toutes les influences du dehors et à toutes les vicissitudes de la destinée. C’est que la personne humaine ne se transplante et ne se transforme jamais tout entière ; c’est qu’elle est un être réel, intelligent et libre, qui tient de sa nature individuelle, de son origine, de sa propre pensée et de sa propre volonté une grande part de ce qu’il devient à travers les événemens qu’il subit, et qui le modifient sans jamais disposer tout à fait de lui ni le changer complètement, et sans l’affranchir, de la responsabilité qui s’attache à l’intelligence et à la liberté.


GUIZOT.

Val-Richer, septembre 1867.

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. ii, p. 242.