Michel Lévy frères, éditeurs (p. 7-12).


II

LE COUVENT


L’abbaye du Trésor dominait une des plus belles vallées de la Normandie. Ses vieux ombrages, ses longs cloîtres assom­bris par les rameaux d’anciens ceps de vignes, à grappes vertes et rares qui ne mûrissent jamais ; ses pierres Tumulaires qui marquaient dans l’enceinte du cloitre la place où gisaient les religieuses mortes ; son église humide dont quel­ques riches tapis cachaient mal la mousse qui recouvrait la base des piliers, tout enfin donnait à cette habitation l’aspect le plus triste. Mais par la même raison qu’un palais éclatant de luxe, retentisant d’accords harmonieux, où les rires et la danse semblent garants de la joie, est souvent habité par le malheur, ce couvent si triste en apparence servait d’asile à la tranquillité, aux doux intérêts de Pâme, et souvent même à la gaieté. Il y avait bien, comme partout, des sentimens d’envie, de petites jalousies et des caquets presque autant qu’à la cour ; mais le dédain de la supérieure pour ces travers inséparables de l’état de société, sa tolérance pour les torts que rachetait une foi sincère, son attrait pour les idées nouvelles, offraient le vrai modèle d’une philosophie appliquée à la re­ligion, et chacune de ses sujettes cherchait à l’imiter ; car les couvents de femmes, véritables ruches d’abeilles où le tra­vail et l’ordre ont créé une monarchie pour maintenir la paix, avaient, avec les avantages d’un gouvernement immuable, les inconvénients d’une petite cour, et, comme dans les plus grands États, la reine y donnait l’exemple ou la mode des défauts ou des qualités que devaient adopter ses sujets.

L’abbesse du Trésor, trop spirituelle pour se flatter de con­versions impossibles, tâchait seulement d’appliquer les défauts inhérents au caractère féminin à des vanités innocentes ; elle avait institué des prix pour les plus blus belles broderies, pour les dentelles les plus riches, les fleurs les mieux imitées, qui devaient servir à parer les autels. Dans aucune abbaye les divins cantiques n’étaient chantés par des voix plus pures et mieux exercées. On venait de Vernon, qui était à deux lieues de là, pour entendre la grande messe et les orgues de l’abbaye du Trésor. Plusieurs religieuses, et les élèves du cou­ vent, se disputaient chaque dimanche l’honneur de soutenir les chants sacrés pas les accords de l’orgue, et il naissait de cette noble émulation un concours de musique qui formait plus d’un talent remarquable. La direction des aumônes, celle de la maison, l’éducation des élèves, étaient un moyen de plus d’employer leur orgueil. Rien n’égalait la fierté de la sœur dont la protégée remportait le premier prix ; elle en humiliait bien un peu les autres ; mais ce péché était absous par la reconnaissance de l’élève et de ses parents. Ainsi du fond de sa retraite, l’abbesse du Trésor donnait une grande leçon aux puissants de la terre en faisant servir la vanité de chacun au bonheur de tous.

Chérie de sa tante, des religieuses et deses compagnes, c’esi là que Septimanie recevait une éducation à la fois pieuse et mondaine, solide et élégante. Une gouvernante sévère, atta chée depuis longtemps à la maison des Guise, et qui n’avait jamais quitté la duchesse de Richelieu, fut chargée par le duc de surveiller sa fille et de tempérer l’indulgence que ne pou vait manquer d’avoir l’abbesse du Trésor pour une enfant aussi aimable. Madame Desormes, descendante en droite ligne d’un valet de chambre du Balâfré, avait toute la hauteur des ducs de Lorraine, et ses idées aristocratiques, en opposition continuelle avec celles de l’abbesse, lui inspiraient le désir naturel de la contrarier le plus qu’il était possible. Ainsi, lorsque la tante de Septimanie oubliait de la punir pour quel que étourderie, madame Desormes lui infligeait de son chef une pénitence sévère, l’empêchait d’aller jouer dans le jardin pendant la récréation, et la forçait à écouter pour la centième fois les grands événements de la Ligue, les états de Blois et l’assassinat de son noble aïeul.

Tout en trouvant les récits de sa gouvernante peu variés et trop longs, Septimanie n’écoutait pas sans orgueil l’histoire de la puissance et des hauts faits qui illustraient la famille de sa mère. Ce sentiment, nourri par les soins de madame Desormes, se maintint dans l’âme de mademoiselle de Riche lieu, peut-être à un plus haut degré que son père ne le voulait.

De son côté, l’abbesse entretenait souvent sa nièce des talens supérieurs et de la haute politique de leur grand-oncle, de ce cardinal-roi qui avait soumis à son pouvoir la noblesse et le trône. Ainsi Septimanie apprenait de l’une que le premier de tous les avantages est celui d’une grande naissance, et de l’autre que cet avantage était vain sans le mérite personnel et le courage de se faire valoir (nom que l’abbesse donnait à l’ambition et au despotisme de son grand-oncle).

Il naissait de ces réflexions opposées un mélange d’idées féodales et philosophiques qui régna toujours dans l’esprit de Septimanie, et lui donna cette complaisance pour les préjugés qui a tant de grâce chez les femmes, et cet enthousiasme pour les talents, la gloire, les nobles ambitions, les succès, enfin pour tout ce qui fait le romanesque de la vie. Ainsi le contraste de sa nature et de son éducation la rendait à la fois modeste, fière, inconséquente, sage, réservée et passionnée.

Le duc de Richelieu, qui sous sa frivolité apparente ne négligait pas ses intérêts de gloire et de fortune, s’était attaché à celle du maréchal de Belle-Isle, dont les talents et la volonté tenace devaient nécessairement réussir auprès d’un roi spirituel, brave et indécis.

Unis par la plus forte de toutes tes sympathies, une haine commune pour le cardinal de Fleury et M. de Maurepas, le duc de Richelieu et le maréchal de Belle-Isle se croyaient sincèrement amis, et pourtant leurs caractères, leurs goûts, leurs idées ne s’accordaient en rien, mais les ambitieux sont de si bonne foi dans leur désir de renverser l’obstacle qui les gêne, qu’ils croient aimer tout ce qui les aide à parvenir à ce but.

Jamais Septimanie ne venait passer quelques jours chez son père sans y rencontrer le maréchal et son jeune fils, le comte de Gisors. De retour au couvent, elle allait se promener avec sa tante au château de Bisy, près de Vernon et de l’abbaye du Trésor. C’était une habitation admirable appartenant au maréchal de Belle-Isle, et où il faisait élever son fils unique. Lejeune comte Louis de Gisors avait quelques années de plus que Septimanie, il était appelé à hériter dignement des avantages, du rang et de la fortune de son père. Il avait de plus une figure charmante, et annonçait déjà toutes les qualités qui depuis l’ont fait distinguer.

L’abbesse du Trésor jugea, dans son intérêt pour son frère et sa nièce, qu’un mariage entre les enfans des deux amis serait le meilleur moyen d’éterniser l’union de leurs familles et de servir les vues particulières du duc de Richelieu. Dès lors, croyant agir selon ses devoirs de sœur et de tante, l’abbesse, loin de combattre le sentiment qui devait naître d’une amitié d’enfance entre deux êtres également aimables, entretint dans le cœur de sa nièce une préférence marquée pour 1e jeune comte de Gisors.

Cette préférence était déjà le sujet de toutes les conversations de Septimanie avec sa compagne favorite, mademoiselle Laurette de Poligny.

— Quoi ! vraiment, disait cette dernière, il te donne un bouquet toutes les fois que tu vas à Bisy ?

— Non-seulement un bouquet, répondit Septimanie, mais une corbeille remplie des plus beaux fruits du jardin. Il vole tes ananas dans les serres pour me les offrir. Nous le trouvons toujours à cheval sur la route les jours où nous devons aller nous promener dans le parc de son père.

» — Vous saviez donc, lui ai-je dit hier, que nous devions venir ?

» — Non, m’a-t-il répondu ; la crainte de perdre un seul moment du bonheur de vous voir m’amène chaque matin sur la route, bien souvent inutilement ; mais enfin le jour arrive où je vous aperçois de loin, et je suis si content alors que j’oublie tout le temps que j’ai attendu vainement et la mau­vaise humeur de mon gouverneur, que ma promenade sur la même route ennuie à la mort.

» Que penses-tu de cela ?

Et Laurette, que trois années de plus que son amie ren­daient déjà rêveuse, pensait que le jeune Louis était amoureux.

Cette idée se changea bientôt en certitude, et c’est dans cette douce croyance que s’éleva labelle Septimanie. Privée dès l’enfance des caresses de sa mère, de ces douces émotions d’une chaste tendresse, sa première affection fut l’amour. Elle s’y livra avec la confiance d’un enfant qui a besoin d’être aimé, de sentir l’objet d’une passion vive et sincère, inalté­rable, telle que le dévouement d’une mère. Cette tendresse maternelle que la mort lui avait ravie, ce bonheur qui lui manquait, elle le demandait à tout ce qui lui ressemble.

Cependant elle était l’orgueil de son père et son attachement pour elle l’emportait sur tous ses autres sentimente. La duchesse de Lauraguais qui régnait alors sur lui, ou plutôt qui était son heureuse esclave, ne dut l’honneur de se con­sacrer si longtemps à lui qu’à l’attachement et à l’admiration qu’elle avait pour Septimanie. Rien n’était à difficile à con­cilier que le respect, la tendresse du duc de Richelieu pour sa fille avec l’habitude qu’il conservait, en dépit de son âge, de chercher à séduire toutes les femmes qui lui plaisaient ; habitude qui le rendait sans cesse le héros des aventures les plus scandaleuses, et mettait sa conduite en contradiction frappante avec les principes de vertu qu’il voulait inspirer à sa fille. Mais plus il avait détruit de réputations, plus il portait d’estime à celles qui restaient intactes. Son orgueil paternel rêvait pour Septimanie une supériotité dont il avait rencontré peu d’exemples : celle d’être à la fois belle, spirituelle, brillante et sage.