La Comtesse d’Albany
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 589-625).
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LA
COMTESSE D’ALBANY

II.
LA REINE D’ANGLETERRE ET VICTOR ALFIERI.

Die Gräfin von Albany, von Alfred von Reumont, 2 vol. Berlin 1860.

La comtesse d’Albany s’était installée à Paris avec Victor Alfieri à la fin de l’année 1787. On a vu l’espèce d’humiliation morale que lui infligea la Providence. La duchesse Charlotte entrant dans la maison de Charles-Édouard, l’enfant abandonnée venant au secours de l’époux abandonné, la fille naturelle remplaçant la femme légitime et exerçant auprès du vieillard sa pieuse et salutaire influence, c’étaient làdes contrastes qui devaient péniblement frapper la fière comtesse. Nous ne faisons pas ici de vaines conjectures ; Mme d’Albany avait l’âme trop haute pour ne pas sentir tout ce que cette situation offrait de poignant. Ce fut, bien autre chose encore lorsque la duchesse Charlotte, après avoir rallumé une étincelle dans le cœur éteint du héros, lui ferma si doucement les yeux et le suivit au fond de la tombe. Ce suprême épisode avait dès lors sa signification tout entière, et les termes dont se sert Alfieri, si incomplets qu’ils soient, prouvent assez que rien n’avait échappé à la con cience coupable,. « elle ne fut pas, dit-il, médiocrement atteinte. » Et moi, continuant l’image employée par le poète, je dis que la comtesse d’Albany sentit ce jour-là sur son cœur la pointe de ce glaive invisible dont parle l’Évangile ; mais elle était fille de son siècle, et on la vit se révolter à sa manière. Elle adopte désormais un nouveau genre de vie : soit qu’elle veuille s’étourdir elle-même, soit qu’elle essaie de se réhabiliter à ses propres yeux, ou plutôt excitée à la fois par ces deux sentimens si contraires, elle se décide à ne plus cacher son amour, elle le. proclame, elle en triomphe et prétend le faire respecter de tous en devenant l’inspiratrice d’un génie qui sans elle n’existerait pas. « Toi seule es la source de ma poésie et de mon inspiration ; ma vie ne date que du jour où elle s’est confondue avec ta vie. » Ces mots que lui adressait Alfieri dans sa dédicace de Myrrha vont devenir la règle, non-seulement de son cœur, mais de son existence publique. Jusque-là, elle s’enfermait dans la retraite, et cette pudeur de l’amante s’accordait parfaitement avec la sauvagerie du poète. Maintenant plus de réserve, elle a pris son parti. Si la duchesse Charlotte a réhabilité dans Charles-Edouard le héros d’autrefois, la comtesse Louise fera mieux encore : elle va susciter un grand poète. Et ce n’est point assez de l’inspirer, elle vaincra sa misanthropie, elle le fera sortir de sa retraite, elle le prendra par la main, et en le présentant au monde entier, il semblera qu’elle dise, comme une fille de Jean-Jacques : « Voilà mon œuvre, condamnez-moi si vous l’osez ! »

Pourquoi donc ne l’épouse-t-elle pas ? M. de Reumont, occupé seulement des faits matériels de son histoire, et qui en laisse de côté toute la partie psychologique et morale, ne s’inquiète pas de répondre à cette question ; je trouve pourtant dans les documens qu’il nous fournit des indications dont le sens est assez clair. La comtesse, avec toute sa grâce, avait une singulière hauteur. Infidèle à Charles Stuart, elle était fidèle à son titre de reine. Malgré sa fuite de Florence en 1780, malgré le refus qu’elle avait opposé en 1784 aux offres de réconciliation transmises par le roi de Suède, elle se disait toujours reine d’Angleterre, et tous les gens attachés à son service, tous ceux à qui elle pouvait donner des ordres, étaient tenus de la traiter comme telle. Un diplomate anglais que nous avons déjà cité, sir William Wraxall, la visita en 1788 dans son hôtel de la rue de Bourgogne (elle venait de s’y établir après avoir quitté sa première résidence de la rue du Montparnasse), et voici le tableau qu’il trace de son intérieur : « Il y a dans une des salles un trône magnifique revêtu d’un dais et couronné des armes de la Grande-Bretagne. Toute l’argenterie, jusqu’aux cuillers, est ornée des mêmes armes… Une nombreuse compagnie d’hommes et de femmes, composée surtout de Français et d’Anglais, était rassemblée dans ses salons. Toutes ces personnes lui donnaient simplement le titre de comtesse d’Albany, mais les gens de service l’appelaient toujours majesté. Il existe dans le voisinage un couvent où la comtesse a l’habitude de se rendre les dimanches et à certains jours de fête ; les religieuses de ce couvent ne manquent jamais de la recevoir avec les honneurs dus aux souverains. » La reine légitime de la Grande-Bretagne ne voulait pas déroger en épousant, même de la main gauche, un simple gentilhomme piémontais, si grand poète qu’il pût être, et toutefois, fière de ce poète qu’elle avait inspiré, elle unissait son existence à la sienne, s’inquiétant peu de jeter un défi aux lois morales, et croyant réparer tout par l’enthousiasme de l’art. N’oubliez pas ces contradictions, ce mélange de passion et d’orgueil, ces troubles du cœur, combinés avec les vanités de l’esprit, n’oubliez pas surtout le douloureux aiguillon que lui laissa au fond de l’âme la mort de Charles-Edouard et de sa fille, si vous voulez deviner, sous la sérénité apparente de la comtesse, les inquiétudes de sa conscience et les égaremens de sa vie.

La comtesse d’Albany, reine d’Angleterre, demeure donc à Paris avec Alfieri son amant. Des affaires de famille, des intérêts d’argent à régler l’ont obligée à faire ce voyage ; Alfieri en profite pour faire imprimer ses œuvres chez Didot, et la comtesse, commençant à réaliser ses projets, ouvre ses brillans salons, où elle va présenter son poète à l’Europe. La veuve de Charles-Edouard en effet ne tarda pas à être en relation avec toute l’aristocratie de son temps. À côté des grands seigneurs de la cour, à côté des hauts dignitaires de l’état, tels que les Necker, les Montmorin, les Malesherbes, on voyait chez la comtesse d’Albany les représentans des puissances étrangères : c’était le nonce du pape, Mgr Dugnani, c’était le comte Mercy d’Argenteau, ambassadeur de l’empire d’Allemagne, le marquis de Cordoa, ambassadeur de Sardaigne, le comte de Salmour, chargé d’affaires de Saxe, le baron de Staël-Holstein, ministre de Suède, avec sa jeune femme, qui était déjà l’honneur des salons de Paris, et qui venait d’inaugurer sa gloire littéraire par ses Lettres sur Jean-Jacques.

Mme de Staël, dès les premiers jours, se lia d’amitié avec la comtesse, et lui resta fidèle jusqu’à la fin. La bibliothèque de Montpellier possède plusieurs lettres adressées par l’auteur de Corinne à sa chère souveraine, comme elle l’appelle, et qui sont datées presque toutes des dernières années de sa vie. Il y en a une surtout, relative au retour de l’île d’Elbe, qui mérite d’être citée. Ici, à la date oui nous sommes, c’est dans les œuvres mêmes de Mme de Staël qu’il faut chercher la trace de ses rapports avec Mme d’Albany. Ne pensait-elle pas à Alfieri, ou plutôt ne surprend-on pas un écho de ses conversations avec le poète impatient du joug, lorsqu’elle écrit ces mots dans son livre de la Littérature : « Si la liberté s’établissait en Italie, il est hors de doute que tous les hommes qui indiquent actuellement des talens distingués les porteraient beaucoup plus loin encore ? Mais une nation chez laquelle la pensée a si peu d’indépendance et l’émulation si peu d’objet peut-elle avoir toute sa valeur ? » Elle exprime la même pensée plus loin et l’applique expressément à Victor Alfieri au sujet de l’art dramatique. Comment M. de Reumont, si empressé à recueillir tout ce qui concerne ses héros, à rassembler sur eux jusqu’aux plus insignifians témoignages, a-t-il pu oublier cet épisode ? J’aperçois ici une des preuves les plus curieuses du rôle que jouait la comtesse auprès du poète, de la protection dont elle le couvrait, du soin avec lequel elle éveillait pour lui les sympathies et préparait sa gloire. Mme de Staël aime la comtesse d’Albany et voudrait bien placer le nom de son protégé dans les tableaux qu’elle trace à grands traits de la littérature universelle ; Alfieri toutefois, on le sent bien, lui plaît médiocrement : cette inspiration heurtée, saccadée, cette langue haletante, ces traces partout visibles d’un laborieux et douloureux effort, cette espèce de fureur mêlée à ce qu’il y a de factice, et, il faut bien le dire, de superficiel dans maintes créations du poète, tout cela ne devait guère séduire l’improvisatrice éloquente qui allait bientôt admirer à cœur ouvert la puissance de Goethe et l’enthousiasme de Schiller. Que fera-t-elle ? Il faut qu’elle nomme Alfieri, la justice le veut, et Mme d’Albany en sera heureuse ; elle le nomme donc, mais non pas auprès des quatre souverains de l’art auxquels Alfieri pense sans cesse, elle le nomme auprès de Métastase, et elle rejette, comme tout à l’heure, sur les mauvaises influences de l’époque, les fautes qu’elle est obligée de lui reprocher. « Une question, dit-elle, me reste à examiner. Les Italiens ont-ils poussé très loin l’art dramatique dans leurs tragédies ? Malgré le charme de Métastase et l’énergie d’Alfieri, je ne le pense pas. Les Italiens ont de l’invention dans les sujets et de l’éclat dans les expressions ; mais les personnages qu’ils peignent ne sont point caractérisés de manière à laisser de profondes traces, et les douleurs qu’ils représentent arrachent peu de larmes. C’est que, dans leur situation politique et morale, l’âme ne peut avoir son entier développement ; leur sensibilité n’est pas sérieuse, leur grandeur n’est pas imposante, leur tristesse n’est pas sombre. Il faut que l’auteur italien prenne tout en lui-même pour faire une tragédie, qu’il s’éloigne entièrement de ce qu’il voit, de ses idées et de ses impressions habituelles, et il est bien difficile de trouver le vrai de ce monde tragique alors qu’il est si distant des mœurs générales. » Mme de Staël craint d’avoir été trop sévère, et aussitôt, pour atténuer ses paroles, elle signale au moins une passion, la vengeance, que les Italiens savent exprimer avec force, et celui de tous, ajoute-t-elle, qui l’a le mieux représentée sur la scène, c’est Alfieri dans sa Rosemonde.

Plus tard, après la mort d’Alfieri, Mme de Staël l’appréciera d’une façon plus précise et plus juste. Mieux initiée au développement de ses œuvres, balançant les mérites et les défauts du poète, elle prononcera, par la bouche de Corinne, ce jugement si vrai, si parfaitement équitable, que M. Villemain développera un jour avec tant de richesse et d’art en ses éloquentes leçons sur le XVIIIe siècle :


« Alfieri, par un hasard singulier, était pour ainsi dire transplanté de l’antiquité dans les temps modernes ; il était né pour agir, et il n’a pu qu’écrire : son style et ses tragédies se ressentent de cette contrainte. Il a voulu marcher par la littérature à un but politique : ce but était le plus noble de tous sans doute ; mais n’importe, rien ne dénature les ouvrages d’imagination comme d’en avoir un. Alfieri, impatienté de vivre au milieu d’une nation où l’on rencontrait des savans très érudits et quelques hommes très éclairés, mais dont les littérateurs et les lecteurs ne s’intéressaient pour la plupart à rien de sérieux, et se plaisaient uniquement dans les contes, dans les nouvelles, dans les madrigaux, Alfieri, dis-je, a voulu donner à ses tragédies le caractère le plus austère. Il en a retranché les confidens, les coups de théâtre, tout, hors l’intérêt du dialogue. Il semblait qu’il voulait ainsi faire faire pénitence aux Italiens de leur vivacité et de leur imagination naturelle. Il a pourtant été fort admiré, parce qu’il est vraiment grand par son caractère et par son âme, et parce que les habitans de Rome surtout applaudissent aux louanges données aux actions et aux sentimens des anciens Romains, comme si cela les regardait encore. Ils sont amateurs de l’énergie et de l’indépendance, comme des beaux tableaux qu’ils possèdent dans leurs galeries. Mais il n’en est pas moins vrai qu’Alfieri n’a pas créé ce qu’on pourrait appeler un théâtre italien, c’est-à-dire des tragédies dans lesquelles on trouvât un mérite particulier à l’Italie, et même il n’a pas caractérisé les mœurs des pays et des siècles qu’il a peints. Sa Conjuration des Pazzi, Virginie, Philippe II, sont admirables par l’élévation et la force des idées ; mais on y voit toujours l’empreinte d’Alfieri, et non celle des nations et des temps qu’il met en scène. Bien que l’esprit français et celui d’Alfieri n’aient pas la moindre analogie, ils se ressemblent en ceci que tous les deux font porter leurs propres couleurs à tous les sujets qu’ils traitent… Les Italiens aiment passionnément les beaux-arts, la musique, la peinture et même la pantomime, enfin tout ce qui frappe les sens. Comment se pourrait-il donc que l’austérité d’un dialogue éloquent fût le seul plaisir théâtral dont ils se contentassent ? C’est en vain qu’Alfieri, avec tout son génie, a voulu les y réduire… Loin de diminuer sur le théâtre italien les plaisirs de l’imagination, il me semble qu’il faudrait au contraire les augmenter et les multiplier de toutes les manières. Le goût vif des Italiens pour la musique et pour les ballets a grand spectacle est un indice de la puissance de leur imagination et de la nécessité de l’intéresser toujours, même en traitant les objets sérieux, au lieu de les rendre encore plus sévères qu’ils ne le sont, comme l’a fait Alfieri. »


Voilà le langage de la critique, ainsi parle un écrivain maître de sa pensée et des ressources de son art. Lorsque Mme de Staël publiait en 1801 son livre de la Littérature, Alfieri vivait encore, et elle se souvenait des conversations qu’elle avait eues avec la comtesse d’Albany, en 1788, dans son hôtel de la rue de Bourgogne. à la bienveillance de l’intention, à un certain embarras du style, on devine aisément que, sans sacrifier ses sentimens littéraires, elle est heureuse de lui apporter un suffrage qui réjouira son cœur.

Mme de Staël n’est pas le seul écrivain de ce temps-là que la comtesse d’Albany ait intéressé à la gloire de son amant. Un grand nombre des hommes de lettres de l’époque fréquentait ses salons. Une lettre de Beaumarchais, publiée ici même pour la première fois[1], nous apprend qu’au mois de février 1791 l’auteur de Figaro lut son drame de la Mère coupable devant les hôtes de la comtesse. Qu’on nous permette de reproduire ce curieux billet, il appartient aussi à notre histoire. Le biographe de Beaumarchais l’a cité parce qu’il y trouve avec raison un résumé assez vif des qualités et des défauts de son style ; nous y découvrons aujourd’hui un intérêt d’un autre genre, et ce témoignage des relations de la comtesse d’Albany avec les principaux représentans des lettres françaises au moment de la révolution doit être mis particulièrement en lumière. Voici donc ce que Beaumarchais écrivait à la veuve de Charles-Edouard le 5 février 1791 :


« Paris, ce 5 février 1791.

« Madame la comtesse,

« Puisque vous voulez entendre absolument mon très sévère ouvrage, je ne puis pas m’y opposer ; mais faites une observation avec moi : quand je veux rire, c’est aux éclats ; s’il faut pleurer, c’est aux sanglots. Je n’y connais de milieu que l’ennui.

« Admettez donc qui vous voudrez à la lecture de mardi, mais écartez les cœurs usés, les âmes desséchées, qui prennent en pitié ces douleurs que nous trouvons si délicieuses. Ces gens-là ne sont bons qu’à parler révolution. Ayez quelques femmes sensibles, des hommes pour qui le cœur n’est pas une chimère, et puis pleurons à plein canal. Je vous promets ce douloureux plaisir, et suis avec respect, madame la comtesse, etc.,

« BEAUMARCHAIS. »


Beaumarchais, Mme de Staël, voilà des noms assez brillans parmi ces lettrés de la France à qui Mme d’Albany s’efforçait de rendre chères la personne et les œuvres d’Alfîeri. Ne serait-ce pas le même motif qui lui fait entreprendre le voyage de Londres en 1791 ? « Je voulais voir, dit Alfieri, si je ne trouverais pas ailleurs un asile plus paisible et plus sûr. De son côté, mon amie désirait visiter l’Angleterre, le seul pays un peu libre qu’il y ait au monde. » Si tel est l’unique désir de la comtesse, on ne comprend pas qu’après six mois de séjour dans ce pays privilégié, les deux voyageurs s’empressent de revenir à Paris au moment même où la révolution devient de plus en plus menaçante, au moment où l’assemblée législative est à son poste et commence l’assaut de la vieille monarchie. Des intérêts pécuniaires à surveiller en France ne sont pas une suffisante explication. La comtesse d’Albany va visiter l’Angleterre par curiosité, par désir de s’instruire, et aussi, je n’en saurais douter, parce qu’elle cherche à étendre la célébrité de son poète, parce qu’elle veut continuer à Londres ce qu’elle a commencé à Paris. La tentative réussit peu, la société anglaise lui déplaît ; son voyage dès lors n’a plus de but, et sans tarder elle revient en France. Soyez sûr que si elle n’eût demandé à l’Angleterre qu’un refuge, au sein de la liberté, elle y fût demeurée plus longtemps, car cette liberté est précisément la seule chose qui lui ait paru digne d’éloge sur le sol de la Grande-Bretagne ; mais non, le goût des libres institutions anglaises n’occupait qu’une place très secondaire dans sa pensée : elle était tout entière à son amour pour Alfieri, elle s’efforçait d’idéaliser l’équivoque situation qu’elle avait prise » elle se préparait une royauté dans les domaines de la poésie, et, assurée par son rang des relations, les plus brillantes, elle voulait en faire profiter la gloire de l’homme sur qui reposait l’immortalité de son nom. N’oubliez pas qu’à cette époque même l’auteur de Marie Stuart compose cette autobiographie intitulée simplement Vie d’Alfieri, et dans laquelle la donna gentilissima, l’amata, l’adorata donna, est glorifiée avec une ardeur si chaste, et presque dans le langage des mystiques. La comtesse d’Albany eût voulu que l’auteur de ces pages réparatrices fût admiré de l’Europe entière.

Sans cette préoccupation, honorable et touchante à mon avis, puisqu’elle atteste une sorte d’inquiétude intérieure et un effort pour se relever, on ne s’expliquerait point certain épisode de son voyage en Angleterre, épisode très singulier, très inattendu, et dont Alfieri ne parle pas dans ses mémoires. Le 19 mai 1791, la comtesse d’Albany fut présentée au roi George III et à la reine Caroline. La veuve de Charles-Edouard offrant ses hommages au successeur de Guillaume d’Orange, au représentant de cette maison de Hanovre qui avait été si impitoyable en 1748 pour les amis du prétendant, c’était là un contraste qui devait causer une étrange surprise. « La comtesse d’Albany, écrit Horace Walpole à miss Berry, n’est pas seulement à Londres, il est probable qu’en ce moment même elle est au palais de Saint-James. Ce n’est pas une révolution à la manière française qui l’a « restaurée, » c’est le sens-dessus-dessous si caractéristique de notre époque. On a vu dans ces deux derniers mois le pape brûlé en effigie à Paris, Mme Du Barry invitée à dîner chez le lord-maire de Londres, et la veuve du prétendant présentée à la reine de la Grande-Bretagne. » Il ajoute quelques jours après : « J’ai eu par un témoin oculaire des détails très précis sur l’entrevue des deux reines. La reine-veuve a été annoncée sous le titre de princesse de Stolberg. Elle était vêtue fort élégamment, et ne parut pas embarrassée le moins du monde. Le roi parla beaucoup avec elle, mais seulement de son voyage, de la traversée, et d’autres choses générales. La reine lui parla aussi, mais moins longtemps. Elle se trouva placée ensuite entre deux des frères du roi, le duc de Glocester et le duc de Clarence, et eut avec eux une longue conversation. Il paraît qu’elle avait connu le premier en Italie. Elle n’a point parlé avec les princesses. Je n’ai rien su du prince de Galles, mais il était présent, et probablement il ne s’est pas entretenu avec elle. La reine la regardait avec la plus sérieuse attention. Ce qui rend l’événement plus étrange, c’est qu’il y a fête aujourd’hui pour l’anniversaire de la naissance de la reine. Mme d’Albany a été conduite à l’Opéra dans la loge royale… » Trois semaines après cette présentation, le 10 juin, la comtesse assista à la séance de clôture du parlement. « Elle était, dit M. de Reumont, assise avec d’autres dames au pied de ce trône qui aurait dû appartenir à son époux par droit de naissance, et sur lequel George III portait la couronne des Stuarts. »

L’historien de Mme d’Albany ne sait comment expliquer cette incroyable fantaisie de son héroïne. « C’est malgré soi, dit-il, qu’on est obligé de signaler un tel épisode dans la vie d’une femme d’ailleurs si judicieuse et si pleine de tact. » Gardons ces scrupules pour d’autres occasions ; il y a certainement des épisodes plus fâcheux, des fantaisies plus regrettables dans l’existence de la comtesse d’Albany. Encore une fois, tout porte à croire que, pendant ce voyage d’Angleterre comme pendant son séjour en France, elle songea surtout à n’être reine que par droit de poésie, c’est-à-dire à étendre au loin ses relations et à répandre ainsi le nom, les œuvres, la gloire naissante du poète au moment même où ce poète-, élevant un monument à son amour, s’efforçait de le purifier devant l’avenir.

Il est vrai qu’elle ne rencontra point ce qu’elle cherchait. La bibliothèque du musée Fabre à Montpellier possède sur ce point de précieux renseignemens. Au milieu de tant de souvenirs de la comtesse et d’Alfieri rassemblés là par le dernier personnage de cette histoire, au milieu de ces papiers, de ces lettres, de ces documens de toute sorte, où bien des biographes ont puisé et qui conservent encore maintes curiosités inédites[2], se trouve un manuscrit d’une vingtaine de pages contenant le journal de ce voyage en Angleterre écrit de la main même de Mme d’Albany. Ce sont de simples notes, sans nulle prétention littéraire, rédigées par une femme qui connaissait assez bien notre langue, mais qui ne la maniait pas sans gaucherie. Or ce qu’il y a de plus vif et de plus original dans ces notes, imprimées aujourd’hui pour la première fois, c’est le tableau qu’elle trace de Londres et de.la société britannique. Si l’on y trouve des observations qui n’ont qu’une médiocre portée, les unes parce qu’elles sont devenues banales, les autres au contraire parce qu’elles ne répondent plus à l’état présent des choses, il n’est pourtant pas. sans intérêt de savoir comment cette reine d’Angleterre jugeait les Anglais de 1791.


« J’ai passé environ quatre mois en Angleterre et trois à Londres. Je m’étais fait une tout autre idée de cette ville. Quoique je susse que les Anglais étaient tristes, je ne pouvais m’imaginer que le séjour de leur capitale le fût au point où.je l’ai trouvé. Aucune espèce de société, beaucoup de cohues… Comme ils passent neuf mois de l’année en famille ou avec très peu de personnes, ils veulent, lorsqu’ils sont dans la capitale, se livrer au tourbillon. Aussi les femmes ne restent-elles jamais à la maison. Toute la matinée, qui commence à deux heures (car elles ne se lèvent qu’à midi, se couchant à quatre heures du matin), se passe en visites et promenades, car les Anglais ont besoin, et le climat l’exige, de faire un grand mouvement. La vapeur du charbon, l’absence continuelle du soleil, la nourriture pesante et la boisson exigent qu’on se secoue beaucoup ; encore tout cet exercice ne les préserve-t-il pas des accès de goutte qui les clouent au lit pour des mois et quelquefois pour des années, car quantité de gens sont estropiés de cette maladie, que j’attribue beaucoup à leur intempérance.

« Toutes les villes de province valent mieux que Londres : elles sont moins tristes, moins enfumées ; les maisons en sont meilleures. Comme tout paie, les fenêtres sont taxées aussi ; par conséquent, on n’a que deux ou trois fenêtres sur la rue, ce qui rend la maison étroite et incommode, et comme le terrain est extrêmement cher, on bâtit sa maison tout en hauteur. Le seul bien dont jouit l’Angleterre, et qui est inappréciable, c’est la liberté politique… Son gouvernement étant un mélange d’aristocratie, de démocratie et de monarchie, ce dernier élément, quoique très limité, est assez puissant pour faire aller la machine sans le secours des deux autres, et pas assez pour nuire au pays, car, quoique le ministre ait la majorité dans la chambre, s’il veut faire quelque entreprise nuisible à la nation, ses amis l’abandonnent, comme il arriva dans la guerre de Russie. Le peuple n’a au gouvernement que la part qu’il doit avoir, c’est-à-dire dont il est susceptible, et quoiqu’on prétende qu’il est acheté aux élections, son choix tombe sur des personnes qui ne voudraient pas se déshonorer en soutenant une mauvaise cause, nuisible à la nation et contraire à leurs propres intérêts. L’aristocratie est aussi une partie de ce gouvernement, car c’est un certain nombre de familles qui composent la chambre haute ; mais elle ne blesse pas, parce que la chambre des communes est remplie des frères de ces lords, et qu’il n’y a pas un des membres de la chambre basse qui ne puisse aspirer à devenir lord, si les services qu’il a rendus à l’état le méritent. Mais il n’y a pas de pays où chaque ordre soit plus classé qu’en Angleterre. Le peuple sent sa liberté, mais rend ce qui est dû à chacun. Ce peuple est né pour la liberté ; il y est habitué, et en respectant son supérieur il sait qu’il est son égal devant la loi. Si l’Angleterre avait eu un gouvernement oppressif, ce pays, ainsi que son peuple, serait le dernier de l’univers : mauvais climat, mauvaise terre, productions par conséquent qui n’ont aucun goût ; il n’y a que la bonté de son gouvernement qui en a fait un pays habitable. Le peuple est triste, sans aucune imagination, sans esprit même, avide d’argent, ce qui est le caractère dominant des Anglais ; il n’y en a pas qu’on ne puisse acheter avec plus ou moins de ce métal. J’attribue ce vice au besoin extrême qu’on en a dans ce pays, où, avec une fortune considérable, on est pauvre, vu les taxes énormes qu’on paie et la cherté affreuse dont sont les choses de première nécessité.

« Il me paraît que les bonnes lois de ce pays ont habitué le peuple à la justice, il m’a paru aussi qu’il défendait volontiers le faible : les enfans qui courent dans les rues n’ont jamais rien à craindre. Les Anglais aiment les femmes pour le besoin physique, mais ne connaissent pas la nécessité de vivre en société avec elles. Ils sont maris exigeans et sévères, et les femmes sont en général plus sages que dans les autres pays, parce qu’elles ont plus à risquer ; la distribution des maisons les empêche de recevoir chez elles sans que les domestiques et le mari en soient instruits ; Elles sont en général bonnes mères et bonnes femmes ; mais elles aiment le jeu, et les grandes dames aiment beaucoup la dissipation. On ne connaît pas à Londres la société particulière, ni le charme de cette société ; on vit dans sa famille, c’est-à-dire avec son mari et ses enfans, car on ne rend rien à son père ni à sa mère, au moins parmi la classe que j’ai fréquentée.

« Les Anglais ne sont capables de sentir aucun des beaux-arts, et encore moins de les exécuter ; ils achètent beaucoup de tableaux et n’y entendent rien… »


Il y a sans doute des accusations injustes dans ces notes écrites au courant de la plume ; elles contiennent aussi des détails qui ont cessé d’être exacts ; on ne saurait pourtant y méconnaître ça et là un coup d’œil sûr, un jugement net, avec une certaine ingénuité hardie qui a bien son prix et son charme. N’est-ce pas une chose piquante de voir la veuve de Charles-Edouard apprécier aussi vivement, aussi sincèrement, cette liberté politique conquise par l’Angleterre sur les ancêtres de son mari ? Montesquieu, soixante ans auparavant, avait prononcé des paroles plus cruelles à la suite de son voyage à Londres ; si Mme d’Albany signale l’avidité, l’âpreté mercantile comme le caractère dominant des Anglais, elle ne répète pas avec Montesquieu qu’ils vendraient volontiers leurs droits, elle dit qu’ils aiment à se sentir libres et qu’ils sont dignes de l’être. N’importe : cette liberté, bienfait inappréciable, cette liberté sans laquelle l’Angleterre serait le dernier pays, et le peuple anglais le dernier peuple de l’Europe, ne peut lui faire oublier ce qui manquait alors à la société britannique, la politesse des salons, la douceur d’une société d’élite, le charme des conversations gracieusement familières, tout ce qu’elle avait trouvé à Paris à la veille même de la révolution, tout ce qui la rappela bientôt en France malgré les menaces de la grande tempête.

Au mois d’octobre 1791, Alfieri et la comtesse étaient de retour à Paris. On sait qu’au milieu des luttes formidables qui tenaient le, monde en suspens, la société du XVIIIe siècle avait conservé sa physionomie ardente et légère, qu’il y avait toujours autant d’esprit dans les salons, autant d’activité dans les théâtres. La comtesse d’Albany vit ces derniers beaux jours, qui lui parurent sans doute plus brillans encore après son voyage de Londres. Beaumarchais, Mme de Staël, le peintre David, les deux Chénier, le célèbre helléniste d’Ansse de Villoison, qui revenait de son pèlerinage scientifique dans l’Archipel et au mont Athos, Joséphine de Beauharnais, la future impératrice, bien autres personnes qui tenaient un rang illustre dans le monde ou dans les lettres fréquentaient le salon de la comtesse d’Albany. Elle ne négligeait pas ces occasions de combattre la sauvagerie d’Alfieri, de le produire auprès des écrivains en vogue, de lui recruter, pour ainsi dire, un public d’élite, d’accréditer enfin son nom et ses ouvrages chez les dispensateurs de la gloire littéraire. On ne voit pas cependant que l’orgueilleux poète se soit prêté au succès de cette diplomatie féminine ; on ne voit pas que Mme de Staël, ou Beaumarchais, ou quelque autre coryphée de la littérature parisienne lui ait inspiré des sympathies très vives. Paris est toujours à ses yeux ce cloaque dont il ne parlait qu’avec dégoût dès 1788, et toutes les fureurs nouvelles que vont exciter chez lui les violences de la révolution, toutes les colères qui éclateront bientôt dans le Misogallo semblent déjà gronder au fond de son cœur. Un seul homme, un des plus dignes enfans de la France de 89, paraît avoir trouvé grâce devant cette âme altière et dédaigneuse : c’est ce noble André Chénier, dont quelques amis seulement appréciaient alors le merveilleux génie, mais dont la France entière allait bientôt connaître le courage aux plus mauvais jours de la révolution. Alfieri avait-il deviné toute la valeur d’André Chénier chez la comtesse d’Albany ? Avait-il lu ses vers, ses poèmes, le Serment du Jeu de Paume, le beau et profond dialogue intitulé la Liberté ? L’avait-il donc entendu par hasard dans les cafés, dans les clubs, ou bien est-ce dans un article du Journal de Paris, du Journal de la Société de 1789, qu’il avait admiré la hardiesse de son âme et la fermeté de sa plume ? On ne sait ; ce qui est certain, c’est qu’Alfieri, déjà en rapports avec André Chénier au commencement de l’année 1789, finit par avoir avec lui des relations plus fréquentes, qu’il lui confia plus d’une fois ses craintes et ses espérances politiques, et que dans toutes les circonstances décisives il agit et parla comme ce vaillant frère d’armes. Lui aussi, avec André Chénier, il chanta dans sa langue la belle Liberté, au moment où elle sort, altière, étincelante, armée, des grands tombeaux de la Bastille ; lui aussi, après avoir accueilli avec enthousiasme les principes de 1789, il vit avec désespoir la sainte et sublime cause de la liberté continuellement trahie, défigurée, discréditée par ces demi-philosophes, vedo continuamente la sacra e sublime causa della liberta in tal modo tradita, scambiata, e posta in discredito da questi semifilosofi. Enfin, quand Louis XVI fut mis en jugement devant la convention, Alfieri, comme André Chénier, voulut se porter son défenseur.

Chose singulière et bien digne d’être remarquée à l’honneur de la poésie, les trois premiers poètes de l’Europe en 1792 (il faut mettre à part le grand Goethe, qui avait terminé à cette date la première période de sa carrière poétique et n’avait pas encore inauguré la seconde), les trois poètes le plus noblement inspirés qu’il y eût alors d’un bout de l’Europe à l’autre, André Chénier, Victor Alfieri, Frédéric Schiller, tous les trois également opposés à l’arbitraire de l’ancien régime, dévoués tous les trois aux principes qui triomphèrent en 1789, conçurent en même temps le projet de défendre Louis XVI et d’épargner un crime à la révolution. Le 21 décembre 1792, voici ce qu’écrivait Schiller à son ami Koerner :


« Ne pourrais-tu me trouver un traducteur français ? Je ne puis résister au désir de composer un mémoire pour le roi. Cette entreprise me paraît assez importante pour occuper la plume d’un homme raisonnable, et un écrivain allemand qui élèverait dans cette affaire une voix éloquente et libre produirait sans doute quelque impression sur ces têtes battues en tous sens par l’orage. Quand un homme se lève, du sein d’une grande nation, et prononce un jugement sur les affaires publiques, on est disposé, au moins sur le premier moment, à voir en lui l’organe de la classe à laquelle il appartient, souvent même l’interprète de la nation entière, et je crois que les Français, dans une pareille affaire, ne sauraient être tout à fait indifférens à l’opinion des peuples étrangers. En outre, la matière se prête admirablement à une défense de la bonne cause conçue et exécutée de telle façon que personne n’en puisse abuser. L’écrivain qui se fait publiquement le défenseur du roi est mieux en mesure que tout autre de proclamer à cette occasion certaines vérités essentielles ; son rôle même lui donne plus de crédit. Peut-être me conseilleras-tu de me taire ; mais il est impossible, dans les circonstances où nous sommes, de rester indolent et inactif : si les libres esprits avaient toujours gardé le silence, où en serait la civilisation ? »


Au moment où Schiller écrivait ces paroles, en ce même mois de décembre 1792, Alfieri composait l’Apologie de Louis XVI, et André Chénier, quelques jours plus tard, modifiant sa conduite selon les péripéties de la lutte, écrivait après le 15 janvier 93 la Lettre de Louis XVI aux députés de la convention, suivie bientôt du manifeste À tous les citoyens français, l’une où, parlant au nom du roi, il réclamait l’appel au peuple, l’autre où il s’adressait directement à la conscience nationale. Inspiré par son cœur, Schiller s’était rencontré sans le savoir avec ce noble André, qu’il ne connaissait pas ; pour Alfieri au contraire, quand on le voit dès les premiers mois de 1789, à la veille de l’ouverture des états-généraux, correspondre avec André Chénier, attaché alors à l’ambassade de Londres, et l’entretenir des événemens qui se préparent, il est difficile de croire que l’auteur de Virginie ne se soit pas concerté plus d’une fois avec le généreux auteur des ïambes.

Pourquoi faut-il que le poète italien n’ait pas conservé dans ces horribles crises la courageuse sérénité du poète français ? On sait comment la comtesse et son chevalier quittèrent le théâtre de la révolution. Exaspéré déjà par les spectacles qu’il avait sous les eux, fort mécontent des ouvriers de Didot, qui se transformaient en législateurs au lieu d’imprimer ses tragédies, mêlant ainsi à tout propos les ressentimens les plus mesquins aux pensées les plus hautes, Alfieri s’enfonçait de plus en plus dans ses méditations solitaires. Il était décidé à ne connaître, même de loin, aucun des acteurs de cette farce tragique, questa tragica farsa. C’est pour cela qu’il traduit Térence au bruit de la chute d’un monde, ou qu’entre deux émeutes il rédige un peu orgueilleusement les confessions de sa jeunesse. Un jour vint cependant où ce dédain altier n’était plus de mise : après la révolution du 10 août, la retraite qu’il s’était si bien arrangée pour l’amour et l’étude devenait décidément trop périlleuse, il fallut songer à fuir. Il obtient, non sans peine, des commissaires de sa section les passe-ports dont il a besoin pour la comtesse, pour lui-même, pour les valets et les femmes de chambre. Muni de ces patentes d’esclave, il part le samedi 18 août. Deux voitures chargées de malles emportaient la petite colonie italienne. Dans la première étaient la comtesse et le poète, dans la seconde les gens de service. Arrivés à la barrière Blanche, ils la trouvent occupée par quatre ou cinq gardes nationaux qui, examinant les passe-ports et les voyant en règle, s’apprêtent à laisser passer les voyageurs. Déjà les grilles de l’immema prigione vont s’ouvrir, quand tout à coup d’un cabaret voisin s’élance une bande de sans-culottes. « A mort les aristocrates ! à l’Hôtel de Ville les aristocrates ! Ce sont des riches qui s’en vont de Paris avec leur argent pour affamer le pauvre peuple ! » Ces cris, poussés par une trentaine de coquins ivres, attirent bientôt un rassemblement formidable. Les gardes nationaux ne sont pas en nombre pour écarter cette canaille ; si Alfieri ne paie de sa personne, tout est perdu. Il tombe au milieu du tumulte, les sept passe-ports à la main ; il dispute, il crie, il tempête, et bientôt son intrépidité émeut les assaillans. Pendant que les plus forcenés jettent un signal de mort, pendant que l’on crie : « A l’Hôtel de Ville ! à l’Hôtel de Ville ! » ou qu’on s’apprête à brûler les voitures, la voix irritée du poète finit par dominer les clameurs féroces : « Écoutez, écoutez ce qui est écrit là et regardez-moi ; mon nom est Alfieri ; je suis Italien et non Français ; grand, maigre, pâle, les cheveux roux. C’est bien moi, regardez. Voilà mon passe-port, il est en règle. Je veux passer, et je jure Dieu que je passerai. » Il passa en effet ; après une demi-heure de lutte, profitant à point nommé de la fatigue de la foule et secondé par les gardes nationaux, il remonta dans sa voiture, fit remettre les postillons en selle, donna l’ordre de partir au galop, emmenant avec lui la royale comtesse plus morte que vive au milieu des huées, qui recommençaient de plus belle. Il passa, mais il emportait au fond de son cœur un sentiment de haine toute personnelle qui, ajoutée à ses dégoûts aristocratiques, devait l’aveugler à jamais sur le compte de la France et lui dicter contre nous des blasphèmes tour à tour éloquens ou grotesques. André Chénier, d’une âme plus virile et plus pure, tout en flétrissant les bourreaux barbouilleurs de lois, en peignant les charniers populaires, les cavernes de mort où il devait payer de sa vie un courage qui avait duré plus d’une demi-heure, sut rester fidèle jusqu’au bout aux principes de 89 et de l’éternelle justice.


VII

Échappés de Paris, Alfieri et la comtesse se dirigèrent vers la frontière du nord, La sœur de Mme d’Albany, établie en Belgique, y habitait un château dans le voisinage de la petite ville d’Ath, entre Mons et Tournay, non loin du lieu où Louise de Stolberg avait vu le jour ; ils y passèrent tout un mois, et l’effroi qu’ils avaient ressenti, la haine qu’ils avaient conçue pour la France dut s’aggraver encore, on le pense bien, lorsqu’ils apprirent que, deux jours après leur fuite précipitée, le lundi 20 août, cette même section qui leur avait donné leurs passe-ports s ! était présentée en armes à l’hôtel de la rue de Bourgogne pour arrêter la comtesse d’Albany, reine d’Angleterre, La comtesse n’étant plus là, on mit le séquestre sur ses revenus ; ces nobles chevaux anglais qu’Alfieri aimait tant, ces beaux livres grecs, latins, italiens, qu’il aimait plus ardemment encore et qu’il avait fait venir de Rome et de Florence à Paris, furent confisqués au nom du droit révolutionnaire : les deux fugitifs en effet venaient d’être inscrits sur la liste des émigrés. S’ils étaient restés à Paris deux jours de plus, enfermés sans jugement dans ces prisons où les innocens et les coupables étaient entassés pêle-mêle, eussent-ils pu échapper aux massacreurs de septembre ?

Certes, quand on se rappelle les incidens de cette histoire, on n’a pas le courage de condamner toutes les invectives du Misogallo. Que de choses vraies dans ces pages terribles, si l’auteur les eût appliquées seulement à une période hideuse et à une armée de scélérats ! Les plus violens sonnets, les plus injurieuses épigrammes du Misogallo furent écrits en Belgique, sous le coup des violences qu’il venait de subir, et pour ainsi dire au seuil de ces prisons où la comtesse d’Albany aurait pu rencontrer la princesse de Lamballe.

Après un mois de repos en Belgique, les deux amans reprennent la route d’Italie par les bords du Rhin, la Bavière et le Tyrol. Avec quelle joie ils franchissent les Alpes ! comme ils sont heureux de revoir le beau pays dove il si suona ! Il semble qu’une vie nouvelle va commencer pour Alfieri, et cependant, à maintes paroles amères, à certains cris désespérés qui s’échappent de ses lèvres, on voit qu’il traîne avec lui en tous lieux une blessure inguérissable. La première page qu’il écrit dès son retour à Florence au mois de novembre 1792, c’est une lettre au président de la populace française (al présidente della plèbe francese), pour lui redemander ses livres, ses papiers, tout ce que lui a confisqué la révolution, et il débute par ces mots qui peignent bien le fond de son âme : « Mon nom est "Victor Alfieri ; le lieu où je suis né, l’Italie ; ma patrie, nulle part. » Voilà son secret : le grand malheur du poète exaspéré, c’est qu’il n’a pas de patrie. Il a renié le Piémont ; est-il devenu Toscan ou Romain ? Non certes, il est Toscan, il veut l’être au moins par ce mélodieux idiome dont il est idolâtre, mais il n’a rien de plus à réclamer de Florence. « Ma passion dominante, ajoute-t-il, c’est la haine de la tyrannie ; l’unique but de toutes mes pensées, de toutes mes paroles, de tous mes écrits, c’est de la combattre toujours, sous quelque forme qu’elle se manifeste où qu’elle se cache, tranquille, frénétique ou stupide. » Bien qu’il soit venu chercher un asile en Italie, la tranquille tyrannie de l’ancien régime ne lui inspire pas plus de sympathie que la frénétique tyrannie des démagogues. C’en est fait, il le sait maintenant, il voit clair au fond de son esprit ; il n’est plus de patrie possible pour cette âme impatiente du présent et qui désespère de l’avenir. M. Edgar Quinet, dans ses Révolutions d’Italie, a peint vivement cette situation tragique. « Alfieri, dit-il, ennemi du catholicisme, ennemi de la raison, ennemi de l’aristocratie, ennemi des peuples, exilé tout ensemble de l’Italie et de l’Europe, précipité d’abîme en abîme dans les cercles vides de l’enfer de Dante, ne peut s’arrêter que là où retentit l’éternelle imprécation. » Il faut ajouter que, pour combler ce vide immense, Alfieri a recours à deux choses embrassées l’une et l’autre avec une sorte de rage intérieure, l’étude et l’amour, l’étude acharnée de l’antiquité homérique, et son amour de plus en plus impérieux pour cette reine d’Angleterre qui est devenue sa maîtresse.

Qui ne connaît sa passion pour l’étude ? Il composait avec fureur, a dit M. Villemain. On ne sait pas aussi bien tout ce qu’il entrait d’orgueil et de violence dans son attachement pour la comtesse d’Albany. Il a beau employer les expressions les plus tendres en parlant de l’amata donna, on n’a qu’à rapprocher de ses Mémoires certaines circonstances de sa vie, et l’on s’aperçoit bien vite qu’il y avait là quelque chose de voulu, de factice, non pas un rôle hypocritement arrangé, mais certainement un continuel effort pour se tromper soi-même. L’effort, sincère et passionné sans doute, mais l’effort cependant et non l’inspiration naturelle, l’effort dans l’amour comme dans l’étude, voilà le caractère d’Alfieri. Il y a de la déclamation dans les mouvemens de son cœur. De même qu’il instituait emphatiquement une chevalerie homérique, le caractère un peu théâtral de ses amours ne lui déplaisait pas. De là cette exagération de paroles, ce culte voilé en apparence et si complaisamment affiché, ce soin affecté de ne pas prononcer un nom qui était dans toutes les bouches, ce titre de compagnie sainte, santa compagnia, donné à une femme qui bravait pour lui toutes les lois de la morale et toutes les bienséances du monde. Je découvre ici le patricien altier de l’ancien régime et le vaniteux artiste des sociétés nouvelles. Il est trop certain qu’Alfieri aimait mieux être l’amant de la reine d’Angleterre que de lui faire porter son nom. La comtesse d’Albany, en effet, s’obstinait à garder ce titre de reine ; elle ne manquait aucune occasion de le revendiquer, et les grandes dames françaises, anglaises, italiennes, qui la visiteront à Florence, l’appelleront toujours ma chère souveraine, my dear queen, ou cara sovrana. L’amant de cette cara sovrana était trop fier d’une telle conquête pour lui faire substituer à ce titre celui de comtesse Alfieri. S’il l’eût voulu, elle n’eût pas résisté sans doute, car il la tenait sous sa domination. Mme d’Albany, qui avait mis de son côté une sorte d’orgueil à inspirer un poète, était désormais enchaînée à son œuvre. Célébrée dans les vers de l’ardent écrivain, présentée à la postérité dans la dédicace de Myrrha, mise en scène à chaque page des Mémoires, elle ne s’appartenait plus. C’était bien assez d’avoir repoussé jusqu’au bout les prières de Charles-Edouard malheureux, repentant, et de s’être exposée à une humiliante comparaison avec la duchesse Charlotte ; quelle que pût être la conduite d’Alfieri, quelles que fussent ses impatiences, ses hauteurs fantasques, ou même ses infidélités, l’adorata donna devait se soumettre jusqu’à la fin à cette impérieuse adoration.

Est-ce à dire que de secrets orages aient troublé la longue union de la comtesse et du poète ? Croirons-nous que ces hommages, ces tendresses, ces effusions enthousiastes, toute cette idolâtrie enfin fût devenue un mensonge dans la bouche d’Alfieri, ou du moins une habitude de son esprit plutôt qu’un besoin de son cœur ? N’exagérons rien. Je confirme ici ce que j’ai déjà exprimé plus haut : à ne voir les choses qu’à fleur d’âme, Mme d’Albany fut heureuse selon le monde, puisque, placée dans des conditions où le désenchantement est inévitable, exposée à ses propres amertumes et au dédain de son amant, elle sut pourtant s’assurer (sauf les incidens mystérieux et les douleurs secrètes), elle sut, dis-je, s’assurer jusqu’au dernier jour le culte public du poète illustre, ce culte devenu pour elle une compensation de la destinée et l’une des exigences de sa vie. Elle fut donc heureuse, elle réussi, succès laborieux toutefois y et douloureusement acheté ! Ne vous représentez pas son existence comme un paradis sans nuage. Si l’on ne s’en rapportait qu’aux mémoires d’Alfieri, aux lettres de la comtesse, à l’espèce de tradition qui naquit de ces témoignages, aux banales paroles répétées par les générations, cette amoureuse aventure serait véritablement un miracle. Où trouverait-on ailleurs un second exemple d’une félicité si pure au milieu du désordre, d’une si parfaite sécurité de bonheur au sein de la région des tempêtes ? L’histoire réelle est assez différente de cet arrangement idéal, et M. de Reumont (qu’il me permette de le lui dire), M. de Reumont lui-même, biographe trop complaisant de Mme d’Albany, n’a pas dissimulé tout à fait les fâcheux épisodes de son récit. La royale comtesse, il est obligé d’en convenir, ne parvint pas toujours à retenir cet impétueux adorateur dans le sanctuaire plein d’harmonie et d’encens où elle trônait comme une idole. À Pise, à Sienne, à Florence même, elle eut plus d’une rivale indigne. Certes, pas plus que M. de Reumont, nous ne voulons soulever ici le voile qui couvre ces misères ; il fallait bien pourtant signaler ces épisodes pour indiquer le ton véritable des effusions d’Alfieri, pour en marquer le caractère complexe, l’inspiration ardente et déclamatoire, sincère et artificielle tout ensemble. Sa passion pour la comtesse d’Albany ressemblait à son enthousiasme pour Homère. Il voulait être et se montrer amoureux, comme il voulait être et se montrer le disciple de la primitive poésie. Tout ici révèle l’effort de la volonté, c’est-à-dire l’ardeur commandée du cœur et l’élan réfléchi de l’intelligence. Il ne faut donc pas dire, avec M. de Lamartine, que Mme d’Albany fut « l’autre Laure de cet autre Pétrarque, l’autre Béatrice de cet autre Dante, l’autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange. » La tendresse si vraie, si vivante, si naïvement éplorée, si sincèrement inconsolable de l’auteur du Canzoniere, les extases mystiques du poète de la Divine Comédie, la puissante sérénité du peintre de la chapelle Sixtine, ce sont là des choses qu’Alfieri n’a jamais connues.

Qu’on ne rappelle point ici les infidélités de Pétrarque à Laure de Noves et celles de Dante lui-même à Béatrice Portinari. Dante et Pétrarque, après ces vulgaires revanches de la nature, revenaient à l’objet de leur culte avec plus d’ardeur que jamais, et, la rougeur sur le front, s’accusaient de leurs faiblesses. Aucun de ces mouvemens naïfs chez Alfieri, aucune de ces péripéties qui révèlent le drame vivant de la passion. Une seule fois, dans un sonnet, à propos de ses relations avec je ne sais quelle compagnie de viveurs et de viveuses, de chansonniers et de chansonnières) espèce de demi-monde florentin, dirait-on aujourd’hui, ou plutôt, comme il disait lui-même avec plus de pudeur, académie sans nom et qu’il ne faut point essayer de nommer, — une seule fois, dis-je, parlant de cette académie dont il avait consenti à être le secrétaire, il s’excuse en donnant à entendre que l’amour l’a entraîné dans ces lieux si peu dignes de lui, et il se compare à Hercule aux pieds d’Omphale. On le voit, c’est le poète, et non l’amant, qui cherche à se justifier. L’orgueil poétique l’emporte sur l’orgueil amoureux. L’écrivain répond aux censeurs qui pourraient s’étonner de voir le créateur de la tragédie italienne confondu avec des bateleurs littéraires, et il ne songe qu’à désarmer la critique par un sonnet bouffon ; l’amant oublie… dirai-je qu’il oublie son rôle ? Non, ce n’est pas le mot juste, bien qu’il me vienne sans cesse à la pensée : l’amant oublie ses prétentions, et les promesses qu’il s’est faites à lui-même ; il oublie que dans sa Vita di Vittorio Alfieri, dans ses sonnets, dans ses dédicaces, dans toutes les poésies où il est question de la comtesse, son amour est pur, serein, irréprochable, inaltérable, pareil enfin à ces jours privilégiés où la douceur du soir diffère si peu de l’éclat des heures brillantes et de la fraîcheur du matin.

Comment la comtesse d’Albany s’arrangeait-elle de ces oublis du poète ? les a-t-elle ignorés ? Peut-on croire qu’elle se fit illusion à elle-même ? Était-elle jalouse, irritable ? Essaya-t-elle de vaincre le caractère altier de son amant ? ou bien, avertie par la fuite des années, par le déclin d’une beauté qui tenait surtout à la jeunesse, n’eut-elle pas recours à une indulgence habile pour arrêter les entraînemens d’Alfieri et en effacer jusqu’aux traces ? Nous n’avons pas là-dessus de renseignemens précis : tout nous montre cependant que la comtesse d’Albany, pleine de hauteur en maintes occasions dans ses rapports avec le monde, oubliait volontiers comme femme l’orgueil de sa race et de son titre ; tout porte à croire qu’elle était débonnaire, accommodante, libérale aux autres, afin de s’accorder aussi maintes franchises, et enfin, on le verra par la suite, beaucoup plus Flamande qu’Italienne. Ajoutons qu’elle avait de l’esprit, qu’elle sentait vivement les arts, et que son enthousiasme pour le génie poétique d’Alfieri était profondément sincère. Il n’en fallait pas tant, avec une âme généreuse d’ailleurs et loyale comme celle de l’auteur de Marie Stuart, pour écarter ou apaiser les orages.

Sans ces explications psychologiques et morales, sans l’examen de conscience que nous avons osé demander aux deux amans, on n’aurait pas une juste idée de cet épisode. L’existence de la comtesse d’Albany a été tellement idéalisée par Alfieri d’abord, puis, sous l’influence de ses écrits, par l’emphase italienne et la crédulité des voyageurs, que M. Alfred de Reumont, diplomate, homme de cour, esprit discret et bienveillant s’il en fut, ne se hasarde que bien timidement à signaler la vérité, qu’il entrevoit. Une fois nos réserves faites et la situation de nos personnages établie avec précision, nous pouvons profiter des renseignemens recueillis par le diplomate prussien sur leur dernier séjour à Florence. Les voilà établis sur les bords de l’Arno, dans un hôtel élégant et commode, non loin du pont de la Trinité, entre le palais qu’on appelle aujourd’hui le casino des nobles et celui que Louis Bonaparte devait habiter si longtemps sous le titre de comte de Saint-Leu. Cet hôtel, qui a subi bien des changemens depuis un demi-siècle, a conservé le nom de casa d’Alfieri, et l’on y a placé récemment cette inscription : Vittorio Alfieri principe delle tragedia qui con magnanimi sensi molti anni dettò e qui mori ; « c’est ici que Victor Alfieri, prince de la tragédie, animé de sentimens sublimes, a composé ses œuvres pendant bien des années ; c’est ici qu’il est mort. » Pendant les dix années qu’il y vécut avec Mme d’Albany (1793-1803), le salon de la comtesse, s’il eût voulu s’y prêter davantage, serait devenu le centre de la société d’élite et le sanctuaire de la littérature italienne. La comtesse, on le devine, aurait voulu y attirer les grands seigneurs en même temps que les écrivains et les artistes ; le poète aimait surtout à y voir les hommes dans la compagnie desquels son ambitieux génie pouvait se déployer encore et grandir. À peine installé dans son hôtel, il y fit organiser un théâtre. Au printemps de 94, il y joua ses deux tragédies de Saül et de Brutus, et l’année suivante son Philippe II. Quelques jeunes gens, ses admirateurs passionnés, entre autres M. Giovanni Carmignani, qui plus tard enseigna le droit avec beaucoup d’éclat à l’université de Pise, et un gentilhomme français, M. le baron de Baillou, étaient avec lui les principaux acteurs de la troupe. Il était si heureux de représenter ses œuvres en personne qu’il parut même sur un autre théâtre que le sien et dans une ville qui n’était pas Florence. En 1795, à l’occasion de la fête de la Luminara, il avait promis de jouer Saül à Pise, dans l’hôtel de la famille Rancioni. Le rôle de Saül était celui qu’il préférait à tous les autres. Cette œuvre qui, au jugement de Corinne, compose avec la Mérope de Maffei, l’Aristodème de Monti et surtout maints épisodes de Dante, l’idéal de la vraie tragédie italienne, c’est-à-dire l’indication de ce qu’aurait pu devenir le théâtre national de la péninsule, cette œuvre est une des dernières productions d’Alfieri, et celle dont il se montrait le plus fier. Il jouait donc ce rôle de Saül avec amour et s’y préparait en conscience[3]. « Je suis fâché, écrivait-il au mois d’avril 1795 à Angelo Fabroni, recteur et historien de l’université de Pise, — je suis fâché d’apprendre que la pensée de me voir bientôt sur la scène excite une émotion si grande. Il n’est rien de plus défavorable à un talent médiocre que d’être annoncé comme une merveille. Je vous prie donc, ainsi que Pignotti et tous ceux qui m’ont vu jouer à Florence, de ne pas me faire le tort irréparable de me louer outre mesure avant mon arrivée ; bornez-vous à dire que je sais mon rôle et que je le joue avec intelligence, rien de plus. » Modestie intéressée, habile moyen de préparer un succès ! Il est certain pourtant qu’il se croyait un grand artiste, un tragédien consommé ; il est certain aussi qu’il était guindé, emphatique, déclamatoire, qu’il rendait visibles et exagérait encore par sa raideur tous les défauts de ses drames ; on peut s’en fier là-dessus au biographe de Mme d’Albany, qui a recueilli tous les suffrages et dont la bienveillance n’est pas suspecté.

Alfieri était tout occupé de ses représentations théâtrales et de ses études sur Homère ; la comtesse d’Albany, étendant ses relations, gagnant des admirateurs à son ami, préparait sans bruit cette royauté littéraire et mondaine qu’elle comptait bien exercer un jour, lorsque de graves événemens vinrent troubler ces studieux loisirs. On sait les résultats obtenus par la prodigieuse campagne du général Bonaparte. Le traité de Tolentino d’abord et bientôt après la paix de Campo-Formio avaient commencé le remaniement de l’Italie. Le 15 février 1798, la république était proclamée à Rome par le parti démocratique avec l’appui de l’armée française, et le pape Pie VI, après treize ans de pontificat, partait pour un exil d’où il ne devait pas revenir. Le 9 décembre, le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel IV, était détrôné à son tour par le directoire et venait chercher un asile à Florence. « Il était mon souverain, il était malheureux, dit noblement le poète dépiémontisé, j’avais deux motifs pour lui rendre mes devoirs. » Alfieri obtint une audience, et le pauvre roi, en lui ouvrant les bras, l’accueillit par ces paroles : Ecco il tiranno ! On comprend que dans la disposition d’esprit où se trouvait l’irritable gentilhomme, de tels incidens devaient redoubler encore la haine qu’il portait à la France. Ce fut bien pis l’année d’après, lorsque, dans la journée du 25 mars, eut lieu l’invasion française, si prévue et si abhorrée (questa tanto aspettata ed abhorrita invasione dai Francesi), La fureur d’Alfieri ne connaît plus de bornes, l’effroi de la comtesse est au comble.

Ah ! sans doute, s’il n’y avait là que la colère d’un cœur italien qui pleure de honte, comme Filicaia, en voyant la faiblesse de sa patrie, s’il n’y avait que la douleur de devoir son indépendance à l’étranger, qui donc ne sympathiserait avec le poète ? Malheureusement la haine personnelle qui l’anime, la rage mesquine qui le transporte, dominent tous ses sentimens et confondent toutes ses pensées. Qu’il dise, en parlant de nous et des Italiens qui adoptaient le régime nouveau : La mia repubblica non è la loro, il a raison assurément. Non, la république du gentilhomme, du poète, du philosophe, à la fois aristocratique et libéral, n’est pas la république de cette France de 89 oui place justement le droit de l’homme, le droit commun, au-dessus des libertés particulières. Qu’on s’en irrite ou non, peu importe, la France est ainsi faite, et quand un peuple initiateur comme le nôtre est si bien pénétré d’un principe, que ce principe semble devenu sa nature même, il y a quelque chose de puéril à lui dire que son génie a tort. Quoi ! « parce que nous sommes aux prises avec le plus difficile et le plus périlleux des problèmes, parce que nous avons mission de mettre la liberté d’accord avec l’égalité, de concilier une démocratie inévitable avec l’imprescriptible droit de la dignité humaine ; parce que nous poursuivons ce but au prix de mille sacrifices, parce que les meilleurs d’entre nous y succombent, parce qu’un Tocqueville meurt saintement à la peine, parce que tant d’autres s’y consument en silence, parce que toute une nation, chargée de cette tache, traverse maintes vicissitudes, subit maintes révolutions, est obligée de revenir sans cesse sur ses pas, de recommencer sans cesse son œuvre de la veille ; parce que nous souffrons enfin pour une cause qui intéresse l’humanité tout entière, il sera permis à un poète gentilhomme, s’appelât-il Alfieri, de ne voir chez nous qu’un troupeau d’esclaves ! Il sera permis au biographe de ce gentilhomme de répéter ses invectives sans les combattre, de les excuser même, j’allais dire de les aggraver par son assentiment ! Ce n’est pas Alfieri que je veux réfuter ici, c’est M. Alfred de Reumont, et la protestation que m’arrache toute cette partie de son livre est aussi une réclamation littéraire. Pourquoi ces souvenirs amers de l’histoire d’hier et d’aujourd’hui au milieu des peintures d’un autre âge ? pourquoi ces passions politiques dans une étude littéraire et morale ? Les rapports de l’Italie et de la France ont bien changé depuis un demi-siècle ; est-on sûr qu’Alfieri jugerait la situation nouvelle et les nouveaux devoirs de son pays comme il jugeait les événemens de 1798 ? Prenez donc garde de le mettre en cause mal à propos et de lui attribuer des sentimens qui ne seraient pas les siens. J’honore la fidélité de M. de Reumont à un régime qu’il a servi, qu’il a aimé, et que les événemens ont emporté à jamais ; je m’associe à sa tristesse quand il regrette l’autonomie de cette brillante Toscane, lui qui était presque devenu Toscan, et qui n’appartenait pas seulement à la société, mais à, la littérature de Florence. Je voudrais pourtant que ces regrets fussent exprimés ailleurs, et que cette ombre n’offusquât point la lumière de la vérité historique. Nous ne sommes pas ici au lendemain de Solferino, nous sommes sous le directoire. Retournons auprès du poète et de la comtesse d’Albany.

Quelques heures avant l’arrivée des Français, le 25 mars 1799, Alfieri. et la comtesse, quittant leur hôtel des bords de l’Arno, se réfugièrent dans une agréable villa sur ces hauteurs de Montughi qui dominent Florence au nord-ouest. Ils y passèrent trois mois dans une solitude presque complète, voyant à peine et rarement un petit nombre d’amis, évitant toute espèce de contact avec « la tyrannie militaire et avocatesque (la militare e avvocatesca tirannide), la plus monstrueuse, la plus ridicule, la plus intolérable des mixtures politiques, » ajoute-t-il, horrible et grotesque alliage qui se présente à son imagination irritée sous la forme « d’un tigre que guiderait un lapin (un tigre guidato da un coniglio). » Est-ce parmi les tigres qu’il faut placer l’excellent Ginguené, ambassadeur de la république française à Turin, qui lui offre, en termes si respectueux et si flatteurs, la restitution de ses livres injustement confisqués, ou le général Miollis, qui s’empresse d’honorer en sa personne le plus illustre représentant de la poésie italienne, ou les partisans de la révolution française en Sardaigne, qui veulent lui donner une place dans l’institut national de sa patrie ? Il répond à Ginguené comme il le doit, en homme reconnaissant, puis il l’insulte dans ses mémoires ; il repousse avec dureté les hommages du général Miollis ; il refuse enfin, et il refuse injurieusement, toute espèce d’association avec les membres de l’institut piémontais. Ces trois incidens, qui se sont produits à si peu d’intervalle l’un de l’autre, disent assez quelle était alors l’irritation d’Alfieri, et l’on devine aisément combien cette irritation devait s’envenimer de jour en jour pendant cette retraite forcée dans la solitaire villa de Montughi.

La comtesse d’Albany aura fort à faire pour calmer cette âme exaspérée. Le meilleur moyen sans doute sera de partager ses colères, de souscrire à tous ses jugemens, et la comtesse n’y manquera pas. Volontiers sympathique à la France avant 1789, disposée même à la défendre contre les attaques d’Alfieri, dont la haine datait de plus loin, elle va s’associer désormais à sa fureur anti-française. Elle ira jusqu’à confondre amis et ennemis dans un même sentiment d’aversion. Elle a connu Mme de Staël à Paris de 1787 à 1792, elle la reverra plus tard, et l’auteur de Corinne n’aura que des paroles d’affection et de respect pour sa chère souveraine ; voyez quelle est aujourd’hui la malveillance de cette chère souveraine pour l’éloquent écrivain. Dans les papiers de la comtesse d’Albany que possède la bibliothèque du musée Fabre à Montpellier, je trouve un recueil de notes sur ses lectures. Or voici ce que la comtesse écrivait en 1797 après avoir lu le livre de l’Influence des Passions sur le bonheur des individus et des nations : « Ce livre est un ramassis d’idées prises un peu partout, assaisonnées d’un style très négligé et très obscur qui tient du mauvais goût du temps. On voit que la dame est pénétrée de la révolution, qu’elle y rapporte toutes ses pensées, qu’elle flatte le pouvoir du moment pour retourner à Paris, que c’est l’éloignement de cette capitale qui est la passion qui la dévore. Dans le chapitre de l’Amour de la Gloire, elle peint son père, parce qu’elle le croit le plus grand homme du siècle… Elle croit connaître l’amour, et ne connaît que les égaremens de l’imagination… Le seul chapitre de l’Esprit de Parti est intéressant, parce qu’ayant vécu au milieu des intrigues de la révolution, elle en connaît tous les dédales. Ce livre est un de ceux qui tomberont comme tant d’autres qui sont nés pendant les troubles du moment et finissent avec eux. » Il est difficile assurément d’exprimer un jugement plus inique. Que d’erreurs ! que d’injustices ! Se peut-il que l’introduction surtout n’ait pas éclairé la comtesse et son ami sur le vrai caractère de ce livre et sur la mission de la France ? Mme de Staël, on peut le dire, était un représentant fidèle de notre génie, lorsqu’elle s’écriait éloquemment en 1796 : « Honte à moi, si durant le cours de deux épouvantables années, si pendant le règne de la terreur en France j’avais été capable d’un tel travail, si j’avais pu concevoir un plan, préparer un résultat à l’effroyable mélange de toutes les atrocités humaines ! La génération qui nous suivra examinera peut-être la cause et l’influence de ces deux années ; mais nous, les contemporains, les compatriotes des victimes immolées dans ces jours de sang, avons-nous pu conserver alors le don de généraliser les idées, de méditer des abstractions, de nous séparer un moment de nos impressions pour les analyser ? Non, aujourd’hui même encore, le raisonnement ne saurait approcher de ce temps incommensurable. Juger ces événemens, de quelques noms qu’on les désigne, c’est les faire rentrer dans l’ordre des idées existantes, des idées pour lesquelles il y avait déjà des expressions. À cette affreuse image, tous les mouvemens de l’âme se renouvellent, on frissonne, on s’enflamme, on veut combattre, on souhaite de mourir ; mais la pensée ne peut se saisir encore d’aucun de ces souvenirs, les sensations qu’ils font naître absorbent toute autre faculté. C’est donc en écartant cette époque monstrueuse, c’est à l’aide des autres événemens principaux de la révolution de France et de l’histoire de tous les peuples que j’essaierai de réunir des observations impartiales sur les gouvernemens, et si ces réflexions me conduisent à l’admission des premiers principes sur lesquels se fonde la constitution républicaine de la France, je demande que, même au milieu des fureurs de l’esprit de parti qui déchirent la France, et par elle le reste du monde, il soit possible de concevoir que l’enthousiasme de quelques idées n’exclut pas le mépris profond pour certains hommes, et que l’espoir de l’avenir se concilie avec l’exécration du passé. » Voilà le vrai point de vue, celui où devaient se placer les esprits élevés et les cœurs généreux au lendemain de la convention ; ce sont là certes d’autres paroles que les invectives du Misogallo et de la Vita d’Alfieri. Que la comtesse d’Albany, avec ses sentimens aristocratiques, n’admette pas ces idées, rien de plus naturel ; qu’elle n’en sente pas la noblesse et n’y voie qu’une flatterie adressée au directoire, j’avoue que j’ai peine à le comprendre, ou plutôt je comprends trop que c’est elle qui flatte Alfieri ; je vois trop bien que, pour s’associer aux passions irritées de son amant, elle lui sacrifie la justice et l’amitié.

La comtesse d’Albany est plus intéressante quand elle essaie de guérir son malade en rassemblant autour de lui tout un cercle d’admirateurs et d’amis. Si elle n’avait pas encore ce qu’elle souhaitait depuis si longtemps et ce qu’elle possédera seulement dans la dernière période de sa vie, je veux dire une cour littéraire et mondaine, si d’un côté les graves préoccupations publiques et de l’autre la sauvagerie d’Alfieri ne lui permettaient pas de réaliser un de ses vœux les plus chers, elle avait su pourtant grouper autour du poète un certain nombre d’hommes d’élite, amis dévoués des lettres et des arts : c’était Lorenzo Pignotti, médecin, poète, historien, professeur à l’université de Pise, mais qui, passant la moitié de l’année à Florence, doit être cité au premier rang parmi les hôtes les plus assidus de la comtesse ; c’était le vieil Angelo-Maria Bandini, le docte conservateur de la bibliothèque Laurentienne, l’historien si érudit, si consciencieux, de la renaissance florentine au XVe siècle ; c’était Jean d’Alessandri, président de l’Académie des Arts ; Thomas Puccini, directeur des musées ; c’était Jean-Baptiste Baldelli, philologue et historien littéraire, tout jeune encore à cette date, mais annonçant déjà les rares qualités qu’il devait déployer plus tard dans sa Biographie de Boccace et dans son commentaire historique sur les voyages de Marco-Polo. Il faut signaler encore Onofrio Boni, architecte et antiquaire, auteur d’intéressantes études sur quelques artistes du XVIIIe siècle dont il avait été le disciple et l’ami. N’oublions pas enfin ce Jean Fantoni qu’on appelait l’Horace toscan, celui à qui Alfieri écrivait un jour : « Tous les amis de la vraie poésie voudraient voir vos odes gravées sur des tablettes d’or, » bien qu’il fût l’ami des Français et qu’il eût joué un rôle, non-seulement comme poète républicain, mais comme chef populaire, dans les troubles de l’Italie du nord. Quand Alfieri et la comtesse d’Albany, après le premier départ des Français (5 juillet 1799), eurent quitté leur villa solitaire et repris leurs habitudes à Florence, les hommes que je viens de nommer furent tous, à des degrés divers. les amis, les consolateurs du poète, quelques-uns même les confidens de sa pensée et parfois ses compagnons d’études. Parmi ceux. qui ne demeuraient pas à Florence, mais dont la sympathie active, entretenue avec soin par les lettres de la comtesse, ne manqua jamais à l’auteur de Saül et de Marie Stuart, deux graves personnages occupent la première place : Mgr Angelo Fabroni, recteur de l’université de Pise, et Ansano Luti, qui remplissait les mêmes fonctions à Sienne. Quelquefois des visiteurs célèbres venaient enrichir d’élémens nouveaux la petite société poétique. Un jour ce fut la belle et enthousiaste Isabelle Teotochi Albrizzi, jeune Grecque des Iles-Ioniennes, mais fille adoptive de Venise, qui sentait si vivement les arts, qui comprit avant la foule le génie de Canova, et dont le nom a sa place marquée dans l’histoire de l’art italien au commencement de notre siècle. Un autre jour, heureux jour aussi et qu’Alfieri n’oubliera pas, ce fut la brillante improvisatrice de Lucques, Teresa Bandettini, ou, si l’on veut, Amarillis Etrusca, d’après son nom académique. Improvisateurs et improvisatrices jouaient alors un rôle assez brillant dans la littérature italienne ; Mme de Staël n’avait pas imaginé ce type quand elle composa son livre. Un certain François Gianni, sous l’empire, obtint le titre d’’improvisateur impérial. Or, bien que d’excellens juges, Monti par exemple et Giordani, aient flétri cette profession et le funeste engouement qu’elle excitait, bien qu’ils aient protesté contre ce ludus impudentiœ, contre ces vulgaires tours de force qui ne peuvent que dégrader la pensée et corrompre la langue, ces mêmes juges pourtant furent séduits par l’inspiration sincère de Teresa Bandettini. Monti n’en parlait qu’avec enthousiasme, et Alfieri s’écriait en son admiration jalouse : « Mes vers si longuement médités, si soigneusement travaillés, réussiront moins que ces chants sortis tout à coup des profondeurs de l’âme comme le flot jaillit de la source. » Telles étaient les distractions d’Alfieri pendant que son humeur inquiète et sa dévorante ardeur le poussaient de plus en plus dans l’étude avec une sorte d’exaltation fiévreuse ; tels étaient les amis que la comtesse d’Albany rassemblait gracieusement autour de lui, occupée qu’elle était sans cesse à lui inspirer le goût des élégans loisirs, à lui suggérer l’ambition d’une espèce de royauté littéraire.

Alfieri n’était pas né pour ce rôle. Son caractère hautain n’eût jamais su se plier à la diplomatie de salon, aux complaisances, aux flatteries, aux ingénieux mensonges, sans lesquels ces petits gouvernemens sont impossibles. Le dévouement que lui montrait la comtesse d’Albany suffisait à la satisfaction de sa vanité ; n’ayant plus rien à désirer sur ce point, il préférait une amitié cordiale et simple à toutes les cajoleries mondaines. Les hommes que la comtesse cherchait à grouper autour d’Alfieri, ces hommes qu’il a aimés en effet, qu’il a pratiqués en maintes occasions, dont le talent et la conversation ont pu lui plaire, n’ont jamais composé d’une manière suivie cette cour, cette royale académie que la veuve de Charles-Édouard avait ambitionnée pour son poète. C’étaient seulement des relations intellectuelles, tour à tour abandonnées et reprises, et auxquelles il ne demandait que ce qui était conciliable avec son volontaire isolement. Ses vrais amis, sa seule cour, c’étaient toujours ceux qui avaient été les confidens de sa jeunesse ; c’était l’excellent abbé de Caluso, si sincère dans son affection, si sage et si dévoué dans ses conseils ; c’était aussi ce gracieux poète de Vérone, Hippolyte Pindemonte, qui avait traversé avec lui la période révolutionnaire à Paris, esprit libéral qui ne désespéra jamais de la liberté, harmonieux écrivain qui corrigea tant de formes rudes et barbares dans la langue trop peu florentine de son impétueux ami. Ceux-là, présens ou absens, il les aima toujours. Quant aux admirateurs que lui attirait la comtesse, plus d’une fois sans doute, mécontent de ses arrière-pensées mondaines, il dut leur faire sen, tir, en les recevant, cette capricieuse sauvagerie qu’il ne dissimulait avec personne.

Parmi les visiteurs étrangers qui venaient payer leur tribut d’hommages à la comtesse d’Albany et d’admiration à l’auteur de Marie Stuart, Alfieri vit arriver un jour un jeune artiste du midi de la France. François-Xavier Fabre était né à Montpellier le 1er avril 1766. Fils d’un peintre estimable, il avait suivi la carrière de son père, et après ses premières études dans sa ville natale, il était allé chercher des maîtres à Paris. D’une modeste école, il était entré dans un atelier célèbre, celui de David. Il avait un goût, sévère, une application soutenue, un amour sérieux de son art ; dès l’âge de vingt et un ans, Fabre obtenait le prix de Rome et partait pour l’Italie. Ses études à l’école française étaient à peine terminées, qu’il assista aux plus mauvais jours de la révolution italienne ; il vit l’occupation de Rome par les troupes du directoire, il vit le pape Pie VI brutalement expulsé de ses états à quatre-vingts ans, et ayant refusé de prêter serment entre les mains de l’autorité qui venait de commettre ces violences, il fut traité comme un émigré. C’était là une recommandation excellente auprès d’Alfieri et de la comtesse. Il en avait d’autres encore, à ce qu’il paraît. La comtesse d’Albany aimait passionnément le dessin ; quand elle vit arriver à Florence ce grave élève de David, déjà célèbre à ses débuts, elle lui demanda des leçons de peinture, et il est trop certain que. le jeune maître, du vivant même d’Alfieri, fit une profonde impression sur le cœur de son élève. Étrange ironie de la fortune ! ces punitions secrètes dont nous avons parlé se reproduisent pour la seconde fois dans cette histoire, et sous quelles formes singulières ! au milieu de quelles circonstances imprévues ! Alfieri a pris les Français en haine ; un seul, à cause de ses opinions politiques, a trouvé grâce auprès de lui, il l’accueille, il lui ouvre sa maison, et c’est son propre châtiment qu’il introduit lui-même dans son sanctuaire. Non pas, certes, que Fabre ait trahi l’amitié d’Alfieri, qu’il lui ait dérobé l’amour de la comtesse, qu’il ait porté le trouble dans le ménage irrégulier du poète ; non, mais quand Alfieri mourra, Alfieri aura un héritier, celui-là même auquel il vient de tendre la main. Que deviendra dès lors la consécration de cet amour, cette consécration toute poétique, tout idéale, qui devait être l’œuvre suprême de sa vie ? Que deviendra le souvenir de cette idolâtrie si intime, si profonde, si merveilleusement sereine, à laquelle on promettait l’immortalité des beaux vers ? Le jour où la vérité sera connue, le jour où éclatera la punition secrète, tout ce fastueux édifice s’écroulera par la base.


VIII

La punition toutefois resta longtemps cachée. Ce n’est pas ici un roman vulgaire ni un drame à fracas ; la scène se passe dans le domaine invisible de la conscience, et aussi sur ce mobile théâtre de l’opinion où se font et se défont les gloires de la terre. Tout se passa d’abord décemment. Les convenances furent si bien gardées, que la mort d’Alfieri et les circonstances qui suivirent furent absolument conformes à l’idéal rêvé par le poète. Rien ne troubla sur ce point ses dernières années. Il était l’ami de Fabre, il s’intéressait à ses travaux, et les louait en ses vers avec une sympathie affectueuse. Lorsque le jeune peintre de Montpellier faisait le portrait de la comtesse d’Albany, celui d’Alfieri, celui de l’abbé de Caluso, lorsqu’il transportait sur la toile la scène la plus dramatique de la tragédie de Saül, Alfieri était bien loin de se douter que cet ami, cet hôte, ce disciple respectueux pût être appelé un jour à lui succéder auprès de celle qu’il nomme jusqu’à sa dernière heure l’incomparable amie. Il pouvait écrire avec sécurité ces mots : « J’oserai dire, j’oserai croire que son cœur, en s’appuyant sur le mien, y puise une force nouvelle. » Il pouvait achever d’une main sûre le récit de sa vie, et se dire tout bas avec orgueil : « J’ai élevé un monument à l’amour, j’ai donné à une souveraine déchue une royauté plus haute, et mon nom restera éternellement attaché au nom de la reine d’Angleterre. Parmi les chantres immortels de l’amour, en est-il à qui soit échue pareille destinée ? Ce qui a causé la folie du Tasse est devenu mon triomphe et ma gloire. » Ne serait-ce pas dans ces heures d’exaltation, dans ce délire de fatuité amoureuse et poétique, qu’il fit encadrer quatre miniatures représentant les quatre grands poètes italiens, entre lesquels une place vide, entourée d’une couronne de lauriers, portait ce seul mot : Digniori ?

Les dernières années d’Alfieri offrent peu d’incidens remarquables, ou du moins pour nous, qui savons ce qui va suivre, tout l’intérêt se concentre sur cette étrange et mystérieuse punition infligée à l’orgueil du poète par le juge infaillible. Un an après l’évacuation de Florence par les troupes du directoire, la journée de Marengo rétablissait notre suprématie dans les affaires de la péninsule. Le 15 octobre 1800, quatre mois après la bataille, le général Dupont prit possession de Florence. Ce triomphe des armes et des idées françaises avait beau exaspérer Alfieri, le rétablissement de l’ordre par la puissante main du premier consul venait terminer fort à propos les crises domestiques de Mme d’Albany. Privée déjà par la révolution française de la rente annuelle que lui avait accordée le gouvernement de Louis XVI, la comtesse avait souffert gravement aussi des conséquences de la révolution romaine ; son beau-frère le cardinal, qui, par suite d’arrangemens antérieurs, lui devait encore une certaine somme sur la succession de Charles-Edouard, avait été presque entièrement ruiné par les événemens de 1798, et l’on avait vu le dernier des Stuarts, celui qui s’était donné le nom d’Henri IX, mendier misérablement un secours à William Pitt. Pensionné par l’Angleterre et remis en possession de ses dignités après l’élection du pape Pie VII, le cardinal avait pu payer sa dette à sa belle-sœur, au moment même où la réorganisation de l’Italie par Bonaparte permettait à la comtesse et à son ami de toucher plus régulièrement leurs revenus italiens. La comtesse d’Albany paraît avoir salué d’un cri de joie les premières années du consulat. à la fin de l’année 1800, après l’attentat de la rue Saint-Nicaise, elle écrivit une lettre toute sympathique à Joséphine, qu’elle avait connue naguère à Paris. Voici les remercîmens que lui adresse la compagne du maître de la France.


« Paris, 1801.

« Combien je vous remercie, ma chère amie, de l’intérêt touchant que vous nous accordez, à Bonaparte et à moi ! Une amitié distinguée comme la vôtre offre des consolations au milieu des idées affligeantes qui naissent des dangers continuels auxquels on est exposé, et l’on regrette moins de les avoir courus quand ils excitent les témoignages d’une estime aussi pure que celle que vous nous laissez voir.

JOSEPHINE BONAPARTE, née La Pagerie.

P.-S. Je vois souvent ici M. de Lucchesini, dont j’estime beaucoup l’esprit et le caractère. Nous parlons de vous fréquemment, et je l’aime à cause de l’attachement qu’il vous porte. — Dites, je Vous prie, de ma part, à Mme de Bernardini tout ce que vous pouvez imaginer d’aimable. Adieu, chère princesse. »


En général, dans ces commencemens du consulat, Mm6 d’Albany semble s’occuper de la France avec la même sympathie qu’autrefois, sympathie qui avait fait place, on l’a vu, à des sentimens presque haineux. Elle s’intéresse aux ouvrages nouveaux, au mouvement des esprits, aux vicissitudes du goût public ; elle lit le Génie du Christianisme et demande des renseignemens sur les nouveaux systèmes scientifiques. Un de ses amis de Florence, le chevalier Baldelli, se trouvant en France en 1802, voici ce qu’elle lui écrit : « Je vous remercie des nouvelles littéraires que vous m’avez données. J’ai déjà lu l’ouvrage de M. de Chateaubriand, qui m’a fait grand plaisir ; il satisfait l’âme, et excepté le premier volume, qui parle des mystères, j’ai été très contente du reste. L’auteur est grand ami de M. d’Arbaud, qui a du mérite aussi comme poète et que j’ai beaucoup connu à Florence. Je vois par les journaux qu’on traduit tout ce qui s’écrit dans toutes les langues… Il me paraît que la nation, s’est adonnée aux sciences exactes. Il y a à présent un nouveau système de minéralogie qui fait grand bruit, ainsi que les découvertes en chimie qui sont très profitables à qui les découvre. Le galvanisme tourne toutes les têtes, quoique l’inventeur soit Italien ; les 60,000 francs sont un appât considérable pour ceux qui font quelque découverte. J’en avais déjà entendu parler, il y a dix ans, pendant mon Séjour à Paris. Vicq-d’Azyr s’en occupait et voulait même nous faire quelques expériences sur une grenouille ; mais les événemens nous séparèrent tous, et il mourut de chagrin de tout ce qu’il avait vu. Dans ce pays, on ne s’occupe ni de science ni de littérature… » Elle dit encore avec la même amertume, en pensant à la vie de Florence : « Si je n’avais pas une passion décidée pour m’occuper et lire, et que je ne fusse pas dégoûtée de la société depuis tous les événemens dont j’ai été témoin, je ne pourrais pas me résoudre à vivre dans ce pays ; mais je passe mon temps avec les livres, et les heures s’envolent comme des minutes. »

Ces plaintes, j’en suis sûr, ne s’adressaient pas à la société de Florence, mais à la sauvage et misanthropique humeur de son amant. Alfieri fuyait le monde avec un redoublement de sauvagerie au moment où la comtesse était plus impatiente que jamais d’y jouer un rôle. Depuis qu’il était redevenu riche, il avait recommencé à acheter des chevaux, et il ne se plaisait qu’au milieu d’eux. On le voyait souvent, enveloppé d’un grand manteau rouge, ses cheveux roux rejetés en arrière et tombant jusque sur ses épaules, conduire lui-même une espèce de tilbury qu’il lançait bride abattue par les chemins solitaires. Rentré chez lui, il passait de son écurie dans son cabinet d’étude et s’y enfermait toute une partie du jour. Les visiteurs qui allaient frapper à sa porte trouvaient infailliblement sur le seuil une tablette avec cette inscription : le comte Alfieri n’est pas chez lui. On prétendait à Florence que c’était une inscription à demeure, fixe. Avec sa haine du monde, sa furie de travail allait toujours croissant. Il s’était mis en tête de peindre la société de son temps. c’est-à-dire l’influence de la révolution française sur l’Europe, dans une série de comédies aristophanesques, et l’inspiration n’obéissant point aux ordres de la volonté, il se consumait dans cet effort. Sa santé en reçut bientôt de sérieuses atteintes. Bizarre dans son régime comme il l’était en toutes choses, extrême et opiniâtre dans ses résolutions, il ne se nourrissait plus : c’est à peine si, pour tromper la faim, il prenait quelques alimens très simples, très légers, toujours avec une sorte de crainte et de répugnance. Il redoutait ces heures où la tyrannie du corps interdit le travail à la pensée. Il voulait se sentir constamment aussi dispos, aussi alerte, et il ne s’apercevait pas que dans ce défi contre la nature il épuisait rapidement toutes ses forces. Une maladie grave faillit l’emporter pendant l’automne de 1802 ; il s’en releva, mais ce fut pour retomber plus bas l’automne suivant. Une attaque de goutte se jeta sur la poitrine ; il ne parut pas cependant souffrir beaucoup, et quoique son mal exigeât les soins les plus attentifs, on n’avait pas de crainte pour sa vie. Dans la soirée du 7 octobre 1803, la comtesse avait longtemps veillé auprès de son lit ; le lendemain, aux premiers rayons du soleil, il se sentit mieux, se leva quelques instans, puis retomba doucement sur son chevet : il était mort.

La douleur de la comtesse d’Albany fut très vive. Si impérieuse que fût la personnalité d’Alfieri, si incommode et intraitable que fût son égoïsme de poète, la reine d’Angleterre perdait en lui le vrai compagnon de son existence, un ami qui ne l’avait pas quittée depuis vingt-six ans, un artiste qu’elle avait inspiré, un génie qu’elle pouvait considérer comme son œuvre. Tous les griefs furent oubliés ; elle était sincère assurément lorsqu’elle pleurait l’homme dont elle pouvait opposer le nom au nom de Charles-Édouard. Le soin de sa dignité se trouvait ici d’accord avec le souvenir de son amour. Si quelque chose pouvait la relever à ses propres yeux et la justifier devant le monde, c’était cette fidélité mutuelle pendant un quart de siècle, c’était la soumission respectueuse et presque craintive qu’elle avait eue si longtemps pour cette âme ulcérée, c’étaient en un mot ces fonctions de sœur de charité remplies avec un dévouement si tendre et quelquefois si humble auprès du noble et orgueilleux malade. Cette affliction sincère et tous les sentimens particuliers qui s’y mêlent, tous ces retours de vanité naïve sur la consécration poétique de sa passion, cette affliction, dis-je, sincère et complexe à la fois, me semble ingénument exprimée dans les lettres qu’on va lire. Elle écrivait le 24 novembre au chevalier Baldelli :

« Florence, 24 novembre 1803.

« Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l’incomparable ami que j’ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c’est comme si ce malheur m’était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J’ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins ; mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir, toutes les occupations me sont odieuses. J’aimais tant la lecture ! Il ne m’est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l’impression. Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces… Il a succombé en six jours sans savoir qu’il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau, ou comme une lampe à qui l’huile manque. Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. Vous jugerez comme cette cruelle vue me persécute ; je suis malheureuse à l’excès. Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six ans, ne m’a pas donné un moment de chagrin que celui que les circonstances nous ont procuré à l’un et à l’autre. Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paie bien cher dans ce moment, car je sens cruellement sa perte. Je regrette bien votre absence ; votre âme sensible et en même temps forte aurait relevé la mienne, qui est anéantie. J’ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie : pour celle-ci, je n’en trouve pas du tout ; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuer à vivre aussi malheureuse. »


Pour que rien ne manque à l’exactitude et aussi à la moralité de cette histoire, il faut entendre les cris de douleur que pousse la comtesse d’Albany. Écoutez encore ses gémissemens et ses sanglots dans cette lettre à M. d’Ansse de Villoison. Je le répète, au moment où elle trace cette page, elle est sincère. On ne joue pas de cette façon avec la douleur et les larmes ; on n’imite pas ainsi le désespoir. Oui, elle est sincère encore, à cette date, quand elle se voit seule dans un désert, quand elle parle de son impuissance de vivre. Le grand helléniste, qui savait apprécier Alfieri, a écrit à la comtesse ses complimens de condoléance. Voici ce qu’elle lui répond :


« Florence, le 9 novembre 1803.

« J’étais bien sûre, mon cher monsieur, que vous prendriez un grand intérêt à la perte horrible que j’ai faite. Vous savez par expérience quel malheur affreux c’est de perdre une » personne avec qui on a vécu pendant, vingt-six ans, et qui ne m’a jamais donné un moment de déplaisir, que j’ai toujours adorée, respectée et vénérée. Je suis la plus malheureuse créature qui existe… Le plus grand bonheur, et le seul qui puisse m’arriver, ce serait d’aller rejoindre cet ami incomparable. Il s’est tué à force d’étudier et de travailler. Depuis dix ans qu’il était à Florence, il avait appris le grec tout seul. Il a traduit en vers une tragédie de chaque auteur grec, les Perses d’Eschyle, Philoctète de Sophocle, Alceste d’Euripide, et il a fait une Alceste à son imitation, ainsi qu’une tragi-mélodie d’Abel, qui est moitié tragédie et moitié pour chanter, afin de donner aux Italiens le goût de la tragédie : ce seront les premières choses que je ferai imprimer pour finir son théâtre. Il a traduit les Grenouilles d’Aristophane, tout Térence, tout Virgile en vers, c’est-à-dire l’Enéide, — la Conjuration de Catilina. Il a fait dix-sept satires, un tome de poésies lyriques. Il a écrit toute sa vie jusqu’au 14 mars de cette année, et puis il a fait depuis deux ans six comédies, qui ont été la cause de sa mort, y travaillant trop pour les finir plus vite, et malgré cela il n’a pu en corriger que quatre et demie ; il est tombé malade à la moitié du troisième acte de la cinquième. Il se portait très bien le 3 octobre au matin, et il travailla à son ordinaire ; je rentrai à quatre heures pour dîner, et je le trouvai avec la fièvre : la goutte s’était fourrée dans les entrailles, qu’il avait très affaiblies depuis quelque temps, ne pouvant quasi plus manger… Enfin le samedi 8, après avoir passé une nuit moins mauvaise que les précédentes, il s’affaiblit, il perdit la vue, et mourut sans fièvre, comme un oiseau, sans agonie, sans le savoir. Ah ! monsieur, quelle douleur ! J’ai tout perdu : c’est comme si on m’avait arraché le cœur ! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que depuis dix ans je ne l’avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble ; j’étais à côté de lui quand il travaillait, je l’exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c’était en vain : son ardeur pour l’étude et le travail augmentait tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps en s’occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me reproche toujours de ne l’avoir pas forcé à faire un voyage : il se serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister davantage dans un corps qu’elle minait continuellement. Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis plus m’occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je lisais au moins sept ou huit heures ; à présent je ne puis plus ouvrir un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que vous avez de l’amitié pour moi et que vous aimiez cet ami incomparable : c’est ce qui fait que je me livre avec vous à ma douleur.

«… Vous me feriez grand plaisir de me donner de vos nouvelles, de vous et de vos occupations littéraires. Je sais que vous enseignez le grec moderne à l’Institut. On me dit qu’on imprime l’Enéide de M. Delille ; je serai charmée de la lire, si ma tête peut un jour se calmer. Je n’ai aucun projet de déplacement ; je vis au jour la journée, heureuse quand j’en ai fini une, et au désespoir d’en recommencer une autre. La mort serait pour moi un véritable bonheur ; je déteste la vie, le monde, et tout ce qui s’y fait et s’y voit. Je ne vivais que pour un seul objet, et je l’ai perdu. Adieu, mon cher monsieur ; plaignez-moi, car je suis bien malheureuse. Je ne puis m’arracher de ces lieux où j’ai vécu avec lui, et où il reste encore. »

Ces paroles sont touchantes ; quoi de plus touchant aussi que les deux épitaphes composées par Alfieri pour son tombeau et celui de la comtesse[4] ? Chateaubriand, attaché alors à l’ambassade de Rome, venait d’arriver à Florence au moment où Alfieri rendait le dernier soupir ; il le vit coucher au cercueil, il lut les deux inscriptions funéraires, il fut touché de cet immense amour, de ce dernier rendez-vous donné au sein de la mort ; ces images devaient frapper l’auteur du Génie du Christianisme, et ce qu’elles avaient d’un peu théâtral n’était pas pour lui déplaire. Il s’apprêtait donc à en parler en poète, comme il l’a fait effectivement, trois mois après, sous l’impression toute récente de ce douloureux épisode, quand se produisit un incident assez singulier, un incident qui aurait pu le mettre en défiance, s’il y eût arrêté sa pensée. François-Xavier Fabre, le jeune peintre de Montpellier, qui était déjà pour Mme d’Albany un confident intime, écrivit de la part de la comtesse de M. de Chateaubriand pour le prier de ne rien publier qui pût être défavorable à la mémoire d’Alfieri. Qu’est-ce à dire ? D’où vienne ces alarmes ? Pourquoi ces précautions ? Le sens de cette démarche, qui dut paraître si extraordinaire alors, n’est plus un secret pour nous aujourd’hui ; on craignait que cette consécration poétique, cette transfiguration merveilleuse de la réalité ne souffrît quelque atteinte dans l’esprit du brillant écrivain, s’il prêtait l’oreille à des confidences indiscrètes. On le suppliait enfin, avec la diplomatie du cœur, de ne pas altérer la légende ; on lui fournissait même des notes pour entretenir son enthousiasme. La Vita di Vittorio Alfieri, scritta da esso, n’avait pas encore été publiée ; il importait que Chateaubriand connût au moins les pages enflammées où le Dante piémontais glorifie sa royale Béatrice. C’est à cette demande, à ces préoccupations, à ces inquiétudes inattendues que répondait Chateaubriand, quand il adressait à Fabre la lettre que voici :


« Monsieur,

« J’ai reçu votre obligeante lettre ainsi que le paquet que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer par son éminence Mgr le cardinal de Consalvi. Je vous prie seulement de m’adresser directement à l’avenir ce que vous pourriez avoir à me faire passer. Les moyens les plus simples sont toujours les plus prompts et les plus sûrs.

« J’ignore encore le moment, monsieur, où je pourrai faire usage de votre excellente notice. Ma tête est tellement bouleversée par des chagrins de toute espèce, que je ne puis rassembler deux idées. J’espère que mon ami sera arrivé sans accident à Venise. L’air de Florence et surtout celui de Rome lui étaient tout à fait contraires. Les marais de Venise ne sont pas sans inconvéniens, mais il faut bien prendre son parti. En général toutes les personnes qui ont la poitrine délicate se plaignent beaucoup de ce pays, et c’est ce qui me forcera moi-même à l’abandonner.

« Au reste, monsieur, soyez sûr que ne je publierai rien sur le comte Alfieri qui puisse vous être désagréable, et surtout à son admirable amie, aux pieds de laquelle je vous prie de mettre mes respects. Si les circonstances me le permettent, je vous soumettrai mon travail avant de l’envoyer à l’imprimerie.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

CHATEAUBRIAND.

« P.-S. Je reçois l’arrêté de ma promotion à une autre légation. Je pars pour Naples, et j’espère être à Florence du 15 au 20 janvier. J’aurai sûrement l’honneur de vous y saluer.

« Je prends la liberté de vous adresser cette lettre chez Mme la comtesse d’Albany, faute d’avoir votre adresse directe ; j’espère qu’elle voudra bien me le pardonner.

« Rome, mercredi 28 décembre 1803. »


On avait tort assurément d’éprouver de telles alarmes ; c’était le moment où l’élite de la société européenne se prêtait sans difficultés à consacrer ce que j’ai appelé la légende d’Alfieri et de la comtesse d’Albany. Les uns croyaient que la reine d’Angleterre avait épousé secrètement le poète italien ; les autres, fort indifférens aux lois morales, n’avaient pas besoin d’être édifiés sur ce point délicat pour admirer, au milieu du relâchement général des mœurs, la longue, la fidèle union de la comtesse et du poète. Mme de Staël, dans une note de Corinne, appellera la comtesse d’Albany la respectable amie d’Alfieri. Ces mots admirable amie, respectable amie, que l’on crût ou non au mariage des deux amans, étaient la formule adoptée au commencement du siècle par tous ceux qui avaient à parler de cette mystérieuse aventure. On a lu la lettre de Chateaubriand ; en voici une plus expressive encore de l’auteur de Delphine.


« Bologne, 22 mars 1805.

« Je ne sais, Madame, si j’ai su vous exprimer comme je le sentais mon respect pour vous et pour votre malheur. Je ne suis jamais entrée sans émotion dans votre maison ; je ne vous ai jamais vue sans l’intérêt le plus tendre ; je me persuade que nos amis sont réunis, et je vous demande de penser quelquefois au mien, qui a partagé un grand nombre des opinions de celui qui vous fut si cher. Oh ! je ne puis croire qu’un jour nous ne nous retrouverons pas tous. L’affection serait sans cela le plus trompeur des sentimens naturels… Mes complimens à vos dames, et pour vous, madame, le plus tendre et le plus respectueux attachement.

« NECKER DE STAEL-HOLSTEIN. »


Pourquoi donc Chateaubriand, jeune, exalté, amoureux, aurait-il protesté en 1803 contre l’opinion générale, comme il a pu le faire plus tard, après que tous les voiles furent déchirés ? Il ne demandait pas mieux alors que de croire à cet amour qui rappelait Dante ou Pétrarque, et adressant, en janvier 1804, sa célèbre lettre à M. de Fontanes, il la terminait par ces mots : « Que de choses me resteraient à vous dire sur la littérature italienne ! Savez-vous que je n’ai vu qu’une seule fois le comte Alfieri dans ma vie, et devinez-vous dans quelle circonstance ? Je l’ai vu mettre dans le cercueil ! On me dit qu’il n’était presque pas changé ; sa physionomie me parut noble et grave ; la mort y ajoutait sans doute une nouvelle sévérité. Je tiens de la bonté d’une personne qui lui fut bien chère, et de la politesse d’un ami du comte Alfieri à Florence, des notes curieuses sur les ouvrages posthumes et les opinions de cet homme célèbre. La plupart des papiers publics en France ne vous ont donné sur cela que des renseignemens tronqués et incertains. En attendant que je puisse vous communiquer mes notes, je vous envoie l’épitaphe que le comte Alfieri avait faite, en même temps que la sienne, pour sa noble amie. »

Tout semble donc réussir au-delà même des espérances d’Alfieri : le monument qu’il a élevé à son orgueilleuse passion est inauguré, pour ainsi dire, au milieu des respects de l’Europe ; la légende s’accrédite, confirmée par des témoignages illustres ; la présence de Chateaubriand auprès du cercueil du poète est elle-même un poétique épisode ajouté à tant d’autres, une consécration nouvelle de ce merveilleux roman. Qui donc rétablira la vérité ? Qui donnera une conclusion morale à cette histoire ? Qui montrera enfin que la justice a eu son heure, et que les lois de la conscience ne sauraient avoir tort ? Ce sera, ô néant de l’orgueil ! ce sera celle-là même qui disait : « Je ne peux plus vivre, je voudrais mourir, le monde est devenu pour moi un horrible désert. » Si Mme d’Albany était morte la même année que son amant, le monde eût été dupe des ambitieuses paroles du poète, et il manquerait à notre histoire cette dernière partie qui en fait un tout si complet, un ensemble si régulier et si dramatiquement instructif. La punition d’Alfieri, je l’ai annoncé déjà, et l’instant est venu de le montrer, c’est le démenti infligé à ses prétentions orgueilleuses par la personne qu’il avait, malgré ses fautes, placée sur un autel et encensée comme un être divin. Il a bravé les lois de la destinée humaine en s’attribuant avec emphase une félicité impossible. Que va devenir maintenant cette glorification ? que va devenir ce monument de l’amour coupable, élevé avec une complaisance si présomptueuse, salué par des acclamations si enthousiastes. Comment croire, en un mot, à cette sérénité parfaite, à cette sécurité miraculeuse de sa béatitude, quand on voit la comtesse d’Albany, presque au lendemain de sa mort, lui donner si vite un successeur ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 novembre 1853, Beaumarchais pendant la révolution, par M. Louis de Loménie.
  2. Parmi les documens relatifs à la comtesse d’Albany, les lettres les plus curieuses, publiées soit par M. de Reumont, soit par M. Félice Le Monnier dans sa nouvelle édition de la Vita di Vittorio Alfieri scritta da esso Florence 1853), ont été communiquées aux éditeurs par M. Paulin Blanc, bibliothécaire du musée Fabre à Montpellier. Gardien de ce précieux dépôt, M. P. Blanc connaît mieux que personne toutes les circonstances qui s’y rattachent. Si nous venons à notre tour mettre de nouveaux renseignemens en lumière et compléter l’œuvre de nos devanciers, c’est à son obligeance, à son savoir, à ses utiles indications que nous en sommes redevable.
  3. La bibliothèque de Montpellier possède un certain nombre de billets de spectacle écrits tout entiers de la main du poète ; on y voit la date de la représentation, le titre de la pièce, le nom des invités, et au bas la signature : Viitorio Alfleri.
  4. Alfieri les a fait graver sur un diptyque de marbre blanc qui appartient aujourd’hui à la bibliothèque du musée Fabre à Montpellier. Comme ces deux épitaphes ont été souvent reproduites d’une façon incomplète ou inexacte, on en donne le texte ici :
    Quiescit hic tandem :
    Victorius Alferius Astensis.
    Musarum ardentissimus cultor
    Veritati tantummodo obnoxius
    Dominantotibus idcirco viris
    Peraeque ac inservientibus omnibus
    Invisus merito
    Multitudini
    Eo quod nulla unquam gesserit >
    Publica negotia
    Ignotus
    Optimis perpaucis acceptus
    Nemini
    Nisi fortasse sibimet ipsi
    Despectus
    Vixit annos… menses… dies…
    Obiit… die… mensis…
    Anno domini MDCCC…
    Hic sita est
    Aloysia e Stolbergis
    Albaniæ comitissa
    Genere forma moribus
    Incomparabili animi candore
    Præclarissima
    A Victorio Alferio
    Juxta quem sarcophago uno
    Tumulata est
    Annorum spatio
    Ultra res omnes dilecta
    Et quasi mortale numen
    Ab ipso constanter habita
    Et observata
    Vixit annos… menses… dies..
    In Hannonia Montibus nata
    Obiit,..,. die… mensis…
    Anno domini MDCCC…
    Au dessous, on lit ces mots : Florentiœ Gallorum compedibus obstrictœ, 1800.