La Compagnie du Gaz et la ville de Paris
Les Parisiens paient le gaz trop cher ; ils se sont aperçus depuis quelques années de ce désagrément et commencent à s’en fâcher. À Paris, le mètre cube de gaz coûte 30 centimes ; à Vienne, à Bruxelles, à Amsterdam, à Londres, à Berlin, la même quantité est payée de 14 à 25 centimes. Dans toutes les grandes villes d’Europe, sauf Paris, le prix du gaz a baissé depuis vingt ans.
La remarque n’est pas flatteuse et la dépense est lourde, car le gaz figure aujourd’hui parmi les produits industriels de première nécessité. Il n’est plus de rue qui ne soit reliée par des conduites souterraines aux usines de la compagnie-parisienne, et presque toutes les maisons possèdent leur branchement et leur compteur. Toute industrie pare à la compagnie sa redevance : c’est un abonnement qui compte parmi les frais généraux. Dans nos maisons, le gaz éclaire les cours, les escaliers, les antichambres et malheureusement quelques salons. S’il était moins coûteux, il remplacerait le bois de chauffage ; on allumé et on éteint un poêle à gaz en tournant un robinet, et le combustible n’est ni lourd ni encombrant. Enfin le gaz fournirait partout la force motrice ; les menuisiers, les tailleurs, les ciseleurs, auraient chez eux la machine Otto ou la machine Lenoir, qui tiennent peu de place et sont faciles à diriger ; le travail en chambre, si favorable aux intérêts des familles ouvrières, se développerait. La vie privée, l’industrie ont besoin du gaz ; il joue aussi son rôle dans les réjouissances. Sans guirlandes et sans girandoles de becs de gaz, l’enthousiasme du peuple n’eût été vraiment sincère ni le lu juillet ni le 15 août. L’enthousiasme arrive généralement à son comble quand, au lieu de brûler le gaz, on l’emploie à gonfler un ballon. En ce cas, ainsi que M. Marsoulan l’a fait remarquer au conseil municipal, la compagnie augmente ses prise. Sous tous les régimes, le gaz a embelli les réceptions de MM. les ministres : des rampes et des chiffres flamboyans éblouissent le passant et illuminent le front de l’invité. La nuit de Noël et la nuit anniversaire de la prise de la Bastille, Paris double sa consommation. La compagnie prépare des réserves pour ces deux nuits, et les actionnaires célèbrent également ces deux solennités. Alors, si le ciel est clair, la lueur d’incendie qui s’élève au-dessus de Paris se voit de quinze lieues à la ronde. Les gazomètres se vident : ces cloches énormes descendent lentement dans leurs bassins remplis d’eau, pesant de tout leur poids sur le gaz qu’elles enferment et qu’elles refoulent dans les conduites. Le torrent combustible se répand sous la ville et se brise en innombrables ramifications. Il apporte dans chaque maison, et au besoin dans chaque chambre, la lumière, la chaleur ou la force.
Mais ces bienfaits coûtent trop cher. Nous consommons en moyenne de 600,000 à 700,000 mètres cubes par jour. C’est beaucoup ; ce serait assez pour entreprendre l’éclairage du tour du monde avec deux becs de gaz placés tous les 100 mètres et brûlant dix heures sur vingt-quatre. C’est six fois plus qu’on ne consommait en 1855, et ce n’est que la moitié, toute proportion, gardée, de ce qu’on brûle à Londres. Nous consommons à peine 115 mètres cubes par habitant et par an ; l’habitant de Londres consomme plus de 200 mètres cubes. Je sais bien que les brouillards de la Tamise l’obligent souvent à allumer en plein jour, et qu’il a plus grand besoin que nous d’éclairage artificiel ; mais il paie 14 centimes ce que nous payons 30 centimes, et le bon marché l’engage à ne point se priver.
Décidés à obtenir un abaissement de prix devenu nécessaire, les consommateurs parisiens se sont plaints d’abord aux fabricans, puis au conseil municipal. La compagnie a été vivement attaquée dans la presse. On se souvient des articles de mon honorable collègue M. Hervé, dans le Soleil ; c’étaient de savans et vraiment irréfutables plaidoyers en faveur des abonnés. Les fabricans du gaz parisien ne manquèrent pas de répondre ; leurs comptes prouvent qu’ils n’ont pas ménagé les frais de publicité. Ils avaient deux bonnes raisons de se défendre, même un peu chèrement : la première, c’est qu’ils sont très riches, et la seconde, c’est que les attaques les avaient profondément mortifiés.
La Compagnie parisienne d’éclairage et de chauffage par le gaz a pris l’habitude de se regarder comme une grande institution d’intérêt public, et elle mérite, en effet, d’être traitée avec considération. Elle a géré d’immenses capitaux avec habileté et probité, profitant de la belle situation qui lui est faite, mais ne cherchant jamais à l’embellir par des coups de bourse. Elle a créé des établissemens magnifiques à La Villette, à Vaugirard, à Saint-Mandé. L’usine qu’elle achève à Clichy, entre la Seine et le chemin de fer, a coûté 20 millions. En sortant de Paris par le train de Versailles, on entendait encore, au printemps dernier, le marteau des chaudronniers qui achevaient de placer les derniers boulons des gazomètres. Le plus petit de ces gazomètres est plus grand que le Cirque d’été. De Clichy à la place du Théâtre-Français s’étend une conduite de 1m,20 de diamètre ; elle apporte un fleuve de gaz au centre de Paris. Dans la plaine Saint-Denis va s’élever une usine plus grande que toutes les autres : les halles couvrant les fours à cornues, les ateliers d’épuration, les divers magasins, les dépôts de coke, les gazomètres, occuperont près de 40 hectares.
La compagnie a toujours cherché le progrès et essayé les procédés nouveaux. Son fondateur, M. Dubochet, n’était pas seulement un habile financier, mais un ingénieur, et plusieurs appareils inventés par lui ont rendu de grands services à l’industrie qu’il exerçait. Par exemple, on extrait aujourd’hui le gaz des cornues au moyen d’une pompe qui le refoule vers les appareils d’épuration, il y eut un extracteur Dubochet. Il y a aussi des fours Dubochet et Pauwells. Inventeur lui-même, M. Dubochet encourageait les inventions. Il fut des premiers à essayer le four Siemens : les vapeurs brûlantes qui montaient dans les cheminées et allaient se refroidir dans les nuages sont reprises et ramenées au foyer, et ne s’échappent plus qu’après avoir cédé leur calorique. Plus tard, M. Pelouze et M. Audouin, le chimiste fort distingué de la compagnie, proposèrent un épurateur aujourd’hui employé partout. Ils criblent le gaz à travers des cribles de tôle percée de très petits trous : cette simple opération le débarrasse de quantités considérables de goudrons qui allaient salir et quelquefois boucher les conduites. Enfin, la compagnie n’a pas négligé l’exploitation des sous-produits.
Ce mot de sous-produits est dans toutes les bouches depuis qu’on se préoccupe à Paris du prix du gaz. Un conseiller municipal, quand il a le plaisir de rencontrer un de ses électeurs, peut être assuré de s’entendre dire : « Abaissez-vous enfin le prix du gaz ? Avez-vous pensé à tout ce que la Compagnie retire des sous-produits ! » Certes, le conseil pense aux sous-produits ! Il sait maintenant qu’on distille le goudron et qu’on sépare les huiles légères des huiles lourdes ; que ces diverses huiles fournissent des désinfectans comme la benzine et l’acide phénique, et des matières colorantes comme l’aniline ; que le brai est le résidu de la distillation ; que l’on sépare l’anthracène du brai ; que l’anthracène oxydé devient l’alizarine, et que cette substance est exactement le rouge garance ; il sait que la culture de la garance est abandonnée dans le Midi et que les fabricans de gaz ont hérité de cette fortune perdue pour les cultivateurs provençaux.
La Compagnie parisienne a été des premières à exploiter ces diverses sources de revenu. Elle a des fours à distiller le goudron. Elle a de grands bassins où le brai s’écoule lentement en masses épaisses semblables à de la lave. Elle emploie une partie du brai à agglomérer des poussières de charbon et à fabriquer ces briquettes qui servent à chauffer les locomotives. Enfin elle fait de l’anthracène depuis 1873, de l’aniline et de l’acide phénique depuis près de vingt ans.
Cette grande entreprise industrielle a toujours eu l’avantage d’intéresser des savans. MM. Pelouze père et fils ont été les collaborateurs et les amis de M. Dubochet. L’illustre physicien Regnault venait sans cesse au laboratoire de La Villette : c’est lui et M. Jean-Baptiste Dumas qui ont rédigé le règlement pour l’essai du gaz, et déterminé le degré de pureté et le pouvoir éclairant que les abonnés auraient droit d’exiger ; M. Henri Sainte-Claire Deville a été jusqu’à sa mort vice-président du conseil d’administration. M. Margueritte, le président actuel, a fait des travaux de chimie fort remarquables. Le directeur, M. Camus, est un ingénieur sorti du corps des ponts et chaussées. Profondément dévoué à la compagnie, il lui a rendu d’immenses services : il la défend aujourd’hui avec la prudence d’un esprit supérieur et avec la franchise d’un parfait galant homme. M. Camus a dirigé la compagnie depuis le grand accroissement de ses affaires. Il a construit un tiers des gazomètres et des fours à cornues et posé des centaines de kilomètres de conduites. On le dit habile négociant, et il a pu faire ses preuves : il a bon an, mal an, 7 ou 800,000 tonnes de houille à acheter et 20 à 25 millions d’hectolitres de coke à vendre, sans parler des fameux sous-produits. Il commande une armée de 4 à 5,000 employés et ouvriers, et il a su inspirer à ses subordonnés un dévoûment sincère envers la Compagnie du gaz. Il y a parmi eux un véritable esprit de corps et un amour-propre très estimable. La compagnie a d’ailleurs organisé très convenablement les secours et les pensions de retraite.
Pendant la commune, personne ne manquait à son poste. Un jour, la caisse, contenant en ce moment près d’un million, fut saisie. M. Camus alla trouver le délégué aux finances et lui exposa avec calme qu’on ne faisait rien sans argent et qu’en conséquence, le soir même, Paris ne serait pas éclairé. Le million fut rendu avant la nuit.
Si nous avons su donner quelque idée de la grandeur d’une pareille entreprise industrielle, et de la somme de travail et d’intelligence dépensée pour sa prospérité, on comprendra mieux l’étonnement sincère de tous ceux qui ont donné à la compagnie leur travail ou leur argent devant les invectives de la presse et du public. Comment, disent-ils, pouvez-vous vous plaindre ? Nous avons bâti des cloches à gaz grandes comme des cathédrales et des fours magnifiques. Nous traitons bien nos employés. Nous ne jouons pas à la Bourse et nos bénéfices sont honnêtes. Nous en donnons avec exactitude une part à la ville de Paris. Nous vendons le gaz un peu cher, c’est vrai : mais vous avez la satisfaction de savoir qu’il est fabriqué d’après les procédés les plus nouveaux et les plus savans. Que faut-il de plus, et comment osez-vous toucher à une si belle et si profitable institution ?
L’abonné a des sentimens mesquins et persiste à penser que l’institution lui coûte trop cher. Il va porter ses plaintes au conseil municipal. C’est ce qui arriva en 1879. les représentans de plusieurs grandes industries, et surtout le syndicat des tissus, commencèrent une campagne active pour l’abaissement du prix du gaz. Une société se forma, réunit un capital pour payer les démarches et les publications, démarches, et publications toutes destinées à stimuler le zèle des conseillers municipaux, Ceux-ci ne connurent désormais plus de repos. Articles de journaux pleins de conseils amicaux ou de durs reproches, brochures, pétitions, circulaires, visites, réunions privées, ou publiques, rien ne leur fut épargné. La société avait pris pour agent M. Serf, jeune ingénieur civil, très entreprenant, qui prodigua aux membres du conseil ses renseignemens, ses explications et ses avis.
Il est possible d’ailleurs que cette campagne n’ait pas été inutile. Les choses vont vite en France quand on n’a qu’un gouvernement à renverser ; il faut bien plus d’effort, — et plus de paroles, — pour obtenir un centime de réduction sur le prix du gaz. Cependant l’opinion publique paraissait s’égarer un peu à la fois du côté des abonnés et des actionnaires. Les actionnaires poussaient de hauts cris, disant qu’on voulait les dépouiller, rompre des engagemens sacrés, manquer à la parole donnée. Les abonnés semblaient croire que la ville allait fixer les conditions d’un traité nouveau, que le conseil était maître de dicter ses volontés, et que M. Le préfet de la Seine n’avait qu’à parler pour être obéi. Ils se trompaient les uns et les autres. Un traité existe : il date du 11 février 1855 ; il est revêtu de la signature de M. Dubochet pour la compagnie, et de l’illustre M. J.-B. Dumas, alors président du conseil, pour la ville de Paris. Il engageait la ville pour cinquante ans, et il a encore vingt-trois ans à courir. Ce traité, personne n’a songé à le violer. La ville de Paris ne veut et ne peut rien retirer des engagemens qu’elle a pris. Et peu importe que les paroles aient été données sous la république ou sous l’empire, par des conseils élus ou par des commissions administratives. De tels précédens amèneraient des contestations sur la moitié des propriétés de Paris, soit particulières, soir même municipales.
Au surplus, le conseil municipal actuel, il faut le dire à son honneur, connaît trop bien les affaires de la ville pour croire, en matière de propriété et de contrats, à la possibilité de mesures révolutionnaires. Cette assemblée s’est fait une réputation de violence, surtout par son intolérance religieuse et son athéisme vraiment fanatique. Mais, lorsque ni l’église ni la mairie de Paris ne sont en cause, le conseil est prudent, laborieux, quelquefois timide. Les discussions sont prolongées, souvent intéressantes, les ajournemens sont fréquens. La majorité se montre hésitante devant les vastes travaux que M. Alphand voudrait entreprendre, et auxquels M. Floquet, nous le pensons, aurait aimé à attacher son nom. Les Parisiens attendront sans doute quelque temps encore l’achèvement du boulevard Haussmann, et pendant quelques étés ils pourront manquer d’eau. Du moins, les finances de la ville, sagement administrées, ne courront pas d’aventures.
Un observateur spirituel, qui connaît bien le conseil et l’estime beaucoup, me disait un jour : « Ces révolutionnaires sont plus bourgeois qu’on ne pense : Haussmann l’était moins qu’eue. » Je puis répéter le mot, qui n’a rien de désobligeant sous ma plume. Il est malaisé de devenir bourgeois ; il est plus difficile de cesser de l’être quand on l’est de naissance ; il faut reconnaître seulement que, si Molière revenait au monde, il écrirait probablement : le Bourgeois sans-culotte. Ne devient pas prolétaire qui veut.
Quitte à être appelé bourgeois, le conseil municipal ne viole point les traités et prétend respecter la parole donnée, même aux actionnaires du gaz. Toute la question est de savoir si le traité ne prévoyait pas un abaissement du prix et si les conditions de cet abaissement ne sont pas réalisées. Le droit de la ville reconnu, l’administration municipale pourra soit en demander strictement l’exécution, soit transiger avec la compagnie.
Suivant nous, le droit est fort clair. Le traité de 1855 imposait à la compagnie deux charges principales. La première était de fournir du gaz à la consommation parisienne, quelles qu’en pussent devenir les exigences. L’insuffisance de la production amènerait la perte immédiate du monopole. La seconde consistait à donner une part des bénéfices à la ville de Paris. Très habile négociateur, M. Dubochet avait compris que les avantages faits à la ville étaient autant de garanties pour la compagnie. Il est rare qu’un associé conteste la légitimité des bénéfices qu’il partage ; et si sa conscience est parfois troublée, les nécessités journalières et l’habitude de toucher un revenu dont il ne sait plus se passer la mettent à la raison. Les avantages accordés à la ville étaient considérables. D’abord elle ne payait que 15 centimes par mètre cube le gaz employé à l’éclairage public : non-seulement celui qui alimente les réverbères de nos rues, mais tout le gaz consommé dans les édifices municipaux. Les propriétés de l’état ne jouissent pas du même privilège. Ensuite elle recevait un droit d’octroi de 2 centimes par mètre cube brûlé dans Paris. Enfin, elle devait prélever une part des bénéfices. Ce droit d’octroi, cette part de bénéfices, ont rapporté à la ville de Paris en 1881, tout près de 20 millions. Or, c’est là un revenu dont la ville ne peut plus se passer ; il est nécessaire à l’équilibre de son budget ; elle devrait, si elle y renonçait, le remplacer par une taxe nouvelle.
Le partage des bénéfices s’opère comme il suit : on paie d’abord l’intérêt et l’amortissement des obligations, puis l’amortissement des actions ; puis on prélève 12 millions pour l’intérêt des actions, et on répartit le surplus entre les actionnaires et la ville de Paris. Le capital de la compagnie est donc amorti en totalité ; le traité le veut ainsi. Et quand la concession expirera, en 1905, les actionnaires et obligataires seront entièrement remboursés. Que deviendront alors les sommes immobilisées ? À qui appartiendront les terrains, le matériel et les immenses bâtimens des usines ? La ville de Paris a dû prendre à cet égard des précautions particulières ; il ne fallait pas qu’il y eût interruption du service à la fin de la concession. Il ne fallait pas non plus que la compagnie, faute de s’entendre avec ses successeurs, eût le droit de fouiller toutes les rues pour y déterrer ses conduites. La ville s’est réservé la propriété entière de la canalisation telle qu’elle existera en 1905. Quant au reste, terrains, constructions et outillage seront autant de bénéfices nets, puisque le capital aura été remboursé. Ce seront des bénéfices dont la répartition aura été ajournée. Chaque année, en retenant la prime d’amortissement de la totalité du capital, on met, en réalité, de côté une certaine somme qui se retrouvera à la fin de la concession. Que vaudra cette somme ? Il est assez difficile de le dire. La compagnie, dans ses rapports aux actionnaires, estime à environ 80 centimes le capital immobilisé pour fournir par an un mètre cube de gaz. À ce taux, et d’après la consommation de l’année dernière, ses immeubles et son matériel vaudraient aujourd’hui près de 240 millions de francs. Encore les actionnaires ont-ils pour eux les chances de plus-value des terrains, chances qui les ont bien servis jusqu’à présent et qui, à Paris, sont à peu près certaines. Les suppositions les plus modérées portent à croire qu’en 1905, leurs propriétés vaudront de 4 à 500 millions, et, je le répète, tout l’argent qu’ils auront versé leur aura été rendu.
Il est utile, quand on traite du revenu des actions du gaz, de ne pas oublier ce léger bénéfice. Il y a là une fortune mise en réserve, et si la compagnie continue l’exploitation, en 1905 cette fortune sera avantageusement placée. Ce bénéfice, comme tous les autres, est soumis au partage avec la ville de Paris. La ville, en 1905, sera propriétaire de la moitié des immeubles et du matériel, outre la totalité de la canalisation.
Ces conditions ne sont nullement dures, vu les prix que paient les abonnés. La Compagnie du gaz de Bordeaux, qui est très florissante, a accepté de vendre le gaz 22 centimes aux particuliers et 5 centimes à la ville, et, en fin de concession, elle abandonnera à la ville de Bordeaux la totalité de ses immeubles et de son matériel. Elle amortit tout son capital, comme fait la compagnie parisienne, mais elle touche chaque année tout son bénéfice, et elle ne trouvera point, en réglant ses derniers comptes, un énorme dividende réservé pour la fin.
Le traité de 1855 garantit à la Compagnie parisienne un monopole : non pas le monopole de l’éclairage, la ville s’est réservé toute liberté vis-à-vis des inventeurs ; elle a pu, par exemple, concéder l’avenue de l’Opéra à M. Jablochkof et pourra adopter tout moyen d’éclairage autre que le gaz. La compagnie n’a même pas le droit d’empêcher que d’autres industriels fabriquent du gaz. Elle a dû faire des marchés spéciaux avec les administrations des chemins de fer, qui menaçaient de se passer d’elle et de monter sur leurs terrains des fours à distiller. Elle ne peut pas empêcher le commerce du gaz portatif. Mais elle a seule le droit de poser sous les rues des conduites pour la distribution du gaz extrait de la houille. Elle est seule locataire du sous-sol des rues de Paris, et, en dehors de ses diverses redevances, elle paie de ce chef à la ville un loyer de 200,000 francs.
Ce monopole n’engage donc pas entièrement l’avenir et laisse à l’administration municipale une certaine liberté. La lumière électrique pourra devenir pour le gaz une rivale dangereuse, et rien n’empêchera la ville de Paris de l’adopter. Il est plus probable que les deux systèmes seront employés simultanément. La cité de Londres est éclairée par l’électricité, et jamais on n’y a brûlé plus de gaz. Il paraît que la consommation a été énorme à l’avenue de l’Opéra tandis que les candélabres Jablochkof illuminaient le trottoir : les négocians allumaient tous les becs et ouvraient le robinet du compteur ; sans cela, leurs boutiques auraient en l’air de sombres cavernes. Les fabricans de gaz, qui vendent un produit d’un usage si commode, qui possèdent un outillage tout prêt et qui peuvent si facilement baisser leurs prix, n’ont point à s’inquiéter. L’électricité ne les ruinera pas plus qu’ils n’ont ruiné les marchands d’huile. En tout cas, la ville n’est point chargée de leurs intérêts, et la ville a sagement réservé sa liberté pour le cas où une invention imprévue viendrait bouleverser l’industrie de l’éclairage.
On voit que le monopole est assez restreint et, quoique le système soit généralement mauvais, il faut bien convenir qu’une pareille industrie ne peut pas se passer de monopole. Imagine-t-on plusieurs sociétés rivales ayant le droit d’enlever les pavés et de creuser des tranchées pour poser ou réparer leurs conduites ? Les rues de Paris seraient constamment barrées. Il faut choisir entre deux systèmes : la concession d’un monopole ou la régie municipale, qui est un vrai monopole.
La régie municipale a de très chauds partisans. Elle est adoptée dans un certain nombre de grandes villes anglaises, à Manchester, par exemple, dans la plupart des villes de Hollande et dans quelques villes de Belgique. Bruxelles a une régie : l’usine municipale. construite il y a quelques années à Laecken, fournit par an 20 millions de mètres cubes vendus 20 centimes le mètre. Les échevins et les conseillers communaux sont les administrateurs. J’ai eu l’honneur d’entretenir quelques-uns de ces magistrats, M. le bourgmestre Buis, M. l’échevin Walravens, M. le conseiller Richald, qui ont particulièrement étudié la question du gaz et sont très satisfaits du système de la régie. Sans trop m’arrêter aux salles de leur splendide hôtel de ville, aux plafonds de vieille boiserie, aux murailles revêtues d’inestimables tapisseries flamandes, j’ai été visiter les cornues municipales et les gazomètres publics, qui inspirent une autre sorte d’admiration. La régie donne à la ville la totalité des bénéfices : c’est le grand argument des défenseurs de ce système. Cet argument pourrait s’appliquer à toutes les industries et à toutes les entreprises, et cependant les municipalités se trouvent généralement bien de concéder leurs travaux à des entrepreneurs. Le service que rend l’entrepreneur est quelquefois chèrement rétribué : cependant il n’est pas prouvé qu’on ait avantage à se passer de lui. L’état ou la commune ne fabriquent pas à bon compte. Ils ne peuvent pas chercher les petites économies, saisir les petits progrès, négocier les marchés avec l’âpreté d’un entrepreneur. La ville de Bruxelles elle-même n’a pas pu songer à distiller ses goudrons et à se lancer dans la fabrication compliquée des sous-produits. Comment la ville de Paris pourrait-elle débattre des marchés d’un million de tonnes de houilles et se faire ensuite marchande de coke à l’hectolitre ? Je ne me représente pas M. Camus, fonctionnaire de la ville, rendant ses comptes au conseil municipal, publiant ses marchés de houille, expliquant la nécessité de maintenir élevé le cours du coke lorsque les magasins en sont encombrés, enfin donnant des détails sur les fabrications accessoires du brai, des briquettes, de l’anthracène, de l’aniline. Un commerce si vaste et si compliqué ne peut pas se conduire administrativement.
La concession d’un monopole aux fabricans de gaz paraît donc nécessaire, mais elle ne doit pas s’accorder sans garantie. L’industriel qui jouit d’un monopole doit s’attendre à voir ses tarifs arrêtés et révisés, ses comptes vérifiés par l’autorité qui le lui assure. Le maximum ne peut être imposé que par mesure révolutionnaire au négociant libre, que la concurrence de ses voisins oblige à limiter ses bénéfices. Mais, quand il y a monopole, le maximum est parfaitement légitime. Le traité de 1855 fixe à 30 centimes le prix de vente ; c’était alors un prix assez modéré : on avait payé 35 et 40 centimes aux trois ou quatre compagnies qui exploitaient auparavant la capitale. Les rédacteurs du traité firent plus : ils comprirent que l’industrie du gaz était alors presque à ses débuts et qu’on pouvait s’attendre à des progrès : ils voulurent que la population pût en profiter. Et ils stipulèrent que, si le progrès de la fabrication faisait diminuer le prix de revient du gaz, l’administration aurait à décider dans quelle proportion cette diminution devait profiter au public. Une commission de savans désignés par M. le ministre de l’intérieur devait donner son avis, soit pour introduire des perfectionnemens, soit pour déterminer les avantages qui pouvaient résulter de perfectionnemens déjà adoptés. Ces savans seraient ainsi, ou des initiateurs ou des experts. Tel est le sens de l’article 11 du traité de 1855. En 1870, certaines modifications furent adoptées. L’article 11, intégralement recopié, devint l’article 48.
En 1879, le conseil municipal, sur la proposition de M. Ernest Hamel, demanda pour la première fois la réunion de la commission scientifique. Peu de temps après, une commission municipale était nommée pour étudier un arrangement offert par la Compagnie du gaz. Le conseil, on le voit, songeait à la fois à l’application stricte de son droit et à une transaction.
La commission scientifique fut choisie par M. le ministre de l’intérieur Constans. Des chimistes distingués en firent partie ; c’étaient M. Dehray, M. Aimé Girard, directeur du laboratoire de la préfecture de police, M. Troost, aujourd’hui administrateur de la Compagnie du gaz, et quelques autres. M. Berthelot donna sa démission après la première séance. Cette commission formula des conclusions très peu favorables à la ville et aux abonnés, et soutint que l’article 11 ne donnait aucun droit d’exiger un abaissement de prix. On verra plus loin comment elle avait compris sa mission.
La commission municipale, composée des conseillers les plus experts en matière financière, tels que MM. Jacques, de Heredia, Germer-Baillière, fut sans doute un peu découragée de ce résultat. Elle abandonna la question de droit et la question technique, et ne chercha en somme qu’un moyen de donner satisfaction aux abonnés sans rien prendre aux actionnaires. Ce moyen était fort simple, la compagnie elle-même l’avait suggéré : c’était la prolongation du traité.
Amortir la totalité du capital, c’est constituer en bénéfice tout le matériel et les immeubles. Ce système de comptabilité promet un beau dividende lors de la fin de l’exploitation ; mais en assurant un bel avenir, il grève le présent d’une lourde charge. Cette charge s’accroît sans cesse, car la consommation augmente tous les ans de 20 millions de mètres cubes. Elle aura doublé avant vingt ans, et il aura fallu doubler les usines, car les fabricans se sont engagés à fournir à la consommation quelle qu’elle soit. Dans les dernières années, la prime d’amortissement enlèvera une part considérable des bénéfices. La dépense diminuerait, si l’amortissement était réparti sur un plus grand nombre d’années.
La compagnie demandait quarante ans à partir de 1905. Elle accordait en échange une réduction immédiate de 2 centimes. Le total des bénéfices, 35 millions environ, ne devait pas baisser sensiblement, puisqu’on avait moins à donner à l’amortissement ; s’il baissait, ce devait être aux dépens de la ville, qui verrait diminuer sa part et garantirait celle des actionnaires. Enfin, quand les 35 millions seraient dépassés, ce qui devait arriver prochainement, grâce au progrès de la consommation du gaz, on devait procéder à de graduelles réductions de prix, en abandonnant aux abonnés la moitié du surplus des bénéfices.
Tels furent les principes du projet qui fut adopté par la commission et présenté au conseil par le rapport de M. Martial Bernard. On voit qu’il n’était plus question du droit de la ville à exiger une réduction, que la réduction devait s’opérer sans rien coûter aux actionnaires, et qu’ils allaient jusqu’à exiger des garanties.
La discussion eut lieu à la fin de 1880, et, malgré un fort beau discours de M. Alphand, le projet fut ajourné. Les pouvoirs des conseillers allaient expirer, et ils voulaient, avant de rien terminer, conférer avec leurs électeurs.
L’opinion des électeurs n’était pas douteuse. La campagne fut dirigée dans presque tous les quartiers contre deux institutions qui n’avaient entre elles aucune ressemblance : l’enseignement chrétien et la Compagnie du gaz. Instruction laïque et éclairage à bon marché, tel était le cri de ralliement, et pendant huit jours les deux ennemis des masses radicales furent saint Vincent de Paul et feu M. Dubochet, qui n’avait jamais dû s’attendre à pareil honneur.
Presque tous les membres de l’ancien conseil furent réélus. Ils revinrent animés des mêmes sentimens et liés par des engagemens nouveaux. Ils avaient promis de chasser les derniers religieux enseignans, ce qui était peu équitable, mais très facile, et d’abaisser le prix du gaz de 5, de 10 ou de 15 centimes, suivant les quartiers : tâche plus méritoire, mais beaucoup moins commode, surtout pour ceux qui avaient déclaré une guerre sans merci au monopole et juré de ne le proroger à aucun prix.
Les élections amenèrent cependant quelques changemens. M. Martial Bernard fut rendu responsable du projet auquel son nom était attaché, et ne reparut point au conseil. Le petit groupe conservateur gagna trois sièges. Les conservateurs venaient au conseil avec la très ferme résolution de protester sans relâche contre toute mesure blessant leurs consciences, mais ils avaient également résolu de ne point borner leur rôle à protester. Ils voulaient prendre une part active aux travaux et aux affaires, et il est juste de reconnaître que jamais la majorité ne leur a refusé ni l’entrée d’aucune commission, ni l’honneur de présenter des rapports importans. Cette courtoisie envers la minorité devrait servir d’exemple à d’autres assemblées, où elle n’est point en usage.
À la commission de la voirie, on reprit l’étude des traités. On s’aperçut d’abord que la commission scientifique était sortie de son rôle en se mêlant de les interpréter. Les chimistes de M. le ministre de l’intérieur s’étaient faits jurisconsultes. Le traité ayant été renouvelé en 1870, ils avaient décidé que l’examen des progrès ne devait pas remonter au-delà ; ils refusaient le nom de procédés nouveaux aux perfectionnemens, aux tours de main (c’est l’expression du rapport) qui ont assuré de si beaux profits aux fabricans de gaz. On pourrait, disait la commission, tirer le gaz de la tourbe ou des huiles minérales, on l’a essayé ; ce seraient là des procédés nouveaux. Mais on se contente de distiller la houille : vieux procédé. Enfin, il ne fallait pas s’occuper des sous-produits : c’était une industrie annexe, étrangère à l’industrie du gaz, dont les progrès étaient seuls visés par le traité. Cette commission de savans tranchait des questions de droit, et donnait une consultation au lieu de faire une expertise.
Il était d’ailleurs aisé de répondre. Les modifications introduites en 1870 dans le traité ne touchant en rien l’article qui traite de l’abaissement éventuel du prix, cette disposition reste donc datée de 1855 ; elle est simplement recopiée en 1870. L’interprétation du mot procédé nouveau est trop étroite : à ce compte, depuis Papin et sa marmite, il n’y aurait pas eu, dans l’emploi de la vapeur, de procédé nouveau : car on fait toujours bouillir de l’eau dans une chaudière. Au surplus, la compagnie n’ayant pas le droit, de par le traité, de distiller autre chose que de la houille, il faut bien que l’article 48 ait visé les progrès à survenir dans l’art de distiller la houille. Si le gaz était tiré d’une autre matière première, il ne s’agirait plus d’appliquer l’article 48, mais bien de résilier le traité pour inexécution des conditions. Et enfin, pour estimer le prix de revient du gaz, on a toujours décompté la valeur des sous-produits : coke, goudron, eaux ammoniacales. Les progrès scientifiques qui augmentent la valeur de ces sous-produits diminuent réellement le prix de revient du gaz. Et l’article 48 s’applique à tous les progrès qui pourront avoir ce résultat.
La commission de la voirie voulut connaître exactement les faits et ne recula pas devant un examen technique. On lui fit voir l’usine de Clichy ; elle fut reçue avec une courtoisie parfaite et entendit d’intéressantes explications. On prenait même soin de la garantir contre une admiration banale et intempestive. Les visiteurs d’un établissement industriel ont l’habitude bienveillante de se récrier devant tout ce qu’on leur montre. « Quelle merveille que l’appareil Siemens ! disaient les conseillers. Il n’y a plus de force perdue. Voilà le vrai progrès de la science. Combien est ingénieux et simple le crible de MM. Pelouze et Audouin ! » — Les ingénieurs répondaient : « Le four Siemens est bien cher à installer. Le revenu du capital engagé équivaut presque à l’économie de combustible. Sans doute l’appareil Pelouze est ingénieux : il y a là un progrès véritable, qui nous vaut bien un demi-centième de centime par mètre cube. » En somme, rien de nouveau, rien d’utile. Depuis vingt ans, les savans occupés de la fabrication du gaz n’ont trouvé que des perfectionnemens insignifiant, des tours de main.
Il était pourtant difficile de croire qu’une industrie dirigée par des gens de tant de mérite n’eût été améliorée en rien depuis ses débuts. Involontairement on se demande si l’article 48 n’a pas eu pour effet imprévu d’inspirer de la modestie à deux générations de savans. En 1864, M. Payen écrivait ici même que plus de six cents brevets avaient été pris touchant l’industrie du gaz. Six cents brevets ne supposent pas autant d’inventions, mais il n’est pas probable que tant de chercheurs se soient toujours trompés. Et combien d’améliorations n’ont pas été brevetées ! Que de fois un ingénieur ou un contre-maître, à force d’observations patientes, a fait une heureuse trouvaille, et n’a pas voulu d’autre récompense que l’approbation de ses chefs et le plaisir d’avoir contribué au bien du service ! L’esprit de corps et l’émulation fournissent de fréquens exemples d’un tel désintéressement.
La vérité est que les inventions qui ont fait progresser l’industrie du gaz n’étaient pas de ces grandes découvertes qui frappent le monde d’étonnement. Elles s’en ont pas moins donné des résultats considérables. Un livre sur l’industrie du gag se diviserait en trois chapitres : 1o la distillation ; 2o l’épuration ; 3o le magasin et la distribution. Pour distiller, on enferme la houille dans de grands tubes elliptiques en terre réfractaire ; il y en a maintenant six et même huit par four, et on chauffe jusqu’à 1,100 degrés. Le résidu est le coke, dont un quart environ est gardé pour le chauffage. Le gaz qui se dégage se refroidit en traversant divers appareils et se débarrasse du goudron. Il subit ensuite l’épuration chimique en traversant un mélange de chaux et d’hydrate de peroxyde de fer. Enfin il s’emmagasine dans les gazomètres et, suivant les besoin de la consommation, s’écoule par les conduites.
Dans toutes les parties de cette fabrication, des progrès sont survenus. On a changé la forme et augmenté le nombre des cornues, de façon à multiplier la surface de chauffe. On a élevé la température des fours et, par suite, le rendement de la houille ; le rendement moyen de la tonne de houille est aujourd’hui de 300 mètres cubes de gaz ; il était, il y a vingt ans, de 250 mètres cubes. En même temps, les fours perfectionnés exigent moins de combustible : on brûle le quart du code fabriqué au lieu du tiers. L’épuration par le peroxyde de fer, le criblage, constituent des procédés nouveaux. Enfin, il y a vingt ans, un fabricant de gaz estimait à 15 pour 100 la quantité perdue par les fuites ; il ne doit perdre aujourd’hui, si le travail est bien mené, que 7 pour 100. Cette différence est due surtout à de nouveaux systèmes de joints.
L’an passé, visitant à l’étranger une usine à gaz en compagnie de soin très aimable et très intelligent directeur, je le priais de m’indiquer spécialement ce qu’il y avait de nouveau dans la fabrication : « Si vous remontez à vingt ans, dit-il, tout est nouveau. »
Munie de renseignemens techniques, la commission présenta son rapport. Les conclusions invitaient M. le préfet à réclamer de la compagnie l’abaissement de prix, prévu par le traité et à l’exiger par les voies de droit si les négociations amiables n’aboutissaient pas. M. Narcisse Leveu, examinant la question au point de vue de la procédure, fit remarquer que le traité donnait à M. le préfet de la Seine, d’accord avec le conseil municipal, le droit d’abaisser par un arrêté le prix de vente du gaz lorsqu’il serait dûment établi que les progrès de la fabrication auraient fait baisser le prix de revient.
M. Charles Floquel venait alors de s’installer aux Tuileries, et il avait certainement la très louable ambition de signaler son administration autrement qu’en chassant des religieuses. Ce n’est pas qu’il eût renoncé à ce genre de gloire, mais il ne s’en contentait pas. Au surplus, son prédécesseur, qui laïcisa jusque sur son lit de mort, lui avait laissé peu à faire ; il n’y avait pas là de quoi occuper l’activité de M. Floquet. Peut-être eût-il réalisé de grands projets et achevé de grands travaux, avec le concours si précieux de M. Alphand. Souvent, dans les discussions d’affaires, le conseil avait la bonne fortune de les entendre l’un après l’autre. M. Floquet parle en avocat de talent ; il indique à grands traits les résultats généraux d’une entreprise plutôt que les détails d’exécution ; il ne craint pas d’élever le ton et il sait trouver, à propos du percement d’une rue ou de la création d’un égout, de véritables mouvemens oratoires. M. le directeur des travaux ne possède ni l’ampleur de ses gestes ni la richesse de ses périodes ; mais rien n’égale la clarté et l’intérêt des explications qu’il est sans cesse appelé à fournir : c’est un orateur d’affaires consommé. M. Alphand a passé la soixantaine sans rien perdre de l’ardeur d’un jeune homme ; il a toujours vécu au milieu d’hommes politiques sans se mêler à leurs luttes et probablement sans partager leurs passions. Il n’a qu’une ambition : embellir Paris. Il a exclusivement consacré à ce grand travail une intelligence, une activité, une persévérance merveilleuses. Sa parole devient nerveuse et trahit de l’impatience dans les fréquentes occasions où la timidité du conseil entrave ses projets et marchande quelques millions aux embellissemens de Paris. M. Alphand a poursuivi son œuvre à travers quelques révolutions et sous une série presque innombrable de préfets et de ministres. Il n’a pu prendre de repos que pendant la commune, ce gouvernement ne s’étant jamais occupé d’embellir la capitale.
M. le préfet et M. Alphand entamèrent avec la compagnie des négociations nouvelles. En même temps, M. Floquet soumettait aux avocats de la ville l’interprétation de l’article 48. Ces jurisconsultes furent tout à fait d’accord avec la commission de la voirie. Ils reconnurent que les rédacteurs du traité, prévoyant des progrès dans l’art de distiller la houille et d’en employer les résidus, avaient voulu maintenir certaine proportion entre le prix de vente et le prix de revient du gaz, et que le préfet, sur l’avis du conseil municipal, avait le droit d’ordonner par arrêté la diminution. Ils admirent même qu’il n’était pas nécessaire de consulter la commission scientifique. Cependant les avocats de la ville ne pouvaient pas refuser à la compagnie tout recours contre un arrêté préfectoral. Le droit à l’abaissement est incontestable ; mais sur le quantum de l’abaissement, les opinions peuvent varier. Si donc la compagnie se croyait lésée, on lui laissait la ressource de se pourvoir devant le conseil de préfecture, et la ville de Paris pouvait se voir condamnée à lui payer des dommages-intérêts.
Il importerait donc, si l’on se décidait à suivre cette procédure, de recommencer une sévère expertise de la fabrication du gaz et de se rendre rigoureusement compte de l’abaissement du prix de revient. Il ne faut pas se tromper d’un centime : chaque centime payé par mètre cube à la compagnie du gaz représente une somme annuelle de 2 millions 1/2.
Un pareil compte est difficile à établir. Les bénéfices d’une industrie peuvent augmenter pour trois causes : progrès et inventions, baisse de prix de la main-d’œuvre ou de la matière première, augmentation du chiffre d’affaires. La première cause est scientifique, les deux autres sont commerciales. La première seule est visée par le traité de Paris. Il n’en est pas de même à Londres. Le parlement a passé des traités avec diverses compagnies qui se sont partagé les quartiers de la ville et jouissent d’un vrai monopole, parce qu’il ne peut pas en être autrement, sans que le mot de monopole ait été prononcé. Nous avons, m’ont dit les ingénieurs, a practical monopoly. La Gas light and coke Company est de beaucoup la plus importante : elle fabrique à elle seule un tiers plus que la Compagnie parisienne. Le rapporteur du conseil municipal de Paris a pu visiter ses magnifiques usines, voir tous ses comptes et garder un exemplaire de ses traités, grâce à la très courtoise obligeance de MM. les administrateurs et ingénieurs. Les traités de Londres déterminent une limite aux bénéfices des actionnaires, et en principe ce bénéfice était fixé à 10 pour 100 du capital. Ainsi toutes les causes, commerciales ou scientifiques, d’accroissement des bénéfices profiteront au consommateur. Vers 1873, lorsqu’on commença à tirer parti des sous-produits, la compagnie fit observer au parlement que l’espoir de gagner davantage la pousserait à faire des essais et des recherches dont le public profiterait. Le parlement le comprit. Aujourd’hui toutes les fois que la compagnie diminue d’un penny le prix des 1,000 pieds cubes, elle a le droit de donner 1/4 pour 100 de plus à ses actionnaires[1]. C’est le principe du partage des bénéfices entre le fabricant et le consommateur.
Si ce principe était écrit dans notre traité, le rôle de M. le préfet de la Seine serait bien facile. Il n’est pas douteux que les bénéfices de la Compagnie parisienne aient énormément augmenté ; il est certain qu’aujourd’hui son prix de revient ne dépasse pas 7 centimes par mètre cube, 15 centimes en y joignant toutes les charges municipales, même la part des bénéfices de la ville. Il est prouvé que ce prix de revient, sans les charges, bien entendu, ne dépasse pas celui de Londres ; car si la houille coûte moins cher à Londres, le coke se vend plus cher à Paris. Enfin la compagnie ne peut nier que, sur la vente d’un mètre cube au prix moyen de 27 centimes, elle ne gagne environ 40 pour 100. Mais, cela dit, il faut en revenir au traité : les raisons d’équité ont peu de prise sur les hommes de finances, qui ne sont pas des philanthropes. Or, des trois causes qui pouvaient servir la prospérité de la compagnie, le traité n’en vise qu’une, la cause scientifique. Et, sachons le reconnaître, un pareil système n’est pas facile à appliquer. Il ne s’agit pas ici d’une grande découverte, capable de bouleverser toute une industrie, mais de petits progrès de détail : distinguer exactement le profit dû à ces progrès, sans tenir compte d’aucun autre élément, est un problème incommode. Par exemple, on constate une économie de main d’œuvre, ou une économie de chauffage ; la compagnie a moins d’ouvriers à payer et plus de coke à vendre ; mais en même temps la main-d’œuvre augmente et le coke est en baisse. Voilà qui rend difficile de démêler exactement le profit dû au nouveau procédé.
Il est également difficile d’estimer d’une manière ferme et définitive les bénéfices retirés de la découverte des substances colorantes fournies par le goudron de houille. Depuis dix ans, les cours de l’anthracène ont changé du simple au triple. Cette matière s’expédie en grandes quantités dans l’extrême Orient : les résidus du gaz de Paris servent à teindre les tapis de Perse. L’année de la guerre entre les Russes et les Turcs, l’anthracène ne se vendait plus à aucun prix. On voit combien il est malaisé de démêler ce qui appartient en propre au progrès de la science. Le système anglais est bien préférable, car il établit entre le prix de revient et le prix de vente une vraie balance et fait profiter le public de tous les progrès scientifiques ou financiers.
Ces considérations obligent le conseil municipal et M. le préfet de la. Seine à se montrer très modérés dans leurs évaluations. La commission de la voirie estimait de 8 à 9 centimes la diminution du prix de revient d’un mètre cube de gaz. Mais le dernier rapport, déposé au mois de juillet par M. Voisin, invite M. le préfet à abaisser par arrêté le prix du gaz de 5 centimes seulement. Ce serait agir sagement. Exposer la ville de Paris à payer des dommages-intérêts à la compagnie, ce serait exposer l’ensemble des contribuables à acquitter la note des abonnés du gaz.
Il nous paraît impossible que les tribunaux ne ratifient pas la diminution de 5 centimes, mais il est certain que l’arrêté de M. le préfet de la Seine donnera lieu à un procès fort long, à des expertises fort délicates, et que la question du gaz sera agitée pendant deux ans.
Un moyen s’est présenté de la trancher immédiatement. La compagnie a proposé pour la seconde fois de transiger, et les conditions qu’elle offre ne ressemblent guère à celle du premier projet.
Les 5 centimes de réduction immédiate sont accordés. Le gaz employé comme force motrice se vendra 20 centimes. La ville, bien entendu, ne garantit pas le déficit, et il est permis d’en conclure que son droit est reconnu.
La concession est prolongée de quarante ans, mais tous les bénéfices dépassant le chiffre actuel, 38 millions, seront partagés avec les abonnés. Une moitié sera répartie également entre la ville et les actionnaires, l’autre moitié sera employée en dégrèvemens.
Enfin, à partir de 1905, la ville aura le droit de racheter la concession.
Ce projet fut soumis à la commission, avec quelques changemens que M. le préfet proposait et qu’il se faisait fort d’obtenir. Le principal consistait à réduire à vingt-cinq ans la prolongation.
La commission fut unanime à repousser le projet. Mais une faible minorité eût voulu le recevoir à corrections. Suivant nous, les conditions deviendraient acceptables avec bien peu de changemens. Il faut remarquer d’abord une véritable omission. En 1905, le traité actuel donne à la ville la propriété d’une part d’immeubles et de matériel qui vaudra 2 ou 300 millions. Le traité prolongé, la ville laisse à la compagnie, pendant vingt-cinq ans, la jouissance d’un pareil capital sans intérêts. Sans doute, elle continue à toucher sa part de bénéfices ; mais ce n’est pas là le revenu du capital qu’on veut lui faire engager en 1905, c’est le prix de la concession, c’est un impôt pur et simple, une sorte de patente imposée au monopole. Il faut donc qu’elle tire un loyer des immeubles et du matériel qu’elle aurait pu reprendre à la compagnie en 1905. Le capital vaudra 40 centimes par mètre cube. L’intérêt vaudra donc 2 centimes, au taux légal. Il y a donc lieu de stipuler pour 1905, — outre les réductions convenues, — une réduction de 2 centimes par mètre cube. C’est en ce sens que nous avons présenté un amendement, mon honorable collègue M. Yves Guyot et moi. Nous demandions aussi la suppression d’une clause de relèvement du prix prévue pour des circonstances à la vérité presque irréalisables. Enfin nous demandions à l’administration une étude nouvelle des conditions du rachat, qui nous paraissaient trop dures.
Si le nouveau traité était ainsi modifié, le prix du gaz tomberait avant dix ans à 22 centimes. Il arriverait à 20 centimes vers la fin du siècle, si la ville savait se contenter des 20 millions de rente que lui sert actuellement la compagnie et employait à dégrever les abonnés l’excédent de ses bénéfices. Enfin le gaz vaudrait, et au plus, 18 centimes en 1905, tout en payant le tribut de la ville : il serait vendu 14 à 15 centimes si la ville, devenue plus riche, pouvait alors renoncer à ses 20 millions. Tous ces comptes sont faciles à établir depuis le progrès régulier de la consommation.
La compagnie aurait bien tort de ne pas accepter quelques modifications à son projet. Les dégrèvemens graduels ne commenceront pas avant qu’elle ait regagné le chiffre actuel de ses bénéfices ; c’est l’affaire d’un an au plus, et les bénéfices ne sont comptés qu’après amortissement complet des capitaux engagés, en sorte que la compagnie serait assurée de maintenir pendant quarante-huit ans encore, et même de dépasser les gains énormes qu’elle fait actuellement ; assurée aussi de doubler ce capital énorme de terrains et de constructions, qui se trouvera ne lui rien coûter, lors de la fin de son bail, et constituera pour ses actionnaires un profit net, au moins double du prix d’émission de leurs actions.
D’autre part, la ville aurait-elle avantage à accepter le traité modifié ? Nous le pensons. Nous préférons de beaucoup la clause de partage de bénéfices, visant tous les motifs de réduction, à l’article 48, qui ne prévoit que le progrès scientifique. Pour le présent, le traité donnerait évidemment plus que l’arrêté préfectoral. Il est vrai qu’il engage l’avenir ; mais l’engagement est sans danger. En effet, si les choses suivent leur cours normal, aucun fabricant, en 1905, ne fournira le gaz à 17 centimes, tout en payant 20 millions à la ville de Paris. Si une grande invention vient changer toutes les conditions de l’industrie de l’éclairage, deux hypothèses se présentent : ou bien le gaz coûtera beaucoup moins cher, ou bien on ne l’emploiera plus. Au premier cas, les prix baisseront, grâce au partage des bénéfices ; au second cas, le monopole n’existera plus. Enfin, et pour comble de sûreté, nos successeurs auront le droit de racheter la concession, s’ils y voient profit. Ils n’auront donc point de reproches à nous faire.
Tous les détails de cette difficile affaire ont été plusieurs fois exposés au conseil municipal ; après trois rapports, après des mémoires administratifs, des études d’ingénieurs et des consultations d’avocats, enfin, après trois jours de discussion, la session touchant à sa fin, M. le préfet a retiré le dossier. Il paraîtra peut-être difficile d’ajourner encore, et les abonnés, qui continuent à payer 30 centimes, sauront bientôt si la compagnie cède un peu de ses prétentions et parvient à s’entendre avec le conseil municipal, ou si le nouveau préfet de la Seine accepte la responsabilité d’abaisser par un arrêté le prix du gaz. Le droit de la ville nous paraît clair : il ne s’agit pas de violer le traité, mais de le faire appliquer strictement. C’est là le devoir de l’administration municipale, si, contrairement à ce que nous aurions souhaité, les projets de transaction ne réussissent pas.
DENYS COCHIN.
- ↑ La compagnie Gas light and coke a monté, depuis six ans, des appareils à distiller le goudron dans son immense usine de Beckton. Elle a pu, depuis lors, diminuer de 8 pence le prix des mille pieds cubes de gaz, tout en augmentant de 2 pour 100 le revenu des actions.