La Commune de Paris au jour le jour/Semaine du 3 au 9 avril

Schleicher frères (p. 57-99).


Paris, 3 Avril 1871

Hier, c’était fête au calendrier — le Dimanche des Rameaux — fête de la nature renaissante, joie de la verdure et du renouveau.

Dévots et dévotes allaient à l’Eglise ou en revenaient ; dans les rues et sur les places, les citoyens discutaient les affaires publiques. Les femmes, avec des rubans frais au corsage, se questionnaient aux stations d’omnibus : « Irons-nous voir les dévastations de Meudon ou de Ville-d’Avray ? Si nous allions voir plutôt ce qui reste de la ville de Saint-Cloud, canonnée et bombardée ? Ce qui reste du Château, éventré, saccagé, brûlé ? »

Au milieu de ces conversations, on entendit quelque bruit de canon. D’abord on n’y fit pas grande attention. Pendant le siège, les oreilles s’y étaient habituées. Mais les détonations se succèdent. C’est peut-être quelque réjouissance bruyante… Sans doute quelque localité suburbaine, proclamant, elle aussi, l’avènement de sa Commune. Mais ces décharges, écoutez bien ! Ce sont des mitrailleuses… Jamais les mitrailleuses n’ont été d’aucune fête !

Hélas ! il est vrai. Deux coups de canon partis de Versailles ont donné le signal de la guerre civile…

En avant marchaient les volontaires catholiques, les zouaves pontificaux, les monarchistes bretons, les favoris de Trochu ; suivaient des troupes de ligne, chasseurs d’Afrique et autres ; derrière, les municipaux et gendarmes, les sergents bonapartistes, que Paris hait et qui haïssent Paris. Ils étaient commandés, dit-on, par le bonapartiste baron de Vinoy, par les légitimistes baron de Charette et Cathelineau ; ils ont, dit-on, déployé dans l’action un drapeau blanc ; on a entendu crier « Vive le Roy ! » J’ai été sur les lieux, j’ai recueilli les renseignements les plus variés et les plus fantastiques, et j’ai fini par comprendre que les choses ont dû se passer à peu près comme ceci :

Vers 9 heures du matin, les fédérés, postés au pont de Neuilly et aux alentours, dormaient encore dans leurs corps de garde, faisaient leur popote, déjeunaient, prenaient leur café ou jouaient au bouchon, quand une masse encore indéterminée de troupes versaillaises, dont personne n’avait signalé l’approche, se répand à Courbevoie, Neuilly. Au rond-point, un garde-national voit tout d’un coup une bande de soldats, précédés d’un homme qu’en ce moment désarmait ou faisait mine de désarmer un garçon appartenant au poste. Le garde national tire tout aussitôt sur l’homme en tête et l’étend raide-mort.

(Les partisans de Versailles ont dit plus tard qu’il avait tué un parlementaire, le chirurgien major, Pasquier. Possible, mais ce parlementaire exerçait irrégulièrement ses fonctions).

À peine a-t-il déchargé son fusil que lui-même tombe sous les baïonnettes ; est achevé à coup de crosse, le poste tout entier est envahi, massacré, sauf quelques individus qui fuient de part et d’autre et que les balles n’atteignent pas. Sur le rond-point sont alors installés des canons et des mitrailleuses qui dominent la grande et large avenue triomphale. Les Versaillais balayent Courbevoie et Puteaux ; ils descendent sur Paris. Une patrouille de gendarmes avance jusqu’au pont de Neuilly et somme les gardes nationaux en faction de se retirer. Ceux-ci répondent en invitant les gendarmes à faire cause commune avec le peuple. Le maréchal des logis donne l’ordre de charger, mais les gardes nationaux ripostent et les gendarmes se retirent. Plusieurs compagnies de nationaux se lancent alors sur leurs traces, ils remontent jusqu’au rond-point. Là, ils sont accueillis par la fusillade des zouaves de Charette, embusqués derrière une barricade et qui les mitraillaient aux cris de « Vive le Roy ! ». Surpris et décimés, les nationaux battirent en retraite, zouaves, gendarmes, argousins et lignards derrière eux ; la bataille reflua jusqu’à la Porte-Maillot, qu’un instant on parut croire en danger. Survinrent alors des tirailleurs de la presse, une centaine de volontaires garibaldiens qui rétablirent le combat. Peu à peu, des gardes nationaux arrivaient en foule… Ce que voyant, les Versaillais battirent en prompte retraite de l’autre côté du pont.

Pendant que le gros des gardes nationaux, mitraillé du haut de Courbevoie, battait en retraite, deux cents hommes de la Commune, cernés par les gendarmes et lignards, allaient être pris, quand la ligne leva la crosse en l’air : « Vive la République ! » Les gendarmes alors de tourner bride, tandis que cent à deux cents lignards se joignent aux nationaux. Je les ai vus se dirigeant vers l’Hôtel de Ville, la foule les saluait sur leur passage par des acclamations enthousiastes : « Vive l’armée ! vive l’armée ! »

Nous entendons dire avec horreur que tous les anciens soldats trouvés par les Versaillais dans les rangs des gardes nationaux ont été fusillés ; on en aurait abattu deux cents de la sorte dans un seul enclos ; il paraît qu’ils veulent réellement massacrer tous les militaires qui ont fraternisé avec le peuple ; mais cela est impossible, ils devraient alors fusiller des centaines et même des milliers d’hommes.

À partir de midi, tout rentre peu à peu dans le silence. Satisfait de sa brillante initiative, heureux de son coup d’éclat, fier d’avoir encore mitraillé des Français, comme dans les journées du 22 janvier et du 2 décembre, M. le général Vinoy a repris le chemin de Versailles, traînant après lui quelques centaines de prisonniers ramassés dans sa razzia.

Dans la soirée, nous errions, fiévreux par les rues, écoutant les racontars, interrogeant les physionomies, scrutant les regards. L’animation croissait d’heure en heure. On lisait avec des yeux brillants, une voix ardente, les proclamations de la Commune :

« À LA GARDE NATIONALE DE PARIS

» Les conspirateurs royalistes ont attaqué.

» Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué.

« Ne pouvant plus compter sur l’armée française ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.

« Non contents de couper les correspondances avec la province et de faire de vains efforts pour nous réduire par la famine, ces furieux ont voulu imiter jusqu’au bout les Prussiens et bombarder la capitale.

« Ce matin, les chouans de Charette, les Vendéens de Cathelineau, les Bretons de Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, ont couvert de mitraille et d’obus le village inoffensif de Neuilly et engagé la guerre civile avec nos gardes nationaux.

« Il y a eu des morts et des blessés.

« Élus par la population de Paris, notre devoir est de défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs. Avec votre aide, nous la défendrons.

« Paris, 2 avril 1871.

« La Commission executive :
« Bergeret, Eudes, Duval, Lefrançais, F. Pyat, G. Tridon, E. Vaillant. »

« Bergeret est lui-même à Neuilly. D’après rapport, le feu de l’ennemi a cessé. Esprit des troupes excellent. Soldats de ligne arrivent tous et déclarent que, sauf les officiers supérieurs, personne ne veut se battre. Colonel de gendarmerie qui attaquait, tué.

« Le Colonel chef d’État-major
« Henry. »

« Une pension de jeunes filles, qui sortait de l’église de Neuilly, a été littéralement hachée par la mitraille des soldats de MM. Favre et Thiers.

« L’ennemi a fusillé nos prisonniers : quatre gardes nationaux et un soldat de ligne des nôtres. L’ennemi en retraite. Admirable conduite de la garde nationale.

« Bergeret. »

« Un décret de la Commune adopte les enfants des citoyens morts pour la patrie. »

Que faire maintenant ?

Dans les groupes autour de l’Hôtel-de-Ville, l’opinion la plus populaire est que, sans perdre de temps, on réponde au coup de main des Versaillais par un coup de main des Parisiens sur Versailles. « Nous avons déjà trop perdu de temps. Si le Comité central avait eu le bon esprit de faire suivre par quelques bataillons de gardes nationaux MM. Thiers, Favre et Picard se réfugiant à Versailles, après avoir raté leur mauvais coup du 18 mars, les monarchistes se seraient d’ores et déjà éparpillés à tous les vents et ne donneraient plus de soucis à la République. Des Communes se constituent à Lyon, à Limoges, à Toulouse, à Marseille, à Narbonne, à Carcassonne, par toute la France. Aidons-les par un énergique effort. Profitons du moment qui est toujours propice. Il y a quinze jours, l’armée s’est déclarée pour nous ; aujourd’hui, elle est encore dans des dispositions excellentes ; tous les jours, il nous arrive des soldats républicains qui jettent leurs fusils, ne voulant pas tirer contre le peuple, car ils sont du peuple et le savent bien ; ils haïssent leurs généraux, lâches et ineptes ; ils auraient horreur de laver la honte de Sedan et de Metz dans le sang de leurs frères. Mais il ne faut pas laisser à Thiers, à Canrobert, Galiffet et Charette, Vinoy et Valentin le loisir de reconstituer une armée avec des gendarmes, des zouaves pontificaux et des argousins pour noyau… Ils se sont déjà cru assez forts pour nous attaquer… Nous les avons victorieusement repoussés. Courons sur leurs talons jusqu’à Versailles ! »

J’écoutais, n’osant donner d’avis. J’ai voyagé avec des soldats mandés en hâte par M. Thiers, ils ne m’avaient pas eu l’air si intelligents et si fraternels que cela… Je venais de voir, dans le Monde Illustré une description formidable de toutes les pièces d’artillerie amoncelées dans Versailles… Néanmoins, une vigoureuse expédition là-bas aurait grand chance de succès. « De l’audace, » criait Danton aux révolutionnaires, « de l’audace, encore de l’audace ! » La fortune aime les audacieux. Que je suis heureux de ne pas être à la Commune et de n’avoir pas à me prononcer sur ce que j’ignore ! Mais la Commune sait, évidemment.

Des roulements de tambour… Les voilà qui arrivent des profondeurs du quartier Saint-Antoine, qui descendent de Belleville et de Montmartre, bataillons après bataillons. Ils ont déployé leurs drapeaux rouges, ils chantent la Marseillaise, ils crient : « À Versailles ! à Versailles ! nous allons à Versailles ! » Il était onze heures du soir. À minuit, il en défilait encore. Je m’en allai pensif.

Je ne sais qui a dormi cette nuit-ci. De bon matin, on rencontrait encore des gardes nationaux attardés. À deux ou trois, à douze ou vingt, même seuls, ils partaient en guerre…

« — Nous rejoindrons les autres quelque part.

« — Vous avez des cartouches ?

« — Nous en trouverons là-bas… D’ailleurs, en aurons-nous besoin ? Les soldats sont pour la République. Quand ils nous verront arriver en masse, ils fraterniseront avec nous. »

Trois colonnes d’expédition sont parties pour Versailles, nous dit-on ; une par la rive gauche, Clamart, Meudon ; les deux autres doivent aller par Rueil, Bougival, Garches, chacune contournant le Mont-Valérien de son côté. On se porte vers les remparts pour avoir plus tôt des nouvelles.

Vers midi, le flot descendant rencontre quelques premières vagues remontantes. Des gardes nationaux rentrent éparpillés, poudreux, éclopés, honteux, courroucés, l’air tout chose.

« — Quoi ? Qu’y a-t-il ?

« — Il y a que nous sommes encore trahis. On nous avait dit que le Mont-Valérien était à nous. Pas du tout. Les Versaillais le tiennent. Ils ont attendu que nous fussions bien massés sur la route et, pendant que nous défilions devant eux sans nous douter de rien, tout d’un coup, ils nous ont mitraillés. Patatras : panique et débandade ! Ils ont fait plus de bruit que de mal, mais tout de même, nous avons laissé là des camarades qui ne reviendront jamais Ils nous ont coupés en deux, le premier tiers a continué sa route en avant, mais pour les autres impossible de les rallier. C’était un désordre insensé. J’en ai vu qui, furieux tiraient en l’air contre la forteresse ; un des nôtres, plus fou encore, a tué le cheval qui traînait un fourgon. Jamais on n’a vu sottise pareille. Ne pas savoir si le Mont Valérien — rien que ça — est pour ou contre nous ! »

Allons, l’expédition débute par un échec. Nos gardes nationaux sont novices, grâces en soient rendues à M. Trochu, les quatre cinquièmes n’ont jamais vu le feu. Je commence à croire que nos gens ont eu grand tort de faire leur coup de tête, en répondant par une attaque improvisée à une attaque longuement réfléchie. Quand on a le bon droit pour soi, on est bien fort en se tenant strictement sur la défensive… Mais trêve à des réflexions et moralités qui ne tiendraient pas un instant contre la nouvelle d’une victoire. Les événements sont lancés, impossible de les retenir.

On affiche :

« Colonel Bourgoin à Directeur Général, 11 h. 20.

» Bergeret et Flourens ont fait leur jonction. Ils marchent sur Versailles. Succès certain. »

Bergeret et Flourens étaient les deux généraux qui devaient contourner le Mont Valérien. On ne nous dit rien de l’échec subi par Bergeret. Est-ce que son avant-garde ralliant Flourens suffit pour assurer le succès ? Quoi qu’il en soit, le Directeur Général eût dû nous donner la vérité tout entière.

Nous allons, nous venons dans une perplexité cruelle, dans une attente pesante. Que Versailles est loin !

Sur le soir, nous prenions notre repas, sombres et silencieux. Tout d’un coup, nous entendons le roulement du tambour battant la générale dans notre quartier. Le cœur nous en palpite : Aux armes citoyens ! En levant la tête, vous voyons la grande Marseillaise de l’Arc de Triomphe. Elle vole dans les airs et, en passant, elle nous fait signe. Nous sommes trois frères, nous partons ensemble. Deux ont leur arme et un accoutrement militaire quelconque. Avec une main endommagée, je ne puis servir un fusil. N’importe, je serai de la partie : je porterai le sac des hommes fatigués, je ramasserai peut-être des blessés…

Au lieu de ralliement, les gardes nationaux sous les armes font des difficultés pour recevoir parmi eux ce bourgeois : « Que vient-il faire ici ? » J’ai l’honneur d’être un peu connu du capitaine, qui veut bien répondre de moi et m’autoriser à prendre rang.

« — Où faut-il aller ?

« — Nous ne savons. Ordre de nous rendre à la place de la Concorde et d’y attendre un commandement ultérieur. »

J’obtiens le sac d’un voisin, le fusil d’un autre, et j’emboîte gauchement. On était généralement silencieux ; nous entendions la répercussion de nos pas dans les rues obscures. Très attentif aux moindres détails, je rêvais cependant. Il me semblait marcher le long de la mer, les flots de la plage remontaient avec effort de lourds galets, puis les flots défaillants se retiraient, et les galets criards roulaient et retombaient derrière eux pesamment…

Sur la place de la Concorde, aucun ordre ne nous attendait. Au bout d’une demi-heure on nous fît rompre les rangs, mettre les armes en faisceau.

En face de nous, à une faible distance se dressait l’obélisque de Louxor, si étrangement dépaysé, il ne sait ce que signifient la cité et les générations d’hommes qui l’entourent : ses fondements sont encore humides du sang de Louis XVI et de Marie-Antoinette, de Chénier et de Charlotte Corday, de Danton et de Saint-Just, répandu tout autour. — En attendant le signal du destin qui allait s’accomplir, c’était le moment et le lieu de repasser encore une fois sa vie et de s’interroger encore une fois. Qu’as-tu fait ? Que veux-tu faire ? Pourquoi es-tu républicain révolutionnaire et socialiste ?

Ça et là quelques ombres noires s’agitaient bruyamment sur le bitume. Au-dessus de la terre ténébreuse, la lune brillante, sereine et triste flottait solitaire dans les cieux vides.

À partir de onze heures et demie, quelques estafettes passent au galop. On leur crie : « Quelles nouvelles ? Quelles nouvelles ? »

« Tout va bien. Ils doivent être à Versailles en ce moment… L’Assemblée ne les a pas attendus. Les monarchistes sont partis, ils se sont enfuis, les orléanistes d’un côté, les légitimistes de l’autre… »

Chaque messager n’apporte pas les mêmes nouvelles. D’après quelques-uns nous ne serions encore qu’aux portes de Versailles, mais tous disent : « Tout va bien, victoire gagnée. »

Notre bataillon reçoit l’ordre de rétrograder sur la place Vendôme. Il ne s’agit plus sans doute que de passer une mauvaise nuit à dormir peu ou point sur le pavé. Je préfère mon lit. Et puis ma qualité de portefaix amateur ou infirmier hors cadre m’a valu quelques désagréments. On m’a arrêté deux ou trois fois déjà : « De quel droit êtes-vous là ? » Au bout de cinq minutes, le capitaine m’a tiré d’embarras, mais maintenant je pourrais croire moi-même que je pose. Allons tranquillement nous coucher, en annonçant les heureuses nouvelles aux gens de rencontre. — « Bonsoir les amis ! »

Sur le pont des Arts, je voulus donner à mon cœur gonflé par la joie, attendri par l’espérance, une demi-heure de bonheur de plus et je m’assis sur un banc. L’air silencieux était rempli d’une vaste clarté, les eaux profondes semblaient faites d’ombre et de lumières intimement unies, comme notre pauvre âme humaine. Les flots couraient puissants et pressés ; contre les obstacles parsemés, ils se heurtaient avec un miroitement d’argent et un faible murmure adouci par la distance. Ainsi font les générations glissant rapides et fatales vers l’Océan de l’éternelle mort et de l’éternelle renaissance. Les vagues se rencontrent avec un caillou ou avec elles-mêmes et du choc jaillissent un éclair de lumière et un cri de douleur, suave pour qui ne l’entend que de loin. La Révolution nous emporte et nous entraîne… vers quel brisant ?

Paris, 4 avril 1871.

Ça n’est pas ça. Hélas ! bonnes nouvelles, fausses nouvelles.

Hier, la cohue Bergeret a échoué, contournant le Mont Valérien et la cohue Flourens a échoué de l’autre côté ; Flourens a même été tué, et si les deux avant-gardes ont fait leur jonction, c’est chez les morts. Les bandes de la garde nationale avaient occupé presque en même temps Chatou et Bougival, sur le clocher duquel le drapeau rouge flotta pendant deux heures. On s’y refit un peu, et, sans doute, on s’attarda dans les cabarets à déjeuner. On s’était remis cependant en marche, les plus pressés en avant, les autres échelonnés au hasard de leur force ou de leur bonne volonté. C’est alors que fondent sur eux tout d’un coup l’artillerie et la cavalerie descendant à toute bride de St-Germain, chassant et refoulant devant elles les gardes nationaux. Ebaubis et dans le plus complet désarroi, ceux-ci évacuent successivement Bougival, La Jonchère, La Malmaison, Chatou, Rueil et Nanterre. En même temps des soldats descendus de Versailles garnissaient sur les hauteurs de la Celle Saint-Cloud les ouvrages construits par les Prussiens et s’y retranchaient pour fermer la route. Aucun des soldats n’a songé un instant à lever la crosse en l’air, ils sont précédés par les gendarmes, ils ont des argousins dans le dos, — on s’est fait, on se fait probablement encore de déplorables illusions sur leur compte. Plusieurs ont raconté avoir vu le cadavre de Flourens ; les gendarmes ont fusillé d’anciens troupiers ; beaucoup de prisonniers ont été ramassés et conduits à Versailles, mais dans la déroute on n’en peut savoir le nombre ; on sait seulement que l’équipée, car la tentative qu’avant-hier au soir et qu’hier encore on pouvait croire un élan d’héroïque fraternité, aujourd’hui, personne ne s’y trompe plus, ce n’est qu’une autre étourderie de ce pauvre Flourens.

Mais si l’autre colonne, celle commandée par Duval réussissait ? Hier lundi, elle s’est avancée vers Fleury, Clamart, elle s’est emparée des abords du château de Meudon et de la redoute de Châtillon qu’elle a prise aux troupes versaillaises, qui ne s’attendaient pas à ce brusque mouvement ; mais quand les gardes nationaux se sont vus assaillis par les batteries du château de Meudon et par celles des hauteurs de Clamart, ils ont battu en retraite, car ils étaient partis sans artillerie, sans vivres, sans munitions, pour conquérir Versailles.

C’est pour reprendre la redoute de Châtillon qu’a été mandé ce matin, de la place Vendôme, le bataillon auquel j’ai appartenu hier pendant quatre heures. Je puis témoigner, hélas ! qu’il était démuni de tout ; avait emporté des munitions celui qui par hasard en possédait chez soi. On avait pensé naturellement que les munitions — des vivres, on s’en serait passé — seraient réparties en même temps que les ordres du général. Mais quel général ?

Un général ? Oui dà ! Ces grands bébés de la Commune se sont bien souciés de stratégie. Ils ont appelé leurs bataillons : « Prenez vite vos fusils, avec ou sans poudre, ne prenez pas même le temps de les charger, et courez vite à Versailles par trois ou quatre chemins, courez, les lignards vous attendent pour se jeter dans vos bras. »

Je vais, je viens : impossible d’avoir des nouvelles.

Les forts de Vanves et d’Issy, qui nous appartiennent, tonnent toute la journée ; mais est-il sûr qu’ils puissent viser quoi que ce soit, et surtout ne pas toucher nos amis ?

« À la porte d’Issy, de nombreuses femmes attendaient, raconte le Mot d’ordre, je crois. » Elles étaient pâles mais fermes… La porte s’ouvre, le pont-levis se baisse, le tambour bat, le bataillon passe. Ces hommes barbouillés de poussière, les vêtements en lambeaux, s’avancent : « Vive la République ! » Ils disent : « Tout va bien ! » — Tout va-t-il bien ? Je ne sais… Beaucoup ont des cheveux blancs.

Les femmes se précipitent dans les rangs dès qu’elles voient ceux qu’elles aiment. Elles les couvrent de baisers et de pleurs. L’une ayant entraîné son mari, noir de poudre, l’officier vient le réclamer. « Oh ! soyez bien tranquille, dit la femme, je vous le rendrai tout à l’heure. »

Plus loin venaient les blessés… Nous voyons amputer un garde national. On jette son bras dans le fossé… » La colère répond à la provocation, la haine répond à la haine. Voici le décret dont on vient de placarder nos murailles :

« La commune de Paris,

« Considérant que les hommes du gouvernement de Versailles ont ordonné et commencé la guerre civile, attaqué Paris, tué et blessé des gardes nationaux, des soldats de la ligne, des femmes et des enfants ;

« Considérant que ce crime a été commis avec préméditation et guet-apens, contre tout droit et sans provocation,

« Décrète :

« Article premier. — MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Pothuau sont mis en accusation.

« Art. 2. — Leurs biens seront saisis et mis sous séquestre, jusqu’à ce qu’ils aient comparu devant la justice du peuple.

« Les délégués de la justice et de la sûreté générale sont chargés de l’exécution du présent décret.

« La Commune de Paris. »

Nous entrons, cela se pressent, dans la voie des actions et des réactions terribles. Avant de nous laisser gagner par la colère, avant d’être emportés nous aussi par le tourbillon des événements, avant qu’égarés par le vertige universel, nous ne sachions plus distinguer le bon sens et le bon droit, arrêtons-nous à ce premier pas et demandons-nous : Ce décret est-il juste ?

Je crois que oui. À moins que le sang affluant dans mon cerveau ne m’ait déjà troublé la vision et le jugement, je dis que MM. Thiers, Favre, Picard, Dufaure, Simon et Pothuau sont des criminels pour avoir déchaîné sur la France les horreurs de la guerre civile. Ils sont criminels de n’avoir pas écouté la réponse que le suffrage universel a fait à leur tentative de coup d’État, criminels de n’avoir pas épuisé les moyens de conciliation avant de recourir aux canons aveugles, à la baïonnette féroce ; ils sont criminels de n’avoir pas même voulu entendre une seule parole de paix. Leur crime s’aggrave : représentants nommés par la ville de Paris, ce sont eux qui menacent Paris de leur couteau sanglant. Il y a du parricide dans leur fait.

Maintenant, est-ce à la Commune, leur ennemie, de les décréter d’accusation ? En cas de victoire de la Commune, serait-ce à la Commune de les juger ? Non, c’est au suffrage universel, consulté à nouveau, qu’il appartiendrait de prononcer le jugement. C’est au suffrage universel de la France entière qu’il appartiendrait de vider au plus vite le différend entre la vieille Assemblée et la jeune Commune. Mais, hélas ! qui peut le convoquer, ce suffrage universel, qui pourrait nous sauver de la tempête qui s’amasse ? Aucune constitution n’a prévu le cas…

J’entends dire par des ennemis de la Commune qu’elle commet une iniquité en mettant provisoirement sous séquestre les biens de ces gens là. — Nous y repenserons plus tard. Il s’agit bien maintenant de quelques maisons et de quelques mobiliers !

Paris, 5 Avril 1871.

Le capitaine, sous la protection duquel je m’étais mis pour mon expédition qui n’a pas été plus loin que la place de la Concorde, m’a raconté les suites tragiques de l’affaire :

« L’ordre nous fut donné hier à 4 heures du matin de partir en éclaireurs pour Châtillon, subito. Eclairer quoi ? aller où ? par quel chemin ? éclairer comment ? à qui faire son rapport ? et des munitions ?

» — Ah ! que d’exigences. Allez à Châtillon, immédiatement, vous dit-on.

» — Soit !

» — On prit une route quelconque. Tant bien que mal on arriva aux alentours de Châtillon ; de ci de là on s’y promenait. Dès le jour, des gardes nationaux affamés, et encore plus altérés, se répandaient dans les guinguettes du voisinage et s’y attablaient. Quant aux infatigables, quand aux zélés, à leur aise, ils patrouillaient par les chemins. Je poste quelques hommes, vos deux frères parmi, dans un ancien trou de Prussiens et combine mes rondes. Je ne suis pas longtemps sans flairer des Versaillais. Les hommes sortent bientôt de leur trou et courent derrière un de leurs sergents qui, apercevant un bout du drapeau rouge à travers les arbres : « Les camarades sont dans la redoute là-bas. Qui m’aime me suive ! »

Déjà les balles commencent à pleuvoir. Un de vos frères s’attarde à ramasser un blessé. Plusieurs bataillons versaillais débusquent ; ils avancent au cri de « Vive la République  ! » Feinte ou non, les Parisiens le prennent pour sincère, répondent « Vive la République ! » et se laissent approcher en mettant eux-mêmes la crosse en l’air. Quand ils sont presque à portée de baïonnette, les prétendus amis leur disent : « Vive la République, c’est bel et bien, mais rendez-vous ! » Nos Parisiens, enveloppés par des forces quintuples ou décuples, essaient encore de résister, mais quelques minutes à peine, ils étaient bousculés, renversés, tués, blessés ou prisonniers. La mêlée fut trop courte pour avoir été très sanglante. Mais que sont devenus vos frères ? Je ne puis vous le dire… »

Des conciliateurs surgissent. Qu’ils soient les bienvenus ! Leur tâche est bien difficile, car nous ne voulons pas la dire impossible… Qu’ils soient les bienvenus !

Au bruit du canon de l’Assemblée, vomissant soudain du plomb et du fer enflammé contre des poitrines d’hommes, des citoyens ont frémi tout alarmés. À la riposte indignée de nos gardes nationaux criant « À Versailles ! à Versailles ! » ils se sont cherchés, ils se sont trouvés, ils sont convenus ensemble de paroles de paix qu’ils veulent porter aux deux camps.

Mais de paix matérielle, il ne peut en être question avant la paix morale ; or, la conciliation suppose la reconnaissance de droits réciproques. C’est Versailles qui attaque ; donc, c’est Versailles qui, la première, doit arrêter ses coups. Si Versailles le veut faire, c’est le moment, les deux combattants sont quittes et peuvent transiger, ils ont échoué l’un et l’autre. Les Versaillais n’ont pas pu entrer à Paris en faisant une trouée par Neuilly ; les Parisiens n’ont pas pu entrer à Versailles en faisant une trouée par Rueil et Châtillon. L’Assemblée attaque la Commune parce qu’elle ne reconnaît aucun droit à la Commune ; il ne peut donc y avoir de conciliation qu’à une seule condition, c’est que Versailles reconnaisse les droits de Paris, pour lesquels sauvegarder Paris a nommé sa Commune.

En tant que faisant partie de la France, Paris a droit d’exiger que, bon gré mal gré, l’Assemblée reconnaisse définitivement et une fois pour toutes l’existence de la République.

En tant que ville de dix-huit cent mille habitants, une des premières du monde ; en tant que personne politique et morale ; en tant qu’individualité commerçant, produisant et consommant, Paris a droit à une large autonomie municipale, et, puisque tout droit qui ne veut pas être foulé aux pieds doit se protéger par une force matérielle inspirant le respect, Paris ne peut pas consentir au désarmement de sa garde nationale, sous peine de n’être plus qu’une misérable dupe.

Voilà pourquoi la logique a voulu que pour pouvoir représenter Paris, la Ligue de Conciliation prenne le nom d’Union Républicaine pour les Droits de Paris. Sans la reconnaissance de la République et des droits de Paris, Paris attaqué n’acceptera jamais de paix ; si cette reconnaissance pouvait être obtenue des monarchistes de Versailles, c’est dans des transports de joie que la paix serait aussitôt conclue.

Il est à noter qu’un Comité de l’Équilibre Républicain, qui a publié son Manifeste hier, dit, en substance, la même chose que la Ligue d’Union, dont voici le programme, accompagné de la liste de ses fondateurs, noms très sympathiques pour la plupart, appartenant au parti républicain modéré, mais honnête et ayant fait ses preuves. C’est un peu le parti des « bons maires » qui se portaient déjà comme conciliateurs entre l’Assemblée et le Comité central. Il est regrettable qu’aux dernières élections ils aient été sacrifiés en masse à des inconnus qui ont encore à montrer qu’ils sont honnêtes et capables ; il est regrettable que le petit nombre des élus de cette catégorie se soit retiré de la Commune, déjà, ou veuille s’en retirer. Nos révolutionnaires de la Commune — c’est des blanquistes que je veux parler — paraissent ignorer que, dans toute collectivité, la majorité et la minorité se font contrepoids et engendrent le mouvement de progression par leur balancement réciproque. C’est ce qui fait que majorité et minorité sont indispensables l’une à l’autre. C’est ce que représente avec une modération fière et virile le manifeste de l’Équilibre républicain, manifeste trop sage et trop sensé, j’en ai peur, pour qu’on l’entende seulement, au milieu du bruit de la fusillade et du roulement du tambour. Nos amis les équilibristes cherchent le terrain permanent et solide où « les divisions et variations doctrinales et personnelles ne puissent plus compromettre, au profit de la réaction, la République que nous voulons fonder ». Ils déclarent franchement et amicalement à la Commune « que, derrière le parti qui a pris l’initiative, d’autres groupes existent, prêts à l’appuyer, prêts au besoin à alterner avec lui ; que, derrière la République révolutionnaire ou à côté, marche la
République, et qu’en aucun cas, nos discussions intestines ne doivent tourner au profit des réactions monarchiques. »

Les hommes du comité de l’Équilibre républicain sont en quelque sorte les théoriciens de l’idée mise en pratique par les membres de l’Union :

UNION REPUBLICAINE
pour les droits de paris

« La guerre civile n’a pu être évitée.

« L’obstination de l’Assemblée de Versailles à ne pas reconnaître les droits légitimes de Paris a amené fatalement l’effusion du sang.

« Il faut maintenant aviser à ce que la lutte qui jette la consternation dans le cœur des citoyens n’ait point pour résultat la perte de la République et de nos libertés.

« À cet effet, il s’agit qu’un programme, nettement déterminé, ralliant dans une pensée commune l’énorme majorité des citoyens de Paris, mette fin à la confusion des esprits, à la divergence des efforts.

« Les citoyens soussignés, réunis sous la dénomination d’Union Républicaine pour les Droits de Paris, ont adopté le programme suivant, qui leur paraît exprimer les vœux de la population parisienne :

« Reconnaissance de la République :

« Reconnaissance du droit de Paris à se gouverner, à régler, par un conseil librement élu et souverain dans les limites de ses attributions, sa police, ses finances, son assistance publique, son enseignement et l’exercice de la liberté de conscience ;

« La garde de Paris exclusivement confiée à la garde nationale, composée de tous les électeurs valides.

« C’est à la défense de ce programme que les membres de l’Union veulent consacrer tous leurs efforts, et ils engagent tous les citoyens à les aider dans cette tâche en faisant connaître leur adhésion, afin que les membres de l’Union Républicaine, forts de cette adhésion, puissent exercer une énergique action médiatrice, capable d’amener le rétablissement de la paix et de maintenir la République.

« Paris, 5 avril 1871.
« Bonvalet, ancien maire du IIe arrondissement ; J. A. Lafont, ancien adjoint du XIIIe arrondissement ; M. Lachatre ; G. Lechevalier, avocat, préfet démissionnaire ; A. Coureux ; Onimus, docteur médecin ; Corbon, ancien maire du XVe arrondissement ; Pairon, négociant ; Hippolyte Stupuy ; Laurent Pichat, publiciste ; Maillard, chef du contentieux de la Cie « L’Union » ; Soudée, négociant ; H. Grandchamp, négociant ; Desonnaz, publiciste ; Dubois, docteur médecin ; A. Murat, ancien adjoint du Xe arrondissement ; G. Isambert, publiciste ; G. Manet ; J. Mottu, ancien maire du XIe arrondissement ; L. Gillet, fabricant d’articles d’éclairage : Loiseau Pinson, ancien adjoint du IIe arrondissement ; E. Villeneuve, docteur médecin, ancien adjoint du XVIIIe arrondissement ; E. Beslay, ancien adjoint du IIe arrondissement ; G. Clemenceau, représentant du peuple, démissionnaire ; Edouard Lockroy, représentant du peuple, démissionnaire ; Charles Floquet, représentant du peuple, démissionnaire.

« Les citoyens qui veulent participer à la propagation de ce programme trouveront des listes d’adhésion à la Librairie centrale, boulevard Sébastopol, 38, et dans les bureaux des journaux républicains.

« On trouvera des exemplaires aux bureaux du Rappel, rue de Valois, 18. »

Je rougis de honte, je tressaille de colère en apprenant comment ces immondes Versaillais ont traité leurs prisonniers.

On faisait défiler par les rues de la capitale rurale, parader devant le beau monde des promenades, ces malheureux, leurs vêtements déchirés dans la lutte, épuisés par l’insomnie, harassés par une longue marche au grand soleil, par la fatigue de plusieurs jours, par la douleur, accueillis par l’insulte. On se précipitait sur eux pour les dévisager, pour leur lancer de plus près quelque ignoble raillerie. Parmi eux, il en était de blessés et de sanglants, — ils recevaient des malédictions plus encore que les autres. Ces hommes avaient les mains liées, et les gandins qui, la veille, n’eussent point osé les affronter, leur crachaient maintenant contre la bouche et les yeux, et les belles dames avec leurs ombrelles tapaient dans ces figures baignées d’une sueur d’angoisse. Un vieillard, un vieillard à cheveux blancs — on est infâme à tout âge — déchargeait des coups de canne sur les têtes nues, et on lui criait : Bravo ! Bravo ! Deux jeunes gens s’approchèrent du vieillard, lui firent des remontrances à voix basse. Alors une dizaine d’anciens sergents de ville ou mouchards en disponibilité se ruent sur les jeunes gens que huait la foule et les entraînent en prison.

L’ignoble Picard, le boursicotier engraissé, a tripoté dans ces ignominies. Tout aussitôt, il a affiché et télégraphié :

« La cavalerie qui a escorté les prisonniers a eu la plus grande peine, à son entrée à Versailles, à les protéger contre l’irritation populaire. Jamais la basse démagogie n’avait offert aux regards affligés des honnêtes gens des visages plus ignobles. »

Parmi eux était l’homme que j’aime, que j’estime et que je respecte le plus au monde.

Paris, 6 Avril 1871

La Commune de Paris, dans laquelle les blanquistes sont en nombre, en trop grand nombre, affirme que Blanqui, malade, mourant peut-être, a été arrêté nuitamment au fond d’un département du midi, dans lequel il s’était réfugié depuis le siège. Le gouvernement de Versailles, qui s’est saisi de lui, le lendemain de son coup du 18 mars, lui a refusé le jugement, même par un conseil de guerre, l’a enfermé on ne sait où, et mis si bien au secret que la vieille sœur de Blanqui n’a pu encore découvrir sa prison, pas même savoir s’il est encore en vie. Thiers a répondu qu’il ne donnerait aucun renseignement sur cet homme avant que l’ordre fût rétabli.

Pour un gouvernement pointilleux sur la légalité, pour un gouvernement qui ne daigne pas même entrer en pourparlers avec les élus de deux cent mille électeurs, et n’hésite pas à recourir au canon et à la baïonnette parce qu’il prétend que Paris a eu le tort de se conformer à certaines formes légales plutôt qu’à d’autres, c’est traiter fort cavalièrement l’équité, non seulement la justice, mais même la loi. La loi n’a jamais permis la suppression, c’est-à-dire la disparition de l’accusé qui, dit le Code, « doit toujours être présenté à la première réquisition de la famille », afin qu’il soit constaté au besoin que le prisonnier n’a pas été assassiné dans la prison par ses ennemis.

Blanqui avait été condamné à mort par ses ennemis, Jules Favre, Simon et Trochu, pour sa participation dans la journée du 31 octobre. Il a été jugé et condamné par contumace. Procès à refaire. Depuis, il a été élu, par le peuple de Paris, membre de la Commune. Il n’a jamais siégé, on ne sait pas même s’il a accepté. Il a travaillé, il est vrai, toute sa vie pour avoir une Commune de Paris ; son rêve, son utopie, s’est trouvé tout d’un coup réalisé, plutôt par suite d’une frasque de M. Thiers que par suite de ses longs complots à lui. Les blanquistes de la Commune voudraient bien le nommer Président honoraire de la Commune, mais Delescluze et plusieurs autres ont déclaré que, dans ce cas, ils donneraient leur démission. Blanqui, le père officiel de la Commune, n’est pour rien absolument dans les agissements de sa fille, il est souverainement injuste que M. Thiers le prenne comme responsable et fasse dépendre son sort du « rétablisesment de l’ordre ».

L’illégalité engendre l’illégalité, une injustice produit une autre injustice. S’appuyant sur la séquestration de Blanqui, les blanquistes de la Commune ont exigé qu’on s’emparât d’otages et que des prisonniers versaillais garantissent le sort des prisonniers parisiens ou amis des Parisiens. Nous en revenons aux mœurs du Moyen-âge, à la justice patriarcale : otages et représailles, œil pour œil, dent pour dent, emprisonnement pour emprisonnement, meurtre pour meurtre.

Dans la nuit du 4 au 5 avril, l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine, un des hommes les plus influents du parti catholique, l’archevêque de Paris, Monseigneur Darboy, et deux de ses vicaires-généraux, plus le sénateur Bonjean ont été arrêtés et envoyés à la Conciergerie.

C’est une voie bien dangereuse que celle dans laquelle s’engage M. Thiers, et dans laquelle la Commune se hâte de le suivre. C’est avec un frémissement de frayeur que nous avons lu ce matin le décret affiché sur les murs : « Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur-le-champ, suivie de l’exécution d’un nombre triples d’otages. » Ce mot de triple nous déplaît particulièrement. Si les Versaillais scalpent les Parisiens, nous demandons que les Parisiens à leur tour ne scalpent qu’un seul Versaillais pour un seul Parisien.

Ci-joint le texte du décret ordonnant la saisie d’otages, l’institution d’un jury d’accusation et la mise à mort des prisonniers ou otages, en représailles d’assassinats par les Versaillais. Que ces attentats à l’humanité se commettent en dedans ou en dehors de l’enceinte parisienne, c’est une honte pour l’Assemblée légale, c’est une honte pour la Commune révolutionnaire, que cette dernière y soit obligée ou non.

« LA COMMUNE DE PARIS,

« Considérant que le gouvernement de Versailles foule ouvertement aux pieds les droits de l’humanité comme ceux de la guerre, qu’il s’est rendu coupable d’horreurs dont ne se sont même pas souillés les envahisseurs du sol français ;

« Considérant que la Commune de Paris a le devoir impérieux de défendre l’honneur et la vie de deux millions d’habitants qui lui ont remis le soin de leurs destinées, qu’il importe de prendre sur l’heure toutes les mesures nécessitées par la situation ;

« Considérant que des hommes politiques et des magistrats de la cité doivent concilier le salut commun avec le respect des libertés publiques ;

« Décrète :

« Article premier. — Toute personne prévenue de complicité avec le gouvernement de Versailles sera immédiatement décrétée d’accusation, et incarcérée.

« Art. 2. — Un jury d’accusation sera institué dans les vingt-quatre heures pour connaître des crimes qui lui seront déférés.

« Art. 3. — Le jury statuera dans les quarante-huit heures.

« Art. 4. — Tous accusés retenus par le verdict du jury d’accusation seront les otages du peuple de Paris.

« Art. 5. — Toute exécution d’un prisonnier de guerre ou d’un partisan du gouvernement régulier de la Commune de Paris sera, sur-le-champ, suivie de l’exécution d’un nombre triple des otages retenus en vertu de l’article 4, et qui seront désignés par le sort.

« Art. 6. — Tout prisonnier de guerre sera traduit devant le jury d’accusation, qui décidera s’il sera immédiatement remis en liberté ou retenu comme otage. »

Paris, 7 Avril 1871

Le peuple est convoqué à l’enterrement des gardes nationaux morts pour la défense de Paris. Plusieurs milliers de citoyens se pressent aux abords de l’hôpital Beaujon.

Cinquante à soixante cercueils (hélas ! les morts étaient plus nombreux) sont empilés sur trois grands chars funèbres, traînés chacun par quatre chevaux, couverts de robes de deuil. Aux angles des corbillards étendant leurs plis comme un manteau de gloire sur les victimes, les bières sont jonchées d’immortelles qu’on distribue aux assistants : « Souvenez-vous ! »

Tambours et trompettes éclatent en sons douloureux et solennels. À pas lents on marche vers le cimetière. Delescluze, l’intègre républicain, le vétéran de nos luttes, prononce un discours fier et sombre, qui vibre dans nos cœurs, tristes également mais non abattus.

Malgré les désastres qui, coup sur coup, suivent la naïve expédition de Versailles, le peuple de Paris ne désespère pas, au contraire, — il faut d’autres coups que ceux-là pour faire fléchir son courage.

« C’est la guerre sainte ! » me dit, les yeux brillants d’une sombre flamme, un cordonnier de mes amis que, depuis dix ans, j’ai appris à honorer et à estimer dans toutes nos œuvres démocratiques. C’est un homme doux et enthousiaste, mystique, et d’une probité faite de dévouement communiste.

« Pendant tout le siège, ajoute-t-il, j’étais misérable, affaissé de chagrin, nous souffrions tout, mais justement, et je n’aurais pu prendre sur moi de haïr ces pauvres Allemands, provoqués par l’infâme Bonaparte et menés contre nous par ce sot Guillaume. J’eusse été incapable de lever un fusil et de le décharger sur la tête d’un de ces hommes. Que nous fait la politique à nous, pauvres travailleurs ! Mais depuis que les Versaillais nous ont attaqués, je ne suis plus le même homme. Mon aîné et moi, nous avons quitté la pauvre mère et les pauvres enfants, et nous nous sommes installés à une batterie, pour la servir nuit et jour. Je sais déjà ce que c’est. À l’affaire du Mont Valérien, la mitraille est venue tout à coup cracher au milieu de nous, ça m’a étonné, certes, mais tout de même j’ai gardé mon sang-froid. Jamais nous n’aurons l’occasion de sacrifier notre vie pour une plus noble cause. Car, voyez-vous, c’est réellement la guerre sainte de la République contre les monarchies, la guerre sainte du travailleur contre le capital et l’oisiveté, la guerre sainte qui nous donnera la rénovation sociale. »


« Considérant que le premier principe de la République Française est la liberté ;

« Considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ;

« Considérant que le budget des cultes est contraire au principe en imposant les citoyens contre leur propre foi ;

« Considérant que le clergé a été complice des crimes de la monarchie contre la liberté et de la dernière attaque contre Paris :

« Article premier. — L’Église est séparée de l’État.

« Art. 2. — Le budget des cultes est supprimé.

« Art. 3. — Les biens dits de main-morte appartenant aux congrégations religieuses sont déclarés propriétés nationales.

« Art. 4. — Une enquête sera faite immédiatement pour constater la nature de ces biens, et les mettre à la disposition de la nation.

« La Commune de Paris. »

« Considérant que jusqu’à ce jour les emplois supérieurs des services publics, par les appointements élevés qui leur ont été attribués, ont été recherchés et accordés comme places de faveur ;

« Considérant :

« Que dans la République réellement démocratique, il ne peut y avoir ni sinécure ni exagération de traitement ;

« Décrète :

« Article unique. — Le maximum du traitement des employés aux divers services communaux est fixé à six mille francs par an.

« Hôtel-de-ville, 2 avril 1871.

« La Commune de Paris. »

C’est par ces deux décrets que la Commune a répondu le 2 avril aux coups de canon que tirait contre elle l’Assemblée provinciale. J’ai tressailli de joie en les lisant, d’une joie solennelle. Tant préparée, tant espérée, tant attendue, cette séparation de l’Eglise et de l’État, que vient de prononcer Paris, est un de ces actes décisifs qu’il faut avoir commis en pleine connaissance de cause, car ce sont ces actes là qui font vivre ou mourir. Celui qui les ose, sachant bien ce qu’ils peuvent coûter, ce qu’ils ne manqueront pas de coûter, est un héros, car, pour l’immense désir de tous, il s’engage dans un péril immense. La séparation de l’Église et de l’État, c’est la parole fatale qui sépare le monde du passé du monde de l’avenir ; cette parole, le vieux monde ne la pardonnera jamais ; car le vieux monde est, quoi qu’on en dise, une vaste organisation théocratique ; toutes nos institutions officielles, tant ecclésiastiques que laïques, tant absolutistes que constitutionnelles, reposent en définitive, non sur le principe de liberté mais sur le principe d’autorité. Émanant toutes de la formule théocratique, elles s’en éloignent plus ou moins, quelques-unes, divagant ou extravagant, s’enhardissent même jusqu’à la nier tout à fait, mais serrée de près par la dialectique révolutionnaire, il n’est pas de théorie, tant libérale soit-elle, qui, poursuivie de retranchement en retranchement, ne se vienne réfugier dans la citadelle inaccessible du Gouvernement de la Cité de Dieu. Depuis qu’il existe une civilisation historique, l’Église et l’État se sont conjoints en mariage au nom de Dieu. Chacun des époux a tiré de son côté, prétendant dominer l’autre, l’État surtout s’est permis de nombreuses infidélités ; il a souvent menacé du divorce, mais au fond il ne le redoute pas moins que sa moitié. Et l’Église, qui est femme, a toujours haï tous ceux qui l’ont menacée du divorce ; or, sa haine est terrible, c’est la haine qui ne pardonne point, car elle est patiente, car elle est éternelle ; c’est une haine qui n’a ni scrupule ni remords, car elle s’exerce au nom de la souveraine justice, Ad majorem Dei gloriam : c’est une haine qui a trouvé son symbole et son expression dans la doctrine de l’Enfer, dans la menace du ver qui ne meurt point, du feu qui ne s’éteint point.

Que la Commune ne s’abuse pas. Depuis qu’elle a brisé avec l’Église, l’Église l’a vouée à la malédiction, à l’injure, à la colère, à la honte, à la ruine, à tous les désastres, à toutes les infamies. Contre la Commune, il n’y aura pas de calomnie trop perfide, de mensonge trop venimeux, de rancœur trop cruelle. En continuant l’œuvre de la première Révolution française, la Commune se condamne aux mêmes combats terribles, aux mêmes luttes affreuses, et peut-être à la même défaite et aux mêmes sanglants désespoirs. On se canonne, on se bombarde, on se fusille, on s’entr’égorge, on pourra encore se pardonner tout cela. Mais si la Commune tient encore quelque temps, et si elle exécute son décret sur la séparation de l’Église et de l’État, alors il n’est plus question de transaction ni d’amnistie, ni d’arrangement, et, selon la parole évangélique, il n’y aura pour elle de pardon, ni dans ce siècle, ni dans celui qui est à venir.

Si la Commune n’est pas de taille à vaincre, si elle ne sait pas bien ce qu’elle fait, si elle se jette dans la tempête, ignorante du danger, c’est-à-dire par présomption et non par héroïsme, elle n’est pas digne du risque, et il vaudrait mieux qu’elle s’effondrât tout de suite… Mais c’est de la prudence coupable. On ne peut prévoir le triomphe des Thiers, des Favre, des Simon sans un dégoût mortel. Après cette déplorable campagne de nos généraux Eudes, Duval, Flourens et Bergeret lui-même, il est sûr et certain que, militairement au moins, nous sommes menés par des ignares et des écervelés, peut-être sommes-nous menés de même économiquement, politiquement peut-être, nos dictateurs élus du hasard, émergeant tout à coup d’une nuit obscure, n’ont saisi notre drapeau que pour le planter au milieu d’une absurde bagarre… C’est possible ! mais ces gens de Versailles sont ignominieux ; — la puanteur qu’ils exhalent est telle qu’on ne saurait les fuir assez loin, et le plus loin qu’on puisse les fuir, c’est en se réfugiant au milieu du camp de la Commune. Et quoi qu’on craigne, il est impossible d’empêcher les honnêtes gens de se réclamer de principes honnêtes, qu’ils compromettent par leur maladresse. La justice et la vérité sont le bien de tous, quoi qu’en disent les Parisiens qui n’en veulent pas pour les employés de l’octroi, quoi qu’en disent les libéraux qui n’en veulent pas pour la vile multitude. Et les révolutionnaires sont-ils fondés à se plaindre que le programme de la Révolution soit assez profondément ancré dans l’âme du peuple pour que les plus ignorants le proclament, pour que les plus gauches se proposent de le réaliser et en fassent immédiatement le but et la raison de leur conduite ? D’instinct, dès que le drapeau rouge a été arboré au-dessus de l’Hôtel-de-Ville, le peuple a dit : « La Commune déteste les calotins et les calotins détestent la Commune. »

Ah ! si pour la servir, la Révolution n’avait pas de gâcheurs et de tristepattes, pas de gâte-sauce et pas de gâte-métier, si elle n’avait pour soldats que des héros comme Hoche, Marceau, La Tour d’Auvergne, que des citoyens sincères comme Romme et Saint-Just, si elle n’était servie que par des diplomates et des hommes d’État de premier ordre, il y aurait peu de mérite vraiment à être révolutionnaire ! Il serait par trop commode de ne poser devant l’admiration de l’histoire qu’entre Washington et Lafayette victorieux, trop commode de ne partir en guerre que dans l’omnibus des libéraux avec les d’Haussonville, les ducs et princes de Broglie, M de Pressensé, pasteur, M. Loyson, dit Père Hyacinthe, Bathie, le gros louche, M. Léon Say, M. Pape Carpentier, la rédaction complète du Temps, toute la coterie du Journal des Débats, M. Renan gras et doucereux, M. le professeur Ad. Frank, de l’Institut, kabbaliste devant donner le signal de la bataille. Les événements n’attendent point la convenance des partis, ils attendent encore moins que les chefs aient eu le loisir d’endosser la cuirasse, de monter leur coursier, de coiffer le casque panaché et de faire blanc de leur épée. La campagne est envahie par des flots de soldats : « Vite, décidez ! Combattez, fuyez ou ralliez les bataillons qui tombent sur vous ! » Sur l’instant, il faut choisir, agir en héros ou en pleutre, accepter le combat, n’étant que dix contre cinquante, être honni et bafoué si l’on est vaincu, mais se mépriser soi-même si l’on ne se range pas du côté de la bonne cause avec toutes ses mauvaises chances… Encore si la bonne cause n’avait que de mauvaises chances, mais vue de profil et par derrière, la bonne cause a ses mauvais côtés, ses défauts et ses travers. Ce que nous appelons peuple, d’autres le qualifient de populace ; quand nous disons la masse des ouvriers et prolétaires, d’autres disent le ramassis des ivrognes et des fainéants, la vile multitude. Le peuple a juré qu’il ne voulait pas être le Lazare de l’Évangile, il s’est à moitié décrassé, mais il est toujours en guenilles, il est encore rongé d’ulcères. Nonobstant, Lazare, toujours affamé, ne s’est plus contenté des miettes qui tombaient de la table du riche, il a osé réclamer sa part du festin. Alors, le millionnaire M. Thiers a lâché sur lui ses valets et la meute de chiens qui naguère léchaient les plaies du misérable.

Vous survenez par aventure, vous tombez au milieu de la scène. Que ferez-vous ? Vous mettrez-vous du côté des gueux ou du côté des laquais ? Vous risquerez-vous où pleuvent les horions et insultes, affronterez-vous les crocs des bouledogues, les dents blanches des molosses furieux ? ou, vous écartant avec dextérité, ferez-vous au maître M. Thiers une humble révérence, et, saluant discrètement M Jules Favre, irez-vous au banquet du riche, vous asseoir à la place vide entre Madame Jules Simon et Madame Paul de Rémusat, en face du prêtre pharisien, l’impeccable M. Dufaure, lent au pardon, prompt à la colère ?


Autant est juste le décret de la Commune transcrit ci-dessus, portant la séparation de l’Église et de l’État et suppression du budget des cultes, autant est raisonnable le second décret ordonnant que désormais les services publics ne jouiront plus que d’un traitement modeste. Sages et même nécessaires que sont ces deux ordonnances, elles n’en sont pas moins grosses de conséquences effrayantes : tous les exploiteurs, ligués en bandes serrées vont maintenant se ruer à l’assaut de la pauvre Commune. Ce sera une guerre à mort, une guerre au couteau. De même que le cours de la rente règle le marché de toutes les autres valeurs, de même les traitements payés par l’État servent de norme aux traitements des employés dans le commerce et l’industrie ; c’est parce que les ministres et les ambassadeurs se font payer des traitements de cent mille francs que les directeurs de chemins de fer se font payer même somme, et qu’un gros usinier croit à peine pouvoir se contenter du traitement d’un sénateur. Cette loi de la Commune m’épouvante. Elle annonce que la détermination a été prise afin de couper court à l’exploitation de la chose publique, aux gros voleurs, aux pirates et corsaires. Le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Justice ne doivent plus être les succursales de la Bourse. Les honneurs n’étant plus lucratifs, on n’aura plus intérêt à en trafiquer, à les vendre, à les acheter, à les voler ; c’est le fonctionnaire qui honorera la fonction et non plus la fonction qui honorera le fonctionnaire. On sera payé honnêtement et modestement, donc il faudra travailler réellement et sérieusement. Comment M. Thiers qui, pour être simple Président du Pouvoir Exécutif, ne se fait payer que cinq cent mille francs par an, comment M. Thiers, déjà plusieurs fois millionnaire de son propre chef, consentirait à un traité de paix avec la Commune de Paris qui ne lui laisserait plus que 500 francs par mois ? Mais cela est absurde, cela est inadmissible et du plus funeste exemple, c’est d’un bond se précipiter plus bas que la République des États-Unis qui accorde encore à son Président quelques milliers de dollars. Ah ! si Paris, au lieu d’installer dans sa Commune Pindy, le menuisier, Amoureux, le chapelier, Theiss, le ciseleur, Grélier, le blanchisseur, Billoray, le joueur de vielle, Duval, le fondeur, Assi, le mécanicien, Bergeret, le commis en librairie, Verdure, l’instituteur, Malon, le tourneur, le relieur Varlin, Clément, le teinturier et autres, si Paris avait plutôt assis dans ses fauteuils de l’Hôtel-de-Ville d’opulents propriétaires, de gros banquiers, des ingénieurs cumulards, et si Paris avait versé sur le tapis vert de larges sacoches d’or et d’argent : Allons, Messieurs, puisez à discrétion, et surtout pas de pruderie, ni bégueulerie… si Paris avait fait cela, est-ce que M. Thiers aurait refusé d’entrer en pourparler, est-ce qu’il eût déclaré qu’un honnête homme ne peut descendre jusqu’à écouter ces pillards et ces assassins, est-ce qu’il eût lancé sur nous tous ses gendarmes à pied et à cheval, nous déchargeant leurs revolvers en pleine figure, est ce qu’il n’eût pas eu d’autres conciliateurs à nous envoyer que ses obus et ses bombes !

Et la Chambre, la Chambre de Versailles, que faisait-elle en ces occurrences ? Comment se comportaient les députés de Paris ?

Dimanche, la Chambre n’avait pas ouvert.

Le lundi, 3 avril. M. Thiers est venu annoncer des faits extrêmement satisfaisants : « Hier, l’armée a eu à soutenir un combat, — périphrase pour dire qu’elle a attaqué, — et ce matin, elle a été attaquée sur plusieurs points ; partout, les assaillants ont été repoussés avec une extrême vivacité, et mis aussitôt en fuite. Cette seconde journée est très heureuse. » Parmi les combattants, il distingue les malfaiteurs et les malheureux égarés. À ces derniers, il laisse espérer la bienveillance du Gouvernement, s’ils l’implorent en jetant bas leurs armes.

Cette mansuétude soulève les violentes rumeurs de la droite qui s’oppose à toute clémence. M. Thiers la calme un peu, en lui promettant qu’en aucun cas, il n’y aurait indulgence pour le crime.

Silence des représentants de Paris restés à l’Assemblée.

Mardi, l’Assemblée vote des remerciements enthousiastes à l’armée pour sa glorieuse conduite devant les murs de Paris.

On vient lire à la tribune les articles de deux représentants de Paris, dont l’un démissionnaire, afin que l’Assemblée autorise les poursuites.

Silence des représentants de Paris restés à Versailles.

Le ministre de la Justice fait entendre que la mise en accusation d’un représentant de Paris serait, en ce moment peut-être, inopportune et impolitique.

Protestations de la majorité, déclarant qu’il n’y a qu’une justice égale pour tous, et qu’il ne faut ménager ni Paris ni ses représentants.

On discute la loi sur les élections municipales. En face de l’élection de la Commune par deux cent quarante mille votants, M. Prax fait sonner bien haut que Paris ne saurait avoir de municipalité élue ; qu’une ville, de deux millions d’habitants ne saurait avoir les mêmes prérogatives qu’un hameau de cinquante imbéciles. Car il n’y a qu’une justice égale pour tout le monde.


Mercredi, le député Prax, ex-bonapartiste, aujourd’hui légitimiste immaculé, prenant le silence des représentants de Paris pour de la couardise, les accuse aussi maladroitement que possible d’être les ambassadeurs de l’émeute. Tirard, ex-maire de Paris, proteste qu’ils ont, tout au contraire, combattu l’émeute… Silence des autres députés.

M. Prax reprend pour gourmander le Gouvernement de n’avoir pas appliqué avec une rigueur suffisante la loi contre les étrangers.

Picard affirme que, ces malfaiteurs-là, il les traquera en conscience, et qu’il ne se sent au cœur aucune indulgence pour leurs amis. Et il termine par la communication d’autres « heureuses nouvelles » de Marseille.

Jeudi, reprise de la discussion sur la loi municipale. M. Léon Say, un des premiers ténors du libéralisme, réclame qu’on soit électeur dans n’importe quelle bourgade de France, mais qu’on ne le soit à Paris qu’au bout de quatre à cinq années. Toujours au nom du droit commun.

Les représentants de Paris ne jugent pas à propos d’interpeller le Gouvernement sur les massacres des belligérants de Paris, faits de sang-froid par les généraux Vinoy et Gallifet. Et cependant M. le Ministre de la Justice venait les y provoquer en quelque sorte par la présentation d’une loi nouvelle sur les Cours martiales.

Le Rappel :

« On sait à quel point la justice militaire est déjà expéditive ; elle abrège l’instruction, écourte la défense, se passe volontiers de preuves et de témoins quand elle n’a pas sous la main témoins et preuves, et, donnant à la passion toute latitude, n’accorde aucun délai à la réflexion.

Eh bien ! le Ministre de la Justice de Versailles trouve cette loi trop lente encore. Le projet que M. Dufaure a déposé est pire qu’une loi d’exception, c’est, — il l’a déclaré lui-même — , une loi de circonstance.

« Il s’agit, a-t-il dit, de statuer, le plus promptement possible, sur les crimes de ces misérables qui désolent la France. »

En conséquence, la loi nouvelle supprime devant le Conseil de guerre toute instruction préalable. Le commissaire prend connaissance des faits le jour même de la présentation, en même temps que le défenseur de l’accusé. Le condamné n’a que vingt-quatre heures pour se pourvoir, et le conseil de révision n’a que vingt-quatre heures pour statuer.

À part quelques formes et quelques délais de procédure qui feront ces terribles Conseils de guerre plus odieux peut-être encore, quelle différence y aura-t-il, nous le demandons, entre cette juridiction et les exécutions sommaires ?

Et c’est un Gouvernement régulier qui, au point de civilisation où nous sommes, ose imprimer aux actes de sa justice ce caractère de représailles, qui nous indignerait de la part d’un pouvoir révolutionnaire !

L’Assemblée de Versailles, malgré quelques paroles de protestation de M. Tolain, a voté à une grande majorité l’urgence de la proposition. »

Samedi, 8 avril.

Les combats nous sont défavorables, malaventure nous arrive après malaventure. Avant-hier, les troupes de la Commune ont tâché de reprendre possession de Courbevoie. Quelques bataillons de bonne volonté se sont rendus là-bas, braves, étonnamment braves, mais trop peu nombreux, avec des officiers encore plus novices que leurs hommes ; nous connaissons l’histoire. Après avoir gagné du terrain par la vivacité de leur assaut, ils ont été repoussés, ils ont défendu le sol pied à pied, mais l’ont perdu, et finalement, après des actes superbes de bravoure, ils ont perdu tout Courbevoie, et même le pont dont ils n’ont plus gardé qu’une extrémité.

Et hier, ils l’ont perdu tout à fait, ce pont d’une importance capitale. Ils avaient commencé d’y établir une barricade, mais trop tard : elle a été emportée par le canon, avant d’avoir pu être sérieusement défendue, et, tout aussitôt, les Versaillais se sont répandus dans Neuilly et le Bois de Boulogne ; ils ont l’une et l’autre rive et grouillent jusque sous nos murs, sur une ligne de plus de deux kilomètres.

Samedi, 8 avril.

Après avoir arrêté l’archevêque de Paris et le curé de la Madeleine, comme otages pour Blanqui, on vient d’arrêter également plusieurs Pères jésuites et dominicains, suspects d’être entrés dans un complot contre la Commune. Complot ou non complot, il est certain que l’immense établissement clérical est une armée plus terrible que celle de Versailles, d’autant plus terrible qu’elle n’opère que dans l’ombre, à l’instar des Prussiens manœuvrant dans le fourré des bois. Comment le clergé ne conspirerait-il pas contre un pouvoir ayant décrété la séparation de l’Eglise et de l’Etat, comment ne haïrait-il pas de toutes les puissances de son cœur, de son âme et de sa pensée la Commune qui veut faire main basse sur ses propriétés congréganistes ?

On a fait des perquisitions très sommaires chez les missionnaires lazaristes. Tout s’est passé en compliments de part et d’autre. Mais à la paroisse de la Trinité, le curé et les deux vicaires ont été emprisonnés sous la prévention d’avoir tenté de dissimuler des objets d’inventaire.

Les perquisitions à la jésuitière de la rue de Sèvres ont eu pour suite la trouvaille de force denrées alimentaires, reliquat du siège prussien, jambons, vins, tonneaux, lard, farine, et, dit-on, quantité de déguisements.

Ce matin, samedi, réunion des premiers vicaires de toutes les paroisses de Paris, délibérant sur la question de savoir s’il ne conviendrait pas, dans les circonstances actuelles, et vu les persécutions auxquelles est en butte la sainte Église romaine dans la personne de ses pasteurs, de faire fermer par ordre les temples du Dieu de Loyola.

Demain, jour de Pâques, le scandale eût été retentissant, en effet : il eût mis en furieux émoi quantité d’âmes saintes.

Mais les uns ont objecté : Peut-être le premier mouvement de surprise passé, les fidèles s’habitueraient à ne pas fréquenter les églises, comme il en advint malheureusement
lors de la première Révolution et comme ce ne serait que trop facile aujourd’hui.

Et les autres se sont rappelé sans doute l’anecdote de Championnet, qui, apprenant que la population de Naples allait s’insurger contre les Français et renouveler les Vêpres Siciliennes, exaspérée qu’elle était par la non-fluidification du sang du bienheureux saint Janvier : « Calotins, vous avez vingt minutes pour avoir fait le miracle ou pour avoir été fusillés. » — On ne sait pas ce qui peut arriver : il ne faut pas trop irriter les seigneurs et maîtres de l’Hôtel de Ville.

Pâques, 9 avril.

Cluseret, le nouveau délégué à la guerre, arrête la désorganisation de la garde nationale. Deux de ses proclamations, celle d’hier surtout, produisent un effet merveilleux :

« Depuis quelques jours, il règne une grande confusion dans certains arrondissements. On dirait que des gens payés par Versailles prennent à tâche de fatiguer et de désorganiser la garde nationale.

« On bat la générale pendant la nuit. On bat le rappel à tort et à travers. En sorte que personne ne sachant plus auquel entendre, on ne se dérange même plus, et cette armée, espoir et salut du peuple, est à la veille de sombrer… Un tel état de choses ne saurait durer plus longtemps. En conséquence, la générale ne sera battue que par mon ordre…

« Ce n’est pas tout. Malgré mes ordres formels, une canonnade incessante diminue nos provisions, fatigue la population, irrite les esprits et amène d’un côté la lassitude, de l’autre la colère et la passion. En sorte que cette Révolution si grande, si belle, si pacifique, pourrait devenir violente, c’est-à-dire faible… Nous sommes forts, restons calmes !

« Je réitère l’ordre d’avoir à se tenir sur la plus stricte défensive (bravo Cluzeret !) à ne pas jouer le jeu de nos adversaires en gaspillant nos munitions et nos forces et surtout la vie des citoyens, enfants du peuple qui ont fait la révolution actuelle.

« Formez vite vos compagnies de guerre… de 17 à 19 ans le service est facultatif, de 19 à 40 il est obligatoire, qu’on soit marié ou non. (Ah ! voici une mesure décisive.)

« Faites entre vous la police patriotique, forcez les lâches à marcher sous votre œil vigilant.

« Danton demandait à nos pères de l’audace, toujours de l’audace ; je vous demande du calme, de la discipline, de l’ordre et de la patience. L’audace après sera facile. En ce moment, elle est coupable et ridicule. »

Bergeret, qui commandait l’expédition du Mont-Valérien, ayant refusé d’obéir à Cluzeret, Bergeret a été arrêté. — Très bien.

Fascinés par l’attrait de l’horreur, quelques rares provinciaux et des femmes enceintes nous arrivent à Paris de temps à autre. Les journaux et émissaires de Versailles leur ont dit que la grande ville est à feu et à sang ; que la première œuvre de la Commune a été d’instituer plusieurs commissions inquisitoriales de Salut Public et que quatre guillotines à vapeur (sic) fonctionnent nuit et jour sur les places de la Concorde et de la Bastille, de l’Hôtel-de-Ville et du Château d’Eau, abattant un nombre de têtes prodigieux. Et les quelques provinciaux affolés et ces pauvres femmes enceintes d’accourir pour jouir, malgré ou à cause du danger, de l’épouvantable spectacle. Que de pareilles billevesées aient cours, cela nous semble absurde, mais c’est vrai. Plus la calomnie est infâme et affreuse, plus elle plaît aux imaginations malades et aux crédulités naïves. Les estomacs incurablement dérangés ont un appétit féroce pour les aliments malsains.

La Révolution de 1848 avait aboli la peine de mort en matière politique. — En 1871, le peuple de Paris veut abolir la peine de mort en matière criminelle.

Aujourd’hui le bataillon du faubourg du Temple, quartier essentiellement populaire, s’est présenté tout à coup dans la rue Folie-Méricourt : envahissant la demeure du bourreau, Monsieur de Paris, il a « réquisitionné » la guillotine. La hideuse machine a été enlevée et portée place Voltaire. Là, aux applaudissements d’une foule immense, on l’a brisée à coups de hache et on l’a brûlée au pied de la statue de Voltaire.

Aux pieds de Voltaire, le précurseur de la Révolution française, aux pieds de l’homme dont la doctrine, simple s’il en fut, se résume en deux mots : humanité et bon sens.

En 1848, Rousseau, l’idéaliste du Vicaire Savoyard, était encore en grande faveur. En 1871, on lui préfère Voltaire. Mais, jadis, on eût brûlé la guillotine aux pieds du Crucifix.

Pâques, 9 avril.

Les nouvelles de la province sont désastreuses pour la Commune. Une série nouvelle d’insuccès, soulèvements partiels qui, éclatant sans ensemble, sont facilement réprimés les uns après les autres.

Dès le 25 avril, Périgueux faisait une manifestation pacifique, qui tout naturellement a été traitée de factieuse. Le gouvernement de Versailles avait ordonné de lui envoyer au plus vite des wagons blindés, armés de canons, garés dans les ateliers de la compagnie. — « C’est pour s’en servir contre nos frères de Paris », dirent les ouvriers qui refusèrent de toucher aux wagons. Le préfet s’en mêla : il tâcha de ramener ces « malheureux égarés à de meilleurs sentiments ». Il en fut pour ses frais d’éloquence : la ville s’en émut, et, dans la soirée, des groupes nombreux se dirigèrent vers la Préfecture, tambour en tête. Sur le drapeau blanc des manifestants, on lisait : Vive la République ! À bas la guerre civile !

À cinq heures, la manifestation s’était déjà dissoute d’elle-même. Mais dans la nuit arrivaient 2 000 soldats qu’on répartit par la ville qu’on fit camper dans les ateliers, les abords de la station étant gardés militairement sur une grande étendue. Et les wagons blindés partirent pour Versailles.

Limoges a eu sa commune aussi, mais sa Commune n’a duré que deux à trois jours. Elle avait été proclamée à l’occasion d’un régiment de ligne qui avait refusé d’entrer dans la guerre civile et d’être envoyé contre Paris. Les soldats se dirigeaient vers la gare aux cris de Vive la République ! accompagnés par les bravos de la foule. À la station, ils déclarèrent qu’ils ne se battraient point contre leurs frères de Paris. Et, comme preuve de leur sincérité, ils remirent aux ouvriers qui les entouraient leurs fusils et cartouches et rentrèrent en ville. L’attitude énergique qu’ils venaient de prendre malgré leurs officiers, fit une telle impression sur le peuple que des centaines de bras se levèrent pour les porter en triomphe, on nageait dans le délire patriotique

L’autorité civile se réunit effarée à l’Hôtel-de-Ville : on chercha longtemps, mais en vain, M. le Préfet. Néanmoins le maire ordonna à un colonel de cuirassiers de charger la foule et de s’emparer des soldats mutinés, mais dans la mêlée le colonel fut tué d’un coup de revolver. (Dans les journaux de Versailles, ça se lit ainsi : au glorieux héros de Reichshofen, il était réservé de tomber sous le coup des assassins, comme ces nobles victimes qui s’appellent Lecomte, Clément Thomas et de l’Espée.)

Le Préfet avait fui, c’est vrai, mais il fit bientôt sa réapparition à la tête des renforts envoyés par le Ministre de la guerre. « Le désordre ne fut que de courte durée, force resta à la loi » et, depuis, la réaction se venge du péril encouru et de la frayeur éprouvée, par des emprisonnements de citoyens, des exécutions de soldats.

C’est une histoire tragique que celle de l’insurrection de Marseille, car ce n’était qu’une insurrection puisqu’elle a été vaincue.

Dès le 23 avril, un mouvement avait éclaté à la suite duquel une Commission avait été nommée pour administrer provisoirement le département, administration dans laquelle étaient restés plusieurs membres de l’ancien Conseil municipal. De jour en jour, d’heure en heure, les difficultés grossissaient, la tension augmentait. Sur les ordres de M. Thiers, l’autorité officielle se comporta à Marseille exactement comme à Paris, elle se retira devant l’émeute, lui abandonnant soudain tous les services, lui donnant toutes les responsabilités en lui enlevant soigneusement les moyens d’y faire face. Le général commandant Marseille se retira tout à coup avec toutes les troupes qu’il put ramasser. Il entoura la ville d’un cordon militaire, tandis que les vaisseaux de ligne faisaient bonne garde. Retranché dans son camp, il mettait le département en état de guerre, Marseille en état de siège, envoyait des ordres, interdisait aux gardes nationaux de se réunir en armes. La Commission départementale provisoire, agissant à son tour à l’instar du Comité Central de Paris, convoquait à bref délai la population marseillaise à des élections par lesquelles le suffrage universel, juge souverain, eût prononcé son arrêt ; mais M. Thiers et son général de l’état de siège n’en avaient cure. Ils se croyaient, ils se sentaient, les plus forts, donc ils ne voulaient point de parlementage, ils se souciaient encore moins d’un appel quelconque au jugement populaire. À Marseille, comme à Versailles, comme sur tous les points de la France, la coalition des réactionnaires, tous les monarchistes, libéraux et cléricaux combinés, exploitèrent à outrance l’heureux coup du sort qui leur a donné à l’Assemblée une écrasante majorité d’orléanistes et de légitimistes, ils veulent que, par cet acte non moins stupide que celui du plébicite, les suffrages universels se soient suicidés, et, jouant double jeu, ils imputent à la République les désastres d’une terrible guerre dont elle n’est pourtant point responsable et, au nom de la République, ils réclament un respect fétichiste pour M. Thiers, l’homme de la rue de Poitiers, et pour une Assemblée qui poursuit la République d’une haine féroce.

Il est probable que la Commission départementale provisoire n’avait pas prévu que le mouvement prendrait de pareilles proportions ; en tous cas, ceux de ses membres qui avaient appartenu à l’ancienne administration disparurent nuitamment et se réfugièrent à bord d’une frégate dans le port, craignant peut-être d’être arrêtés comme le furent l’ancien préfet, quelques procureurs et autres meneurs de la réaction. À la Commission arriva un renfort : cent à cent cinquante garibaldiens d’Italie, un membre de la Commune de Paris qui assuma la haute direction, le citoyen Landeck, et un simple soldat qui prit sur lui d’être « le général de la situation ». On aurait eu grand besoin d’un général en effet pour l’opposer au délégué de M. Thiers, Espivent, qui arrivait à la tête de 30 à 40 000 hommes.

Dans la nuit du 4 au 5, la ville fut mise en émoi par les tambours battant la générale, par les cloches sonnant le tocsin ; les soldats d’Espivent étaient déjà dans la gare et débordaient dans les rues, occupant divers points stratégiques ; ils furent tout aussitôt rejoints par certains bataillons réactionnaires qui les attendaient et qui, certainement, contribuèrent puisamment à frustrer l’attente des Communeux de Marseille qui avaient espéré jusqu’au dernier moment que la troupe lèverait la crosse en l’air et ne voudrait pas intervenir dans la guerre civile. Ils ne se trompaient pas complètement, car on nous apprend que 200 soldats, ayant refusé de faire feu, vont être envoyés en Algérie pour y être incorporés dans les compagnies de discipline.

Tout en se retranchant dans la Préfecture, les révolutionnaires de Marseille envoyèrent des ambassadeurs auprès d’Espivent, ils eussent tout cédé si on leur eût accordé des élections municipales à bref délai. Espivent ne voulut rien entendre : « Rendez-moi la Préfecture en dix minutes, ou je la prends dans une heure. »

La députation s’en retourna désespéré, et, en passant, essuya des coups de fusil, tirés par les frères ignorantins, de derrière leurs fenêtres.

L’armée, alors, engagea un feu de mousqueterie tout autour de la Préfecture, les décharges répondaient aux décharges et le bruit sinistre de la fusillade se répercutait au loin. Mais les insurgés tenaient bon. Alors, à la stupéfaction des habitants, Espivent eut recours aux grands moyens. Du haut de la colline qui s’élève majestueuse au-dessus de Marseille, et du fort Saint-Nicolas, il bombarda la Préfecture et les lieux circonvoisins. Le sombre bruit du canon se succédant à intervalles presque réguliers était d’un effet terrible, à ce que l’on nous raconte ; les cœurs se serraient : peu à peu les rues avaient été désertées. Au bout de quelques heures, la Préfecture, effondrée, intenable sous la pluie d’obus, était abandonnée par la majorité de ses défenseurs, qui se sauvèrent comme ils purent à travers les fusillades, les barricades et les embuscades. Quelques braves restèrent cependant, et, quand la porte de la Préfecture fut enfoncée à coups de canon, ils reçurent l’assaut des compagnies de marine qui, fondant sur eux la hache en mains, en firent un sinistre carnage.

À partir de ce moment, l’ordre régnait à Marseille, et Espivent envoyait à Thiers un télégramme triomphant. Le premier jour et un peu le lendemain, le vaillant général fit fusiller à peu près tout ce qu’il put, surtout en fait de garibaldiens ; mais il dut ensuite se contenter de faire des prisonniers, et la chasse à l’homme commença, dans les caves, les égoûts, tous les recoins et cachettes. « J’ai cinq cents prisonniers au Château d’If… Le procureur général près la cour d’Aix, qui me donne le concours le plus dévoué, lance des mandats d’amener contre les échappés dans toute la France. On nous écrit aujourd’hui que le nombre des arrestations ne se monte pas à moins de 1 300 ». Jamais, même au lendemain de décembre, terreur semblable n’avait épouvanté nos populations.

Pour la Commune de Paris, la chute de la Commune de Marseille est un grand malheur, d’un triste présage, et certainement un échec. Et si Paris se laissait vaincre il saurait ce que c’est que de tomber dans les sanglantes mains de nos vaillants généraux, dans les mains graisseuses de nos procureurs ; il connaîtrait la générosité des Thiers, des Favre, des Simon et des Lorgeril.

Pâques, 9 avril.

Mon frère a disparu au combat de Châtillon. Nous avons quelque raison de le croire prisonnier, mais personne à notre connaissance ne l’a vu à Versailles, ni à Satory. Nous avons visité les forts avoisinants depuis Bicêtre jusqu’à Issy : l’état-major de la place Vendôme nous a communiqué la liste des blessés ; nous avons cherché dans maint hôpital, mainte ambulance. Reste une dernière enquête. Il est peut-être parmi les morts inconnus, déposés au cimetière Montmartre. Un ami m’accompagne.

Le soleil est brillant, les arbres, la végétation des tombes sont en fête. Nous sommes pas seuls à faire le douloureux pèlerinage, tous en silence, nous montons le tortueux sentier. Enfin, nous entrons dans le sanctuaire de la mort… Il n’y était pas.

Cinq cadavres étaient couchés là : trois hommes jeunes et deux qui grisonnaient. Il n’y avait pas de blessures hideuses, les figures violacées étaient calmes, tristes, honnêtes. Des ouvriers évidemment, et non point des pillards et des assassins, comme M. Thiers le hurle à la France. Le spectacle était d’une mélancolie auguste. Ces cinq travailleurs étendus morts semblaient dire : « Notre cause est immortelle » !

Ah ! si les représentants de Paris pouvaient convoquer l’Assemblée autour de ces cadavres : « Lorgeril, approche ! Regarde, Belcastel ! et toi, duc d’Audiffret Pasquier, touche ce front sanglant ! » si ceux qui décrètent la guerre pouvaient une fois en contempler la douloureuse réalité, seuls à seuls, en face de leur conscience, est-ce qu’ils crieraient à Vinoy : « Égorge encore ! »

Triste chose que la guerre civile ! Hier, une pauvre dame en deuil racontait dans un groupe sur la place de la Concorde qu’on lui avait ramené dans la matinée un de ses enfants, blessé par un éclat d’obus à Neuilly.

« Je me consolerais de ce malheur, disait la malheureuse mère, si mes deux fils combattaient dans les mêmes rangs et pour la même cause. Mais l’un fait partie du 100e bataillon de la garde nationale, et l’autre est sous-officier dans l’armée de Versailles ; quand j’entends un coup de canon d’un côté ou de l’autre, j’ai la mort dans l’âme » (Extrait de journal).

Jeudi 19.

Nous avons enfin des détails authentiques sur la mort de Gustave Flourens.

C’est bien à Rueil qu’il a été tué, près du pont de Chatou. Il s’était réfugié dans un groupe de petites maisons. Il entra chez un marchand de vin et se cacha dans le cellier. Bientôt des soldats entrent furieux, ils interrogent la marchande qui, tremblant pour sa vie, balbutie qu’elle ne sait pas, que dans la cave peut-être… On la fouille, cette cave, à la baïonnette. Une lame trouve de la résistance, elle est chaude, dégoutte de sang — le malheureux n’avait pas crié… Mais il était découvert. Les soldats le prennent par le collet et le ramènent au rez-de-chaussée. Là se tenait un capitaine de gendarmerie, M. Desmarets, il est bon de nommer le héros — qui attendait, sabre dégainé. Dès qu’apparut le prisonnier, M. le capitaine Desmarets lui asséna un coup qui lui fracassa la tête. Flourens tomba, un gendarme lui tira un coup de fusil à bout portant. Pris par les bras, le cadavre fut traîné jusqu’à un paillasson, et, pendant le trajet, la cervelle béante se répandait sur le sable. Il resta là la nuit, puis il fut transporté à Versailles comme un trophée.

— « Cette fois, nous en avons fini avec le fameux Flourens », dit un sergent de ville, pendant que la troupe hurlait de sauvages cris de joie. « On n’en parlera plus, nous venons de lui casser la gueule. »

Flourens avait déjà trente-deux ans. À sa conduite et à son caractère, on eût pu croire qu’il avait dix ans de moins. Il était fils du célèbre secrétaire perpétuel de l’académie des Sciences, intelligence lente et méthodique, dont il était la véritable antithèse par sa phénoménale rapidité de perception. Son regard tombait droit et juste sur le détail essentiel qu’immédiatement il généralisait à outrance. Quant aux autres détails, presqu’aussi essentiels, il ne les apercevait que confusément, et quant à ceux d’importance secondaire ou tertiaire, il était aveugle. Au fond il avait toujours raison en théorie ; en pratique il avait tort presque toujours et, dans le trajet de la conception à l’action, sa pensée presque géniale, aboutissait à quelque déplorable folie. Quand on a vu Flourens, on comprend pourquoi, chez les anciens Juifs, chez les arabes modernes, un peu partout et dans tous les temps, les populations n’ont jamais nettement distingué entre le prophète et l’insensé, entre le voyant et l’inconscient.

L’intelligence de Flourens, je la compare volontiers à des éclairs brûlants et brillants, éclatant tout d’un coup dans la nuit, ce sont d’éblouissantes illuminations, durant un fragment infinitésimal de seconde, mais entre les décharges, dans les longs intervalles, tout le paysage reste plongé dans les ténèbres profondes. Gustave Flourens était l’homme des extrêmes : après s’être montré dans sa jeunesse d’une timidité excessive, dès que le regard paternel eut cessé de le fasciner, il se trouva soudain être d’une témérité non moins excessive : Jusqu’en 1865, il ne s’était occupé que de science, il avait pour ambition de succéder à son père. En 1865, il professait au collège de France, comme suppléant de son père. Son cours, publié d’abord dans une Revue, puis en volume, intéressa le jeune public, mais déplut au parti clérical et à M. Duruy, le ministre libéral, qui, l’année suivante, lui refusa l’autorisation nécessaire pour reprendre son enseignement. Le jeune homme partit alors pour l’Angleterre et la Belgique. Il donna des conférences à Bruxelles. Bientôt il écrit des articles dans les journaux républicains, l’Espiègle et la Rive Gauche. En 1865, pour notre malheur et pour le sien, ce brave Gustave se jeta dans la Révolution à corps perdu.

L’instinct du mouvement le poussa à Constantinople. Il voulait réveiller cet immobile Orient, qui ne dort pas toujours, comme on croit, mais qui rêve, cet Orient, qui songe plutôt qu’il ne sommeille. Sur les rives du Bosphore il ouvrit des cours en langue française qui attirèrent de nombreux auditeurs. Pour ses allées et venues subséquentes, nous copions des notes biographiques écrites par lui-même, en janvier 70 pour un ami qui les lui avaient demandées.

« Sous ce titre l’Orient, Justice pour tous, il écrivit dans le Courrier de Constantinople une série d’articles destinés à amener la fraternisation entre les diverses races orientales, articles qui firent sensation. Il fut l’un des fondateurs d’un petit journal républicain, l’Étoile d’Orient, que le gouvernement turc ne tarda pas à supprimer.

« À Athènes, il fut persécuté par le gouvernement grec, pour avoir voulu, selon la loi, parler en pleinl’air. Il aida à la fondation de l’Indépendance hellénique dont il fut longtemps un des assidus collaborateurs. Il écrivait dans plusieurs autres journaux, français et grecs.

« En 1866, éclata l’insurrection crétoise. En relations constantes avec toute la jeunesse républicaine de Grèce qui partait au secours de cette île infortunée, Gustave Flourens s’embarqua sur le Panhellénion qui faisait de nuit la contrebande de guerre sur les rives de Crète. Là, pendant une année, au milieu de ces braves montagnards, il souffrit la faim, le froid, toutes les fatigues et tous les dangers d’une guerre insurrectionnelle, couchant dans la neige et se nourrissant de racines et d’herbes sauvages bouillies.

« Il envoyait des correspondances aux journaux indépendants d’Europe, afin d’animer les esprits en faveur de cette cause sacrée de l’indépendance crétoise. Il soutenait les espérances de ces pauvres insurgés, allant de village en village les exciter à la guerre et à la persévérance.

« En 1868, des élections générales avaient été faites en Grèce pour le parlement hellénique, la Crète voulut aussi se faire représenter et nomma Flourens président de sa députation.

« Arrivée à Athènes, cette députation trouva le ministère Bulgaris vendu à l’influence anglaise qui voulait l’anéantissement de l’insurrection crétoise. Arrêté de nuit, Flourens fut jeté de force sur un paquebot par les ordres du gouvernement grec et de l’ambassade française, tandis que ses collègues crétois étaient violemment reconduits dans leur île.

« Débarqué à Marseille et mis en liberté par le gouvernement français, il retourna aussitôt à Athènes et là, caché chez des amis, continua une polémique violente contre le ministère Bulgaris.

« Obligé de quitter encore Athènes, il alla à Naples où il fut incarcéré par le gouvernement italien pour un article dans le Popolo d’Italia, journal républicain de Naples.

« En 1869, il revint en France, et là, fut condamné à trois mois de prison pour avoir continué deux réunions à Belleville, malgré la dissolution prononcée par le commissaire de police.

« Ayant fini sa peine au mois d’août, il se battit en duel au Vésinet, avec Paul de Cassagnac qui, dans le Pays, avait violemment attaqué les orateurs des réunions publiques. Après 25 minutes d’assaut, il fut blessé d’un coup d’épée en pleine poitrine. »

Gustave Flourens était à peine guéri quand l’assassinat de Victor Noir par le Prince Bonaparte mit Paris en émoi. Les deux amis Rochefort et Gustave Flourens conduisaient le cortège et avaient le commandement de la journée. Flourens voulait marcher contre la police, mais le peuple désarmé se fût buté contre les régiments qui attendaient derrière leurs pièces où elle eût été mitraillée. Rochefort eut le bon sens de mener le cercueil au cimetière de Neuilly.

Dénoncé par l’agent provocateur Haurie, et impliqué par la police impériale dans cette turpitude judiciaire, dite « le Complot des Bombes », Flourens fut condamné par la Haute Cour de Blois aux travaux forcés à perpétuité.

Il rentra en France au 4 septembre, fut élu chef des bataillons de Belleville et prit le titre de major de rempart. Le 10 octobre, il descendit à l’Hôtel de Ville, à la tête de ses bataillons pour réclamer des Trochu et des Favre une action sérieuse contre les Prussiens et qu’on cessât de mystifier la garde nationale. — Cette manifestation armée, nous la jugeâmes alors, nous la jugeons toujours avoir été souverainement maladroite. Ce fut bien pis, le 31 octobre, quand le bataillon Flourens s’empara de l’Hôtel de Ville et y installa Blanqui d’autorité, Blanqui haï des trois quarts de la population, et quand de nouvelles élections, si longtemps ajournées, ne pouvaient plus être éludées. Ce coup d’Etat manqué rendit le pouvoir à Trochu, Picard et Favre, ces êtres méprisables qui, trois mois après, livrèrent aux Prussiens Paris agonisant et la France exténuée.

Avec toutes ses qualités du cœur et de l’esprit, il était réservé à Gustave Flourens, ce malheureux enfant, de commettre une troisième et terrible faute, celle de faire décider pour sa part la lamentable expédition de Versailles et de faire défiler dans la plaine, sous le feu du formidable mont Valérien, quelques cinq ou dix mille gardes nationaux, allant de bonne foi et en toute confiance faire mettre la crosse en l’air aux lignards de Versailles et trinquer avec eux au cri de « À bas l’Assemblée et, Vive la Commune ! Avec toutes ses qualités du cœur et de l’esprit, avec son ingéniosité, sa droiture, son intégrité, sa générosité, sa nature sympathique, ce malheureux Gustave Flourens a fait plus de mal à la France qu’un général ennemi à la tête de cinquante mille soudards ; O jeune démocratie, que tu es simple et inexpérimentée de prendre ces naïfs là pour chefs et capitaines !