La Commune de Paris au jour le jour/Semaine du 22 au 28 mai

Schleicher frères (p. 360-391).
Lundi 22 mai.

Nous nous étions endormis dans la joie du sixième assaut repoussé : les pessimistes eux-mêmes croyaient qu’en raison de cette résistance triomphante, la province interviendrait enfin, pour imposer à Versailles une transaction raisonnable. Les optimistes voyaient déjà, hélas ! il serait trop douloureux de dire aujourd’hui quelle était leur foi !… Aujourd’hui on nous réveille au cri : « Les Versaillais sont entrés. Ils sont au Champ de Mars, ils sont au Trocadéro, ils sont à l’Arc de Triomphe, ils sont aux Champs Elysées, et ils avancent toujours. Ils arrivent en masse. La trahison leur a ouvert toutes les portes. Ils disent eux-mêmes avoir franchi l’enceinte sans avoir tiré un coup de fusil. Les réactionnaires vont leur livrer le reste de la ville. Une autre poudrière vient de sauter. La fumée d’un énorme incendie noircit le ciel. On ne sait ce qui brûle. »

Est-il vrai ! La fin est venue ?

Dans la rue, silence singulier. Quelques groupes çà et là se parlent à voix basse. Au milieu d’un de ces groupes, j’avise un jeune libéral, très libéral, qui naguère, courait après moi pour me dire des choses aimables, je l’aborde :

— Eh bien ! quelles nouvelles ? — Il me répond, en me tendant un bout de doigt, négligemment : — « Oh ! ce que vous savez. L’armée de Versailles a effectué son entrée hier au soir. Elle a marché toute la nuit. Elle occupe tout un côté de Paris. Elle aborde maintenant la place de la Concorde. Elle va vite, comme vous voyez ! »

Je le salue. Cet ongle de l’index qui m’avait été offert par le jeune homme très libéral m’indiquait suffisamment quelle était la chance de succès laissé encore au parti de la Révolution.

Avec un ami, nous explorons le quartier. Nous descendons par la rue des Saints-Pères avec l’intention de traverser le pont. Arrivés sur le quai une balle siffle à nos oreilles. D’où venait ce messager de mort ? Nous regardons dans la direction indiquée par le bruit. Rien n’est en vue. Mais, retranché derrière une de ses persiennes fermées, quelque bon bourgeois « fait de l’ordre » à l’angle du pont, à l’instar de ces braves Marseillais qui canardent les moineaux du fond de leurs bastides.

Nous poussons dans ce massif des rues de l’Université, de Lille, de Varennes, Dominique et Grenelle-Saint-Germain. Nous aurions voulu entrer au Ministère de la guerre ou de l’Instruction publique, mais nous sommes arrêtés par des barricades de gardes nationaux : « On ne passe pas ! » Nous comprenons que ces Ministères sont déjà occupés par les Versaillais. Nous rebroussons chemin. À quelques angles de rues, on ébauche des simulacres de barricades ; mais les hommes qui y travaillent ont des figures inquiètes, sombres et soucieuses. Il n’est pas difficile de discerner, par contre, la jubilation intérieure de tous ces concierges, boutiquiers, marchands d’articles de sainteté, dévots et dévotes qui composent le fond de cette population. Leur œil vous mouchardait déjà pour vous dénoncer au futur gendarme et au premier policier. Ils ricanent de la consternation du prochain, un sarcasme haineux et triomphant perçait sous leur air contrit et sous leur masque d’humilité béate et confortable.

Les essais de résistance se font au hasard : ne vient pas qui ne veut pas, vient qui veut, où il veut, et comme il veut. Nul ordre. Absence de direction générale, la surprise est complète ; l’ennemi a pénétré dans le camp à l’improviste. On ne pouvait se défendre contre l’évidence : la rive gauche était indéfendable contre les Versaillais. Les alentours de l’École Militaire et des Invalides ont toujours été bonapartistes ; de là on passe dans les hôtels et jardins du noble faubourg Saint Germain, nichée de légitimistes ; viennent ensuite les jésuitières de Saint-Sulpice, de l’Abbaye, de Saint-Étienne, de Sainte-Geneviève et de la rue Lhomond, sans compter les universitaires de la Sorbonne et du Jardin des Plantes, ralliés aujourd’hui autour de la bannière cléricale… Et les étudiants du quartier Latin ? — Ce sont des universitaires en herbe ; ces futurs avocats et magistrats, professeurs en médecine et docteurs patentés, ne sont, ne peuvent être, sauf de très nombreuses exceptions, que des bourgeois futurs ; aussi leur avons-nous vu refuser adhésion à la Commune qui leur offrait la Fédération des Écoles et la réorganisation de l’Enseignement Supérieur, ainsi et comme ils l’entendraient. Dès que les boulets érafleront les pavés, le lion du quartier Latin ne secouera point sa blonde crinière, il ne rugira point son redoutable rugissement, mais il se réfugiera dans la fraîche grotte de la Source, à la fontaine de bière, où viennent se désaltérer les biches… Certes, les Versaillais peuvent, ce matin, aller tout de go, depuis l’École Militaire et la gare Montparnasse jusqu’à la gare d’Orléans et rejoindre, de ce côté-là, les Prussiens, leurs nouveaux amis.

Et sur la rive droite ?

— Sur la rive droite, la confusion est moindre. Les forteresses des Tuileries, du Louvre et de l’Hôtel de Ville, la place Vendôme, la Bastille, la caserne du Prince Eugène sont pour la garde nationale de solides points de résistance. Sans doute, la population de tous ces quartiers riches et commerçants est républicaine tout au plus, et nullement révolutionnaire ; mais le terrain n’est pas miné en dessous, comme de l’autre côté de la Seine. Et puis, on se sent ici sous le feu des rouges de Batignolles et de Montmartre, de Belleville et de Ménilmontant.

La physionomie de l’habitant diffère notablement suivant les quartiers ; et il faudrait être Parisien pour trouver quelque intérêt à une description politico-géographique des divers arrondissements. En général, on peut dire qu’à Paris le thermomètre républicain et révolutionnaire monte et descend suivant les altitudes du sol au-dessus du niveau de la mer. Le plan des égouts pourrait, avec de légères modifications servir de carte politique. La grande ligne de dépression est la Seine et le centre les Tuileries. Une légende se répand : c’est que les gardes nationaux exécutant un mouvement tournant, auraient repris les portes d’entrée et que les Versaillais, ayant leur retraite coupée, seraient maintenant pris entre deux feux. Légende comme nous n’en avons que trop entendu pendant le siège.

Néanmoins il est de fait que les Versaillais n’ont pas su ou n’ont pas voulu profiter de l’immense avantage d’une surprise qui leur livrait Paris presque sans coup férir. Contournant la place de la Concorde et la Madeleine, ils se sont emparés de la gare Saint-Lazare, ils ont suivi le chemin de fer jusqu’au nouveau collège Chaptal que leur a livré un bataillon de la garde nationale ami de l’ordre, lequel bataillon tire des fenêtres sur les camarades de la ville. Les soldats versaillais se sont avancés en bas jusqu’à l’église de la Trinité qui commande la chaussée d’Antin ; mais ils n’ont pas le bloc de maisons intérieures. Un ami me raconte avec une admiration enthousiaste comme quoi il a vu dans la rue Ferme des Mathurins des gardes nationaux élever une barricade sous le feu même de l’ennemi. Il y avait déjà en travers de la rue une ligne de pavés, trois grès et pas davantage, superposés. Couchés de leur long, des hommes avaient organisé une chaîne de pavés dont ils surélevaient leur fragile abri, tandis que des compagnons échangeaient avec les Versaillais des coups de fusil. Et cela tranquillement, sans phrases, sans même chanter : Mourir pour la patrie… calmement et sobrement… À ce propos, toute la journée, j’ai eu l’œil sur les ivrognes, et, dans mes pérégrinations, tant sur la rive gauche que sur la rive droite, je n’ai vu que deux hommes pris de vin et un qui faisait semblant de l’être.

Du Boulevard des Capucines, j’ai entendu tirer dans les rues mêmes, dans l’enceinte sacrée de la ville, le canon de la guerre civile. C’était tout près : des boulets se dirigeaient contre le grand Opéra. Le premier coup me serra à la gorge. J’en éprouvais une douleur physique, comme à la fusillade du 22 janvier, ordonnée sur la place de l’Hôtel-de-Ville par M. Chaudey agissant pour compte de MM. Favre et Trochu, le canon tonnant dans nos murs et portant des messages de Français à Français !

Sur tout mon parcours de la Madeleine au Château d’Eau, sur les boulevards, plus désertés des passants qu’ils ne l’étaient au temps jadis de deux à trois heures du matin, quelques gardes nationaux de bonne volonté improvisaient des barricades. Aucune animation jusqu’aux portes Saint-Denis et Saint-Martin qui font la ligne de démarcation entre les quartiers riches et les populaires. On y allait de bon cœur à la porte Saint-Martin, des citoyens faisaient la chaîne de pavés, d’autres arrêtaient les passants : Citoyen, Citoyenne, à l’ouvrage ! Ce que les enfants accomplissaient de travail était vraiment étonnant ; des garçons se mettaient à deux ou trois pour desceller un pavé que portait ensuite un moutard de cinq ou six ans fléchissant sous le poids du fardeau : des gamins perchés sur la muraille remplissaient l’office de maçons et même d’architectes ; tous ces échappés de l’école étaient heureux et fiers de jouer — c’est bien là le mot — leur rôle dans la guerre civile. La nuit, je remonte le faubourg du Temple. Avec une activité fiévreuse, on y accomplit d’immenses travaux. Les hommes creusent et fossoient, des femmes veillent à côté, armées d’un fusil avec bayonnette.

Mardi 23 mai.

Je ne suis pas rentré coucher hier soir chez moi, de peur de me réveiller captif des Versaillais. J’ai préféré passer la nuit avec des amis du faubourg du Temple, afin de me réchauffer de leur enthousiasme et de retremper mon âme attristée au contact de leur mâle et âpre volonté. Et puis, c’était sans doute visite d’adieu pour plus d’un. Nous sommes des marins dont le vaisseau fait eau pendant la tempête et, de quart d’heure en quart d’heure, coule toujours plus bas. Accoudés sur le gaillard d’avant, nous regardons les vagues qui du fond de l’horizon accourent en hurlant, écumant de rage. Sera-ce la première qui nous emportera dans le sombre bas-fond ou la seconde ? — Non, ce sera plutôt la quatrième qui pointe par là-bas… De même dans cette mer bouleversée de Paris… peut-être aujourd’hui nous faudra-t-il mourir… peut-être demain… peut-être après-demain… N’importe, ce n’aura pas été en vain… Et quand même ce serait en vain ! La nature est avare de fruits et prodigue de fleurs. Pour un arbre qui vient à bien, que de boutons avortés, que de fleurs brûlées et desséchées, que de fruits tombent avant leur maturité ou après leur pourriture ; aux graines que d’accidents, et parmi les jeunes pousses, combien sont brisées, combien sont broutées et foulées ! Il disait vrai, le pauvre Girondin qui s’écriait mélancoliquement avant d’être guillotiné : La Révolution est comme Saturne, elle dévore ses enfants ! — Oui certes, mais comme Saturne et Baal Moloch, elle les dévore pour les faire renaître ; elle fait les cadets avec la substance des aînés… On trouve que le jeu n’est pas profitable et qu’il vaudrait mieux naître une bonne fois pour rester toujours vivant ? Bah ! cela nous mènerait au régime de l’huître incrustée dans son rocher. Et puis, telle est la loi de la vie. Protester contre la loi, c’est protester contre la vie même, à laquelle nous tenons puisque nous la regrettons. Acceptons la nécessité, acceptons cette chose mystérieuse dont le côté lumineux se nomme la vie, et dont le côté sombre se nomme la mort : Puisque nous aimons la vie telle quelle, ne la querellons pas telle quelle ! Allons de l’avant, allons tant que ça pourra.

À Belleville, grand mouvement. On est sérieux, mais pas sinistre du tout. Il est certain que dans les bas côtés on distingue sans trop de peine un découragement amer et profond, mais ceux qui vont et viennent, se comportent virilement, animés, résolus, leur démarche est ferme et fière, leur parole nette et vibrante, pas bruyante du tout. Dans une compagnie qui allait se poster derrière une barricade, l’ai vu une femme marchant au pas sans mot dire. Elle portait le fusil, le père tenait l’enfant dans ses bras. Ah ! Thiers, petit Thiers, et vous, Messieurs Jules Favre et Jules Simon, que je vous méprise !

Fantaisie me prit, je ne sais pourquoi, d’entrer au sommet du côteau de Belleville, dans l’église néo-gothique, style patenté, rigoureusement conforme aux règlements les mieux autorisés. C’était vers les dix heures, la nef était remplie de néophytes, garçons et filles, auxquels un jeune vicaire à moustaches — ce vicaire est un libéral sans doute — expliquait les mystères du catéchisme catholique, apostolique et romain. Le docteur élucidait aux intelligences naïves ce que peut être l’enfer — réservé aux impies et aux révolutionnaires, vous savez, — il faisait comprendre l’éternité par la comparaison, si neuve, des siècles avec les grains de sable sur le bord de la mer…

Mais on ne manquera pas de raconter que, dans l’affreux Belleville, on a, pendant les deux mois d’une anarchie sans exemple, infligé à l’Eglise une persécution dont les horreurs sont tout au plus comparables à celles exercées par les Gallus et les Domitien.

Du haut de la Butte Chaumont, sur laquelle on met des canons en batterie, la vue sur Paris me rappelle, par sa grandeur imposante, celle qu’on a du Mont Salève sur Genève, le lac et la vallée du Rhône. Est-ce beau, est-ce laid ? Je ne sais, mais le spectacle est splendide, et on le contemple le cœur serré. Parmi les nombreux spectateurs qui regardent avec leur longue vue, les paroles sont rares, et brèves. Au rayonnement d’un soleil splendide, la masse des toits n’apparaît plus que d’un brun noirâtre. Quelques lanternes et fenêtres irradient en plusieurs points une lumière éblouissante. Paris s’étale à nos pieds, vaste plaine rocheuse, immense fourmilière plutôt, dans laquelle pailles et brindilles représentent des clochers, des colonnes et des arcs de triomphe. Mais dans ce fouillis humain, dans ce conflit sanglant des passions acharnées, nulle part, l’homme ne se voit directement, il est trop petit par rapport à la masse. La présence de ce fier et terrible insecte ne se révèle que par des fumées blanches, bleues ou noirâtres. Les blanches proviennent de la poudre en explosion, canonnades et mousqueterie ; nous avons vu les bombes et obus des Versaillais en allumer quelques-uns, les plus considérables, celui du Ministère des Finances qui brûlait déjà depuis hier matin, le Ministère de la Guerre brûle aussi. Le parti de l’Ordre fait son entrée avec la bayonnette qui tue, l’obus qui fracasse et la bombe qui incendie. Contre les Prussiens, j’eusse eu peut-être la force de m’irriter, aujourd’hui de Français à Français, je regarde, je constate et me tais.

Quant à suivre les péripéties de la lutte, c’est impossible pour un spectateur ignorant de stratégie et, de plus, fort mal renseigné sur les positions des parties. Je distingue seulement que Montmartre est attaqué de trois côtés à la fois, et je ne crois pas qu’il soit longtemps tenable. Après Montmartre, les Buttes Chaumont, sur lesquelles nous nous tenons, puis Belleville, puis le Père Lachaise, et après, ce sera fini, et nous retomberons dans la nuit. Cela se devine, mais ne se voit pas. Meurtres et tueries se font dans l’ombre, et le hurlement des batteries ne se perçoit que semblable au japement des chiens dans les fermes lointaines.

C’est ainsi que je contemple d’un œil sec un des plus horribles spectacles que l’homme puisse voir, autant du moins qu’il peut discerner la scène d’action sur un théâtre si vaste. Sur un événement qui décidera sans doute pour quinze ou vingt autres années de la marche et de la direction des idées, l’Histoire portera un jugement terrible. En face de cette immensité, en face des énormes écroulements qui se préparent, on s’étonne qu’on puisse désirer être un des acteurs du grand drame social, et on sent combien est vaine, combien est ridiculement impuissante la volonté d’un individu, l’effort d’une conscience droite voulant intervenir dans ces gigantesques cataclysmes !

À la barricade, en haut de la rue Lafayette, j’ai été mis en arrestation par un groupe de braves gardes nationaux qui trouvaient, et avec raison, que mon laissez-passer est insuffisant. On m’avait vu porter des pavés à plusieurs barricades, on se demanda si peut-être une apparence de bonne volonté ne cachait pas de l’espionnage. — Je ne protestai nullement de mon affection pour la Commune, et d’un autre côté, je ne me fâchai point, me bornant à répondre simplement et poliment aux deux ou trois officiers qui vinrent examiner mon cas. Il parut digne d’être déféré au Commissaire de police de l’arrondissement. Deux gardes nationaux se mirent à mes côtés, et nous marchâmes, moi gardant le silence, eux ne faisant point de questions indiscrètes. — L’un d’eux s’offrit à nous suivre pour que je n’eusse pas l’air d’être en arrestation. Je le remerciai : pourquoi cacher la vérité ? « En route, on nous requit de porter des pavés à une barricade en construction ». J’en ai déjà trop porté. Mes acolytes avaient soif, ils s’arrêtent devant un marchand de vins de leurs amis et m’offrent une trinquée. Je refuse, mais ils y mettent de l’insistance et j’accepte de l’eau sucrée, tandis qu’ils prennent du vin trempé d’eau. Nous trinquâmes sans mot dire, ils ne me laissèrent pas payer.

Au commissariat de police quand mon affaire se présenta à son tour, elle est racontée brièvement et à voix basse par mes compagnons. Le citoyen commissaire fronce le sourcil, m’adresse quelques questions auxquelles je réponds discrètement — et l’arrêt est prononcé : « Attendu qu’aucun fait n’est articulé contre le citoyen muni de papiers insuffisants, le citoyen peut passer son chemin, il est libre ». Je salue, remercie du geste et m’en vais sans mot dire. Ma captivité ne dura guère plus d’une heure.

L’incident n’est pas relaté à cause de son importance biographique, mais comme détail pouvant servir à fixer la physionomie de l’ensemble. À chacun de raconter ce qu’il a vu.

Je remonte par les boulevards vers la Bourse. Les physionomies étaient sombres. Je rencontrai néanmoins un groupe de réactionnaires qui riaient à gorge déployée de je ne sais quelle histoire de Chinois. Dans les kiosques, il n’y avait en vente que trois journaux réactionnaires racontant comme quoi notre vaillante armée avait déjà exterminé cette horde de bandits presque sur tous les points. En sus, la Vérité, qui eût été tout à fait réactionnaire sans son inimitié contre les frères Picard, appelait sur les têtes des membres de la Commune le juste châtiment auquel ils ne peuvent échapper. En dernier lieu le Rappel qui, en ce moment critique, déclarait être contre l’Assemblée mais ne pas être pour la Commune, et rééditait en gros caractères une vieille page de Victor Hugo à peu près incompréhensible.

Huit jours après le Rappel et la Vérité, plus osés qu’ils ne croyaient être, ont été punis de leur criminelle audace et tous leurs rédacteurs dont on a pu se saisir ont été mis en prison.

Je n’avançais pourtant qu’avec peine ; à chaque barricade, je devais exhiber mon laissez-passer, et, craignant que le manque de carte d’identité ne finit par me jouer un mauvais tour, je me décidai à clore mon voyage d’exploration de quartier en quartier, de barricade en barricade.

Du pont de Bercy, qu’il est beau, ce soir, le soleil couchant !

Les eaux vertes coulent lentement et vont doucement ; les balises, les mâts de navires, les arches cintrées se réfléchissaient avec netteté dans leur miroir tranquille. Au dessus des insondables profondeurs d’un ciel calme et lumineux, il tombe sur le fleuve, il tombe sur la ville une rosée d’or et d’argent, une pluie de perles opalines et irisées, une poussière orangée, les monuments se profilent dans des vapeurs légèrement violettes, les tours massives de Notre Dame, la fière colonnade du Panthéon, toujours surmontée de son drapeau rouge, le campanile de Saint-Étienne du Mont, le beffroi de Saint-Jacques.

À ces brumes liliacées, à ces suaves jeux de nuances, à ces harmonies grandioses de lumière et de couleur se mélangent çà et là d’épaisses vapeurs noirâtres, ce sont des fumées d’incendies, ici, là, plus loin, un peu partout.

Et dans ce calme auguste et profond, en prêtant bien l’oreille, on distingue des bruits lointains qui flottent dans la vaste étendue du ciel lumineux, le chant du clairon, l’appel du tambour, le sifflement de la fusillade et le crépitement des mitrailleuses. Mais ces bruits sont si faibles, si faibles, c’est à peine si on ne les confond avec le bruissement des moucherons, le doux murmure de la brise et du flot qui se heurte mollement contre la berge et se plaint du léger effort.

Mercredi 24 mai.

Il était encore grand matin quand a passé une ronde ordonnant de fermer les croisées et d’ouvrir les persiennes. Les gardes nationaux se plaignent avec colère que, par les fenêtres entre-bâillées, on leur ait tué traîtreusement beaucoup de monde.

Un homme de la ronde monte dans l’appartement que j’occupe. Il vient chercher mon ami, le maître de la maison, pour lui enjoindre de prendre poste dans la barricade qu’on a construite à côté. Mon ami exhibe qu’il a plus de 40 ans et qu’il a du reste une dispense l’exemptant de la garde nationale pour raison d’un autre service. C’est bien ! dit le fédéré, et, sans insister davantage, il s’en retourne à sa barricade.

J’étais moi-même hors de question : une blessure à la main droite m’empêche de manier mon fusil. Aucune invitation ne me fut adressée, bien que je fusse à côté dans la chambre entr’ouverte. Si l’homme m’eût dit : Vous ne pouvez combattre, mais vous pouvez vous faire tuer pour la République démocratique et sociale, je ne sais vraiment ce que j’aurais pu, ce que j’aurais dû répondre. Je crois mieux faire en vivant pour elle — c’est plus sage, plus prudent et plus utile — mais tout un tas de bonnes raisons n’empêchent que je me suis senti petit et mal à mon aise à côté de l’homme qui, sans mot dire, s’en va mourir pour celle que j’aime.

C’est encore là un incident personnel. Je sais qu’ailleurs des gardes nationaux ont de force enrôlé dans leurs rangs des bourgeois et jeunes gens qui certes ne se souciaient nullement d’une mort héroïque, mais avant de répéter ce que j’ai lu ou entendu dire, je raconte ce que j’ai vu.

La rive gauche que je croyais intenable, résiste toujours, il faut que les fédérés aient déployé une vigueur inattendue, de ce côté là. Nous sommes à mercredi, et la surprise a eu lieu dimanche.

Au dessus du nuage de fumée, au dessus des incendies, s’élève tranquille et importante la colonnade olympienne du Panthéon, toujours surmonté de sa rouge banderole, cause de tous ces dégâts et massacres.

Tout d’un coup, les fumées qui entourent le Panthéon s’épaississent et montent en noirs tourbillons… Encore un grand incendie… celui des nombreuses baraques d’ambulance dans le jardin du Luxembourg… Cela dure une heure peut-être, puis on entend une explosion formidable, une trombe nouvelle de fumée jaillit au dessus des amoncellements de fumée… c’est la poudrière du Luxembourg qui saute avec ses balles, ses cartouches, ses engins meurtriers. Nous avons notre maison tout près avec des enfants dedans. Maison, amis, parents, enfants, est-ce que tout cela existe encore ?

De nouveaux nuages, d’autres vapeurs opalines surgissent et se développent. Ce sont d’autres incendies. On en compte distinctement cinq ou six grands. Quant aux petits, ils sont trop nombreux. Qu’est-ce qui brûle ?

Tout, nous répond-on. D’abord le Ministère des Finances, c’est par lui que les Versaillais ont commencé. Brûlent les Tuileries, le Louvre, le Luxembourg, l’Hôtel de Ville, les ambulances du Sénat, les grands magasins de nouveautés dans les rues du Bac et de Rivoli. Tout brûle, les Versaillais ont commencé, les fédérés ont continué. Exaspérés de ce qu’on leur aurait tué du monde en tirant de derrière les fenêtres, ils auraient allumé les magasins du Petit Saint-Thomas, les rues de Lille et de Verneuil, siège de la haute aristocratie rurale.

Nous en sommes donc venus là. Nous nous faisons la guerre entre concitoyens à la façon des Dacota et des Delaware se brûlant réciproquement leurs villages. On contemple ce spectacle d’horreur avec une froide désespérance avec un sang-froid méprisant. Brûle ce qui brûle : Précipités au fond de l’abîme, plongés dans le gouffre des désastres, quand on troue tant de poitrines vivantes, quand on écrase tant de cervelles qui pensent, quand nous étouffons dans une mer de sang, que nous font encore monuments et statues, livres et tableaux, paperasses et tapisseries ! Brûle ce qui brûle ! Quand une armée de deux cent mille baïonnettes, avec cinq cents canons et obusiers se ruent sur nos quartiers, quand la horde des bonapartistes, cléricaux, orléanistes et libéraux combinés s’acharnent sur notre infortunée République démocratique et sociale ; quand la France se suicide de ses propres mains, que nous font quelques joyaux de moins au collier de Paris qui expire !

Quand on a perdu « les causes de la vie » ainsi que s’exprime Lucrèce, on voit que le bonheur est peu de chose, et qu’il tient à peu de chose. Quand la racine maîtresse est coupée, tronc et branchages tombent volontiers.

Flottants comme la malheureuse méduse échouée sur le rivage, notre volonté est inutile, nos efforts sont vains, notre espoir est ridicule, et le bon sens est absurde. Quand le flot la soulève, la méduse agite sa masse confuse, bras, rubans et tentacules grouillent et remuent, puis retombent dans le vide, inertes et paralysés. Nos petites existences sont portées par de grands événements. Maintenant la vague ramène le mollusque à la grande mer, source de vie ; maintenant la vague le rejette sur le roc contre lequel elle le brise, lambeau par lambeau. Nous ne sommes qu’un accident perdu dans l’ensemble. Ce qui nous est personnel et individuel, ce qui est vraiment nous est mesquin, somme toute, et sordide. Mais quant à la vie générale, quant à l’immense histoire universelle, qu’elle nous touche, et vous saurez qu’elle est aveugle, qu’elle est cruelle !

Nuit de mai splendidement belle, d’une beauté de Gorgone et d’Euménide.

La lune brille avec une douce majesté dans les vastes cieux. La Seine apporte des paillettes d’argent dans un lac d’or pâle. Un vent doux et frais se glisse çà et là en frôlant les feuilles palpitantes et les fleurs amoureuses.

Au second plan, le fleuve s’élargit en un étang de fer fondu, c’est la réverbération des incendies : l’eau, la ville, le ciel flamboient. Contre la masse rougeoyante des Tuileries se profilent les noires tours de Notre-Dame. Jusqu’au zénith les flammes lancent des panaches de fumées rutilantes, sanglantes comètes.

Un rossignol vocalise dans les arbres, on l’entend parfaitement, malgré le roulement grondant des canonnades incessantes. Et toute la nuit on distinguait dans l’effroyable cacophonie le tocsin douloureux de Belleville et de Ménilmontant, s’arrêtant, reprenant, puis les appels désespérés des tambours battant la générale. C’est le glas de l’agonie.

Jeudi 25 mai.

Aucune fusillade ne se fait plus entendre de l’autre côté de l’eau. Vers 7 à 8 heures du matin, nous regardons le Panthéon : il est dépouillé de son drapeau rouge.

Le Panthéon n’est plus dorénavant que l’Eglise Sainte-Geneviève, une grande chapelle catholique, la contrefaçon d’un monument romain. Que m’importe le Panthéon maintenant !

La rive gauche de la Seine est tout entière entre les mains de l’armée versaillaise, qui, maîtresse maintenant du fleuve et d’une moitié entière de la ville, inonde avec ses forces s’accumulant d’heure en heure les Parisiens dont les hommes, diminuent à chaque instant, sont acculés dans des espaces de plus en plus restreints. Si, depuis la livraison des portes, l’issue de la lutte ne pouvait être douteuse, sa terminaison fatale est d’une écrasante évidence. Et, cependant, les gardes nationaux résistent toujours, ils ne cèdent pas le terrain pouce à pouce, ils le gardent tant qu’ils sont vivants ; tués, ils l’occupent encore par leurs cadavres. — « Quelques lâches », comme les désignait M. Thiers, une vile poignée de factieux ! »

La barricade où j’aurais pu être, si je l’eusse voulu, est à quelques centaines de mètres éloignée de la maison que j’habite. Elle est à l’extrémité du pont d’Austerlitz, battue en brèche par une formidable batterie, à l’autre tête du pont par deux ou trois batteries, au boulevard Saint-Germain, par une autre au Jardin des Plantes. En sus la gare d’Orléans, transformée en caserne, et les murs de la berge, percés en meurtrières, canardent incessamment les défenseurs de la barricade, soutenue de bien loin par quelques obusiers au sommet du Père Lachaise.

Quelques coups et le vacarme commence, c’est assourdissant, on se demande si dans les grandes forges et chaudronneries il se fait autant de bruit. Les décharges succèdent aux décharges, la cervelle est ébranlée par un mélange indicible de craquements et crépitements, de broiements et déchirements, de roulements et sifflements.

Ces divers bruits proviennent de divers projectiles à diverses distances ; nous sommes sous le nuage de grêle, à un bord seulement. Des obus éclatent sur le quai ; ils s’enfoncent dans l’eau, allument des bateaux amarrés ; des balles tombent dans notre cour, des biscayens cognent contre nos murailles et notre toit. En regardant par la fenêtre du côté de la batterie qui nous fait face, je vois des débris de chaux et de plâtre tomber à mes pieds : un morceau de fonte arrive juste sur moi, à quelques pieds, mais une ardoise le fait dévier, je l’ai dans ma poche. — Décidément, il faut se réfugier dans la cave, mais on ne peut s’empêcher d’en sortir de temps en temps pour aller voir.

Dans la cour, les lapins sautillent, effrayés, et broutent les feuilles qui tombent déchirées des arbres. Une poule affolée glousse à ses poussins qui piaulent, des ramiers se sont enfuis à tire d’aile du Jardin des Plantes, — les hirondelles ne nous ont pas quittés, mais dans cette tempête de mitraille, elles ne font entendre leurs petits cris joyeux, plus elles ne virent et girent de leur façon accoutumée. — « Quels sont ces oiseaux effarants, doivent-elles se demander, ces oiseaux qui passent invisibles avec des cris stridents et d’effroyables battements d’ailes en brisant les branches sur leur passage ? »

Coup de foudre, fracas atroce, le sol tremble, tout vacille et chancelle, on se voit enveloppé dans un nuage blanchâtre… Je suis vivant, pensai-je après le premier étourdissement, oui, je suis vivant, mais qui est vivant encore ? « Et, à travers une poussière obscure et suffocante, j’escalade des décombres, j’appelle, et quelques secondes après, je retrouve ma femme et mon fils. De nos amis, personne n’avait été tué ni blessé, trois ou quatre avaient échappé par un hasard quasi-miraculeux : ils étaient dans la proximité immédiate d’un bureau où tout avait été mis en miettes. Un obus avait pénétré la maison de part en part, brisant cloisons et meubles et, trouant une troisième muraille, avait dévasté la cuisine d’une habitation voisine. On retrouva le fond de l’obus, c’était déjà un lourd fardeau, du projectile entier un homme aurait eu sa charge. Le dégât qu’il a fait dans cette maison-ci est supputé de quatre à cinq mille francs, y compris les petits désordres accomplis par six biscayens, mais pour le piano, les fauteuils, les glaces, les rideaux, la bibliothèque, on eut à peine quelques paroles de regret, personne n’était tué ni blessé.

Et la barricade tient toujours. Nous admirons sa fière résistance. Est-ce par centaines, est-ce par milliers, que, depuis ce matin, on la crible d’obus ! et nous allons vers le soir. Mais voici pour la réduire enfin la canonnière d’Arcy, puis une seconde : l’une évolue par amont, l’autre par aval de la barricade. On frissonne en regardant ces monstres terribles, invincibles, invulnérables, arrogants, foudroyants, lâches puisqu’ils n’ont rien à craindre. Plats comme des punaises d’eau, les boulets ricochent sur leur corps de bronze. Sauf des trous d’où s’échappent des balles assassines, leur épaisse cuirasse n’ouvre que sur le devant une gueule longue et formidable : chaque navire n’est qu’un canon. Que leur répondre ? Que leur opposer ? D’un coup, ils démolissent une muraille, de deux ou trois coups ils enfoncent une maison. Négligeant la barricade, les canonnières battent des pans de rues entiers à droite et à gauche, qui sont bientôt en feu. En une heure ou deux, la barricade n’est plus qu’un amas de pierres inutiles au milieu de décombres fumantes et, cinq cents contre un, contre les défenseurs du poste avancé de la Bastille et de la gare de Lyon, se ruèrent, bayonnette en avant, les soldats de la division Bruat, soutenus par la brigade De Roja, rive gauche, et rive droite les soldats de la brigade de Mariouse, division Faron. Victorieux, le drapeau tricolore fut hissé au-dessus d’un amoncellement de cadavres, dans une mare de sang.

Ai-je eu tort de ne pas reposer maintenant sous la bannière tricolore ? demanda encore une fois ma conscience.

Et après nouvel examen, je répondis : Non, je n’ai point eu tort. J’ai même fait mon devoir. Mais j’admire humblement ceux qui ont fait plus que leur devoir et qui gisent à côté, râlants, agonisants, ou écrasés sous leurs pavés. Ils ont condensé leur vie dans un acte suprême qui vaut mieux peut-être que tout ce que nous pourrons faire encore dans ce qui nous reste à vivre ».

Nous étions trente-cinq personnes, hommes, vieillards, femmes et enfants à couvert des obus, réfugiés dans la même maison hospitalière ; nous étions d’opinions diverses, les bourgeois en grande majorité. On eût dit un ramassis de bêtes fuyant l’inondation ou l’incendie et s’abritant du danger dans quelque île à jungles ou dans la même caverne. En temps normal ces fauves se poursuivent et s’entredévorent, mais, dans l’immense péril commun, ils font trêve à leurs guerres acharnées. De même ici. Dans l’instant, toute affirmation ou même toute allusion politique est soigneusement écartée. En inspectant les visages pâles de ces enfants consternés, de ces femmes mi-évanouies, est-ce qu’on peut penser : « C’est toi, bourgeois, ce sont tes pareils dont la lâche ignorance et le cruel égoïsme nous valent les horreurs présentes, les horreurs passées et celles qui vont encore nous accabler ! » Et, de son côté, le bourgeois ruminait en lui-même : « C’est toi révolutionnaire de malheur, avec tes confrères et complices qui, par ton obstination criminelle, oblige les amis de l’ordre à te fusiller, ce que je ne regrette point, et à démolir ma maison et mon magasin, ce dont je ne me consolerai point. »

On ruminait de part et d’autre ces acres pensées, quand soudain des pas lourds et un cliquetis de ferraille se font entendre : c’est la Propriété, l’Ordre et la Religion apparaissant, sous la figure de trois soldats en pantalon rouge, la figure cramoisie de sueur, de vin et de colère. Ils descendent les degrés de la cave, la bayonnette sanglante en avant : « Où sont-ils ces canailles, où sont-ils ces lâches ! Nous ferons leur affaire ! »

Tout aussitôt les bourgeois de notre société se précipitent vers eux et les saluent par des cris de joie réels ou affectés : Ah ! vous voilà, nous sommes les amis des Versaillais ! Et les bourgeois de les entourer, de toucher le bras, les épaules des soudards avec des mouvements magnétiques et caressants, tandis que deux ou trois jeunes filles s’évanouissent ou à peu près. Ces cris, ces félicitations, ces attouchements et deux bouteilles de vin apprivoisèrent bientôt deux lignards, mais le troisième, un galonné, fouillait de ses yeux gris et durs l’obscurité de la cave ; il scrutait les physionomies, interpellait de ci de là, objectait avec une colère froide : une victime de plus, c’était peut-être un chevron de plus. Tandis qu’il récriminait, un de ses collègues s’attendrissait et montrant un revolver avec vanité : il est tout chaud encore d’un insurgé auquel j’ai ouvert le ventre. Et l’autre ajoute : Oui, nous en avons pris deux cents et nous les avons fusillés. Notre bataillon est posté le long du quai, nous fouillons les maisons, jardins et sentiers ; du reste fit le galonné en s’éloignant avec ses hommes, personne de vous ne sortira et, à la porte de chaque maison, nous plaçons une sentinelle.

Vendredi 25 mai.

Harassé, abruti, abasourdi, j’ai dormi dans un cauchemar moins affreux que la réalité. C’est à se demander si c’est bien la terre que nous habitons, et si, après une de ces dernières nuits, nous ne nous sommes pas réveillés dans un autre monde !

Toujours des hurlements de batterie, des pétarades de feux de peloton, la pluie grésillante des boîtes à mitraille. C’est vers le Génie de la Liberté, voltigeant dans les airs au dessus de la colonne de la Bastille que trois cents obusiers de l’ordre font converger maintenant leurs décharges. L’organisme nerveux est frappé, martelé, accablé par des sons rauques et discords, par mille bruits grinçants et stridents.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On se dirait dans un atelier, dans un immense atelier, oui, c’est bien cela, mais un atelier dans lequel les mitrailleuses travaillent, un atelier dans lequel l’œuvre de destruction s’accomplit sur une immense échelle. Paris est transformé en une carrière. La poudre bruyante y fonctionne pour faire sauter maisons et palais ; les pics et fleurets y trouent des poitrines humaines. C’est une horrible cacophonie, l’infernal charivari de la haine et de la passion.

La moitié de notre horizon est envahie par deux incendies, celui des locaux de la gare de Lyon et celui de l’immense grenier d’abondance de la ville de Paris, farines, conserves, riz, provisions de toute nature brûlent et flambent, je ne sais combien de millions qui s’en vont en fumée. On nous dit qu’avant d’être égorgés, les insurgés ont eu le temps de barbouiller ces édifices de pétrole et d’y frotter quelques allumettes chimiques. Naturellement, les obus versaillais n’y sont pour rien : c’est du moins la version orthodoxe, et il serait funeste de paraître en douter… De chaque fenêtre, de longues langues de flamme dardent des étincelles de fumée violacée dans les spires de fumée charbonneuse : on se rappelle les hauts fourneaux du Black county, des séries de cheminées brûlant comme des soupiraux d’enfer.

Le ciel s’est enfin attristé, le soleil splendide des jours passés s’est voilé… on distingue des nuages gris de la pluie les nuages d’incendie à leurs reflets bleuâtres et terre de Sienne. Un dépôt d’omnibus, un magasin de fourrages brûlent tout près et, pas loin, l’Hôtel de Ville depuis plusieurs jours. Des incendies, il en est sur tout le pourtour de l’horizon… Mais on les regarde sans émotion, ils sont couleur locale et, comme on dit en argot d’atelier, ils font bien dans le paysage. Qu’ajoutent-ils à nos désastres ? Périssent les demeures puisque les hommes sont égorgés, périssent les richesses puisque les idées tombent, pour longtemps, puisque les principes mêmes sont en danger !

Et toujours les fracas, le vacarme, les sons assourdissants. D’intervalle en intervalle, ce qui reste de la maison est ébranlé par la simple commotion qui résulte des décharges d’une batterie voisine. On ne fait plus attention aux coups de canon, les mitrailleuses nous agacent avec leur bruit de soie qu’on déchire, et les obus qui passent au dessus de nos têtes, toupies ronflantes et bourdonnantes, nous font tressauter encore lorsqu’ils éclatent non loin de nous. Mais l’oreille éprouve quelque soulagement à certain sifflement de merle chanteur et au doux et mélodieux sussurement de quelque balle perfide allant au hasard frapper n’importe quoi, n’importe qui.

Les soldats se disent 200 000 faisant leur besogne contre 50 000.

C’est le quart d’un million d’hommes, fils de la même mère. De la ville, leur amour et leur orgueil, ils font une ruine fumante. Ils sont 200 000 esclaves contre 50 000 hommes libres ou qui voudraient être libres. Les uns tuent, arrêtent et démolissent pour le compte de leurs maîtres et seigneurs ; les autres se défendent, ils défendent leur foyer, ils défendent leur idée. Les 200 000 sont innocents à force d’être brutes et stupides ; les 50 000 sont héroïques, mais ils périssent et, avec eux, l’esprit de toute une génération.

Quoi qu’il en soit, ils s’entr’égorgent, ces frères. Et, dans cette atmosphère empoisonnée de poudre puant l’œuf pourri et la viande brûlée, ils s’abordent à coup de pistolet et se répondent par une lame de bayonnette dans le ventre.

Ô Fraternité douce et sainte que de crimes tu nous coûtes !

26 au soir.

L’oreille n’est plus assourdie par cette tempête de sons discordants : à l’ouragan succède une accalmie. Les obus sifflent, des balles sifflotent encore, quelques boîtes à mitraille jettent çà et là leur hideuse charge dans les airs, mais les sens se reposent et l’âme se pacifie.

Et comme ce que nous appelons notre âme est dupe de ce que nous appelons notre corps ! C’est alors que l’esprit se rassérène malgré lui, c’est alors qu’un désespoir plus sombre et plus sinistre devrait l’envahir. L’accalmie, le silence relatif annoncent la nouvelle fatale : la Bastille est prise, la grande citatelle populaire est envahie Maintenant que les 200 000 paysans ont fait leur œuvre bruyante, la fusillade meurtrière et la silencieuse bayonnette sont à l’ouvrage. C’est maintenant qu’on égorge, maintenant qu’on assassine, et, parce que le carnage est plus loin que nous ne pouvons voir, le massacre plus loin que nous ne pouvons entendre, la pensée se calme et le cœur s’apaise !

Samedi 27 mai.

D’instants en instants, nous entendons dans les gares de Lyon et d’Orléans, dans les chantiers, quelques roulements de feux de peloton ; une douzaine, deux douzaines de coups environ : ce sont les prisonniers qu’on fusille, les hommes que l’on a ramassés dans les caves et greniers et que trois pioupious et leur caporal ont cru suspects, des passants dont la physionomie déplaît aux policiers et mouchards qui pullulent dans nos rues, revolver à la ceinture, casse-tête à la poche, brassard tricolore à la manche d’habit, amis de l’ordre qui ont trouvé le moyen de ne pas servir la Commune en se réfugiant dans leur loge de concierge ou autre réduit. Ils se vengent des gardes nationaux du désordre qui ont été au feu et ont payé de leur personne, dénoncent les anciens soldats qui ont la maladresse de se laisser rencontrer en pantalon garance ou en casquette militaire, par conséquent coupables de trahison ou tout au moins de désertion en face de l’ennemi : Fusillés, fusillés ! De derrière nos rideaux, nous en voyons passer de ces malheureux désarmés, bourgeois ou ouvriers, en civil ou avec quelque pièce d’uniforme, ils marchent droit, d’un pas ferme et fier, mais la figure pâle. Dans une heure, ils seront morts.

La Bastille prise, les quartiers populaires du Temple, de Saint-Antoine, de Belleville et du Père-Lachaise restent à forcer.

Sous le ciel lourd de pluie, les bouffées de vent apportent les hurlements de la mitrailleuse, les boulets piochent dans la barricade avec un bruit de grêle. Là bas, les combattants sont tués dans l’ardeur et l’excitation de la lutte, ils ne sont pas assassinés comme ici.

Les gens du quartier commencent à sortir : ils vont prendre connaissance de ce qui se passe au dehors. Ils reviennent avec des récits épouvantables. La berge du fleuve est parsemée de cadavres, les rues aussi. Dans certaines cours des corps morts sont amoncelés. On emporte les carcasses par charretées pour les enfouir dans des fosses profondes qu’on recouvre de chaux vive ; ailleurs on les asperge de pétrole, puis on les brûle ; on a vu un convoi de dix à douze omnibus remplis de débris humains.

Un ami qui nous apporte des renseignements nous montre les semelles de ses bottines imprégnées de sang…

Des deux côtés de la Seine un filet rouge coule le long des berges…

En plusieurs endroits, il y a des tas d’armes brisées, de fourniments, de képis, de vareuses, d’effets déchirés, de papiers et de registres brûlés ou fumant encore.

Dimanche 28 mai.

Tout ce matin, ou a entendu le canon tonner, on l’entend encore, c’est que tout n’est pas fini. Le cimetière du Père Lachaise, entouré d’une haute muraille dominant Paris avec sa multiplicité de tombes et de chapelles, est le dernier point dans lequel tient l’insurrection… l’insurrection, c’est le mot officiel, le mot de la déroute, et que nous disons nous-mêmes sans y prendre garde. Tout vaincu est fatalement un insurgé.

On nous raconte qu’au boulevard du Prince Eugène, de la place du Château d’Eau à la Bastille, le massacre a été effroyable : après avoir pris la caserne, les soldats jetaient par les fenêtres les gardes nationaux morts ou mourants. Les mairies sont encombrées de cadavres ; ils gisent par toutes les rues, l’air en est empuanté. Déjà l’on voit des chiens courir avec des quartiers d’homme à leurs crocs.

On remarque parmi les cadavres la prédominance des vieillards : ce sont les fidèles de 1848, ceux qui ont résisté à l’influence énervante de l’Empire et qui lui ont survécu.

L’âge légal pour faire partie de la garde nationale est de 20 à 40 ans ; mais la plupart des bataillons de marche ont constaté que l’élite de la troupe se composait des volontaires au dessus et au dessous de cet âge. — Fréquemment on voyait dans les compagnies un homme marchant entre son père et son fils. Les plus ardents, les plus endurants ne manquaient presque jamais d’être le grand père et le petit fils. Cela nous est d’un bon augure pour la Révolution qui suivra. Car on y pense déjà.

28 mai au soir.

Cerné, attaqué de tous les côtés, le cimetière du Père Lachaise a été envahi par les troupes rurales. Les derniers défenseurs de la Commune ont été massacrés.

Probablement, une période historique vient de clore. Une nouvelle commence. C’en est fini pour notre génération, destinée sans doute à être la spectatrice impuissante, la victime lamentable d’une réaction niaise et furieuse.

Pauvre France, si tu es réellement condamnée à mort, tu n’as jamais été plus en danger ! Après Sedan, que tu es bas tombée par la capitulation Favre-Trochu ! — Et maintenant où vas-tu tomber ? les meilleurs de tes fils, les plus braves, les plus intelligents, l’espoir de leur race, ne sont plus. — Les oisifs et les exploiteurs coalisés ont tué les travailleurs, quelle va être la ruine ! Après la corruption bonapartiste, est venue la lâcheté vis-à-vis des Prussiens, après la lâcheté, viennent les terribles cruautés contre les révolutionnaires — que s’en suivra-t-il ? Oh ! qu’elles sont lugubres les visions qui se déroulent à nos yeux !

Mais advienne que voudra ! Nous ne cédons pas. Nous sommes mortels, mais notre cause est immortelle. Si nous ne triomphons pas, nos fils remporteront la victoire, et si nos fils échouent encore, nos petits fils réussiront. La civilisation périra plutôt que notre idéal social. Le vieux monde est établi sur les privilèges de l’oisiveté, le monde nouveau s’établit et s’établira sur les droits du travail. Jadis le travail était esclave, il devint serf, il est toujours exploité, il sera libre et attrayant, n’en déplaise aux bombardeurs et égorgeurs !

Et quand même la France périrait, sa gloire serait d’avoir péri pour l’idée sociale, la plus haute, la plus compréhensive, la plus féconde qu’ait formulée la société humaine… et quand même ils couperaient le tronc de ce bel arbre fruitier, qu’on appelle la France, eh bien ! de ses fortes racines souterraines pousseraient des rejetons nouveaux. Nous sommes fils de notre Terre et ils n’emporteront ni notre ciel ni notre soleil !

Lundi 29.

Vincennes tient encore, il ne s’est pas rendu. Mais on ne pense pas qu’il puisse opposer la moindre résistance sérieuse.

De sorte que le combat aura duré une semaine entière et complète. Malgré la trahison ouvrant trois portes, malgré les écluses lâchées au flot d’inondation, à l’invasion de 200 000 hommes, malgré les secours actifs et les appuis passifs de toute sorte qu’ont trouvés les envahisseurs auprès de la multitude des bourgeois amis de l’ordre, la « poignée de factieux » comme l’appelle M. Thiers, le « vil ramassis » ont tenu tête pendant sept jours pleins, sans compter les deux mois pleins pendant lesquels ils ont fait échec à « la plus belle armée du monde » commandée par le plus habile stratégiste des temps modernes, M. Thiers.

De la barricade Saint-Merry, qui a tenu trente-six heures, à la bataille de juin, qui a duré trois jours, à la campagne de 1871, qui a duré septante jours, la progression est significative.

On se console comme on peut, mais on ne peut pas. La tête est vide, le cœur est trop plein. Impossible de penser ni de réfléchir, l’être entier est absorbé dans une douleur vague, dans une ténébreuse angoisse. Nous sentons que notre existence ne tient qu’à un fil. Nous n’osons penser à tous ces amis qu’on a assassinés, à ceux qu’on assassine… que de nobles têtes nous ne reverrons plus, et qui maintenant gisent à terre, souillées dans une boue sanglante !

On nous apporte le propos d’un médecin : « ceux qui ne sont pas des brutes ont pendant ces huit jours dépensé plus de fluide nerveux qu’ils n’en dépenseraient en douze mois, année commune ».

Et cependant des curieux affluent dans les rues et sur les boulevards : on va voir les décombres et les traces du massacre comme on irait voir une exposition ; il y a même des femmes en toilette, car il paraît que c’est fête aujourd’hui, lundi de Pentecôte. Il n’est pas sûr qu’à ne regarder que les physionomies, un étranger devinerait l’horrible drame.

À part la frivolité insigne qui a si tristement illustré la nation française, à part la joie haineuse et cruelle des stupides amis de l’ordre qui croient que tout est fini, qu’ils pourront s’engraisser le reste de leur vie en agiotailiant, exploitaillant et godaillant, il y a la peur. On a peur, mais on est curieux, et l’on veut voir coûte que coûte, pour chercher un refuge, pour en indiquer un, pour savoir si ceux qu’on aime sont morts ou vivants, et, quand on a peur, il faut cacher sa peur devant tous ces surveillants qui vous provoquent du regard, qui inspectent votre mine, vos mains, vos habits, votre tournure, qui gagnent six francs pour arrêter un suspect, cinquante à le faire fusiller. Jamais le monde n’a l’air si gai et si indifférent que lorsqu’il est plongé dans la Terreur.

Mardi 30 mai.

« Quel est donc ce bruit de mitrailleuse que nous entendons et qui a retenti plusieurs fois cette nuit ? Nous croyions que c’était fini ».

« Chut ! nous glisse à l’oreille notre hôte d’une voix tremblante : ce sont les prisonniers de Mazas, de la Roquette, de Belleville. Comme ils sont très nombreux et que ça ne va pas assez vite, on les mitraille… »

« On les mitraille !… »

« On les mitraille. Et puis on continue les perquisitions.

« Vous n’êtes plus peut-être en sûreté chez nous. Si on vous découvrait ! »

« C’est vrai. Mon cher hôte, vous nous avez abrités pendant ces huit mauvais jours. Nous ne l’oublierons de notre vie. Nous allons maintenant chercher un autre asile. »

Chercher un autre asile n’est pas facile par le temps qui court.

Les amis, les grands amis sont pour la plupart autant compromis que nous. Quant à ceux qui n’ont pas votre opinion, il faut qu’ils soient plus généreux qu’on n’est d’ordinaire, plus humains que les hommes n’ont l’habitude d’être pour risquer sa vie ou, ce qui serait plus, son influence, sa position honorifique, ses chances de promotion administrative, en faveur d’un adversaire politique. Et la plus cruelle inquiétude du proscrit n’est pas celle du danger qu’il court pour lui et les siens, mais celle du danger qu’il fait encourir aux dévoués.

M. Thiers avait promis à la délégation de Lyon ou de Grenoble que, sitôt l’entrée à Paris des troupes, il laisserait une porte grande ouverte afin de permettre aux plus compromis, sauf aux assassins de Lecomte et de Thomas, de s’exiler ou ils pourraient. Pour être juste, il n’y a eu que de pauvres niais pour croire à cette promesse de M. Thiers. Les portes ont été rigoureusement fermées pour la sortie et même pour l’entrée. C’est d’hier seulement qu’on a permis le départ de quelques lettres. Cependant M. Thiers a mieux menti qu’on ne croyait. Il a laissé une porte de Paris ouverte, la porte prussienne. Mais le cas avait été prévu dans le traité signé Jules Favre. Des centaines de gardes nationaux se sont réfugiés chez les Prussiens : les pauvres gens croyaient réellement que, suivant l’engagement qu’il en avait pris, l’étranger n’interviendrait pas dans nos discordes civiles. Les Prussiens, me dit-on, leur ont baissé le pont-levis, entrait qui voulait. Quand tous on eu passé, on les a désarmés méthodiquement, ils ont été solidement attaché les mains derrière le dos, puis, tête sur queue, en route pour Versailles ! Quelques malheureux, épouvantés et, à juste titre, ont alors voulu protester. « Mais nous sommes Alsaciens, nous sommes Lorrains, nous ne sommes plus Français nous sommes Allemands ».

« Ah ! vous êtes Alsaciens, vous êtes Lorrains ? Vous n’êtes plus Français mais Allemands ! sortez des rangs ». Alsaciens et Lorrains sortent des rangs.

« C’est bien. Qu’on les conduise au quartier bavarois, et que séance tenante, on nous fusille cette canaille. Le reste à Versailles. »

Telle est aujourd’hui notre position civile, à nous autres idéalistes, qui nous disions très positifs et pas autoritaires du tout, nous qui, il y a quelques jours à peine, poussions le cri de vive la République Universelle et qui formions des plans pour la Fédération des États-Unis d’Europe, nous sommes enfermés comme des rats dans une haute enceinte de murailles. Des chiens-dogues et lévriers se jettent sur nous et nous acculent dans un coin. Prenant dans le tas, ils nous cassent l’échine. Des rats ! Ce mot ne suffit pas pour dire l’horreur que nous inspirons aux amis de l’ordre et l’acharnement que des libéraux mettent à nous poursuivre. Nous sommes punaises qu’on torture, qu’on enfume, qu’on traque dans les fentes de boiserie et qu’on écrase avec une rage voluptueuse. Et pourtant, ce que je croyais hier, je ne puis m’empêcher de le croire aujourd’hui !…

La progression est intéressante. Après la canonnade des lourdes pièces qui balaient les barricades, viennent des charges à la bayonnette des zouaves et chasseurs d’Afrique nettoyant les places et les rues, puis les mouchards qui furètent dans les coins, puis les procureurs et argousins qui enfoncent votre porte, vous arrachent à femme et enfants et entassent vos papiers, secrets du foyer et notes de travaux, dans les cartons sales d’un greffe ou d’une Préfecture de police.

Quel brusque changement ! On légiférait hier, on passe aujourd’hui à l’état d’exilé, d’insurgé, pis que cela de malfaiteur, de criminel, parce que, combattant d’hier, on est le vaincu d’aujourd’hui, objet d’horreur et d’effroi, même pour des amis qui n’ont que trop raison de craindre que notre entrée chez eux ne soit suivie de mort, de ruine ou de prison. Un bourgeois libéral, ami de ma famille depuis quarante ou cinquante ans, excellent homme du reste, me disait, en me refusant un refuge sous son toit : « En dehors des amis de l’ordre, il n’existe plus aujourd’hui que trois catégories d’individus : la première, des gens à fusiller, la deuxième, des gens pour Cayenne, la troisième, des gens pour Nouka-hiva, et vous devez appartenir à l’une de ces trois catégories ! »

Cherchons pourtant si nous ne pourrons pas nous glisser dans une quatrième catégorie. Errant dans la rue, flânant de ci, flânant de là, tâchons de ne pas nous trahir et de ne pas laisser deviner aux policiers mouchards et brassards tricolores, jeunes officiers et lieutenants faisant du zèle, que je suis un chien enragé.

J’ai vu les landes de Gascogne, vastes et sombres, j’ai vu le désert de Lybie, sables brûlés, pierres calcinées par les feux du soleil, pas une herbe, pas un oiseau, morne solitude, paysage sinistre.

Ah ! si tout d’un coup, on pouvait transporter au cœur de Paris quelque steppe, quelque désert, quelque plaine bien nue et bien rocailleuse, comme des milliers d’hommes s’y précipiteraient, comme ils courraient à ce lieu de refuge et de consolation !

Une remarque m’a surpris : ce sont les incendies et toujours les incendies dont on accable les communeux. De l’exécution des otages, on ne parle que secondairement. La destruction de propriétés est chose bien plus émouvante que la destruction de la vie humaine.

Raoul Rigault et cinq ou six membres de la Commune, agissant de leur propre chef, ou sur un ordre de la Commune, — nul ne le sait — ont fait fusiller des otages, l’archevêque de Paris, monseigneur Darboy, l’abbé Deguerry, prêtre de la Madeleine, le sénateur Bonjean, une cinquantaine de jésuites, capucins, congréganistes. Plus l’ex-adjoint au maire de Paris, Gustave Chaudey, ce dernier n’étant point otage mais prévenu de crime.

C’est aux républicains de discuter avec les communeux s’il était juste, s’il était opportun de prendre des otages. Les Versaillais qui prenaient des otages n’ont point le droit de poser cette question. En ce moment même, nous lisons dans l’Officiel de M. Thiers : » Le comte de Geydon, gouverneur général de l’Algérie, vient de se saisir de 65 otages, pris dans les principales familles du pays ennemi ». S’il est permis aux lieutenants de M. Thiers de s’emparer de 65 otages, le même droit appartient aux ennemis de M. Thiers.

Dès l’ouverture des hostilités, M. Thiers avait jugé à propos de fusiller ses prisonniers, gardes nationaux et anciens soldats de la ligne. Pour arrêter ces exécutions, la Commune décida qu’elle prendrait des otages, et que, pour un prisonnier fusillé par les Versaillais, les Parisiens rendant le mal pour le mal, fusilleraient à leur tour trois prisonniers. La Commune a eu tort peut-être de rendre ce décret, elle a eu tort certainement de ne pas l’exécuter… Intimidés à demi par cet arrêté, les Versaillais suspendirent pendant cinq ou six semaines le fusillement des gardes nationaux, mais continuèrent celui des ex-lignards, ce qui n’encourageait guère les nombreux soldats restés dans Paris à marcher dans les mêmes rangs que les gardes nationaux. Mais, riposte-t-on, les gardes nationaux étaient protégés par leur nouvel uniforme ? Tous n’avaient pu le revêtir. Bon nombre, comme c’est l’habitude des troupiers, s’étaient tatoués sur les bras et sur la poitrine le numéro de leur régiment avec les devises et des cœurs enflammés. Et les Versaillais ne manquaient pas de déshabiller leurs prisonniers de 21 à 28 ans trouvés avec ces marques — fusillés ! — Et la Commune ne les vengeait point. Ce fut seulement à l’explosion de la cartoucherie Rapp qu’il fut décidé qu’on tâcherait d’intimider les Versaillais en sacrifiant leurs otages. C’était trop tard.

Quant au plus important d’entre eux, l’archevêque, la Commune en proposa l’échange ; cet échange fut demandé par des membres du corps diplomatique, instamment réclamé par Monseigneur lui-même. Nous l’avons dit, M. Thiers refusa.

Ce fut seulement lorsque les prisonniers parisiens tombèrent par centaines et par centaines sous les balles des Versaillais entrés dans Paris que Raoul Rigault fit son œuvre de mort parmi les otages… Les vengeances sont toujours mauvaises surtout lorsqu’elles sont exercées par le plus faible contre le plus fort. Pour cent prisonniers fusillés par les Versaillais, les Parisiens n’ont pas fusillé cinq otages, mais pour dix otages fusillés par les Parisiens, les Versaillais ont pris prétexte pour fusiller cinq cents Parisiens. Tel est le fait ramené dans ses termes substantiels.

Il avait été entendu dès le début que si des otages devaient être sacrifiés, on commencerait par les prêtres. Du reste il n’y a guère eu que des prêtres pris pour otages.

Et pour ce qui est de Gustave Chaudey, c’est lui qui a ordonné la fusillade du 22 janvier. Il agissait pour le compte de Favre, Picard et Trochu et pour son propre compte. Il a fusillé le peuple, il a été fusillé lui-même. Du reste, il est mort très bien en criant : Vive la République !

Chaque heure de gagnée majore nos chances de vie… D’abord, c’était aussitôt pris, aussitôt fusillé, maintenant on a quelque répit, les chances de salut augmentent avec le temps de la réflexion. Peu à peu les vainqueurs reviendront sans doute de leur folie furieuse, s’arrêteront dans leur rage de meurtre et de massacre. En attendant, celui-là rendrait à la population parisienne un service signalé qui publierait pour faire suite aux petits traités de civilité puérile et honnête, aux Manuels de bien vivre en société, une dissertation sur l’art de ne pas être fusillé : manière de se vêtir, de marcher, de parler, de regarder sans offusquer Messieurs les mouchards et officiers versaillais… Hélas ! le mot de fusiller est devenu le fond de notre langue : « on fusille, il a été fusillé, nous serons fusillés… « Et cependant, ce mot, je ne le comprends pas encore et plus je réfléchis, plus il me semble monstrueux qu’il soit devenu le grand mot d’ordre de la société française.

Mercredi, 31 mai.

Une famille de républicains à peu près dans notre situation nous offre une hospitalité que nous n’avions pas songé à lui demander. Nous ne les compromettrons pas beaucoup plus, ils ne nous compromettront guère davantage que nous ne sommes déjà. Nous avons changé de nom, nous sommes convenus d’une fable absurde que nous tacherons de rendre plausible. Notre meilleure chance est d’émigrer d’un quartier dont les perquisitions sont à faire dans un autre où les perquisitions sont faites déjà et de glisser ainsi à travers les mailles du filet. C’est sciemment et de propos délibéré que nous avons voulu nous compromettre avec la Commune, nous aurions tort de nous plaindre.

Un des spectacles les plus saisissants qu’homme puisse voir en sa vie est celui de Paris, ruiné, démoli, incendié. La ville a été dévastée par une trombe : le terrible typhon portant la flamme et la fumée dans ses flancs, pénétrant à travers les plus magnifiques quartiers. L’avalanche d’horreur et d’angoisse qui a passé sur nos âmes a laissé sa marque sur les plus beaux de ses monuments. Vous voulez savoir ce que c’est que la guerre civile, vous voulez savoir ce que c’est que la haine d’un frère contre son frère ? Eh bien ! traversez le grand cratère de Paris, suivez le chemin des combats, commencez à Neuilly et l’Arc de Triomphe, continuez par la place de la Concorde et les Tuileries, la rue de Rivoli, l’Hôtel de Ville, la Bastille, la rue Saint-Antoine, le cimetière Lachaise.

À ce propos, je ne me laisse entraîner dans la question artistique qu’avec la plus grande répugnance ; mais force est d’en parler ; c’est ce terrain que les ennemis de la Commune ont choisi pour porter contre elle des accusations que le reste de la France et l’Europe entière ne pouvaient entendre de sang-froid. Eh bien, au point de vue spécialement pittoresque, rien n’est plus beau que cet amas de ruines qui eût réjoui le cœur de cet acteur qu’on appelait Néron. Jamais édifice frais et neuf n’a valu comme beauté grandiose et grâce touchante l’édifice en ruines. Le Colisée de Titus n’a jamais ému certes l’âme d’un poète comme il le fait aujourd’hui quand on s’assied sur l’herbe d’un de ses gradins lézardés. Paris dévasté, ce sont les ruines de Rome transportées au milieu d’une ville vivante. De tous les monuments de Paris, aucun que j’aimasse plus à contempler que l’Hôtel de Ville, d’un style si gracieux et coquet, perfection de noblesse et d’élégance. C’était la Renaissance dans ce qu’elle avait de plus charmant. Oh ! que je trouvai beau l’Hôtel de Ville le soir du 4 septembre. Il m’est apparu d’une beauté sublime, d’une grandeur tragique, d’une solennité terrible avec sa façade démantelée avec le feu qui jaillissait encore de ses salles, comme un dernier frisson de colère dans un guerrier mourant, avec ses pavillons noirs et fumeux, avec ses statues consternées, avec ses encadrements de fenêtres vides, faisant trou dans le ciel. Comme ruine, les Tuileries sont bien inférieures à l’Hôtel de Ville.

On a demandé que les Tuileries et l’Hôtel de Ville ne fussent jamais restaurées afin que leurs ruines crient de siècle en siècle contre le vandalisme révolutionnaire. Les révolutionnaires ne demandent pas mieux. Ils seraient enchantés que ce type du mesquin, M. Thiers, qui se croit aussi grand architecte qu’il se croit grand général, n’envoyât jamais les architectes qui lui ont rebâti sa maison, reconstruire un Hôtel de Ville sur des plans perfectionnés. On a suffisamment de photographies, les révolutionnaires rebâtiront l’Hôtel de Ville tel qu’il fut quand ils pourront y rentrer, en attendant qu’éclose l’art nouveau, conséquence nécessaire du triomphe d’un nouvel idéal, produit spontané de la Société future.

Nous revenons aux faits. En fait de vandalisme, la Commune a renversé l’Hôtel de M. Thiers, style de concierge. Elle a renversé la Colonne Vendôme, symbole des Bonaparte ; elle a brûlé les Tuileries, gloire de la monarchie ; Paris a brûlé l’Hôtel de Ville, sa gloire à lui, comme un amant jaloux qui, en mourant, poignarda sa maîtresse. Il est probable qu’il a incendié en outre quelques maisons des rues de Lille, de Vernon et de Rivoli, ce dont nous le blâmons fortement ; mais quant à la multitude d’autres incendies dont on l’accuse, on apprend de jour en jour que ces incendies imaginaires ont été allumés par les calomnies de Versailles.

En dehors des deux grands incendies de l’Hôtel de Ville et des Tuileries, je crois même, jusqu’après enquête véridique et sincère, que ce sont les obus de M. Thiers qui en ont allumé la plus large part. Les seuls feux que j’ai vu allumer de mes propres yeux sont ceux de quelques malheureuses barques brûlées par les batteries qui ont pourvu notre propre maison d’obus et de biscayens. Je crois que la Commune a incendié quelques propriétés privées, mais que les Versaillais en ont incendié bien davantage : elles ont du reste beaucoup plus souffert par le bombardement et la démolition systématique que par les incendies.

Parce que les gens de la Commune ont incendié, les Versaillais ont incendié à plaisir et tant qu’il leur a plu ; parce que les gens de la Commune ont incendié des pierres et du bois, les Versaillais ont versé le sang comme de l’eau ; ils ont tué comme le bon Titus ne tuait pas à Jérusalem ; ils ont tué comme Tilly, le héros de l’ordre catholique, ne tuait pas à Magdebourg. Et parce que les gens de la Commune ont incendié, les Versaillais enfouissent dans la calomnie les cadavres de ceux qu’ils ont assassinés, les aspergeant d’accusations auxquelles il nous est impossible de répondre !

Le petit M. Thiers a fait son entrée victorieuse dans Paris ; sa calèche a passé sous l’Arc de Triomphe. Il était accompagné de son fidèle Leflô, Ministre de la Guerre, et du vertueux M. Jules Simon, le Philosophe du Devoir, l’ex-défenseur des ouvriers de Paris, le député du Travail. Le petit M. Thiers, tout comme M. de Bismarck, a été sacré grand homme par le succès. Maintenant qu’il pourrait se baigner, qu’il pourrait se noyer dans le sang qu’ont fait verser son dépit sénile et ses rages de singe ; maintenant que, sur l’amoncellement des victimes par lui massacrées, il pourrait monter plus haut que le bronze de la colonne Vendôme, plus haut que le Panthéon, maintenant ses folies sont sublimes, ses inepties sont grandioses, ses roueries sont des raisons d’État et ses finasseries embarrasseraient Machiavel.

— Soit ! Tant que le succès dure, il est absurde d’entrer en discussion avec lui et de vouloir prouver qu’il a tort.

Donc, M. Thiers règne et gouverne, jusqu’à ce qu’il ne règne ni ne gouverne. — On fusille et on déporte en son nom — c’est-à-dire, pour parler le langage officiel, on juge et on administre en son nom. Les proclamations affichées à Paris portent en tête : « Armée de Versailles » — La grande ville appartient à quatre corps d’armée. Quatre omnipotents généraux l’administrent. Nous avons des « colonels faisant fonction de maire ». Les rues sont cernées, dans chaque appartement entrent quatre fusillards guidés par un mouchard, ils ouvrent les armoires et les tiroirs pour y découvrir des suspects, ils secouent le linge pour y trouver des revolvers. Les généraux et colonels paradent en voiture découverte avec des cocodettes, les capitaines et lieutenants flânent sur le boulevard avec des cocottes. L’ordre, la famille, la propriété règnent de nouveau dans la capitale du Grand-Duché de Gérolstein.

Recueillons-nous encore une fois. Rentrons nos cornes comme l’escargot, dévisageons les saturnales de la réaction, regardons le gâchis auquel nous n’avons plus le droit de nous mêler. — Nous avons bien notre petite idée sur la manière dont tout ceci finira — mais chut ! le monde ne nous demande pas notre avis. — Nous allons étudier les événements récents, ceux qui vont se passer, dans les écrits et discours de nos ennemis — eux seuls ont le droit de parler. Nous nous tairons, mais nous enregistrerons.

Un dernier mot : La France est-elle assez châtiée ? A-t-elle enfin expié ? — Oui, l’expiation est à son comble, et le martyre commence.


FIN