La Commune à l’Hôtel-de-Ville
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 5-39).
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LA
COMMUNE À L'HÔTEL DE VILLE

IV.[1]
LES LIBRES PENSEURS.


I. — LA LIBERTÉ DE LA PRESSE.

Comme toutes les émeutes, comme toutes les révolutions, l’insurrection du 18 mars fut faite au nom de la liberté, de la liberté abstraite, c’est-à-dire au nom du principe qui assure à chaque citoyen l’exercice de toutes les libertés, y compris la liberté de la presse. On aurait pu croire, d’après cela, que les triomphateurs de la révolte auraient non pas quelque respect, mais du moins quelque pudeur à l’égard des journaux qui ne partageaient pas leur opinion et qui, comme le disait la Cloche, voulaient la république et répudiaient la terreur. On fut promptement détrompé. Le premier acte collectif du comité central fut de maintenir en prison les généraux Chanzy et de Langourian, arrêtés arbitrairement par la foule, afin de mieux affirmer les droits de la liberté individuelle ; le second fut une attaque directe contre la propriété industrielle, contre la liberté de discussion. Aussitôt que les vainqueurs se sont investis du pouvoir, dans la nuit même du 18 au 19 mars, ils lancent une lettre de cachet rédigée dans un français de fantaisie qui dénote peu de sympathie pour les écrivains : « Ordre au commissaire spécial séant à la préfecture de police de Paris, de saisir le journal le Figaro ainsi que son personnel et d’empêcher militairement la presse dudit journal de fonctionner en y apposant les scellés. L’imprimeur est enjoint d’exécuter cet ordre, sauf par lui d’être mis en état d’arrestation. Fait à l’Hôtel de Ville, salle du conseil de la commune de Paris ; par ordre : Général E. Duval, Raoul Rigault. » Le Figaro et le Gaulois subirent le même sort ; les fédérés s’emparèrent des bureaux de rédaction, de l’imprimerie, y campèrent comme sur la brèche, et par ce premier acte de violence démontrèrent de quoi ils ne tarderaient pas à être capables. À cette brutalité terroriste, les hommes du comité central joignirent un commentaire qui indique des illusions bien étranges ou une révoltante hypocrisie. Le premier numéro du Journal officiel paru le 20 mars contient un avis à la presse : « Les autorités républicaines de la capitale veulent faire respecter la liberté de la presse ainsi que toutes les autres. Elles espèrent que tous les journaux comprendront que le premier de leurs devoirs est le respect dû à la république, à la vérité, à la justice et au droit qui sont placés sous la sauvegarde de tous. » La question était de savoir si la république, la vérité, la justice, le droit étaient à Versailles ou à l’Hôtel de Ville. Dans un pays bouleversé par les révolutions comme le nôtre, où le plus fort finit toujours par devenir le plus légal, le problème offrait quelques difficultés. La solution ne s’en trouva qu’après deux mois de tuerie.

Les journaux qui avaient quelque souci de leur dignité et du salut de la France ne se laissèrent point intimider par les périls qui les menaçaient et qu’ils n’ignoraient pas. Ce sera leur honneur d’avoir protesté contre les infamies révolutionnaires que le comité central, maître momentané d’un pouvoir abandonné, imposait à Paris. Vingt-huit journaux insérèrent, le 21 mars, une note identique pour engager les électeurs à ne point répondre à la convocation absolument illégale qui leur était adressée par les intrus de l’Hôtel de Ville. Ceux-ci le prennent de haut ; il n’y a rien de tel que l’exercice du pouvoir et surtout du pouvoir usurpé pour modifier les idées des gens. Ces hommes qui, sous tous les régimes, sous tous les gouvernemens, avaient poussé des cris de geai, lorsqu’on ne leur avait pas reconnu le droit d’injure, de délation et de calomnie, n’admettent pas qu’on les discute ; du même coup, ils se déclarent infaillibles et inattaquables ; ils ne sont que grotesques : « Le comité central entend faire respecter les décisions des représentans de la souveraineté du peuple de Paris, et il ne permettra pas impunément que l’on y porte atteinte plus longtemps en continuant à exciter à la désobéissance à ses décisions et à ses ordres. Une répression sévère sera la conséquence de tels attentats, s’ils continuent à se produire. » Quelle sera cette répression ? quel tribunal correctionnel connaîtra des délits, quelle amende les punira ? Le Journal officiel du 23 mars nous l’apprend : « Des écrivains de mauvaise foi, auxquels seraient applicables en temps ordinaires les lois de droit commun sur la calomnie et l’outrage, seront immédiatement déférés au comité central de la garde nationale. » Or, nous rappelons que le susdit comité a condamné ou va condamner à mort Ganier d’Abin et Wilfrid de Fonvielle auxquels on n’avait absolument rien à reprocher. On peut juger, d’après cela, du sort que l’on réservait aux journalistes récalcitrans. Mais le lendemain même, 24 mars, le comité central donne une preuve irrécusable de sa logique et de sa bonne foi ; il éprouve le besoin de parler au peuple, de lui expliquer que jamais insurrection ne fut plus légitime que celle qui débuta, comme l’on sait, sur les buttes Montmartre. « Nous avons fait, sans coup férir, une révolution. C’était un devoir sacré : en voici les preuves. Le gouvernement de la défense nationale a rétabli l’état de siège tombé en désuétude et donné le commandement à Vinoy, qui s’est installé la menace à la bouche ; il a porté la main sur la liberté de la presse en supprimant six journaux. » Ce qu’ils disent et ce qu’ils font ne les gênent guère ; ils sont en contradiction flagrante avec les théories dont ils se repaissent, avec ce qu’ils appellent prétentieusement les principes, et, pendant que leur proclamation reproche au gouvernement de la défense nationale d’avoir « porté la main sur la liberté de la presse, » ils applaudissent dans leur conciliabule le citoyen Pompée Viard, fabricant de vernis, qui propose de punir sévèrement les journalistes hostiles aux droits du peuple et à l’exercice de la souveraineté ; « des mesures énergiques doivent être donc prises. » Cette proposition, d’autant plus redoutable qu’elle est vague, est adoptée sans opposition.

Ce n’étaient pas là de simples menaces, et bientôt on allait procéder à l’épuration de la presse parisienne. Le prétexte est trouvé : c’est celui derrière lequel se sont abrités de tous temps les violens, les faibles d’esprit, les vaniteux qui ne peuvent supporter la contradiction. Nous sommes en révolution, donc tout est permis : salus populi suprema lex. Plus tard, après la victoire, nous rétablirons les libertés que nous sommes obligés de supprimer aujourd’hui. Arthur Arnould leur dira : « C’est le raisonnement de tous les despotes ; » avec moins de naïveté, Arthur Arnould se serait aperçu que ses collègues du comité central et de la commune n’étaient et ne pouvaient être autre chose. On profite du premier engagement des insurgés contre les troupes françaises pour faire payer aux journaux la défaite que l’on a été fort témérairement chercher au rond-point des Bergères. Le 3 avril, Lissagaray, qui n’est point, qui ne sera pas membre de la commune et qui n’en est peut-être que plus irrité contre l’assemblée nationale, ouvre l’attaque contre les journaux. Dans l’Action, il dit : « Nous demandons la suspension sans phrase de tous les journaux hostiles à la commune. Paris est en état de siège réel. Les Prussiens de Paris ne doivent pas avoir de centre de ralliement, et ceux de Versailles des informations sur nos mouvemens militaires. » Cette mise en demeure d’entrer de plain-pied dans l’iniquité ne passera pas inaperçue. Un gouvernement sérieux et respecté tient compte de l’opinion de la presse ; un gouvernement faible et déconsidéré obéit à ses injonctions ; nous l’avons déjà vu, et nous le verrons encore. La commune se fit un devoir de suivre le conseil que Lissagaray venait de lui donner. Les exécuteurs de ses hautes œuvres ne manquèrent pas à l’Hôtel de Ville. Les Débats, le Constitutionnel, Paris-Journal, sont supprimés, le 4 avril, en vertu de mandats signés par les membres du comité de sûreté générale : TH. FERRE, RAOUL RIGAULT, L. CHALAIN. Le coup se fit pendant la nuit, de guet-apens. À trois heures du matin, la vieille maison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, où le Journal des Débats a pris naissance aux premières lueurs de la révolution française, fut envahie par un commissaire de police escorté d’un nombre suffisant de fédérés. Le journal était tiré, la machine éteinte laissait reposer les presses. La rédaction et l’administration étaient représentées par un prote qui, en présence de la violence, reconnut que

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Ne pouvant faire autrement, il se résigna à voir saisir les exemplaires et obtint, non sans quelque peine, que les casses et les presses ne seraient pas brisées. Lorsque les plieuses arrivèrent, on leur interdit l’entrée de la maison, où, tout le jour, un piquet de fédérés se tint en permanence. Les conservateurs furent très irrités ; quelques-uns d’entre eux cependant étaient d’âge à se souvenir qu’à la journée du 13 juin 1849, au moment où Ledru-Rollin passait difficilement à travers un vasistas, des gardes nationaux de l’ordre, comme l’on disait alors, s’en allèrent renverser les casses du journal le Peuple qui leur déplaisait, — ce qui tendrait à prouver que les partis les plus opposés tombent invariablement dans les mêmes sottises lorsqu’ils n’écoutent que les conseils de leur passion et qu’ils s’imaginent naïvement que l’absence de contradiction leur permettra d’avoir raison. Erreur profonde dont l’expérience si souvent renouvelée en notre pays n’a jamais fait revenir personne !

La suppression de Paris-Journal, des Débats, du Constitutionnel fut un avertissement pour l’Union, le Français, le Monde, l’Ami de la France ; le Pays, la Liberté, le Peuple français, qui, plutôt que de s’exposer à des avanies, préférèrent cesser de paraître pendant ces jours d’oppression où nul honnête homme ne pouvait exprimer sa pensée. Dans sa correspondance diplomatique, M. Washburne, habitué aux libertés de l’Amérique, revient souvent sur ce sujet et laisse voir l’indignation dont il est animé. On dirait que la commune, s’attribuant le privilège de la calomnie, refuse aux autres celui de la vérité. Tout blâme l’irrite et la force à dévoiler les instincts tyranniques dont elle est tourmentée. Le 18 avril, elle supprime d’un mot le Soir, la Cloche, le Bien public, l’Opinion nationale. Ce n’est pas assez. Dans les délibérations de l’Hôtel de Ville, on la pousse aux décisions les plus coupables. Au cours de la séance du 21 avril, sous la présidence de Varlin, Amouroux s’écrie avec conviction : « A mon avis, il ne devrait y avoir qu’un seul journal ; il faut les supprimer tous. En temps de guerre, il ne doit y avoir que l’Officiel. » Amouroux, tout brutal qu’il se montrait, était pourtant plus accommodant que M. Degouzée, député libéral, qui, en juin 1848, demandait simplement la déportation en masse de tous les journalistes. Pour répondre à la proposition d’Amouroux, Félix Pyat serait heureux si le Journal officiel était rendu gratuit et public, et le docteur Rastoul, en homme pratique, se contenterait de le voir adresser gratuitement à tous ses électeurs. La commune a eu raison de dire qu’elle avait des idées nouvelles en économie politique. Toutes celles qu’elle a eu le temps d’émettre ressemblent terriblement au mode d’abonnement préconisé pour son Journal officiel. Dans la séance du 22 avril, Vermorel accuse Félix Pyat d’avoir blâmé dans le Vengeur la suppression des journaux, et d’avoir cependant proposé à la commune l’initiative de cette mesure. On échange des paroles peu courtoises, et Régère affirme que la motion est due à Raoul Rigault seul. Nous n’en avions jamais douté. La question du Journal officiel les préoccupe ; le journal appartient à une compagnie particulière qui l’exploite sous certaines conditions déterminées par un cahier des charges ; cela n’est pas suffisamment révolutionnaire. Le 23 avril, Longuet dit : « Il faut absolument que le journal devienne la propriété de la commune et soit parfaitement entre nos mains. » Régère approuve, et si la commune avait duré, le Journal officiel serait certainement devenu propriété communale par voie de confiscation.

Raoul Rigault a quitté la Sûreté générale, où il est remplacé par Cournet ; celui-ci fait aussi des considérans et prend des arrêtés où la boursouflure du style arrive naturellement au comique : « Considérant qu’il serait contraire à la moralité publique de laisser continuellement déverser par certains journaux la diffamation et l’outrage sur les défenseurs de nos droits qui versent leur sang pour sauvegarder les libertés de la commune et de la France… arrête : Les journaux le Petit Moniteur, le Petit National, le Bon Sens, la Petite Presse, le Petit Journal, la France, le Temps sont supprimés. » Ceci est du 5 mai et émane du citoyen Cournet. Le lendemain la commune, sur la proposition Mortier, décide que : « Aucun journal, sauf l’Officiel, sous aucun prétexte n’insérera d’articles touchant aux opérations militaires. » Le 11 mai, Cournet, qui bientôt va quitter la préfecture de police, veut laisser un dernier souvenir aux journaux parisiens, et il interdit la publication du Moniteur universel, de l’Observateur, de l’Univers, du Spectateur, de l’Étoile et de l’Anonyme. Ce n’est pas tout. Le 16 mai, on a jeté bas la colonne de la place Vendôme ; le lendemain 17, la cartoucherie de l’avenue Rapp a sauté. Ce ne peut être que l’œuvre de la réaction, il faut y répondre victorieusement, et le comité de salut public, — impavidum ferient ruinœ, — prend la parole à la date du 18 mai 1871, je me trompe, à la date du 28 floréal an 79 : « Art. 1 : Les journaux la Commune, l’Écho de Paris, l’Indépendance française, l’Avenir national, la Patrie, le Pirate, le Républicain, la Revue des Deux Mondes, l’Echo d’Ultramar, la Justice, sont et demeurent supprimés. Art. 2. Aucun nouveau journal ou écrit périodique ne pourra paraître avant la fin de la guerre. Art. 3. Tous les articles devront être signés par leurs auteurs. Art. 4. Les attaques contre la république et la commune seront déférées à la cour martiale. Art. 5. Les imprimeurs contrevenans seront poursuivis comme complices, et leurs presses mises sous scellés. Art. 6. Le présent arrêté sera immédiatement signifié aux journaux supprimés par les soins du citoyen Le Moussu, commissaire civil délégué à cet effet. Art. 7. La sûreté générale est chargée de veiller à l’exécution du précédent arrêté. — Le comité de salut public : Ant. Arnaud, Eudes, Billioray, F. Gambon, G. Ranvier. » Donc, en deux mois, trente-deux recueils périodiques sont supprimés ; dans Paris, on n’entend plus guère que les hoquets du Père Duchêne.

Le Journal officiel, dont on a confié la rédaction en chef à Vésinier, par un décret du comité de salut public, daté du 12 mai, est-il donc seul à recevoir et à transmettre les confidences de la commune ? — Moi, dis-je, et c’est assez ! — non ; singeant avec persistance les gouvernemens réguliers, les hommes de l’Hôtel de Ville ont organisé un bureau de la presse où tous les journaux, — il en existe bien peu, — peuvent être certains de recevoir les renseignemens frelatés qui tromperont leurs lecteurs. Une feuille autographiée est rédigée chaque jour et divisée en quatre rubriques différentes : Presse parisienne (journaux du matin) ; Presse parisienne (journaux du soir) ; Presse départementale ; Presse étrangère. Cela se fabrique à la délégation de l’intérieur et de la sûreté générale ; cela est signé : Le chef de la division de la Presse : Alexandre Lambert. On en a publié environ cent vingt numéros, dont la collection, aujourd’hui très rare, est un document précieux pour l’histoire de la commune. Les extraits empruntés à la presse étrangère contiennent de dures vérités à l’adresse des gens de l’insurrection et n’étaient remis qu’aux membres de la commune, qui pouvaient voir ainsi le mépris, pour ne pas dire l’horreur, qu’ils inspiraient à l’Europe civilisée. J’ai sous les yeux les feuilles qui analysent les journaux du 20 mai, et qui par conséquent ont paru le jour où la France allait reprendre sa capitale. On y propose des mesures violentes. La Vérité a blâmé le décret qui supprime dix journaux d’un coup ; elle « persiste à confondre l’état normal et régulier d’une société avec l’état de guerre. En présence de cette mauvaise foi, de cet entêtement à vouloir dénaturer les faits et fausser les principes, il serait prudent d’appliquer à ce journal la loi du comité de salut public. » Ceci n’est qu’une dénonciation ; voici la calomnie : « L’Agence Reuter a signalé aux journaux anglais un article secret du traité de paix, aux termes duquel le gouvernement prussien s’est engagé à prêter le concours de ses armes au gouvernement de Versailles pour réduire Paris. » On fait remarquer, en outre, que les négocians parisiens réfugiés à la campagne n’ont point hésité à emporter hors de Paris leur « numéraire, qui fait ainsi défaut à notre cité ; » et l’on termine en disant : « Ne pourrait-on pas remédier à ce grave inconvénient ? » La moralité de ces gens-là était d’une trempe bien particulière ; sans sourciller et sur la même feuille de papier, ils font une délation, ils propagent un mensonge qui est calomnieux et proposent un acte de confiscation ; toujours pour ne « pas confondre l’état normal et régulier d’une société avec l’état de guerre. » Sans trop s’en douter peut-être, ils font des aveux bons à retenir et prouvent qu’ils ne reculent devant l’emploi d’aucun moyen de destruction. « Les artilleurs fédérés se plaignent de la mauvaise qualité des munitions. Les projectiles n’éclatent pas. Les bombes à pétrole sont remplies d’un liquide qui ne s’enflamme point. » On doit bien penser que dans cette feuille autographiée, rédigée sous la responsabilité de la délégation de l’intérieur et de la délégation de la sûreté générale, destinée à porter la lumière dans l’âme même du peuple, réservée à la glorification de la commune et à la confusion des ennemis d’icelle, on doit penser que les crimes des « curés » n’ont point été omis. Non certes, et on dit, sans réserves, leur fait aux congrégations religieuses : « Le résultat des perquisitions faites dans plusieurs établissemens religieux a un grand retentissement dans la presse. Tous les journaux sans exception s’en occupent et donnent des détails qui ne rendent plus douteux les actes de turpitude et de débauche dont ces établissemens furent le théâtre. À ce sujet le Réveil du peuple demande qu’on ouvre à deux battans à la foule les portes des couvens, pour que chacun puisse vérifier les cachots souterrains, les cellules, les instrumens de supplice ou de plaisir, et attester, plus tard, les faits scandaleux qui ont déshonoré pendant des siècles l’humanité. » L’arrêté de Cournet, que j’ai cité, a dit : « Il serait contraire à la moralité publique de laisser déverser la diffamation et l’outrage. » Ce sont ces hommes si susceptibles lorsqu’il s’agit d’eux-mêmes qui inventent sur les communautés religieuses des calembredaines tellement ridicules qu’il en faudrait rire si elles n’avaient servi de prétexte à des vexations, à des vols, à des violences, à des assassinats.

La commune voulait accaparer la presse à son profit et forcer tous ses adversaires au silence ; c’était sa façon de comprendre et d’appliquer un de ses prétendus principes fondamentaux. La liberté de la presse ne lui plaisait guère, elle l’a suffisamment démontré ; en revanche la constitution de la famille telle qu’elle est consacrée par nos lois civiles et religieuses ne lui plaisait pas davantage. Que tout le monde se taise, c’est bien ! mais au moins que l’immoralité soit libre et qu’elle n’ait plus à « gémir sous le joug des préjugés. » Pour cela, que faut-il ? Bien peu de chose. Soustraire les ; enfans à l’autorité de leurs ascendans, et légitimer toutes les naissances. Cela était facile, et ce fut Vésinier qui se chargea de libeller un décret que la rentrée des troupes françaises réduisit à l’état de simple projet. On le proposa aux méditations de la commune dans la fameuse séance du 17 mai, celle-là même où Urbain demanda l’exécution, immédiate des otages. On abroge la loi du 8 mai 1816, afin de rétablir le divorce : tous les enfans reconnus sont légitimes ; tous les enfans non reconnus sont reconnus par la commune et légitimés ; « tous les citoyens âgés de dix-huit ans et toutes les citoyennes âgées de seize ans qui déclareront devant le magistrat qu’ils veulent s’unir par les liens du mariage seront unis, à la condition qu’ils déclareront en outre qu’ils ne sont pas mariés, ni parens jusqu’au degré qui, aux yeux de la loi, est un empêchement au mariage. Ils seront dispensés de toute autre formalité légale. » La commune n’eut pas le temps de discuter cette motion, et cela est fort regrettable. On aurait su positivement quelles étaient ses opinions motivées sur le mariage, sur les enfans, et comment elle concevait la famille modèle. Penchait-elle vers Fourier ou vers Saint-Simon, vers Mahomet ou vers la méthode simplement expérimentale ? On ne sait ; à cet égard les législateurs d’avril et de mai 1871 n’ont pas eu le temps de formuler leur pensée. Certes, ils eussent adopté le divorce pour le plus grand bonheur des fédérés ; ils se seraient rappelé ce mot touchant d’un fils qui, roulant sous la table, y rencontre son père, l’embrasse et lui dit : « Ah ! papa, sans ma chienne de mère nous vivrions comme deux frères ! »

Nous ne savons pas comment on se serait marié sous la commune devenue le gouvernement légal du pays, mais nous savons du moins comment on rompait le mariage et par suite de quelles formalités deux époux se séparaient. Au milieu d’une liasse de paperasses enlevées à une mairie, j’ai trouvé deux déclarations à l’aide desquelles il est facile de reconstituer une séparation de corps et de biens pendant la commune. Il y a incompatibilité d’humeur, cela est certain ; le mari a corrigé sa femme qui, semblable à Panurge, n’aime point les coups, lesquels elle craint naturellement. La femme s’en irait bien de son côté, mais elle n’a pas d’argent, et l’heure n’est point propice pour en gagner. La vie est devenue insupportable, non-seulement sous le même toit, mais dans la même chambre ; il faut se séparer ; la justice coûte cher ; où sont les juges, du reste ? On ne sait ; on dit qu’ils sont à Versailles. N’est-il pas plus simple de s’adresser au délégué de l’arrondissement ? il a une écharpe, et puisqu’il marie, il peut bien démarier. Le délégué est un brave homme, il est absolument fou, il a habité Charenton, malgré lui et plus longtemps qu’il n’aurait voulu. Il se carre dans son fauteuil de maroquin, il écoute les plaignans et reconnaît qu’ils ont entre eux moins de sympathie que les escargots ; cela le surprend et l’afflige, mais il se rappelle qu’il est magistrat communal, se dit que saint Louis, — un réactionnaire, — en faisait bien d’autres sous son chêne à Vincennes et, au nom de la loi, il déclare les époux à jamais séparés. Puis, afin de consacrer cette désunion par un acte en partie double, il fait signer à chacun des deux disjoints une reconnaissance ainsi conçue : « Sur la demande de ma femme, je l’autorise de disposer de la chambre et du mobilier qui nous était commun et l’autorise à disposer d’elle-même à sa libre volonté. Je me réserve de mon côté qu’elle ne pourra agir d’aucune demande ni poursuite touchant à ma liberté. Nous rentrons d’un commun accord dans notre pleine et entière volonté, comme si n’ayant jamais été marié. Salut. » À cette levée de l’écrou conjugal, la femme riposte : « Je reconnais avoir reçu l’autorisation du mobil-lier qu’était commun entre mon mari et moi ; l’autorisation de disposer du dit mobilier ; à la charge de mon côté de ne jamais avoir recours à aucun droit envers lui. Je lui laisse sa plaine et entière liberté. Salut. » Ces deux actes ont été libellés par un expéditionnaire, — irrégulier, — de la mairie. Il y a de la dignité ; on supprime le mot fraternité dans le protocole officiel ; salut, il faut le reconnaître, est un peu sec, même pour des époux qui se disent un éternel adieu ; si Vermorel avait été là, il aurait pu leur indiquer sa formule habituelle, — et un peu niaise pour un homme d’esprit : — cordialités républicaines.


II. — LA LIBERTE DE CONSCIENCE.

Vulgarisation de la propriété par le vol, suppression du droit d’exprimer sa pensée, expansion de la liberté des mœurs, ce sont là les conséquences naturelles de la commune ; cela poussait naturellement sur elle comme des champignons vénéneux sur du bois pourri. Il ne faut voir là cependant que des accessoires sans gravité ; son objectif sérieux fut ailleurs, il fut dans l’église qu’elle voulut prendre corps à corps et détruire, malgré la déclaration qu’elle avait introduite dans sa proclamation du 16 avril : « Les droits inhérens à la commune sont : la garantie absolue de la liberté individuelle et la liberté de conscience. » La commune représentait, et se faisait gloire de représenter, « la libre pensée » parvenue au pouvoir et n’admettant, a priori, qu’un gouvernement fondé sur la méthode scientifique et expérimentale. Le lecteur sait déjà, sans qu’on ait à le lui prouver, que les hommes de la commune étaient, sauf exceptions singulièrement restreintes, d’une ignorance rare, et qu’ils n’avaient guère expérimenté que les diverses qualités de bières vendues dans les brasseries. Mais cela n’importait guère ; ils appartenaient à cette secte stérile à laquelle l’excès de l’opinion suffit, car une âme véritablement révolutionnaire sait et peut pourvoir à tout. C’est pourquoi ils s’imaginaient très sincèrement qu’ils étaient de taille à résoudre sans difficulté, par une sorte d’inspiration d’en bas, tout problème politique, économique, religieux ou stratégique qu’ils rencontreraient sur la route de leur apostolat humanitaire. Il fallut déchanter quand on fut installé à l’Hôtel de Ville et que l’on se trouva en présence de difficultés d’autant plus aiguës, d’autant plus nombreuses que la situation générale constituait à elle seule une difficulté presque insurmontable. Le fil fabricando faber est vrai en toute chose ; on apprend même à être intelligent, ou du moins à se servir de son intelligence. Comme ce René Chrétien dont nous parlaient nos grand’mères, qui savait tout et n’avait jamais rien appris, les hommes de la commune ne doutaient de rien. Au premier essai d’administration, ils furent épouvantés de leur nullité et avec inquiétude ils regardèrent autour d’eux, cherchant un fonctionnaire, un employé, moins que cela, un garçon de bureau oublié à Paris qui pût leur dire « comment on devait faire. » Presque tous les employés avaient suivi leurs chefs à Versailles ; la commune en fut exaspérée ; elle tournait dans son propre vide, s’irritait des obstacles, et ne sachant les vaincre ou les tourner, essayait de les briser par la violence. A bien des fonctionnaires réguliers, on fit des offres à l’oreille : Restez avec nous, vous n’aurez pas à vous en repentir. J’ai raconté que le général Duval, délégué militaire à la préfecture de police, chercha par tous les moyens possibles à s’attacher M. Claude, chef du service de la sûreté, avant de se résoudre à l’envoyer à la prison de la Santé. Un architecte célèbre, membre de l’Institut, fut forcé de s’adresser à Léo Franckel pour se faire restituer des clés que Dardelle lui avait indûment enlevées et dont il avait besoin. Franckel était alors délégué au ministère des travaux publics. C’était un ouvrier bijoutier, né à Buda-Pesth, affilié à l’Internationale, sectaire socialiste, naturellement brutal, volontairement grossier, et affectant de tutoyer tout le monde. Il fut, par exception, d’une courtoisie remarquable avec l’architecte, fit droit immédiatement à sa réclamation, et tenta de l’entraîner dans la bacchanale démagogique dont il était un des coryphées. Il lui disait : « Nous manquons d’hommes, nous n’avons affaire qu’à des brutes, et c’est ce qui nous empêchera d’atteindre le but très élevé que nous poursuivons ; si nous avions avec nous des gens comme vous, monsieur, pour nous aider de leurs conseils et nous assister de leur expérience, nous serions certains de réussir, et l’humanité nous en garderait une éternelle reconnaissance. » L’architecte feignit de ne pas comprendre, salua et se retira sans mot dire. Rossel a constaté la même pénurie ; en haut, des rêveurs malfaisans qui ne savent trop ce qu’ils veulent ; en bas, des instrumens à peine dégrossis qui fonctionnent naturellement à rebours du mouvement qu’on leur imprime. Si la commune n’était morte d’un accès d’épilepsie, elle aurait certainement péri d’inanition, par le seul fait de sa propre stérilité.

Ces hommes, qui ne savaient libeller ni un passeport, ni un ordonnancement sans être obligés de demander des conseils, n’eurent besoin d’aucun avis pour attaquer l’église. Là il n’y avait rien à faire qu’à renverser, et ils y excellaient. Fermer les églises au culte et les ouvrir aux clubs, les dépouiller, emprisonner les prêtres et les fusiller, en vérité c’était facile, et c’est là une tâche dont ils s’acquittèrent en maîtres. Ce fut une persécution, elle eut ses martyrs ; mais il est impossible, encore à l’heure qu’il est, de deviner au nom de quel principe elle fut exercée, car chez les hommes de la commune on ne peut trouver trace d’une philosophie quelconque. Ils se proclamaient bien hautement matérialistes et athées, sans comprendre ce que signifient ces deux termes. Ils n’ont ni doctrine, ni théorie ; semblables à des perroquets apprivoisés, ils répètent des mots dont le sens leur échappe. Leur incohérence est telle qu’ils sont en contradiction perpétuelle avec eux-mêmes, et ne s’en aperçoivent pas. Au moment de mourir, Théophile Ferré écrit à sa sœur pour lui donner ses dernières instructions : « Bien entendu, aucune cérémonie religieuse, je meurs matérialiste, comme j’ai vécu. » Et immédiatement, sans transition, il ajoute : « Porte une couronne d’immortelles sur la tombe de notre mère. » Tous sont ainsi ; ils répudient la croyance et en conservent précieusement l’emblème. C’est une cacophonie.

Ils se disent partisans de l’égalité, de la liberté, de la fraternité ; c’est leur devise ; ils l’inscrivent au protocole de leurs actes officiels, sur leurs drapeaux, sur les murailles, et ils jettent au rebut la loi des Évangiles qui la première en a doté l’humanité. Ils ne se rendent pas compte que c’est par le christianisme que les peuples sont devenus libres et ont été maîtres de leurs destinées. Supprimer la vie future et la croyance fortifiante à une rémunération promise au courage, à l’abnégation, à la vertu, placer l’homme en face de l’hypothèse de deux néans, c’est le réduire à ne prendre aucun souci de son âme, et à ne rechercher ici-bas que la jouissance immédiate. Si l’on ajoute à cela la théorie de Darwin, dont ces prétendus novateurs n’ont retenu que les côtés dangereux, on arrive fatalement au combat pour l’existence, qui est l’insurrection permanente, et à la sélection qui aboutit tout droit au despotisme : Quia nominor leo ! La commune, un peu à son insu, rêvait de formuler son idéal de société d’après ces principes. La prétendue civilisation qui serait sortie de là n’eût été qu’un retour à la barbarie primitive ; par l’application de telles idées, on revient simplement à l’âge de pierre. Récemment un jeune homme excellait à les exposer en public ; il a été conséquent avec lui-même et a mis sa théorie en pratique. Il a assassiné une vieille laitière et lui a volé ses économies pour aller immédiatement se griser dans un café[2]. Il en existait plus d’un qui en eût fait, qui en a fait autant pendant la commune. Celle-ci mourut trop vite pour avoir le temps de dévoiler ou de déterminer son système philosophique, qui n’eût été, sans aucun doute, qu’un matérialisme abject et purement animal. On peut le conclure de ce fait que Robespierre, fort admiré comme guillotineur par plusieurs membres de la commune, était cependant honni et méprisé parce qu’il avait inventé l’Être suprême. Tous se seraient volontiers, à l’imitation d’Anacharsis Clootz, déclarés les ennemis personnels de Jésus-Christ, dont Jules Vallès avait publiquement déclaré qu’il trouvait la réputation surfaite. Aussi toute mesure de violence contre le clergé proposée dans les conciliabules de l’Hôtel de Ville fut adoptée avec enthousiasme.

La commune fonctionne à peine que déjà elle procède aux confiscations. Le 1er avril, avant qu’un seul coup de fusil ait été tiré entre les fédérés et les troupes françaises, elle se hâte d’affirmer ses intentions, et elle bâcle son décret : « Considérant que le premier des principes de la république française est la liberté ; — considérant que la liberté de conscience est la première des libertés ; — considérant que le budget des cultes est contraire à ce principe, puisqu’il impose les citoyens contre leur propre foi ; — considérant en fait que le clergé a été le complice des crimes de la monarchie contre la liberté, décrète : Art. 1. L’église est séparée de l’état. Art. 2. Le budget des cultes est supprimé. Art. 3. Les biens dits de mainmorte, appartenant aux congrégations religieuses, meubles et immeubles, sont déclarés propriétés nationales. Art. 4. Une enquête sera faite immédiatement sur ces biens, pour en constater la valeur et les mettre à la disposition de la nation. » Expliquer à ces gens que le budget des cultes est le résultat d’une convention intervenue entre le clergé et la France, que le clergé a abandonné ses biens à la condition que chacun de ses membres recevrait de l’état une allocation, ou pour mieux dire une indemnité annuelle et proportionnelle, qu’il y a eu, ainsi que disent les hommes d’affaires, contrat bilatéral et synallagmatique, c’eût été peine perdue, et nul n’y songea. La commune s’occupa sans délai de réunir les biens meubles des églises, c’est-à-dire que sous la direction du délégué à la sûreté générale, elle organisa un pillage régulier. Elle fouilla tout, jusqu’aux tombes : « 8 avril 1871. Remboursement à Jagut, serrurier, 3 francs pour ouverture de la pierre des tombeaux des archevêques en l’église Notre-Dame (partie du chœur) ; ouverture faite devant nous et sur nos ordres. Le commissaire de police : H. G. » Jamais spoliation ne fut plus misérable ; on fit la chasse aux saints ciboires, aux candélabres, aux chasubles, aux crucifix. Ces libres penseurs, qui se donnaient pour des persécuteurs de l’église, pour des Nérons, des Juliens, qui volontiers, dans leur médiocre vanité, se seraient comparés à l’Antéchrist, étaient de simples filous qui maraudaient dans les chapelles, faisaient leurs mains dans les sacristies, et crochetaient le tronc des pauvres. Tout le butin, nous l’avons dit, a été ou aurait dû être envoyé à Camelinat, directeur de la Monnaie ; mais on ne saura jamais ce qui est resté dans la poche des réquisitionnaires, ni ce qui a été vendu aux brocanteurs.

Pour exciter la population contre les prêtres, on inventait des fables dont quelques-unes sont vraiment extraordinaires. J’ai sous les yeux un rapport tellement extravagant qu’il suffit à faire comprendre le mépris inconcevable que la commune professait pour le malheureux troupeau qu’elle entraînait à la révolte. Un garçon apothicaire nommé Vial, né à Lyon, après avoir fait régulièrement son service militaire, était venu chercher fortune à Paris en 1868. Il s’occupa d’embaumement, géra une maison de coutellerie et pendant la guerre reçut du baron Larrey une commission d’aide pharmacien attaché à l’ambulance du palais du Luxembourg. Ce n’était point un révolutionnaire. Après le 18 mars, voyant qu’à Paris l’émeute tournait à l’insurrection, il voulut aller retrouver son père, établi à Lyon. Il fut arrêté à la gare et, dit-il, incorporé de force dans le 135e bataillon fédéré. Ses aptitudes ne le poussaient pas à faire le coup de feu aux avant-postes contre les soldats français, et il obtint, — c’était facile sous la commune, — l’emploi de médecin major au 61e bataillon. Le 9 avril, à Asnières, il installa une ambulance dans l’imprimerie de M. Paul Dupont, et il assista en simple spectateur à un combat assez sérieux. Le lendemain, il a adressé aux membres de la commune un rapport détaillé sur l’organisation de son ambulance et il y dit textuellement : « Dans le sein même des obus venant de Versailles se trouvent renfermées de petites médailles en plomb, dentelées sur les bords, et portant sur l’une de leurs faces l’effigie de sainte Geneviève, patronne de Paris, et de l’autre côté Notre-Dame-de-Délivrance. » Il ajoute que : « Les balles ennemies présentent à leur surface un aspect sulfureux qui mérite un examen et une analyse approfondis avant que l’on puisse se prononcer sur la nature de leur composition. » Le même homme qui a écrit cette niaiserie considérable a été très ferme, très courageux, et a certainement sauvé l’imprimerie de M. Paul Dupont, qui sans sa résistance énergique eût été pillée et saccagée par les fédérés massés à Asnières[3].

On peut imaginer l’impression que produisaient de telles révélations sur la crédulité parisienne. Pluie d’obus, passe encore, c’était de la guerre ; mais pluie de médailles, c’était d’un impardonnable fanatisme : on veut nous ramener au moyen âge, nous ne le souffrirons pas ! Peut-être fallait-il excuser de la sorte, et par une bourde si violente, l’arrestation de l’archevêque, dont Paris, même le Paris de la fédération, avait été stupéfait. On disait et l’on répétait bien haut que le peuple avait le droit, avait le devoir de prendre ses sûretés contre les jésuites et les monarchistes qui l’attaquaient à coups de médailles « dentelées sur les bords. » On dut en rire, à l’Hôtel de Ville, entre pontifes ; mais dans les bataillons fédérés on n’en plaisantait pas, et on affirmait très sérieusement que Versailles se mettait au ban de l’humanité. On arrêtait les prêtres et l’on fermait les églises, toujours au nom de la liberté de conscience. Du 1er au 18 avril, vingt-six églises sont closes ; interdiction d’y faire le service religieux ; en revanche, on y établit des clubs, et du haut de la chaire on débite des balourdises et des impiétés. Le 3 mai, j’ai été par curiosité assister à l’inauguration du club de la révolution sociale dans l’église Saint-Michel à Batignolles. J’ai rarement vu un spectacle plus bête. Beaucoup de femmes, quelques hommes affectant de garder leur chapeau sur la tête : on fumait, on crachait ; des enfans piaillaient, des membres de la commune, ceints de l’écharpe rouge, faisaient les importans au banc d’œuvre. Quatre citoyens, assis autour d’une table placée précisément en face de la chaire, représentaient le bureau. Le président sonna et resonna pour obtenir un peu de silence : La séance est ouverte. L’orgue entonna la Marseillaise, que tout le monde accompagna à l’unisson ; voix criardes des femmes, basses profondes des hommes, voix glapissantes des enfans : un charivari. Successivement quatre orateurs se montrèrent dans la chaire, à laquelle on avait suspendu une grande loque rouge qui flottait sinistrement à la lueur des lampes : « Au lieu de paroles de mensonge et d’abrutissement, vous allez entendre des paroles de vérité et d’émancipation. » On applaudissait ; quelques goguenards buvaient de la bière derrière le bénitier tout en fumant leur pipe. Un d’eux cria : En avant la musique ! L’orgue joua le Chant du Départ, et l’assemblée se mit à braire de plus belle. On orateur se démenait : « Il y a assez longtemps que nos oppresseurs font la nuit autour du peuple, du peuple sans lequel ils ne seraient rien. Je demande de la lumière ; il faut que chacun de nous connaisse ses droits et les fasse respecter ; notre tour est venu ; la clé de voûte du monde moderne, c’est le prolétaire ; aussi je propose que les séances du club de la révolution sociale soient quotidiennes. » Approuvé. — « Demain, on traitera d’une importante et grave question qui appelle la méditation de tous les patriotes : La femme par l’église et la femme par la révolution. » Approuvé. — L’orgue infatigable reprit la Marseillaise, et chacun sortit de l’église en chantant : Aux armes, citoyens !

Il en fut de même dans presque toutes les églises de Paris. Les membres de la commune, qui en qualité de chefs de l’état avaient charge d’âmes, ne dédaignaient pas de venir parfois eux-mêmes éclairer le peuple et lui donner quelques notions de fraternité pratique. Si l’on en croit un rapport de police adressé le 19 mai à Théophile Ferré, délégué à la sûreté générale, Amouroux se serait rendu le 18 à une réunion publique qui se tenait dans l’église de Saint-Nicolas-des-Champs. Il prit la parole et fit voter par cinq ou six cents auditeurs les propositions suivantes : fusiller les otages sans retard ; brûler le corps de Napoléon et en jeter les cendres au vent. Il termine en disant : « Il faut faire sauter et brûler Paris dans le cas où les Versaillais entreraient dans nos murs, ce que je ne crois pas possible. Êtes-vous résolus à pousser la défense à outrance ? — Oui ! oui ! — Eh bien ! si nous sommes vaincus, périsse Paris ! qu’il brûle plutôt que retomber au pouvoir de nos ennemis[4]. » Voilà ce que l’on prêchait dans les églises pendant la commune. Le lendemain du jour où le chapelier Amouroux exhortait les futurs incendiaires, le citoyen Mortier s’occupait à la commune de la destination que l’on devait donner aux églises ; il dit : « Si la sûreté générale faisait évacuer ou fermer les églises de Paris, elle ne ferait que prévenir mes désirs. Ce que je pourrais lui contester, ce serait la fermeture complète de ces maisons, car je désire les voir ouvertes pour y traiter de l’athéisme, et anéantir par la science les vieux préjugés et les germes que la séquelle jésuitique a su infiltrer dans la cervelle des pauvres d’esprit. » Il y a émulation, comme l’on voit, parmi « ces esprits forts, » c’est à qui dira le plus de sottises. Cela eut des résultats terribles, car dans le prêtre on ne persécuta pas l’homme, on persécuta la fonction. Des fédérés entourent Notre-Dame-de-Lorette et y arrêtent un jeune vicaire nommé Sabattier. Il est conduit au dépôt près la préfecture de police, puis transféré à Mazas, et de là à la Grande-Roquette. Il est compris dans la fournée de la rue Haxo et y meurt. Parmi ceux qui l’ont arrêté, emprisonné, massacré, nul n’a jamais connu son nom.

Les églises envahies ne furent pas toujours prises sans difficulté. Il y eut bataille à Saint-Sulpice, et les femmes y furent vaillantes. L’église avait été respectée, on ne sait pourquoi, lorsque le 11 mai, dans la matinée, vers huit heures, elle fut entourée par les fédérés qui en gardèrent les portes. Le motif de cette invasion fut des plus étranges ; on prétendait qu’un télégraphe aérien, placé sur une des tours, correspondait directement avec Versailles, et transmettait à la réaction des renseignemens sur l’état des forces militaires de la commune. On eut quelque peine à faire comprendre au commandant des fédérés qu’il n’existait plus de télégraphe aérien sur les tours depuis l’adoption du télégraphe électrique, c’est-à-dire depuis plusieurs années. A neuf heures, les portes de l’église furent rouvertes ; mais, comme on redoutait encore quelque alerte, on alla trouver le délégué siégeant à la mairie du VIe arrondissement pour le prier de faire en sorte qu’un tel scandale ne se renouvelât pas. Le délégué fut peu poli et encore moins rassurant : « Faites vos simagrées dans le jour si cela vous convient et abrutissez vos vieilles bigotes ; mais le soir l’église est au peuple, et dès aujourd’hui nous y établirons un club. » C’était le mois de Marie, dont les exercices étaient assidûment suivis par trois ou quatre mille personnes qui se réunissaient, selon leur droit, pour prier ensemble et pour écouter la parole de M. Hamon, curé de la paroisse. Le délégué avait tenu parole ; le soir, l’église était ceinte d’un cordon de troupes ; des sentinelles étaient placées aux. portes. Les femmes, leur livre de messe sous le bras, rassemblées sur la place, s’agitaient et disaient : — Nous entrerons ! — Lorsqu’elles se virent assez nombreuses pour vaincre la résistance des fédérés, elles marchèrent résolument vers l’église. On croisa la baïonnette contre elles en leur criant : — On ne passe pas ! — Elles répondirent : — Baste ! vos fusils ne nous font pas peur, et nous passerons malgré vous. — Elles le firent comme elles le disaient et pénétrèrent dans l’église. Les fédérés, les clubistes, se jetèrent derrière elles. Déjà elles étaient maîtresses du terrain et remplissaient les trois nefs. Les fédérés crièrent : Vive la commune ! Les femmes, surexcitées au plus haut point, répondirent : Vive Jésus-Christ ! Les curieux étaient accourus, la vaste église était trop étroite pour la masse de monde qui s’y entassait. On éclair de courage passa sur cette foule d’où s’éleva une énorme clameur : A bas la commune ! Les fédérés ne se sentirent pas en force et se retirèrent. Derrière eux, on ferma les portes ; mais ce soir-là il n’y eut ni exercice religieux, ni réunion politique. On était fort troublé dans le quartier ; les maris sermonnaient leurs femmes : Tu vas nous compromettre ! Les femmes tenaient bon, se jurant entre elles de défendre leur église, de ne point la laisser souiller par les vilenies communardes.

Le lendemain, 12 mai, vers sept heures et demie du soir, les femmes étaient installées dans la grande nef et priaient, lorsque des hommes accompagnés de fédérés en armes apparurent et leur ordonnèrent de « déguerpir » parce qu’ils avaient besoin de l’église pour y établir une réunion publique. Les femmes ne bougèrent ; le visage penché vers leur livre de prières, elles firent effort pour ne point entendre les injures, — les obscénités, — qu’on leur criait aux oreilles. Le nombre des clubistes augmentait ; ils firent une poussée contre les femmes et entonnèrent la Marseillaise. Les femmes, tassées les unes contre les autres, ripostèrent en chantant le Magnificat et le Parce Domine. Deux voyous en blouse, coiffés d’une casquette ravalée, hardis et adroits, escaladèrent la chaire et y déployèrent une écharpe rouge en criant : Vive la commune ! Les femmes agitèrent leurs mouchoirs en guise de protestation, et, comme la veille, crièrent : Vive Jésus-Christ ! Ce fut en vain, l’église était envahie ; les pauvrettes, malgré leur courage, n’avaient point été les plus fortes. Elles eurent beau continuer à chanter les litanies, le club s’installa ; il y eut un président, il y eut des assesseurs, et un orateur surgit à la tribune : « Il faut étriper les nonnes, les jésuites et les curés ; il faut les flanquer à la porte de cette baraque pestilentielle, que le peuple saura purifier ; il faut leur enlever nos femmes et nos enfans qu’ils corrompent, qu’ils abêtissent et qu’ils font servir à leurs orgies. » Cette fois les femmes de Saint-Sulpice étaient vaincues, elles abandonnèrent la place à la libre pensée.

Parfois on employait les églises à d’autres objets ; on montait dans les clochers, on y braquait des longues vues, et, du haut de ces observatoires, on cherchait à découvrir les mouvemens de l’ennemi. L’ennemi, c’était la pauvre France blessée qui cherchait à ressaisir sa capitale en proie aux bandits. Le 21 avril, le curé de Saint-Philippe-du-Roule reçut cette lettre : « État -major de la 8e légion. Monsieur l’abbé, veuillez être assez bon pour mettre la clé du clocher de votre église à la disposition du capitaine porteur du présent ; avec la clé, vous voudrez bien lui donner un homme sous vos ordres pour lui servir de guide. Veuillez ne pas oublier, monsieur l’abbé, que vous êtes discret par vocation. Salut et fraternité. — Le lieutenant-colonel : S…[5]. » J’estime que « monsieur l’abbé » a pu répondre qu’il n’y a pas de clocher à Saint-Philippe-du-Roule. Quand les prêtres n’étaient point arrêtés, quand ils avaient réussi à se dérober aux griffes de Raoul Rigault, on les faisait épier, on les mettait en recherche, et on lâchait contre eux les commissaires de la commune : « Comité de sûreté générale. Paris, le 16 avril 1871. Au citoyen commissaire de la rue Rataud de faire le nécessaire au sujet du curé de l’église Jacques, ex-saint, et prendre des informations. Voir chez ses parens qui demeurent rue des Feuillantines. Pour le délégué civil (signature informe). Préfecture de police ; cabinet du préfet. »

Dans les premiers temps de la commune, on se contentait d’envoyer des fédérés dans les églises ; ils y arrêtaient les prêtres, cassaient les vitres, mettaient les aubes par-dessus leur vareuse, dansaient devant l’autel, et rapportaient à la sûreté générale ce qu’ils n’avaient point gardé pour eux. Il y eut là des abus, comme put le dire sérieusement un des fantoches de l’Hôtel de Ville, des abus auxquels on trouva sage de remédier. Dès lors on délégua un commissaire de police spécial qui dut faire la perquisition, une saisie, un procès-verbal. C’est ce qui s’appelait agir régulièrement et en conformité aux prescriptions de la loi ; car il est à remarquer que jamais on ne prostitua plus les mots loi, légalité, qu’à cette époque qui fut, du premier au dernier jour, la violation permanente et résolue de la légalité et de la loi. J’ai sous les yeux le procès- verbal, en date du 18 mai 1871, dressé par le commissaire de police du quartier Vivienne et contenant le détail des objets « saisis » à l’église Notre-Dame-des-Victoires ; c’est très bien fait, sauf que les nombres sont écrits en chiffres et non pas en lettres, ce qui peut permettre les surcharges. On relate minutieusement les croix, les médailles, les calices, les titres de rente trouvés dans l’église et dans la sacristie ; on a même soin d’indiquer « un médaillon antique forme moyen âge. » L’acte est signé par le « commissaire aux délégations : Le Moussu, » et par quatre témoins. La nomenclature est complète, mais elle ne contient pas le nom des vicaires arrêtés, incarcérés et qui plus tard réussirent à sauver leur vie à la Grande-Roquette en résistant aux assassins conduits par Isidore François et par Théophile Ferré.


III. — LES CONGREGATIONS RELIGIEUSES.

Du haut en bas de la commune, on s’était donné le mot ; on criait au prêtre comme on eût crié au loup ! La presse meurtrière et délatrice, s’inspirant des souvenirs de Marat, harcelait toutes les délégations et les accusait de manquer d’énergie : une fois pour toutes, il faut en finir ; l’humanité ne respirera que le jour où nulle religion ne subsistera. Cette vipère de Vermesch sifflait sa prose empoisonnée dans le Père Duchêne. Devant les prêtres, la commune grinçait des dents et semblait vraiment prise de folie furieuse, folie qui se communiquait par sympathie et dont plus d’un cerveau fut atteint. On pousse au meurtre, on adjure la commune de ne point faiblir et de tuer l’archevêque de Paris. Un jeune homme, — presque un enfant, — est saisi par la contagion du mal, et il écrit un article qui le marque à jamais d’un signe de réprobation. Le 20 avril, le journal la Montagne publie, sous la signature de Gustave Maroteau, une diatribe qui ne serait que ridicule si elle ne formulait un appel direct à l’assassinat. Après avoir parlé de Léotade, de Torquemada, de Charles VI, de Trestaillon, de Galilée, de Jean Huss, de la fiole des Médicis et du poignard de Lucrèce Borgia, après s’être écrié : Nous biffons Dieu ! il termine en disant : « Les chiens ne vont plus se contenter de regarder les évêques. Nos balles ne s’aplatiront plus sur des scapulaires, pas une voix ne s’élèvera pour nous maudire le jour où l’on fusillera l’archevêque Darboy, et il faut que M. Thiers le sache, il faut que Jules Favre, le marguillier, ne l’ignore pas. Nous avons pris Darboy pour otage, et, si on ne nous rend pas Blanqui, il mourra ! La commune l’a promis, et si elle hésitait, le peuple tiendrait son serment pour elle, et ne l’accusez pas. Que la justice des tribunaux commence, disait Danton, le lendemain des massacres de septembre, et celle du peuple cessera. Ah ! j’ai bien peur pour Mgr l’archevêque de Paris ! » Mgr Darboy ignorait les invectives que l’on bavait contre lui ; mais son rare bon sens lui avait, dès son arrestation, fait comprendre le sort qui lui était réservé, et son grand cœur était résignée. Au moment de tomber, il leva la main pour bénir ceux qui l’assassinaient.

Ces actes sont tellement extraordinaires qu’il est impossible de se figurer qu’on en ait été le contemporain ; ils semblent appartenir aux âges barbares et reculer jusqu’aux confins des périodes préhistoriques. Il faut chasser cette illusion ; c’est hier qu’au nom de la liberté de conscience on a persécuté, on a tué les prêtres. La terre qui les recouvre est encore humide du sang qu’ils ont versé. Ce qu’il y a de désespérant dans cette horrible aventure, c’est que ceux qui s’y sont activement mêlés ont paru de bonne foi ; on dirait qu’ils s’imaginent avoir vengé de vieilles injures, avoir délivré l’humanité opprimée et fait acte de justice égalitaire. Rien n’est accidentel dans cette œuvre, tout est voulu, tout est prévu. C’est une sorte de drame dont le scénario a été déterminé d’avance et que les acteurs suivent servilement. Parmi les gens de la commune, plus d’un, — Raoul Rigault, Ferré, Gabriel Ranvier, — avaient rêvé de « manger du prêtre. » Ceux qui se prétendaient des lettrés criaient : « Soulevons enfin l’oppression qui dure depuis quinze siècles ! » Les économistes, eux, voulaient supprimer le budget des cultes ; les simples fédérés, puant le vin et la charcuterie à l’ail, disaient : « Les curés ! ils se nourrissent mieux que nous ! » Toutes ces haines, ces erreurs, ces sornettes produisirent un accès de sauvagerie qu’il est bien difficile de s’expliquer. Ce ne fut pas seulement « le curé, » l’homme qui officie, qui apparaît dans ses vêtemens d’or au milieu de la fumée des encens, que l’on persécuta ; ce fut l’humble religieux, ce fut le frère de la doctrine chrétienne, héroïque brancardier de nos défaites, ce fut la sœur de charité. Celle-là avait contre elle toute la séquelle des aspirantes institutrices laïques qui savent fumer la cigarette, siffler les petits verres d’eau-de-vie, qui se marient sur l’autel de la nature, réclament leurs droits politiques et écrivent intempérance avec un h. La commune, qui ne manquait pas de « bonnes amies » parmi ces Lacédémoniennes, obéit à leur injonction et jeta les filles de Saint-Vincent-de-Paul hors des écoles et hors des maisons de secours. Dans quelques quartiers populeux, le peuple même de la fédération les protégea et les défendit contre la violence de ses maîtres. Ailleurs elles firent leur petit paquet et s’en allèrent tristement. « Quand Dieu vous aura punis de votre révolte, nous reviendrons pour vous soigner. » Dans quelques hôpitaux, encombrés de malades et de blessés, les sœurs parurent tellement indispensables qu’on les garda, mais en les dépouillant de leur costume et en voulant les affubler d’une écharpe rouge en guise de ceinture. À ce sujet, j’ai découvert, parmi les papiers ramassés dans un hôpital, au moment même de la dernière bataille, une lettre fort ampoulée, mais curieuse, car elle prouve que bien des mesures adoptées contre les ordres hospitaliers n’étaient point du goût des partisans, des soldats de la commune. « Citoyen directeur, j’apprends que tu molestes les sœurs de ton hôpital. Tu abuses de la force contre des femmes, c’est malhonnête et c’est lâche. C’est plus commode d’aller se cacher dans le fond d’un hôpital que d’aller se faire casser le coco par les canailles de Versailles. La commune t’a dit de soigner des malades et non de taquiner des femmes. Elles ont raison de rejeter ton chiffon rouge, elles sont neutres, elles sont libres. Entends-moi bien, citoyen, bois tant que tu voudras le vin des pauvres, fais ta petite pelote, cela ne me regarde pas, mais par l’enfer ! ne touche pas aux femmes. Nous ne pouvons souffrir que, pendant que nous nous faisons mitrailler, elles soient en butte à tes fureurs d’ivrogne. Fais-leur quitter ton chiffon rouge dont elles ne veulent pas ; qu’elles gardent leur habit, ça les regarde et non pas toi ; sans cela tu auras affaire à moi. Je n’attendrai pas que les canailles de Versailles t’envoient digérer à Cayenne ; je viendrai de la tranchée te casser la tête, comme à un chien. » Et à son nom, qu’il signe, l’auteur de cette lettre ajoute : « Un vengeur de la femme outragée. » Plus d’un fut semblable à ce brave homme emphatique et menaçant ; plus d’un fut indigné des persécutions dont les sœurs, — les petites sœurs des pauvres, — étaient l’objet ; mais on était impuissant en présence des votes de la commune. Les pauvres sœurs se dissimulaient, se déguisaient et avaient l’air un peu gauche sous les costumes d’emprunt que le soin de leur sécurité les avait engagées à revêtir.

On les chassait des maisons de secours où elles avaient soulagé tant d’infortunes, et l’on saisissait impitoyablement toutes les ressources dont elles disposaient pour leurs bonnes œuvres, car en ce temps la charité ne devait être que laïque, comme l’enseignement. Le directeur de l’Assistance publique, Treilhard, se conformant aux instructions qui lui étaient imposées, faisait impitoyablement saisir et verser dans la caisse de son administration les sommes recueillies par les sœurs et consacrées par elles au soulagement des souffrances urgentes. C’était du reste un fort honnête homme que ce Treilhard. Lorsqu’il sut à n’en pouvoir douter que les bâtimens annexes de l’Hôtel de Ville où étaient, où sont encore installés les bureaux de l’Assistance, allaient être incendiés, il enleva tous les fonds de réserve composés d’une somme de 37,440 francs qu’il cacha dans son domicile. Dès le 27 mai, il envoya sa femme prévenir l’autorité légitime, qui rentra en possession des deniers appartenant à l’Assistance. Treilhard n’en ordonnait pas moins des saisies rigoureuses : « 15 avril 1871 ; au citoyen commissaire, rue des Feuillantines, 78. Vous êtes chargé par la préfecture de prendre possession, pour le compte de l’Assistance, de toutes les sommes, fonds, titres et valeurs que vous découvrirez par une perquisition complète dans l’établissement des sœurs tenant la maison de secours, rue de l’Épée-de-Bois. Tous les objets trouvés doivent être par vous remis à la caisse de l’Assistance. » On peut croire d’après cette énumération que l’on va mettre la main sur un trésor ; on se tromperait ; ceux qui donnent toujours ne sont jamais riches. Le commissaire fait sa perquisition en conscience, il ouvre les tiroirs, vide la caisse et fouille les matelas. J’ai la quittance de l’Assistance publique : « Reçu 21 fr. 85 cent. » Ce fut là le produit de l’expédition. Les ordres donnés par Treilhard sont d’une extrême mansuétude, il se conforme évidemment et forcément à des instructions qu’il n’a point provoquées et qu’il eût peut-être préféré ne point recevoir ; mais du moins il n’est ni brutal, ni agressif, et dans sa courtoisie même il me semble que l’on peut voir percer quelque regret : « Veuillez prévenir, avec toutes les formes de convenance, les sœurs des maisons de secours des quatre quartiers du Ve arrondissement de vouloir bien vider les maisons qu’elles occupent. » C’est ainsi qu’il procède, et on doit lui en savoir gré. Un autre adhérent de la commune, administrateur délégué à la mairie du IXe arrondissement, Bayeux Dumesnil, donna, lui aussi, des exemples de douceur qui malheureusement restèrent isolés. Il pousse la délicatesse loin et s’expose à bien des colères. Lorsque la commune, voulant à tout prix renforcer son armée et contraindre même ses adversaires à combattre pour elle, ordonne des perquisitions dans toutes les maisons afin d’y découvrir des armes, des munitions et des réfractaires, Bayeux Dumesnil a « l’honneur » de prévenir ses administrés et les engage à apporter leurs armes à la mairie Drouot. Il ne s’arrête pas en si belle route, et il fait un acte véritablement hardi : « 28 avril 1871. Considérant que l’occupation par la garde nationale de certains édifices de l’arrondissement consacrés au culte n’a plus de raison d’être par suite des perquisitions que la sûreté générale y a fait opérer, arrête : Les églises, temples, synagogues du IXe arrondissement, qui pourraient être occupés par la garde nationale, devront être évacués par elle dans la journée du samedi 29 avril. L’exécution du présent arrêté est confié au colonel de la 9e légion. » C’était rendre les édifices religieux au culte, et c’est là un fait tellement et si courageusement exceptionnel à cette époque qu’il devait être signalé. Bayeux Dumesnil fut, du reste, un administrateur excellent et très dévoué à son arrondissement, qu’il protégea avec vigueur et auquel il évita plus d’une avanie. Il s’opposa aux arrestations, aux perquisitions, aux vexations dont les gens de la sûreté générale étaient prodigues et qui bien souvent servaient de divertissement à ces polissons. Un tel homme, qui avait de l’intelligence et du savoir-vivre, ne pouvait convenir longtemps à la commune ; il fut révoqué le 5 mai[6].

Les délégués ne ressemblaient pas tous à Bayeux Dumesnil, tant s’en faut, et bien souvent ils rivalisaient de sottise et de violence. Le maire du Ve arrondissement, Régère, membre de la commune, qui cependant essaya de sauver l’archevêque et le fit prévenir, en sous-main, de pourvoir à sa sûreté, Régère croit devoir hurler plus fort que les loups, et pendant que Bayeux Dumesnil se dispose à faire rouvrir les églises, il rend un arrêt burlesque : « 24 avril 1871. Au nom de la liberté de conscience,… il est interdit à l’instituteur de mener ou de faire conduire les enfans à l’église, au temple ou à la synagogue ; il lui est interdit de faire ou de faire faire des répétitions de catéchisme, ou de donner des dispenses pour aller aux enseignemens religieux. » On aurait probablement fort étonné Régère, si on lui avait dit que cet arrêté, contresigné par les adjoints et par les membres de la commission d’enseignement, était l’œuvre d’un fanatique ; il n’en aurait rien cru, et ce n’est cependant que la stricte vérité. Empêcher d’aller à la messe, forcer d’aller à la messe, c’est tout un et c’est faire acte d’intolérance ; mais ces nigauds ne se sont jamais doutés de cela. Non-seulement la liberté de conscience s’opposait à ce que des enfans pussent aller à l’église, mais elle ne permettait pas de dire les dernières prières sur un mort. Saint-Jacques-du-Haut-Pas venait d’être envahi par les fédérés ; des sentinelles gardaient les deux portes, celle de la rue Saint-Jacques et celle de la rue de l’Abbé-de-l’Épée. Tous les fidèles avaient été chassés ; les prêtres, maintenus dans la sacristie, discutaient avec deux délégués de la sûreté générale qui faisaient une perquisition. À ce moment, un convoi funèbre arrive et s’arrête devant l’église. Les parens, les amis qui accompagnent le corps, demandent à entrer pour assister au service qu’ils ont commandé. On se contente de répondre : « On ne passe pas ! » Le chef de la compagnie des fédérés intervient et met tout le monde d’accord en disant : « Eh ! vous nous embêtez, tout ça est passé de mode ; allez porter directement votre mort au cimetière, c’est ce que vous avez de mieux à faire, ce sera toujours plus convenable que de le faire asperger d’eau sale par des calotins. » Les pauvres gens eurent beau insister, ils furent obligés de partir et de se diriger sans prières et sans prêtre vers le cimetière Montparnasse. Ceci se passait le 16 avril, et j’en fus témoin. Le même jour, le couvent des Oiseaux, maison exclusivement consacrée à l’éducation des jeunes filles, était occupé militairement. Chaque fois qu’une maison religieuse était fouillée par les fédérés, le même fait se produisait invariablement. Devant la porte, des vieilles femmes, des écloppés, des estropiés, des indigens, se réunissaient, levaient les mains vers le ciel, et se lamentaient en disant : « Qui nous donnera des soupes et du pain ? qui nous fera l’aumône ? qui nous vêtira pendant l’hiver ? qu’allons-nous devenir ? » Et toujours il se trouvait là un brave soldat de l’athéisme, — un malin auquel on n’en faisait pas accroire, — qui disait : a Ces satanés curés, comme ils savent fanatiser le peuple ! »

Ce n’était pas assez de chasser ces malheureux, la commune les accusa de désertion et publia, le 26 avril, un avis qui appelait à la rescousse tous les instituteurs laïques : « Les frères et les sœurs des écoles chrétiennes ont abandonné leur poste… l’ignorance et l’injustice font place à la lumière et au droit. » Oui, en effet, ils avaient « abandonné leur poste, » car, lorsqu’ils y restaient, on les mettait simplement en prison. Trois frères de la doctrine chrétienne, — trois frères ignorantins, — n’avaient point voulu quitter Paris, mais, pour éviter les insultes et les projectiles malpropres, ils avaient revêtu un costume bourgeois. Ils vaquaient prudemment à leurs occupations, allaient dans quelques maisons donner des leçons à des enfans, ne sortaient guère que le soir et se dissimulaient de leur mieux pour n’être pas conduits en présence de Raoul Rigault, qui avait une façon d’interpeller les frères à laquelle nous ne pouvons même faire allusion. Malgré les précautions qu’ils prenaient, les trois ignorantins furent dénoncés, arrêtés et enfermés à Mazas, où du reste ils se trouvèrent en bonne compagnie ecclésiastique. Ils eurent la chance de n’être point transportés à la Grande-Roquette et furent mis en liberté le 25 mai, en même temps que tous les autres détenus. Moins avisés que l’abbé Crozes et que M. Coré, directeur régulier du dépôt, ils sortirent de la prison. Ils furent immédiatement appréhendés au corps par les fédérés, brutalement poussés à la barricade de l’avenue Daumesnil et armés de fusils. Là on leur ordonna de faire feu sur les soldats français qui attaquaient l’obstacle de front, et on leur expliqua que, s’ils n’obéissaient pas, on leur ferait sauter « la coloquinte. » La barricade fut rapidement tournée, les fédérés décampèrent ; les trois frères de la doctrine chrétienne, forts de leur conscience, restèrent immobiles, et tendirent les bras vers les soldats qui les arrêtèrent, on les mena devant le colonel ; le jugement fut promptement libellé : — pris les armes à la main, à fusiller. Les trois malheureux se récrièrent avec un tel accent de vérité que le colonel en fut ému. On suspendit l’exécution « jusqu’à plus ample informé. » On put découvrir le supérieur, qui vint les réclamer et les sauver. L’alerte avait été trop vive, et l’un de ces pauvres garçons en fut longtemps malade. Incarcérer des hommes parce qu’ils professent et suivent une foi que l’on ne partage pas, en faire, sous peine de mort, les complices d’un crime, les forcer à combattre contre leur propre cause, les exposer à être exécutés comme malfaiteurs par ceux-là même pour lesquels ils faisaient des vœux et qu’ils attendaient avec une inexprimable impatience, c’est là une action détestable entre toutes, et que les gens de la commune ont commise plus d’une fois sans sourciller.

Pendant ces jours de honte qui pèsent sur le souvenir comme un remords, j’allais souvent passer la soirée chez un de mes amis dont la femme avait recueilli une religieuse effarouchée, chassée de sa communauté et n’ayant pu rejoindre la maison mère située en province. On l’avait déguisée, et elle avait quelque maladresse à se mouvoir dans une robe de soie trop longue, où il y avait plus de falbalas qu’il ne lui aurait convenu. Elle était d’une sérénité admirable, s’inclinant avec une très douce humilité devant des événemens dans lesquels elle voyait sans effort la main de Dieu irrité, fort gaie néanmoins et sans fausse pruderie. Elle était jeune, riait volontiers, sans se douter peut-être qu’elle avait des dents charmantes, et parlait avec un petit accent périgourdin qui n’était point désagréable. Elle se rendait utile dans la maison, où elle « faratait, » c’était son mot, sans arrêter. On comprenait, à la voir, qu’elle était accoutumée à une vie d’intérieur très active. Comme les recluses, elle reportait tout à son couvent. Elle admirait les flambeaux, les cadres en bois doré, les vases en porcelaine, et disait : « C’est ça qui serait beau pour notre chapelle ! » La Baigneuse de Falconet, en biscuit de Sèvres, l’attirait invinciblement ; elle disait avec un gros soupir d’envie : « Ah ! si elle était à moi, je lui ferais une belle robe en soie bleu de ciel, je lui mettrais une couronne d’or sur la tête, le sacré cœur sur la poitrine, et ça ferait une jolie vierge pour notre chapelle ! » Tout cela était puéril, j’en conviens, mais si naïf et tellement sincère que l’on ne pouvait s’en moquer. Elle passait son temps à faire de la charpie ; ses doigts agiles effilochaient le vieux linge avec une rapidité extraordinaire ; les monceaux de fils menus et blancs s’accumulaient devant elle comme des flocons de neige. Quand un paquet lui semblait suffisamment volumineux, elle l’enveloppait et écrivait l’adresse : à l’ambulance du Palais de l’Industrie. Un soir, je ne pus m’empêcher de lui dire : « Vous avez l’âme vraiment chrétienne de porter secours aux ivrognes qui vous ont expulsée de votre maison. » Elle me répondit très simplement : « C’est le précepte de Notre Seigneur ; et puis, voyez-vous, ces pauvres gens me font grand’pitié : ils sont très mal soignés par les dames qu’on a placées auprès d’eux et qui n’entendent rien aux malades. » Le 24 mai, elle força son hôte à recevoir, à cacher, à sauver deux fédérés qui fuyaient.

Ce fait n’a rien d’extraordinaire ; il n’est pas une sœur de charité, pas un ignorantin, pas un dominicain, pas un prêtre, pas un curé, en un mot, pour employer l’expression collective dont se servait la commune, qui, en pareille circonstance, n’eût imité la religieuse dont je viens de parler. Quel est le communard qui demandant asile à un prêtre a été repoussé ? pas un, et il en est beaucoup que je pourrais nommer qui ont dû leur salut à l’hospitalité « cléricale. » C’est à croire qu’ils se sont dit : On ne viendra pas nous chercher près d’eux, car on sait ce que nos amis et nos disciples en ont fait à la Grande-Roquette, à la rue Haxo, à l’avenue d’Italie. Et les jésuites, que n’a-t-on pas vomi contre eux, sans compter ceux que l’on a tués, dont le plus grand de tous, Olivaint ? Le lecteur se rappelle-t-il que parmi les membres du comité central il y avait un certain Grêlier, — plus bête que méchant, m’a-t-on dit, — qui, le 20 mai, publia une note dans le Journal officiel de la commune pour prévenir « les réactionnaires » qu’on allait brûler leurs titres de rentes. Celui-là aussi était l’ennemi des prêtres. La soutane lui faisait hausser les épaules, et la doctrine de Loyola, — dont il ne savait pas le premier mot, — le mettait en fureur. Quand il fallut fuir, Grêlier alla frapper à la porte des jésuites encore consternés de la mort des leurs ; il déclina ses noms et qualités. On ne vit pas en lui la brebis galeuse, on ne reconnut que la brebis malade ; on pensa au Bon Pasteur, et l’on ouvrit. Dans le jardin de la maison des Moulineaux, Grêlier promenait mélancoliquement sa forte encolure et son triple menton. Il trouvait l’ordinaire un peu maigre, et se souvenant qu’avant de devenir législateur au comité central, délégué au ministère de l’intérieur, membre d’une commission au ministère de la guerre, il avait été cuisinier chez le maréchal de Saint-Arnaud et chez le duc de Noailles, il fricassait lui-même quelques ragoûts dont les pères appréciaient la finesse. Retomber de l’Hôtel de Ville aux fourneaux, c’est pénible, mais Grêlier put se consoler en apprenant que Dioclétien, qui, il est vrai, ne fut qu’empereur, cultiva ses légumes à Salone après son abdication. Si, lorsque l’on jetait les prêtres de la société de Jésus dans les cabanons de Mazas, un seul d’entre eux était venu dire à Grêlier : Sauvez -moi ! que serait-il advenu ?

Les calomnies que la commune avait répandues sur tous les ordres religieux, calomnies que l’on imposait à la population fédérée comme un article de foi, n’empêchèrent pas, on vient de le voir, des communards fugitifs de se réfugier chez ceux-là même qu’ils chargeaient de tous les crimes. Ce qui prouve que certains d’entre eux ne croyaient guère ce qu’ils disaient ; mais d’autres y crurent, et souvent des commandans en chef furent paralysés dans leurs bonnes intentions par les préjugés obtus et enracinés des inférieurs auxquels ils avaient transmis leurs ordres. Le 14 mai, Dombrowski, « général de la première armée, » expédie ses instructions au lieutenant-colonel Barillier, son grand prévôt, et au colonel Mathieu, « commandant supérieur des forces entre le Point-du-Jour et la porte Maillot. » Le grand prévôt mettra les scellés sur le « couvant » de l’Assomption à Auteuil, le colonel Mathieu laissera sortir librement, en emportant leurs effets, « les dames du dit couvant ; ces dames ont droit aux plus grands égards. » Le grand prévôt Barillier remplit sa mission avec beaucoup de convenance ; il engagea les sœurs à quitter leur costume compromettant et fut envers elles d’une politesse irréprochable. Les sœurs allaient s’éloigner, lorsqu’un capitaine d’état-major arriva au galop, et prescrivit de les retenir prisonnières. L’imagination communarde avait fait des siennes, et parmi les hommes de la première armée on ne parlait que des cadavres et des instrumens de torture découverts dans les souterrains du couvent de l’Assomption. Pour protéger les pauvres religieuses contre la brutalité de ses soldats, Dombrowski, sous prétexte de les mettre en arrestation, les plaça en lieu sûr, et, pour dégager sa responsabilité, il fit adresser un rapport à Protot, délégué à la justice, qui, dès lors, restait chargé de l’enquête. Le rapport rédigé par Barillier est assez ironique : on peut reconnaître que le grand prévôt, « informé à tort ou à raison, » se débarrasse d’une commission désagréable et ne croit guère aux balivernes qu’il raconte. Quoi ! dans un couvent de femmes, des cadavres, des instrumens de torture ? Oui, le monde de la fédération avait été tellement saturé de calomnies qu’il en était pénétré. Pour lui, toutes les maisons conventuelles étaient des lieux de supplice et des lieux de dépravation ; il n’en pouvait douter ; du doigt il avait touché les preuves et saisi la vérité, car nul alors n’ignorait, ne pouvait ignorer les fameux « mystères de Picpus. »


IV. — LES MYSTERES DE PICPUS.

Jamais plus impudente mystification, jamais mensonge plus effronté ne fut offert, avec un tel concours d’intentions perverses, à la crédulité des badauds. Une maison religieuse, à la fois couvent, pensionnat, école, infirmerie et refuge, connue, presque célèbre dans toute la bourgeoisie parisienne, fut dénoncée, avec pièces à l’appui, comme un repaire de brigandage et de luxure. Le souvenir des crimes de Mingrat, de Lacolonge, de Contrafatto, la lecture des petits romans a libres penseurs, » ont pu entraîner la foule ignare a ne pas rejeter avec mépris ces calomnies malsaines ; mais que penser des membres de la commune, — Rigault, Protot, — qui les ont inventées, et que penser surtout des journalistes qui les ont propagées en les aggravant ? Cette histoire mérite d’être racontée avec quelques détails, car elle éclaire la commune et en montre le fond.

Le XIIe arrondissement eut pour maître un membre de la commune, Jean-Louis-Philippe Fenouillas, qui, ayant l’habitude et pour cause de changer souvent de nom, se faisait alors appeler simplement Philippe. Tour à tour employé, agent d’affaires, marchand de vin, il avait fait tous les métiers ; on a même prétendu qu’il avait tenu une de ces maisons que la police numérote et ne nomme pas ; c’est une calomnie « réactionnaire ; » il n’avait pas tenu la maison, il la commanditait. Il fut à Bercy ce que Sérizier fut au XIIIe arrondissement : une hyène lâchée dans un troupeau. A la dernière heure, il fut horrible ; il commandait aux femmes de faire bouillir de l’huile « pour arroser les Versaillais. » Il incendia la mairie et l’église ; comme on se pressait vers lui en le suppliant de donner au moins le temps de faire évacuer les maisons, il répondit : « Il faut que tout le monde brûle ! » Lorsque tout fut en feu (25 mai, cinq heures du soir), il monta dans un fiacre à l’impériale duquel il avait accroché un drapeau rouge, et il se rendit dans le XIe arrondissement, où les débris de l’armée fédérée se réunissaient pour combattre la France et pour massacrer les otages.

Fenouillas n’aimait pas les congrégations religieuses, et il y en a beaucoup dans le XIIe arrondissement ; il résolut de leur livrer bataille. Dans ces expéditions, qui ne furent pas sans profit, il eut pour auxiliaires Clavier, commissaire des quartiers de Picpus et de Bel-Air, Girault, un polisson de dix-neuf ans qui faisait fonction d’inspecteur de police, Pontillon, employé à la mairie, et le brave capitaine Lenôtre. Dans les grands jours, Raoul Rigault, délégué à la sûreté générale, et Protot, délégué à la justice, daignaient venir dans ces quartiers lointains et s’assurer par eux-mêmes de la réalité, de la gravité des crimes inventés. L’objectif était le couvent des sacrés cœurs de Jésus et de Marie, composé de deux maisons voisines, mais distinctes, l’une occupée par des religieux surnommés les picpuciens, l’autre habitée par une assez nombreuse communauté de femmes connues, à cause de leur costume, sous le nom de dames blanches. Clavier, ayant près de lui Girault, marchant sous les ordres de Fenouillas, accompagné de Pontillon et de Lenôtre, à la tête d’un peloton de fédérés, se dirigea sur le couvent le 12 avril et l’envahit. On prit tout ce que l’on put prendre. Les religieux furent envoyés à la Conciergerie, les dames blanches furent gardées à vue. Fenouillas, Clavier et ses acolytes, mis en appétit par cette victoire, se firent servir à dîner, réquisitionnèrent du vin dans les cabarets des environs, adressèrent quelques invitations à des dames habitant les maisons situées près de la barrière du Trône, et trouvèrent que la vie a de bons momens. Ce n’était que de l’arbitraire, ce n’était que de la débauche ; c’était l’œuvre journalière de la commune, et il n’y aurait pas à en parler, si dans le couvent des dames blanches on n’avait fait quelques découvertes intéressantes.

Dans un grenier situé au-dessus de la chapelle, au milieu de vieilles paillasses et de chaises cassées, on aperçut trois lits orthopédiques qui avaient servi jadis à des pensionnaires dont la taille était déviée. En outre, dans des chambres proprettes, bien aérées et convenablement meublées, on trouva trois femmes aliénées qui étaient logées et soignées dans la maison. Il n’y avait là rien que de naturel ; on cherche à redresser les bossues, on essaie de guérir les folles, cela se voit partout, dans les pensionnats, dans les asiles, dans les couvens, dans les hôpitaux, dans les maisons particulières. Mais Fenouillas et Clavier s’éclairèrent mutuellement aux lueurs de leurs flambeaux révolutionnaires. Les lits orthopédiques sont des instrumens de torture et de débauche destinés à mater la vertu résistante ; les trois malades dont le délire raisonne et déraisonne alternativement sont « des victimes cloîtrées, » maintenues en cellule parce qu’on redoute leurs révélations ou parce qu’on veut s’emparer de leur fortune. Prévenu sans délai, le ministre de la justice Protot accourt et se garde bien de contredire le Fenouillas ; Raoul Rigault intervient aussi ; tout en se bourrant le nez de tabac, il déclare que ça ne le surprend guère, qu’il soupçonnait tout cela depuis longtemps, que c’est du reste une bonne affaire dont il faut tirer parti.

On en tira parti en effet. Instrumens de torture, séquestration violente, cela eût dû suffire, mais on voulait davantage. On fit des fouilles, et immédiatement on découvrit des squelettes ; tout de suite les squelettes devinrent des cadavres. On n’avait qu’à fouir le sol de ce quartier, il est fait d’ossemens ; car c’est là que la sœur aînée de la commune de 1871, c’est là que la commune de 1793 fit établir un cimetière supplémentaire, dans un terrain situé derrière le jardin de l’ancienne maison des dames chanoinesses de Picpus, pour y déposer les restes des « aristocrates » que l’on guillotinait sur la place du trône renversé[7]. Ces squelettes représentèrent facilement les victimes du cléricalisme. Le soin de répandre cette fable grossière fut laissée aux journaux communards, qui s’en acquittèrent avec enthousiasme ; corsets de fer, recluses, ossemens : quels accessoires pour une mise en scène ! On n’oublia rien, pas même une sorte de jouet d’enfant, un petit berceau qui avait contenu un Jésus de cire et qui avait figuré dans une crèche lors des fêtes de Noël. Toutes les dames blanches furent conduites à la prison de Saint-Lazare, et les fédérés vinrent visiter ce couvent, théâtre de tant de forfaits mystérieux.

Que Vermesch, qui dans son Père Duchêne avait la spécialité des ordures, ait sauté sur cette proie et l’ait accommodée à sa façon pour la servir à ses lecteurs, cela n’a rien de surprenant. Mais comment Rochefort n’a-t-il pas répudié immédiatement et sans examen cette indécente balourdise ? Son journal, le Mot d’ordre, devint au contraire en quelque sorte le moniteur officiel des mystères du couvent de Picpus, et l’on reste stupéfait de voir qu’un écrivain d’esprit n’a pas été saisi de dégoût devant cette turpitude. Après tout, il est possible que, pour certains hommes, le dernier mot de la politique consiste arracher sur ses adversaires et à se glorifier soi-même ; mais avant de se rendre complice de cet attentat contre la vérité, on aurait dû se rappeler que les dames blanches, tenant un pensionnat où plus de cent cinquante fillettes se réunissaient, rendaient des services quotidiens et permanens à la population du quartier Saint-Antoine. C’était surtout aux filles d’ouvriers que l’on portait préjudice, bien plus qu’à de pauvres religieuses dont, n’en déplaise aux opinions préconçues des athées révolutionnaires, le royaume est bien peu de ce monde. On m’a dit, on m’a affirmé que Rochefort avait été à Saint-Lazare voir les dames des sacrés cœurs et qu’il les avait « blaguées ; » je me suis toujours refusé à le croire, et je reste convaincu que ceux qui m’ont raconté le fait se sont involontairement trompés. S’il avait fait cette visite, on serait en droit de supposer qu’il a pu ajouter foi à ces cancans de portière, ce qui est inadmissible.

Les communards, forts des découvertes ingénieuses faites à Picpus, étaient indignés des tortures que les victimes avaient eues à subir, et ils s’étonnaient qu’en plein XIXe siècle on pût encore martyriser « un être humain. » Dans ce même couvent, d’où les religieux picpuciens avaient été arrachés pour être menés, au milieu des vociférations et des menaces de mort, jusqu’à la Conciergerie en attendant la rue Haxo, où quatre d’entre eux tombèrent, dans ce même couvent on put apprécier comment les agens de la commune comprenaient et pratiquaient le progrès des mœurs. Le 15 mai, le commissaire de police Clavier et son inspecteur Girault sont au couvent des pères de Picpus ; des fédérés complètement ivres leur amènent un homme qu’ils ont rencontré dans la rue de Reuilly et qui, malgré ses vêtemens bourgeois, ressemble à un prêtre. Ces ivrognes perspicaces ne s’étaient point trompés, ils avaient mis la main sur l’abbé Majewski, prêtre-sacristain de l’église Saint-Eloi. Clavier procède à l’interrogatoire, lequel consiste à injurier Majewski, à le fouiller et à lui voler une somme de 150 fr. 75 c. Ceci fait, il le livre à Girault, qui le conduit dans une salle d’attente où quatre autres prisonniers sont enfermés. Là Girault fait déshabiller complètement le malheureux prêtre, lui prend sa canne et l’en frappe à outrance sur les épaules et sur le dos. Lorsque ce petit accès de justice populaire est passé, M. Majewski reçoit ordre de se rhabiller ; puis escorté de Girault qui tenait son revolver en main, serré de près par quatre fédérés armés de fusils, il est poussé à travers les escaliers jusqu’au troisième sous-sol, où il est enfermé dans un caveau d’un mètre carré dont on barricade la porte avec des tonneaux vides. Girault prévient charitablement l’abbé que, s’il tente de s’évader, on lui cassera la tête. Les fédérés avaient bu dans ce caveau et y avaient cassé les bouteilles vides. La position était affreuse. L’abbé ne pouvait ni s’étendre ni rester debout sans se blesser aux tessons répandus sur le sol. Il parvint à reculer un peu les tonneaux qui obstruaient la baie du caveau sans porte. Girault s’en aperçut en amenant deux autres prisonniers. A l’aide d’un trousseau de clés il frappa M. Majewski jusqu’au sang. Le pauvre homme, épuisé, demanda à boire : « Ce n’est pas la peine, répondit Girault, on te donnera bientôt du plomb à manger. » Ce supplice dura quarante-huit heures ; on profita de ce que Clavier et Girault étaient absens pour relâcher le pauvre prêtre, ce qui mécontenta Fenouillas.

Une autre maison fut cruellement visitée par un des adjoints à la mairie du XIIe arrondissement, Jules-Ambroise Lyaz, connu sous le sobriquet de Bon cœur et qui était alors âgé de cinquante-six ans : c’est l’orphelinat Eugène-Napoléon, situé entre le faubourg Saint-Antoine et le boulevard Mazas et spécialement consacré à l’éducation des jeunes ouvrières. Ce Lyaz, qui était clerc d’huissier, aimait Fenouillas et paraissait digne de le comprendre. Ils étaient ensemble après le 18 mars et s’emparèrent de la mairie, où leur premier soin fut de faire venir un serrurier pour forcer la caisse, dans laquelle furent trouvés dix mille francs que l’on ne retrouva plus. En qualité d’adjoint, Lyaz surveillait les maisons d’enseignement, visitait les écoles et visitait surtout les poches des sœurs dont il enlevait volontiers l’argent. Cela ne l’empêchait pas de s’occuper de stratégie : son plan consistait à faire sauter le pont viaduc de Bercy et à incendier le quartier. Le 29 avril, Lyaz vint prendre possession de l’orphelinat ; ceinture rouge, revolver au côté, mine rébarbative. Il y avait là trois cents orphelines que des sœurs gardaient et protégeaient de leur mieux. Ordre à toutes « les nonnes d’avoir à décamper et plus vite que ça. » Les pauvres femmes se préparèrent à obéir et voulurent emmener leurs élèves avec elles. Cela ne faisait pas le compte de Lyaz, dit Bon cœur, qui s’y opposa. Les sœurs, fort énergiques, eurent avec ce conquérant d’orphelinat une altercation extrêmement vive. Elles furent chassées et réduites à laisser dans le bercail, qui allait devenir une porcherie, plus de cent pauvres fillettes dont le sort n’était plus douteux. Lyaz, convoquant ses amis et parfois même recevant Fenouillas, faisait le pacha dans ce harem. On vit là le respect que le peuple a pour les filles du peuple. Les petites malheureuses, ivres, et abruties, dormaient pêle-mêle dans les cours avec les fédérés. Lorsque après la défaite de la commune les sœurs accoururent dans leur maison polluée, elles jetèrent un cri d’horreur en revoyant leurs élèves. « Cinq d’entre elles étaient presque aveugles par suite d’ophtalmie purulente ; d’autres agonisaient ; quarante-cinq étaient couvertes d’un mal affreux à la tête. » Lorsque les communards parlent de la commune, ils disent : Ah ! c’était le bon temps[8] !

Beaucoup de faits analogues se sont produits qu’il faut, par réserve, passer sous silence. Le côté immoral de la commune, qui fut excessif, ne pourra jamais être publiquement dévoilé. A la préfecture de police, dans les ministères, dans bien d’autres endroits qu’il est superflu de désigner, à l’Hôtel de Ville même, il y eut des actes tellement scandaleux que l’on ne peut y faire allusion ; toutes les impudeurs et toutes les cruautés s’étalaient sans contrainte. Les femmes, je dois le dire, étaient plus effrontées que les hommes, et c’était quelque chose d’absolument extraordinaire d’entendre ces créatures parler, en hochant la tête, des mœurs du clergé. Aux jours de la Genèse, Paris eût été foudroyé ; mais le feu du ciel n’eut pas à tomber, le pétrole a suffi.

La persécution contre le prêtre, contre la femme qui, librement, pour servir sa foi, a choisi la vie conventuelle, la persécution contre les sœurs qui élèvent les enfans, soignent les malades, secourent les misères ne parut pas une œuvre satisfaisante aux pyromanes de l’Hôtel de Ville. Ils voulurent détruire l’image matérielle de la religion, anéantir le monument, renverser le temple où les fidèles vont prier parce que c’est leur droit, comme d’autres ont le droit d’aller s’abreuver au cabaret. Un des derniers ordres expédiés par Eudes, membre du comité de salut public, au commandant de la batterie placée au Père-Lachaise porte textuellement : « Tire sur les églises. » On peut admettre jusqu’à un certain point que l’on brûle des édifices pour protéger une retraite ou arrêter la marche des assaillans, mais préparer l’incendie d’une église seulement parce que c’est une église paraît une conception si étrange que l’on est tenté de la prendre pour un acte de folie. La commune cependant n’a point hésité ; jusqu’au bout elle est restée fidèle à son principe. Sur Saint-Laurent dévasté elle a écrit : Écurie à louer, et elle a voulu incendier Notre-Dame. Il n’y avait là nulle stratégie cependant. La vieille cathédrale est isolée ; aucun soldat de la France ne l’attaquait, nul fédéré ne la défendait. Elle est chère au peuple de Paris, car elle marque la place du berceau même d’où sortit la vieille Lutèce. Elle se dresse à l’endroit où les nautes, nos pères, avaient élevé un autel à Isis. Son bourdon a sonné pour tous les incidens tristes ou joyeux de notre histoire. Il me semble qu’entre toutes elle est sacrée et qu’à défaut de piété le patriotisme seul doit l’aimer ; erreur profonde dont la commune m’a fait revenir.

L’ordre d’incendie est venu de l’Hôtel de Ville, mais il est impossible de dire d’une façon précise, ou seulement d’indiquer qui l’a donné. Une première tentative avait échoué ; le mardi 23 mai, un individu, dont on n’a pu savoir le nom, s’était présenté vers dix heures du soir à l’Hôtel-Dieu et avait demandé, le revolver au poing, les instrumens nécessaires pour forcer la porte de Notre-Dame afin de mettre le feu à l’intérieur. On avait invoqué les devoirs de l’humanité ; on avait fait comprendre que les malades, les blessés fédérés enfermés à l’hôpital courraient de graves dangers, si l’église était incendiée ; l’homme était seul, on lui parla avec fermeté, il se retira en maugréant. On espérait en être quitte pour cette alerte, lorsque le mercredi 24 à onze heures du matin une fumée très épaisse et très sombre sortit lentement par l’intervalle des abat-sons des deux tours. Le docteur Brouardel, qui seul de ses confrères avait pu parvenir jusqu’à l’Hôtel-Dieu, courut vers l’église accompagné des internes en pharmacie. Une porte était ouverte : on entra et on recula, car la fumée était tellement intense qu’on ne voyait pas à un mètre devant soi, fumée noire et sentant le pétrole. Les incendiaires avaient arraché les boiseries que l’on avait réunies au milieu de la nef avec les confessionnaux, les bancs et les chaises, des nappes d’autel et des aubes. Cela formait un énorme bûcher. On l’avait aspergé d’huile de pétrole et on l’avait allumé. La fumée qui se dégageait de ce bûcher était tellement lourde qu’elle pesait sur les flammes et les comprimait. Une seule porte était béante ; par bonheur, aucun vitrail n’était brisé, donc nul courant d’air pour activer le brasier. On vint prévenir en toute hâte le docteur Brouardel que l’église Saint-Séverin et que la rue Galande allaient être incendiées ; c’était la perte assurée de l’Hôtel-Dieu ; le docteur s’élança vers son hôpital pour organiser le sauvetage de ses malades, et les internes de la pharmacie restèrent seuls en présence de la vaste église dans laquelle une pyramide de bois brûlait. Ils furent héroïques, car ils se jetèrent au danger sans se soucier des matières explosibles que l’on avait pu mêler aux élémens de combustion. Pendant qu’ils arrachaient les morceaux de bois noircis et qu’ils les jetaient sur la place du Parvis, deux d’entre eux allèrent demander au directeur de l’Hôtel-Dieu de prêter les pompes de l’hôpital, afin que l’on pût combattre régulièrement l’incendie. Le directeur, qui était accosté de deux individus paraissant exercer sur lui une certaine influence, répondit que, si Notre-Dame brûlait, c’était sans doute par suite des instructions de la commune, que dès lors il n’avait pas à s’en mêler ; il ajouta : « Quant à vous, messieurs, agissez selon votre conscience, je ne m’y oppose pas. » — Ces jeunes gens n’avaient pas besoin de l’autorisation de ce pauvre hère, — qu’il vaut mieux ne pas nommer, — pour écouter leur conscience et faire leur devoir. Aveuglés par la fumée, les cheveux grillés, les mains endolories, ils s’acharnèrent à leur œuvre de salut. Cela dura longtemps. Pièce à pièce on démolit le bûcher ; on en traîna, on en poussa tous les débris sur la place où ils pouvaient brûler sans péril. Quelques habitans du quartier étaient accourus et prêtaient main-forte. Notre-Dame fut sauvée, et si Paris n’a pas vu périr l’église dont il est si fier, c’est aux internes pharmaciens de l’Hôtel-Dieu qu’il le doit. Le lendemain, jeudi 25 mai, les troupes françaises campaient au Parvis, et rien n’était plus à craindre.

Si le courage de ces jeunes gens n’avait arraché Notre-Dame à l’incendie préparé, il est probable que les apologistes de la commune, qui sont, comme l’on sait, gens véridiques, n’auraient pas manqué de dire que la vieille basilique avait été brûlée par les chanoines empressés d’ensevelir à jamais les traces de leurs crimes. Que l’on ne croie pas que je plaisante ; c’est ainsi que les communards ont écrit leur histoire. Le ministère des finances et la cour des comptes ont été détruits par des administrateurs infidèles qui voulaient faire disparaître la preuve de leurs malversations ; l’Hôtel de Ville a été miné et renversé par les hommes du gouvernement de la défense nationale, afin de mettre à néant quelques papiers qu’ils y avaient oubliés ; la préfecture de police a été « flambée » par des agens secrets qui craignaient d’être découverts, et la rue de Lille a été incendiée par ordre d’une grande dame qui désirait se débarrasser d’une correspondance compromettante, qu’elle avait déposée chez un de ses amis. Se dire le peuple le plus spirituel de la terre et imprimer de telles niaiseries, c’est vraiment abuser de la permission d’être bête, mais c’est donner une suite naturelle au roman des mystères de Picpus.


MAXIME DU CAMP.

  1. Voyez la Revue du 15 mai, du 1er  et du 15 juin.
  2. Affaire Lebiez et Barré. Août 1878. Lebiez, lorsqu’il a assassiné et dépecé la veuve Gillot, allait devenir gérant d’un nouveau Père Duchêne, ainsi qu’il résulte de la déclaration suivante : « Le gérant du Père Duchêne sera M. Lebiez (Paul-Louis), né à Angers, le 31 juillet 1853, professeur de sciences à Paris, rue des Fossés-Saint-Jacques, 3, réunissant toutes conditions prescrites par la loi. Fait double à Paris, le 6 avril 1878. H. Buffenoir. Le gérant : P. Lebies. »
  3. Procès Vial ; déb. contr. quatrième conseil de guerre, 12 septembre 1872.
  4. Procès Ch. Amouroux ; déb. contr., troisième conseil de guerre, 22 mars 1872.
  5. Le nom n’est pas très lisible ; je crois lire Schmeltz ; le lieutenant-colonel de la 8e légion de la garde nationale pendant la commune était en effet Eugène-Pierre-Crépia Schmeltz.
  6. Dans l’interrogatoire qu’il a subi le 19 août 1871 devant le troisième conseil de guerre, où il n’aurait dû comparaître que comme témoin, M. Ulysse Parent a dit : « Le 5 avril, je donnai ma démission. Toute ma crainte était de voir l’arrondissement (le IXe) confie à une commission prise au dehors. J’obtins que la mairie passerait à un administrateur intègre. Je fus heureux de lui confier la caisse de ce riche arrondissement qui contenait 120,000 francs. Cet administrateur fut malheureusement révoqué plus tard par la commune. » L’administrateur dont parle Ulysse Parent était Bayeux Dumesnil.
  7. Une partie de ce cimetière achetée par la famille des suppliciés sert encore aujourd’hui de lieu de sépulture et est enclose dans une congrégation religieuse de la rue Picpus.
  8. Procès Girault ; déb. contr., cinquième conseil de guerre, 13 novembre 1871 ; procès Fenouillas, Pontillon et Lenôtre ; déb. contr., cinquième conseil de guerre, 1er juillet 1872 ; procès Lyaz ; déb. contr., troisième conseil de guerre, août 1877.