La Comédie politique en Allemagne

La Comédie politique en Allemagne
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 851-877).

DE


LA COMEDIE POLITIQUE


EN ALLEMAGNE.




Die poiitische Wochenstube (Les Couches politiques),
par M. Prutz. — Zurich, 1845.




Depuis que la poésie allemande a abandonné les voies souveraines de l’art pour s’engager au service des intérêts quotidiens, elle a essayé çà et là, bien que trop rarement, de se rattacher à des traditions nationales. Le XVIe siècle est naturellement, dans les jours de lutte, l’arsenal obligé de la polémique. Publicistes, poètes, controversistes de toute sorte, pamphlétaires politiques ou religieux, tous peuvent trouver là des modèles, ou, si c’est trop dire, des encouragemens. Cette féconde et tumultueuse époque restera long-temps encore la véritable patrie des novateurs. Les écrivains du XVIe siècle ont été étudiés dans ces dernières années par quelques-uns des nouveaux tribuns avec un empressement juvénile. Ulric de Hutten a reparu tout à coup dans les vers irrités de M. Herwegh, fier, sauvage, et sa lance à la main, comme dans le tableau d’Albert Dürer. Il n’était pas difficile de rencontrer chez le chevalier Ulric de belliqueux refrains, des cris de bataille, des clameurs furieuses contre les papistes ; il suffisait pour cela d’ouvrir au hasard ses discours et ses dialogues. On a fait plus encore : on a recueilli dans tous les poètes de ce temps les hardis passages qui pouvaient venir en aide aux controverses présentes ; on a précieusement rassemblé tous les titres du libéral esprit qui s’éveille ; M. Hoffmann de Fallersleben, M. Margraff, ont donné des recueils bien remplis, bien composés, et dirigés nettement vers ce but. Toutes ces études sont excellentes ; cette direction est saine et salutaire ; ce qu’il y a eu de moins médiocre dans les récentes tentatives de cette poésie politique est venu de là ; les traditions des ancêtres ont servi de guides aux mieux inspirés de ces jeunes tribuns, et sauvé quelques strophes de M. Herwegh, de M. Prutz, de M. Dingelstedt. Les autres, abandonnés à eux-mêmes et à la rhétorique des gazettes, ont été reniés par la Muse.

Il y a cependant une forme particulière de cette poésie politique, dont le XVIe siècle n’offrait aucun modèle aux poètes libéraux de l’Allemagne : c’est celle qui essaie de traduire sur la scène les évènemens contemporains ; c’est ce drame hardi, cette comédie puissante et libre qui emprunte ses personnages au monde politique, afin de signaler gaiement les ruses des uns, les déceptions des autres, tout le mouvement des sociétés nouvelles. Cette comédie n’aura jamais, je le crois, comme la poésie politique elle-même, qu’une valeur très secondaire, puisqu’elle est obligée de vivre non sur les sentimens éternels de l’ame, mais sur des faits particuliers et des passions fugitives. Son succès, s’il est plus vif, sera nécessairement moins durable. Quelle qu’elle soit cependant, elle peut devoir un jour aux conditions nouvelles de la société une existence à peu près certaine et une place assez considérable dans la poésie de l’avenir. Un critique éminent, M. Gustave Planche, discutait ici même, il y a quelques années, l’importance possible de ce genre nouveau ; il analysait ses mérites et ses inconvéniens ; il indiquait les ressources que trouverait la Muse dans le spectacle de la vie publique, dans l’étude de ses ridicules et de ses misères. Cette importance ne saurait être contestée ; il est certain que c’est là, pour un ordre inférieur de poésie, une matière riche et précieuse qui attend la main de l’artiste. Mais que de difficultés dans une pareille tâche ! La première de toutes, le premier obstacle, c’est l’absence même d’une forme indiquée, d’une tradition consacrée par les maîtres. Ni le théâtre d’Eschyle ou d’Aristophane, ni le drame de Shakspeare, ne peuvent fournir au poète de salutaires exemples ; tout est à faire ici dès le premier pas.

Nos jeunes poètes de l’Allemagne, en suivant avec piété les traces de leurs aïeux, ont rencontré, au temps de la réforme, quelques essais de comédie politique. A l’époque où Pierre Gringoire et les enfans sans souci raillaient le pape Jules II sur les tréteaux des halles, ces tentatives aristophanesques se produisaient aussi au-delà du Rhin, et les poètes de Nuremberg, Rosenplüt, Hans Sachs, s’efforçaient de traduire sur leur scène naïve les évènemens contemporains, les luttes de l’Allemagne avec la papauté, tout le drame passionné de la réforme ; œuvres bizarres, curieuses pour l’historien, mais d’où la poésie est absente. Ni M. Prutz, ni M. Herwegh ne pouvaient trouver là d’utiles indications ; la médiocrité de ces compositions les avertissait au contraire de chercher en eux-mêmes la forme nouvelle d’un art nouveau. Encore une fois, il fallait ou renoncer à la prétention de créer en Allemagne la comédie politique, ou affronter courageusement les difficultés du problème et se souvenir enfin des conditions impérieuses de l’art et de la vraie poésie. Quand je voyais tous ces écrivains chercher dans les gazettes des idées et des rimes, quand je les voyais méconnaître si résolument les lois éternelles de l’invention, je ne pouvais guère m’imaginer que ce bruyant groupe des poètes démocratiques, si ambitieux et si irréfléchi qu’il fût, prétendit donner un jour à l’Allemagne ce théâtre dont je viens de parler. Voici pourtant un de ces écrivains, le plus hardi et le plus confiant, M. Prutz, qui se glorifie déjà d’avoir réussi. Son œuvre, quoique diversement jugée, a obtenu de nombreux suffrages ; on a félicité l’auteur d’avoir ouvert une route féconde ; de plus, cette comédie s’adresse aux passions les plus vives du moment, elle croit embrasser la situation présente d’une façon complète, elle prétend donner un tableau exact de la Prusse et de l’Allemagne entière. De quelque côté qu’on l’envisage, elle mérite donc une attention sérieuse. Le critique est attiré par la question littéraire, le publiciste par l’événement politique. Que ce soit une tentative intéressante pour l’art, ou seulement un document de plus pour la situation de l’Allemagne, la comédie de M. Prutz a droit d’être discutée et jugée.

A ne considérer d’abord que le problème littéraire, le nom et les précédens travaux de M. Prutz m’inspirent, je l’avoue, une assez grande défiance, et le premier regard jeté rapidement sur son œuvre ne confirme que trop mes scrupules et mes craintes. M. Prutz a commencé par être un journaliste ardent et passionné ; il appartient à la jeune école de Hegel, et il a pris une part active à la rédaction des Annales de Halle. Sa vocation pour la poésie ne s’est décidée que long-temps après ses premiers travaux philosophiques ; vocation factice, on le voyait trop, et nous avons déjà signalé cette absence de naturel et de sincérité dans ses vers[1]. M. Prutz a voulu être poète, il le veut encore : il y met une sorte d’obstination qui atteste l’énergie de son humeur et qui se traduit souvent en de vigoureux emportemens ; mais la simplicité, mais la franchise du langage, l’invention saine et naturelle, ne les lui demandez pas. Quand il quitta brusquement la philosophie et la critique pour les travaux de l’imagination, le succès des vers de M. Herwegh l’avait enivré ; il prit cette excitation pour l’appel impérieux de la Muse, et convoita désormais la bruyante renommée des Poésies d’un vivant. Ce qu’il y avait d’énergique dans les vers de M. Prutz lui venait de M. Herwegh ; ajoutez à ces inspirations d’emprunt un travail de tous les jours, une science réelle du langage et du rhythme, une habileté très apprise, toute une rhétorique complète, et vous saurez de quoi se compose le talent de M. Prutz. Aujourd’hui, c’est lui qui prend les devans ; il ne se résigne plus à être le débiteur de M. Herwegh, il prétend, au contraire, montrer à la poésie allemande des routes inconnues et fonder le théâtre politique. Quoi donc ! Faut-il croire que l’imagination s’est éveillée une bonne fois dans l’esprit persévérant du critique, et que le poète nouveau-né va enfin marcher seul ? Non, le critique, l’érudit va reparaître ici plus que jamais ; M. Prutz n’aura fait que changer de maître. Cette comédie politique, cette œuvre si difficile et qui demande, nous l’avons dit, une forme nouvelle enfantée hardiment par une imagination libre, il ira tout simplement l’emprunter à la Grèce antique ; il dérobera Aristophane. Au lieu d’une création originale, née, comme il convient, du mouvement de la vie moderne, nous aurons une étude, énergique peut-être, obstinée, opiniâtre, sur un modèle qui ne saurait être reproduit ; nous n’aurons pas la comédie que nous cherchions et que l’auteur annonce.

M. Prutz avait-il bien réfléchi quand il prit Aristophane pour modèle ? Est-ce pour obéir aux conseils d’une méditation sérieuse qu’il se décida à faire entrer les idées, les sentimens, les passions de l’homme moderne dans la forme de la comédie ancienne ? Je ne le pense pas. Les objections, pour peu qu’il y eût songé, se fussent présentées en foule à son esprit et l’eussent détourné d’une si étrange entreprise. Quoi donc ! Aristophane en Allemagne ! l’ennemi de Cléon transporté tout à coup dans une société si différente et autorisé par le poète à renouveler, après plus de deux mille ans, ces hardiesses vraiment extraordinaires que tous les commentaires du monde n’expliqueront jamais ! En outre, était-il bien prudent d’entraîner la Muse sur ces places publiques où l’imagination joyeuse du poète païen allait chercher tant de plaisanteries aujourd’hui grossières, tant de bouffonneries dont le sens est perdu ? Quand Aristophane, aux fêtes de Bacchus, déchaînait du fond des antres sacrés les faunes et les satyres et tous les burlesques démons du rire antique, il était sûr de son génie, et il savait bien qu’il charmerait les plus nobles esprits de la Grèce. Grossier, violent, il l’était sans doute, mais avec quelle grace ! Platon l’a dit. M. Prutz est-il aussi sûr de lui-même ? La muse allemande, si elle se souille à de telles équivoques, aura-t-elle l’excuse du polythéisme, ou bien saura-t-elle corriger par le sourire et la grace tant de folles équipées et s’y jouer légèrement ? Il est permis d’en douter. M. Prutz n’a pas eu le loisir de faire toutes ces réflexions. Quand il a demandé à Aristophane des exemples glorieux, il a obéi à une sorte de caprice irrité, et nullement à une intention d’artiste. L’auteur des Guêpes et des Oiseaux était en grande faveur depuis quelque temps à la cour de Berlin ; M. Prutz a cru voir là un défi, une provocation, et il l’a relevée avec cette vivacité passionnée qu’il a presque toujours prise jusqu’ici pour une inspiration sincère. Ardeurs factices, émotions suspectes, tous ces défauts de la poésie politique en Allemagne ne seront jamais plus blessans que dans la tentative de M. Prutz. Le talent même que l’auteur y apportera, la verve incontestable de sa pensée, feront éclater plus désagréablement tout ce qu’il y a de voulu, d’âpre et de contraint dans ses inventions.

On se rappelle ces soirées de Berlin où les drames de Sophocle, les comédies d’Aristophane et de Plaute, les poétiques fantaisies de Shakspeare, paraissaient tour à tour sur la scène avec leurs graces naturelles pour enchanter une noble et studieuse assemblée. Les plus aimables esprits, les plus sévères intelligences, se passionnaient pour ces fêtes de l’art. M. Tieck, M. Mendelsohn, étaient les introducteurs de Sophocle et de Shakspeare, et l’auteur du Chat botté, profitant de cette veine heureuse, évoquait gracieusement les œuvres de sa jeunesse, qui revenaient, un peu vieillies, mais toujours souriantes, solliciter avant de mourir un dernier hommage. Ces petites comédies fantasques, imitées, à la fois de Shakspeare et d’Aristophane, c’était bien en effet un ingénieux intermède entre les Guêpes et le Songe d’une nuit d’été. Loisirs fortunés, innocentes études ! il semblait que ces occupations d’une cour instruite et brillante dussent être acceptées avec sympathie comme un hommage aux choses de l’intelligences comment ne pas s’abandonner au charme de ces solennités studieuses ? et qui aurait eu le courage de troubler ces fêtes naïves ? Eh bien ! non, l’esprit nouveau qui s’agite si fort chez nos voisins se sentit comme blessé. Ce souffle inattendu d’une poésie adorée, au lieu de rafraîchir les ames, aigrit et envenima les plaies vives de cette jeune milice littéraire si éveillée aujourd’hui dans toute l’Allemagne et si prompte à l’attaque. Tandis que la cour de Prusse se laissait charmer par les inventions du poète athénien, tandis que M. Tieck ressuscitait avec grace ses légères tentatives de fantaisie aristophanesque, l’école nouvelle s’imagina voir là une provocation moqueuse, et c’est précisément à l’auteur des Nuées et des Oiseaux qu’elle alla demander conseil pour une réponse hautaine. M. Henri Heine, dans son bizarre et spirituel poème l’Allemagne, avait raillé gaiement le goût de Fréderic-Guillaume IV pour Aristophane, et cette faveur subite, inattendue, de la poésie antique.

« Dans ce dernier chapitre, j’ai tâché d’imiter un peu la conclusion des Oiseaux ; c’est bien certainement la meilleure comédie d’Aristophane.

« Les Guêpes aussi sont une excellente pièce. On la donne aujourd’hui, traduite en allemand, sur le théâtre de Berlin, pour l’amusement du roi.

« Oui, le roi aime cette comédie ; pourtant, si l’auteur vivait, je ne lui conseillerais guère de se rendre en personne à Berlin.

« Le véritable Aristophane à Berlin ! Ah ! le pauvre poète ! ses affaires iraient mal ; nous le verrions bientôt accompagné d’un chœur de gendarmes. »

Or, au moment même où M. Henri Heine, dans ses ironiques menaces, signalait ainsi aux spectateurs de Berlin cet Aristophane qu’on oubliait trop en effet, le hardi citoyen, le satirique sans pitié, voilà qu’un poète traçait vivement une esquisse bizarre, une scène très voisine de la comédie antique par l’audace des attaques et la vigueur trop souvent cruelle des railleries. C’était M. Freiligrath en sa Profession de foi. Nous avons signalé ici cette mascarade burlesque où tous les amis du roi de Prusse, ministres, conseillers, écrivains et artistes, comparaissaient devant le poète pour être bafoués comme Cléon et Euripide. Pourtant ce n’était là qu’une,scène, moins encore, un plan, une indication, une ébauche ; la comédie annoncée par M. Heine, esquissée rapidement par M. Freiligrath, c’est M. Prutz qui l’a faite. M. Heine raillait agréablement ; M. Freiligrath était vif, pressant, mais il n’avait garde d’insister, et son esquisse pouvait sembler une fantaisie excusable ; avec M. Prutz nous aurons l’œuvre complète, sans timidité, sans hésitation, sans fausse modestie. A la bonne heure ! nous allons savoir si le génie allemand est aussi grec qu’il s’en félicite ; ni M. Heine, ni M. Freiligrath, ne nous avaient permis de faire cette étude. Soyons attentifs, s’il vous plaît : voici l’Aristophane tudesque.

La pièce s’ouvre par une altercation fort bruyante entre un chirurgien et son valet ; ce chirurgien est un charlatan, et le valet un rustre grossier. De quoi s’agit-il ? quel est le sujet de la querelle ? Le docteur, pour s’exercer la main, veut absolument faire une opération. Pourquoi ne serait-ce pas sur Kilian (Kilian, c’est le valet) ? Faciamus experimentum in anima vili. Toinette conseillait à Argan de se faire couper le bras gauche et crever l’œil droit, lequel incommode l’autre et lui dérobe sa nourriture. Le docteur veut arracher à Kilian, devinez ! son estomac. La plaisanterie est tout-à-fait allemande en vérité, et dès le premier mot nous sommes aussi loin d’Athènes que de Paris. Kilian résiste, comme on pense ; lui enlever son estomac, à lui, à ce Kilian sensuel et glouton ! Le docteur se fiche. — Eh ! butor ! ne vois-tu pas que c’est pour ton bien et qu’il y va de ton honneur ? Ah ! quel service rendu à l’humanité, si on lui enlevait seulement l’estomac ! Quelle gloire ce serait pour toi, Kilian, si tu donnais un tel exemple et le mettais à la mode ! D’où viennent tous nos maux, je te prie ? Qu’est-ce qui éteint les flammes sacrées de l’inspiration ? qu’est-ce qui enfante la lâcheté, l’égoïsme, la convoitise ? L’estomac. Pourquoi Freiligrath a-t-il accepté la pension du roi de Prusse ? pourquoi Dingelstedt est-il conseiller aulique ? qui leur a donné ces détestables conseils ? qui brise chez les plus forts tous les plans, tous les projets de vertu et de liberté ? L’estomac, ô Kilian ! Et si le système que je t’indique était appliqué à l’état, ah ! c’est là que le progrès serait glorieux. Quels fonctionnaires nous aurions alors ! quels soldats ! quel peuple ! Cet amour de liberté dont on parle tant, qu’est-ce autre chose que de l’appétit ? Que les rois y songent ; ce n’est pas le cœur, c’est l’estomac qui fait les révolutions. Arrachez cet organe malfaisant, tout est sauvé.

Cette scène bizarre, grossière dans les détails, pleine de violences, pleine de personnalités injurieuses, indique assez, dès le commencement, quel sera le ton de toute la pièce. Les noms propres n’effraieront pas l’auteur. Les plus simples précautions que prenait le hardi poète grec seront intrépidement rejetées par la muse tudesque ; Cléon va être amené sur le théâtre, sans masque, sans déguisement, pour être rossé par le charcutier. Enivré de sa parole brutale, le pamphlétaire se prendra pour un poète, et, comme il ne comprend guère cet Aristophane à qui il n’emprunte que les gros mots, il se complaira dans son œuvre sans le plus léger scrupule, et s’écriera, le barbare « Athéniens, applaudissez ! »

Mais continuons, la chose vaut la peine d’être examinée de près. Kilian refuse donc de passer par les mains du docteur, et il est chassé de la maison. Il ne partira cependant que s’il est payé ; mais comment faire ? le docteur n’a ni sou ni maille. Kilian propose à son maître de lui laisser emporter quelque objet de sa pharmacie, et les voilà tous deux examinant en détail fioles et alambics. Ici, maintes plaisanteries grotesques. Cette fiole contient l’esprit de M. Goeschel, conseiller, professeur, et qui a passé du camp de Hegel dans celui de Schelling. Cette autre, ce flacon infect, c’est la pensée de M. Henri Léo, distillée par M. Hengstemberg. — Prends garde, Kilian, s’écrie le docteur, tu tiens là l’essence de l’hypocrisie et de la délation ; auprès de ce venin exécrable, l’arsenic est une poudre bienfaisante. — La plaisanterie, si plaisanterie il y a, continue long-temps de la sorte ; et comment l’auteur, en rangeant ainsi dans des fioles empoisonnées l’esprit de ses adversaires, ne s’aperçoit-il pas qu’il est lui-même un de ces dénonciateurs injurieux qu’il prétend châtier ? Ce n’est rien encore, nous en verrons bien d’autres.

Cependant le jovial Kilian a tenu bon ; il conservera son estomac, et le docteur veut bien ne pas le chasser pour cette fois. Kilian reprend son service de chaque jour auprès de ce chirurgien endiablé, il va faire sa tournée par la ville, et chercher les malades honteux qu’il amènera en secret dans la maison de son maître. Ce maître en effet, il est temps de le dire, s’est donné un fâcheux métier, et sa maison ressemble fort à un mauvais lieu. Il faut l’entendre, lorsque, son instrument à la main, et attendant ses pratiques, il raconte lui-même tous les détails de son honnête entreprise. Que vous semble de l’invention ? C’est dans ce lieu équivoque, c’est entre les mains de ce personnage ignoble, que l’auteur va placer la satire de tout ce qui l’entoure. Il a voulu mettre à nu les plaies de son pays, et il l’amène, cette noble Allemagne, sous le scalpel brutal d’un charlatan sans vergogne !

Dès que ces confidences sont terminées, un mendiant se présente, humble, chapeau bas, et annonce au docteur qu’il est chargé de faire une quête pour élever une statue à l’héroïque représentant de la Germanie primitive, au vainqueur des légions romaines, à Arminius. Prenez garde, ce costume de mendiant est un costume d’emprunt ; le personnage qui le porte s’appelle Schlaukopf, c’est-à-dire fin matois, rusé coquin, et, si l’auteur ne désigne pas sous ce nom le roi de Prusse en personne, au moins ne peut-on douter que ce ne soit le pouvoir, l’autorité en général, ou, si l’on veut, la diète elle-même. Schlaukopf, il est vrai, quand il sera démasqué, racontera tout à l’heure au docteur qu’il a été autrefois républicain et démagogue, et que maintenant, dévoué au pouvoir, il a été nommé conseiller intime et espion privilégié de sa majesté ; mais ce n’est là qu’une précaution de l’auteur, la seule peut-être qu’il ait prise dans son étrange pamphlet. Quand nous verrons Schlaukopf accorder à Germania sa très auguste protection, quand nous le verrons diriger en maître les destinées de sa pupille, alors tous les doutes seront impossibles ; l’allusion ne sera que trop directe, le symbole ne sera que trop clair et trop parlant. Schlaukopf présente donc sa requête au chirurgien ; or, la requête est fort mal accueillie. Les plaisanteries et les bonnes raisons ne manquent pas pour châtier comme il convient ce puéril patriotisme, qui va chercher ses appuis dans les souvenirs fabuleux des temps primitifs. De ces plaisanteries vives et sensées, le docteur, qui est en verve, n’en oublie pas une seule. A l’entendre parler ainsi, on dirait vraiment un homme honnête, sérieux, un bon et courageux citoyen. Tous les argumens du solliciteur sont repoussés par lui avec une verve incisive, et c’est plaisir de l’écouter quand il oppose à ce patriotisme hypocrite le sentiment présent, le sentiment national, qu’il faut encourager autour de soi, au lieu de l’aller chercher dans les forêts d’Arminius. Ce n’est pas là précisément ce que demandait Schlaukopf. Cette leçon de politique n’est guère de son goût : il s’emporte, il menace, et le docteur est forcé de le congédier rudement ; mais, au moment où il saisit le mendiant par les épaules pour le jeter dehors, la perruque du bonhomme lui reste dans la main, son faux nez tombe à terre, et le docteur reconnaît son vieil ami, son vieux camarade de la Burschenschaft, le démocrate Schlaukopf. Seulement, le démocrate s’est converti, et s’appelle aujourd’hui M. le conseiller intime. Il n’en faut pas davantage pour apaiser le docteur ; le voilà converti lui-même par une illumination subite ; le libéral est immédiatement enrôlé dans l’armée du pouvoir. Cette conversion miraculeuse inspire même à Schlaukopf une confiance et une admiration si grande, qu’il va conférer sur-le-champ au docteur une dignité suprême. Agenouille-toi, lui dit-il, et écoute avec un respect religieux. Un grand événement se prépare.

LE DOCTEUR.

J’entends ; on va créer un nouvel ordre, n’est-ce pas ?

SCHLAUKOPF.

Plus que cela.

LE DOCTEUR.

Les grenadiers auront cinq boutonnières au lieu de six dans l’uniforme du dimanche ?

SCHLAUKOPF.

Élève-toi, élève-toi plus haut ; c’est un événement d’intérêt universel ; il s’agit de l’avenir de la patrie, du bonheur du genre humain.

LE DOCTEUR.

Ah ! je devine. On étudie peut-être une nouvelle comédie à Postdam ?

SCHLAUKOPF.

Non, tu ne devineras pas. Cela dépasse tous les efforts possibles de l’imagination. Heureuse époque, qui verra ce miracle ! les temps anciens seront rajeunis. L’esprit saint va descendre une seconde fois, porté sur les ailes d’un aigle.

LE DOCTEUR, à part.

S’il ne se moque pas de moi en ce moment, certes il ne l’a jamais fait. Je sais ce que veut dire ce mouvement de ses narines. Quel fripon ! (Haut.) Eh bien ! t’expliqueras-tu ? sommes-nous à la fin ?

SCHLAUKOPF.

A la fin ? non, mais plutôt au commencement des grands siècles nouveaux. L’Allemagne, — je dis l’Allemagne, notre patrie, Germania, la reine aux cheveux blonds, le pays d’Hermann…

LE DOCTEUR.

Et de Luther, et de Frédéric, etc. Pourquoi t’arrêter dans l’antichambre ?

SCHLAUKOPF.

L’Allemagne… I’Allemagne est grosse !


L’Allemagne est grosse ; la blonde Germania va mettre au monde un enfant, et le docteur est nommé accoucheur de la princesse. C’est chez lui, dans sa maison, que Germania vient faire ses couches. La voici. Voyez-vous ce brillant équipage, ce char magnifique, ce cortége immense ? C’est Germania qui arrive. Remarquez d’abord ces chevaux qui traînent le char de la princesse ; ils sont bien maigres et bien efflanqués, il est vrai ; n’en soyez pas surpris, ce sont les états provinciaux, et c’est aussi pour cela qu’ils sont attelés par derrière. Tel est l’usage aujourd’hui dans tous les états allemands, ajoute gravement Schlaukopf. Et que font là ces esclaves autour de la voiture dorée ? C’est le peuple ; on ne s’en sert que dans les occasions difficiles, quand l’équipage est embourbé. Cependant le cortége s’approche, et Schlaukopf va reprendre sa place à la tête de la procession. La voiture s’est arrêtée à la porte du docteur Schlaukopf entre le premier ; derrière lui s’avancent les esclaves portant le trône où est assise Germania. La jeune princesse est blonde, dit l’auteur ; elle a la figure légèrement grasse et souriante, la bouche grande, les yeux d’un bleu pâle ; elle porte une robe d’étoffe anglaise, un châle fabriqué en France, un chapeau de paille d’Italie. Le docteur la complimente en mauvais français, et elle y répond le plus gracieusement qu’elle peut, tandis que les esclaves, murmurant à voix basse un chant d’espérance, invoquent le nouveau-né, l’avenir de la patrie souffrante, l’avenir bienfaisant qui brisera leurs fers.

Ainsi finit le premier acte. Avec cette dernière scène, l’action, il faut l’avouer, est engagée vivement ; l’intérêt s’éveille. Qu’est-ce ? que va-t-il arriver ? Quel sera ce bienfaiteur promis par Germania à la patrie inquiète ? Sans les grossièretés si fréquentes des détails, l’invention serait bonne : il y a du Rabelais dans cette bizarre allégorie. Au moment où tant de promesses solennelles ont éveillé l’attente publique, ce n’est pas une mauvaise idée de nous présenter Germania en mal d’enfant. Puisse la délivrance être heureuse, et que le nouveau-né réponde aux espérances de la patrie ! Nous saurons tout à l’heure quel sera ce nouveau-né : en attendant que le poète poursuive, laissons-le profiter de l’entr’acte et adresser la parole au public. C’est ce que faisait Aristophane dans les anapestes de la parabase ; M. Prutz est un imitateur trop fidèle du maître pour oublier les privilèges de l’intermède antique. Hélas ! pourquoi faut-il qu’il s’attache si fort à la partie extérieure de son modèle, et si peu vraiment à l’art lui-même, à la grace du langage, à l’immortelle poésie ? Mais ajournons nos objections, et laissons la parole au poète ; aussi bien il est impatient, il a mille choses à dire, son cœur déborde.

D’abord M. Prutz, je crois le comprendre, est un peu inquiet du succès de sa pièce, inquiétude qui ne durera pas, dernier reste de timidité et de modestie dont il sera vite guéri. Il voudrait justifier la hardiesse de ses facéties, et ne trouve rien de mieux pour cela que d’en accuser le lecteur lui-même, ou d’en faire au moins son complice. « Il y a long-temps, lecteur, que vous nous disiez : Votre poésie lyrique, vos hymnes politiques, vos cris de guerre et de bataille, ce n’est pas de la poésie ; élevez-vous de la polémique des journaux jusqu’à la vraie inspiration, et créez des œuvres que l’art puisse reconnaître ! Cette œuvre, la voici. C’est une comédie, une comédie politique ; lisez-la et riez franchement. » Je me souviens d’avoir adressé souvent ce reproche à la poésie démocratique dont M. Herwegh, M. Prutz, M. Hoffmann, sont les belliqueux représentans, et je voudrais bien que mon conseil, s’il en est ici question, eût réussi à modérer les ardeurs de ces gazettes rimées ; pourtant il n’est pas bien sûr encore que la critique doive se féliciter du résultat, et j’ai des doutes, je l’avoue, sur la valeur de l’échange qu’on nous propose. Y gagnerons-nous beaucoup ? Nous le verrons tout à l’heure. Du reste, M. Prutz sent bien que ce simple changement de forme ne suffit pas, si les défauts persistent : ode ou comédie, peu importe, si la chanson est la même. Il prévoit qu’on lui reprochera encore le ton factice de son langage, la rhétorique pompeuse de ses vers. Un très spirituel écrivain, M. Vischer, dans ses Sentiers critiques, a osé blâmer cet abus de la rhétorique dans les vers de M. Herwegh, et a signalé au contraire la grace non cherchée, l’inspiration naturelle et bien venue d’un aimable poète, M. Édouard Moeriche ; aussitôt M. Vischer est sermonné vertement en pleine parabase, et traité de Souabe devant tout le public d’Athènes. Puis l’auteur s’adresse à celui qui le premier, en Allemagne, a imité Aristophane, au comte Auguste Platen. Il signale en beaux vers, je le veux bien, la riche simplicité, la beauté savante de son langage ; mais pourquoi cet orgueilleux rapprochement ? L’amour-propre du poète s’irrite, s’enflamme, et ce discours humblement commencé va s’emporter jusqu’à l’infatuation. M. Prutz entreprend la défense de Platen, comme si l’on contestait à Platen la pureté antique de sa poésie. Voilà le comte Platen sous la très auguste protection de M. Prutz, et M. Arnold Ruge, qui s’est permis quelques objections sur la valeur des comédies aristophanesques de Platen, M. Arnold Ruge est aussi rudement interpellé que M. Vischer ! Qu’est-ce à dire, et comment se fait-il que l’auteur ne songe pas un peu plus à lui-même ? Au lieu de s’attaquer si singulièrement aux critiques de Platen et de M. Herwegh, ne devrait-il pas répondre aux objections très légitimes que va soulever son œuvre ? Il s’agit bien de Platen et de M. Herwegh ! M. Prutz a voulu, par cette ruse bizarre, nous dire habilement qu’il était le continuateur d’Herwegh et de Platen ; il a emprunté à M. Herwegh ses hardiesses politiques, au comte Platen sa forme savante et pure, et de tout cela est résulté le chef-d’œuvre nouveau. Or, cet enthousiasme de M. Prutz pour lui-même ne lui est vraiment pas permis, même dans le désordre lyrique de la strophe et de l’antistrophe. On ne nie pas la parenté de M. Prutz et de M. Herwegh ; mais qui admettra jamais le rapprochement établi ici entre la pièce de M. Prutz et les études aristophanesques de Platen ? Les comédies de Platen sont des satires littéraires : l’auteur de la Fourchette fatale et de l’OEdipe romantique n’imite ni les Chevaliers, ni Lysistrata, ni les Nuées, œuvres d’une société qui a disparu, modèles proposés à l’étude et interdits à l’imitation ; il imite quelques scènes admirables des Grenouilles, le débat d’Eschyle et d’Euripide il donne son avis, comme Aristophane, sur le théâtre de son pays. Ce sont là, encore une fois, des critiques permises et utiles. Comparez-les, si vous voulez, aux satires de Boileau, aux passages les plus vifs de Molière, à la scène d’Oronte, à celle de Trissotin et Vadius, mais ne les confondez pas avec ce dialogue effronté où vont paraître les noms les plus honorés de l’Allemagne ! Quand Platen étudie l’auteur des Grenouilles, il se rappelle deux choses : d’abord, qu’il ne peut emprunter au poète grec la liberté cynique de ses injures ; puis, qu’il doit surtout s’attacher à la grace, à la poésie, et corriger par là du moins ce qu’il y a de trop rude dans la forme de la comédie ancienne. Si M. Prutz croit avoir suivi cet exemple excellent d’un artiste sincère, décidément il est dupe de son amour-propre. Il ne voit pas qu’il a substitué à une critique littéraire, très vive sans doute, mais acceptable, une diatribe sans pudeur, et devant laquelle eût reculé peut-être la licence du poète antique. Il est aveugle surtout quand il s’écrie : « L’alouette se berce en chantant dans le bleu infini du ciel, là-haut, au-dessus des ruines. J’ai fait comme elle, sans soucis, perdu dans la mélodie qui m’enivre, et attentif seulement au signe que me faisait l’idéale poésie ! J’ai oublié qu’un gendarme, courbé sur le canon de son fusil, m’ajustait longuement et allait m’envoyer une balle. » Non, il n’a pas chanté dans la nue comme l’alouette joyeuse, il ne s’est pas élevé à de si hautes régions, et le gendarme, puisque gendarme il y a, n’ira pas le frapper lâchement au milieu de son vol ; il l’arrêtera d’une façon toute prosaïque, au coin de cette rue suspecte, dans cette maison équivoque où il n’a pas craint de déshonorer la Muse.

Voici le second acte. Schlaukopf est très inquiet ; que va-t-il arriver ? Quel sera ce nouveau-né impatiemment attendu par toute l’Allemagne ? Si Germania allait accoucher d’un monstre ! Pour éviter tout embarras, il s’adresse au docteur et le prie d’appeler à son aide quelque ruse de son métier. Le docteur fait la sourde oreille, et Schlaukopf, pour le corrompre, est obligé de lui montrer les présens envoyés à Germania par tous les souverains d’Allemagne, à l’occasion de sa prochaine délivrance. Dons précieux, magnifiques ! la Prusse donne à l’enfant de Germania la cathédrale de Cologne, une petite flotte allemande, et un code d’instruction criminelle ; l’Autriche fera construire plusieurs maisons de jésuites ; le roi de Bavière a déjà composé lui-même, dans le style qui lui est propre, une méthode de lecture pour le royal bambin ; le roi de Hanovre lui envoie un titre national, une charte, une constitution, sur un fort beau parchemin, mais déchiré cela servira à lui faire un tambour. Toutes ces plaisanteries n’ont pas besoin d’explication, les allusions sont claires, et quand M. Prutz ne sort pas des limites permises de la satire, quand il châtie par le ridicule cet esprit illibéral contre lequel l’Allemagne entière réclame, sa raillerie, plus fine, plus adroite, n’inspire pas de répugnance. Par malheur, ces bonnes inspirations sont rares ; l’auteur redescend bien vite aux trivialités, aux détails injurieux, aux bouffonneries grotesques ou cyniques. Comment exprimer, dans une langue honnête, l’expédient que propose le docteur pour tirer Schlaukopf d’inquiétude, et prévenir toutes les suites de l’accouchement malheureux de Germania ? Je ne m’en charge pas. Ces gaillardises rabelaisiennes, assaisonnées encore de gros sel germanique, seraient difficilement acceptées chez nous par le lecteur le moins scrupuleux. On s’indignerait surtout quand on verrait les plus beaux noms de l’antique poésie, les plus nobles filles de l’art grec, Antigone, Médée, jetées sans pitié et comme perdues au milieu de ces facéties effrontées.

La scène suivante amène deux hauts personnages qui viennent consulter le docteur. L’un s’appelle le Romantique et l’autre le Philosophe ; on verra trop clairement tout à l’heure de qui il est question. Le Romantique prend le premier la parole, et expose au docteur le triste état de son esprit ; il a beaucoup produit jadis, mais aujourd’hui son intelligence est épuisée, son imagination s’éteint ; il lui est impossible de donner le jour à une œuvre qui puisse vivre une heure seulement. C’est pour cela qu’il s’adresse au docteur. « Apprenez-moi, maître, comment je retrouverai le secret de ces créations heureuses qui ont fait de moi le poète favori de la cour ? — Vous venez trop tard, répond le docteur ; à un tel mal je ne sais point de remède : renoncez pour toujours, il le faut, à ces inspirations vraies où brillait une étincelle de la flamme sacrée. La révolte des Cévennes, Camoens, Une Vie de Poète, Sternbald, tout cela est fini ! Tieck est le favori du roi, ce n’est plus l’amant de la Muse. Résignez-vous, vieillard, votre maladie est incurable. Toutefois prenez ce flacon, il peut vous rendre service. Quand vous verrez naître près de vous une œuvre éblouissante de vie et de jeunesse, jetez un peu de cette poudre sur le père et sur l’enfant : vous défigurerez l’enfant, vous découragerez le père.

LE ROMANTIQUE.

Eh ! maudit bavard, si c’est là le fond de ton sac, c’était bien la peine que je vinsse te trouver ! Ce que tu me recommandes dans ton discours diffus, il y a long-temps que je le fais sans ton conseil.

LE DOCTEUR.

Quoi ! en vérité, tu aurais déjà…

LE ROMANTIQUE.

Sans doute, ne le sais-tu pas ? Ne me suis-je pas toujours barricadé avec toutes les médiocrités, avec les derniers débris de la société de Dresde, avec ces vieilles femmes qui radotent autour d’une table à thé, plutôt que de m’intéresser jamais à un jeune talent ? N’ai-je pas été l’éditeur de Foerster, le patron de tous les impuissans, plutôt que de protéger jamais les générations nouvelles ? N’ai-je pas parodié Sophocle et mis Shakspeare en ballets, plutôt que d’ouvrir une seule fois ma porte aux jeunes poètes contemporains ou de leur aplanir la route ? Ne les ai-je pas tous repoussés, et ceux-là même qui suivaient mon drapeau et m’encensaient comme le grand Lama ? Quand ai-je parlé avec éloge de la poésie moderne ? Quand ai-je témoigné quelque sympathie à la génération qui se lève ? Quand ai-je négligé de l’accabler sous la raillerie et le dédain ? Je serais ton maître là-dessus. J’ai bien besoin, en vérité, de ta sotte recette ! Donne-la à Gutzkow ; il est envieux, c’est vrai, mais ce n’est qu’un maladroit, etc.


Et le poète s’en va, plein de mépris pour ce timide charlatan à qui il donnerait des leçons. Scène cruelle, détestables injures, affaiblies pourtant par celles qui vont suivre ! Le docteur rentre et se met au travail ; mais le Philosophe, qui est demeuré immobile dans son coin, se présente tout à coup et demande à son tour sa consultation. « Ah ! je t’oubliais, dit le docteur. — Cela m’est arrivé plus d’une fois, reprend le Philosophe ; j’y suis accoutumé, mais cela ne m’inquiète guère ; j’attends patiemment, et, dès que la place de mes rivaux est vide, je ne manque pas l’occasion. — Eh bien ! que veux-tu ? — Je veux que tu m’accouches. — Toi ! un homme ! — Pourquoi pas ? » Et le Philosophe expose très scientifiquement au docteur son étrange situation. Dès ce moment, il est impossible de ne pas reconnaître la personne que le poète a osé mettre sur la scène. Chaque philosophe en Allemagne a une langue qui lui est propre ; celui-ci ne parle que de puissances, de polarités, etc. Ce n’est ni Kant, ni Fichte, ni Hegel. Il cherche donc un accoucheur, car il espère donner enfin le jour à l’enfant qu’il porte depuis trente ans dans son cerveau. Le docteur consent à faire l’opération, si singulière qu’elle lui paraisse, et Kilian apporte une pioche. Oui, une pioche ! A la bonne heure ! L’instrument est digne de cette satire tudesque. Choisissez la plus grossière et la plus lourde, elle sera trop légère encore et trop élégante. Je supprime mille détails. Les atroces bouffonneries de l’opération ne sauraient s’indiquer même de la façon la plus lointaine et dans les termes les plus voilés. Détournons les yeux et ouvrons les fenêtres ; ce sera bien assez d’entendre ce dialogue. Or, le docteur a commence de creuser avec son instrument le cerveau et le cœur du Philosophe. « Ne vois-tu rien ? — Non, pas encore. — Qu’est-ce que cela ? — Un fragment de la logique de Hegel. — Et ceci ? — Un livre de Fichte. — Et ceci encore ? — Un chapitre de Kant. — Et cet autre fragment ? — Le système de Spinoza. — Et là ? – Jacob Boehme. — Et un peu plus au fond ? — La scolastique. — Quoi ! Rien ! s’écrie le Philosophe désespéré. Et mon enfant ! — Attends ; j’aperçois quelque chose ; le voici peut-être : les Quatre Ages du monde, philosophie positive. — Eh ! non, butor ! Ce n’est qu’une annonce. Lâche-moi ; ta pioche m’a déchiré le cœur. » Et le Philosophe se sauve en poussant des cris de honte et de douleur.

J’ai exposé, aussi complètement que l’honnêteté le permettait, cette scène odieuse, cette plaisanterie abominable. Il fallait que le lecteur devînt juge, et, qu’il sût jusqu’où peut s’emporter la haine dans ces satires barbares. Que vous semble de cet atticisme à coups de pioche ? Les deux hommes qui viennent d’être bafoués et outragés ainsi, ce poète envieux et ce fripon déguisé en philosophe, ce sont, ne l’oubliez pas, deux des noms les plus honorés de l’Allemagne présente Je les nomme, c’est M. Tieck et M. de Schelling. Tous deux ont rempli déjà une carrière longue et brillante. Si la gloire n’est rien, si l’Allemagne désormais renie ses maîtres, si les plus charmantes créations d’une poésie aimable et les plus éclatans travaux dans le domaine de la philosophie ne défendent plus les artistes et les penseurs, la vieillesse, à ce qu’il semble, devrait les protéger. Mais ne faisons pas à M. Tieck et à M. de Schelling l’injure de les défendre ; ne méconnaissons pas non plus l’Allemagne nouvelle au point de croire que ces énormités doivent y plaire, même aux plus furieux chefs des partis extrêmes. Quand Aristophane fit représenter les Nuées, Socrate n’eut qu’à paraître dans la salle, et la pièce tomba ; M. de Schelling n’aura pas même besoin de se montrer pour triompher de son adversaire. Que nous sommes loin de la Grèce, et que ces tristes parodies font de mal ! Platon nous a montré Socrate et Aristophane conversant sur l’amour au souper d’Agathon. Eh bien ! s’il y a quelque part à Berlin un Agathon hospitalier, s’il y a une table brillante où les plus ingénieux esprits et les plus graves penseurs se puissent rencontrer et causer familièrement de l’éternel idéal, M. de Schelling, à coup sûr, n’y rencontrera jamais M. Prutz.

Que devient cependant Germania ? L’Allemagne, l’Allemagne de Barberousse, de Luther et de Frédéric, va mettre au monde cet enfant sur qui reposent les espérances du peuple ; vous devez être empressé de savoir ce qui va se passer et quel sera le fils de David. Ne prenez pas tant de souci ; cette Germania, cette noble femme entrée tout à l’heure si triomphalement, et que les esclaves invoquaient tout bas, c’est une fille des rues que maître Schlaukopf a ramassée on ne sait où. Ce détail nous est révélé par une scène très vive où Schlaukopf et sa créature se querellent dans un langage très approprié à la situation. Germania s’ennuie de son rôle, et elle est toute prête à jeter le froc aux orties ; Schlaukopf finit cependant par la calmer, en lui montrant que leur intérêt est le même. La protégée de Schlaukopf consent à rester dans la maison du docteur, et, pour passer le temps, elle lie une intrigue amoureuse avec Kilian. Germania, que nous prenions pour une reine, n’est qu’une fille d’auberge. Ceci va tout droit à l’adresse de l’Allemagne officielle ; les gouvernemens, les congrès, la diète enfin, sont agréablement représentés ici et mis en scène sous le masque de cette créature. S’il est absolument impossible de louer le bon goût de l’écrivain, on ne peut contester la netteté brutale de ses attaques ; c’est un mérite qu’on ne lui enlèvera pas.

Le troisième acte va commencer, le dénouement approche ; il faut ici que le poète, pendant l’entr’acte, nous explique les beautés de son œuvre. Cette seconde parabase n’est pas moins curieuse que la première. Tout à l’heure, M. Prutz nous apprenait qu’il était l’héritier d’Aristophane, et que, s’il avait emprunté au comte Platen la pureté savante de son style, c’était afin de verser dans ce moule antique les pensées hardies de la génération nouvelle. Voilà pour la forme, et le lecteur est, en effet, très édifié sur ce point ; mais il lui reste peut-être encore quelques scrupules sur la moralité de la pièce. Le second plaidoyer sera donc une dissertation sur la morale. Or, la comédie de M. Prutz, c’est lui qui l’affirme, ne serait repoussée par aucun des grands maîtres de la scène.

La pièce, à parler franc, est digne de Molière.


M. Prutz ne dit pas cela en souriant, il le crie d’un ton furieux, le poing sur la hanche, et vraiment on peut plaindre d’avance tous ceux qui s’aviseraient d’en douter. L’auteur, nous le savons, possède une pioche qui lui rend de grands services dans les discussions littéraires. Tant pis pour Mme l’Esthétique, c’est M. Prutz qui l’appelle ainsi, tant pis pour elle, si le métier du docteur, et les propos de Germania, et l’accouchement du philosophe, ne lui paraissent pas précisément ce qu’il y a de plus pur et de plus honnête ! elle sera rudement apostrophée et traitée d’hypocrite. Ceux qui blâment les inventions du nouvel Aristophane sont des fats qui pratiquent la vertu à l’Opéra, et qui gardent leur sotte admiration pour les frivolités de la poésie française, pour les romans de M. Paul de Kock et les drames de M. Victor Hugo. Le sens littéraire de M. Prutz, qui n’est pas du tout Mme l’Esthétique, confond très naturellement toutes ces choses. Puis l’auteur part de là, et fait une revue des poètes de son temps. Malheur à ceux qui n’ont point assaisonné leurs œuvres de jovialités tudesques ! ce sont des écrivains perfides dont il faut se défier. Un chaste poète, M. Halm, a emprunté aux légendes du moyen-âge cette admirable figure de Griselidis, si noblement illustrée par Boccace, et il en a fait une tragédie touchante ; M. Halm est un écrivain immoral, il amollit les ames. Son héroïne ne s’appelle pas Griselidis, mais Grisette. — Le reste ne saurait se traduire :

Auch die Griseldis krœntet ihr, das Ding aus Dreck und Butter,
Griseldis nicht : Grisette !


Et voilà M. Prutz dénonçant la pièce de M. Halm, laquelle, dans une société bien gouvernée, aurait été sévèrement défendue. C’est toujours, comme on voit, la même copie servile, inintelligente, du théâtre d’Aristophane, et parce que l’auteur des Nuées, dans la liberté des mœurs païennes, a pu discuter les œuvres de ses rivaux et accorder à sa muse un témoignage que confirmait la Grèce, M. Prutz ne sait ni comprendre les différences des temps et les privilèges d’un génie à part, ni prévoir les mésaventures qui l’attendent. Cette singulière invective se termine enfin par un appel au peuple : « O mon peuple, si tu veux que la Grèce revive par toi, renonce à la fausse pudeur. Aime surtout les couleurs franches, le blanc ou le noir ; laisse les teintes grises aux ânes. Les poètes étouffent dans l’atmosphère parfumée de l’esthétique. Un jour, quand tu auras conquis tous tes droits, tu auras aussi un théâtre politique ; alors ma comédie servira de modèle et de guide aux libres génies de l’avenir. » Après cela, il ne restait plus rien à dire, et M. Prutz est bien forcé de s’arrêter.

Malgré l’admiration que M. Prutz professe pour son œuvre, je ne voudrais pas être bien sévère pour lui, ni le traiter aussi rigoureusement qu’il a traité ses confrères d’Allemagne. Il y a quelques belles scènes dans le troisième acte, et, si elles ne rachètent pas complètement (il s’en faut bien) les crudités de ce qui précède, elles permettent du moins à l’esprit de s’y reposer un peu. Il fait nuit : une femme couverte de haillons, épuisée par le jeûne et les veilles, arrive à pas lents dans la rue déserte. Si vous pouviez la voir dans l’ombre, vous reconnaîtriez, malgré les ravages de la souffrance, la noblesse de son origine écrite sur son visage pâle et fier. Écoutez du moins ses plaintes ; ce sont les premières paroles de la pièce où la poésie apparaisse. La fière mendiante s’adresse à la nuit ; elle l’invoque et la bénit comme une consolatrice, elle lui demande de cacher ses douleurs, et, brisée enfin de fatigue, elle s’endort sur une pierre du chemin. Tout à coup, voici Kilian qui sort de la maison du docteur ; c’est l’heure du rendez-vous que lui a donné Germania. Germania arrive de son côté, cherchant dans l’obscurité la main du rustre amoureux. Chut ! une porte s’ouvre. Qui va là ? C’est Schlaukopf, toujours inquiet du succès de sa ruse, et qui veut aller écouter à la porte de Germania. Un quatrième personnage survient : je reconnais le pas et la voix du docteur ; il s’en va discrètement, à pas de loup, dérober à Germania, pendant son sommeil, quelques-uns des présens qu’elle a reçus des souverains d’Allemagne. Or, comme ils se heurtent tous les quatre dans l’ombre, Schlaukopf effrayé appelle au secours, et deux gendarmes arrivent. L’étrangère, réveillée par ce bruit, reconnaît Schlaukopf son persécuteur et l’aventurière effrontée qui lui a dérobé sa couronne. C’est elle qui est Germania, la vraie Germania, l’Allemagne enfin, méconnue, outragée par Schlaukopf, chassée de son trône et remplacée ignominieusement par cette fille sans nom. L’embarras est grand, et les gendarmes, qui n’y comprennent rien, veulent arrêter tout le monde. L’auteur a mis ici quelques belles paroles dans la bouche de l’étrangère, quand elle répond aux sarcasmes de Schlaukopf.

L’ÉTRANGÈRE.

Oui, raille-moi ! rouvre ma plaie de tes doigts sanglans. Tu la connais, la main qui a versé mon sang et m’a arraché ma couronne. C’est toi, c’est toi qui m’as chassée de mes domaines, par ruse, par trahison, pour te livrer à tes débauches. Alors tu as fait monter à ma place cette créature, lâche instrument de libertinage, qui s’est donnée à toi sans résistance et sans pudeur. Elle repose sur des tapis somptueux ; moi, je couche, meurtrie, sur la pierre. Tu as construit des palais pour elle, des prisons pour moi. Tes courtisans l’ont entourée d’hommages ; moi, ils m’ont chassée, ils m’ont condamnée à tous les maux de l’exil ; ils ont mis à prix ma tête sans tache. Puis, comme tu sentais bien que tu ne pourrais, malgré tes ruses, aveugler complètement notre peuple et arracher de son cœur la douce espérance d’un meilleur avenir, tu t’es vanté toi-même de faire naître ces temps nouveaux… Elle va enfanter, mais non pas le bien qu’on attend, non pas l’avenir qu’on invoque ; non, l’enfant qu’elle a conçu de toi, c’est un dragon qui se déchaînera, furieux, enflammé, par le monde. Sache-le, tu en seras la première victime. Mais toi, reine des ombres, qui as osé usurper ma place, va-t’en ! cache-toi de honte ! laisse-moi cette place qui m’appartient ! C’est moi qui suis la maîtresse et la reine.

LES ESCLAVES.

O étrangère, secours-nous ! Tu n’as pas de robe brillante, tu n’as pas de parure royale, tu portes des haillons comme une mendiante ; mais ne ressemblons-nous pas à des mendians nous-mêmes ? nos mains meurtries ne portent-elles pas des chaînes ?

Oh ! puisses-tu être la libératrice que nous appelons, la chaste femme, la mère future de notre sauveur, la mère de celui qui brisera notre joug et par qui l’éclair de la liberté illuminera tout à coup ce monde endormi dans la nuit !

Que les gouttes de sang de ton front deviennent des diamans précieux ! C’est vers toi que les cœurs s’élancent, c’est devant toi que les genoux fléchissent. Apparais enfin, comme une reine, à ton peuple qui t’invoque !


Cette opposition des deux Allemagnes est peut-être ce qu’il y a de plus net et de plus acceptable dans la satire de M. Prutz. Si l’auteur avait mis plus d’art et d’habileté dans sa fable, si la personnification des chancelleries allemandes n’était pas violemment injurieuse, l’idée serait assez vive. Je sais bien que c’est là un lieu commun, je sais bien qu’il est admis partout que le gouvernement et le pays sont en guerre, qu’il y a un pays officiel, source de toute corruption, et un pays méconnu, souffrant, en qui seul résident la vertu et la probité ; cependant cette opposition est si marquée aujourd’hui chez nos voisins, il y a un désaccord si manifeste, un si éclatant divorce entre la société ancienne que représentent les cabinets, et cette société nouvelle qui a déjà conscience de ses forces et qui commence à parler si haut ; cette situation est si évidente du Rhin jusqu’à l’Elbe, de Carlsruhe à Koenigsberg, que l’auteur était certainement autorisé à en faire son profit. Quand il rentre d’ailleurs dans cette satire générale, il évite les noms propres ; les allusions personnelles, il est plus près de la poésie. Mais revenons à la comédie : le moment est grave ; les gendarmes ne savent à qui entendre, et Schlaukopf va être arrêté lui-même. Il faut pourtant que la fausse Germania réponde aux discours de l’étrangère ; comment faire parler cette vulgaire créature ? Schlaukopf lui souille sa leçon, et elle débite avec emphase les strophes que voici :

GERMANIA.

Dès les temps primitifs, dès le début de la vie, ô douceur ! ô églogues ! ô joies patriarcales ! ô première innocence de la Germanie ! au fond des forêts pleines d’ombre, près de la source murmurante, long-temps je demeurai couchée dans des peaux velues, et je buvais l’hydromel fait de fruits sauvages et de glands.

SCHLAUKOPF, LE DOCTEUR ET KILIAN, en chœur.

Des fruits sauvages et des glands ! C’est elle, c’est bien elle.

GERMANIA.

Conduite bientôt à l’école chez les prêtres, je me cassai le nez sur un crucifix. Oh ! la bonne chrétienne ! oh ! la bonne Allemande que j’étais ! Je m’arrachais les morceaux de la bouche pour doter des couvens et bâtir des cathédrales. Un jour même, vêtue d’un habit de pénitente, je baisai la pantoufle du pape.

LE CHŒUR.

La pantoufle du pape ! C’est elle, c’est bien elle.

GERMANIA.

Puis, dans l’Orient, oh ! comme mon cœur m’entraînait (on eût dit l’ivresse de l’opium), lorsque, ravie par la foi, je partais pour visiter les lieux saints ! Pendant ce temps-là, il est vrai, les prêtres romains me ruinaient, ils mettaient ma maison sens dessus dessous, et dilapidaient mon patrimoine. Mon champ fut dévasté, mon toit croula ; mais je le supportai patiemment.

LE CHOEUR.

Elle le supporta patiemment ! C’est elle, c’est bien elle.

GERMANIA.

Plus tard, je revins au logis. C’en était fait ! plus de toit, plus de foyer, plus d’abri ! Mais Dieu vint au secours de l’Allemagne. Privée de la vie active, je me jetai sur la théorie. J’eus de l’encre au lieu de sang, du parchemin au lieu de pain. Je devins érudite et permis volontiers que le premier venu me menât par le bout du nez.

LE CHOEUR.

Par le bout du nez ! C’est elle, c’est bien elle.

GERMANIA.

Quelquefois, il est vrai, à travers la nuit silencieuse, j’ai entendu retentir à mes oreilles fatiguées un grand cri, comme si l’on voulait me réveiller. Mais que me fait le monde P que m’importe l’histoire ? Quand je suis bien repue et bien joyeuse, il ne m’en faut pas davantage, et, s’il plaît à Dieu et au roi, je resterai toujours ainsi.

LE CHOEUR.

Elle restera toujours ainsi ! C’est elle, c’est bien elle.

On voit clairement ici l’ancienne Allemagne, l’Allemagne des temps primitifs et du moyen-âge, celle de l’érudition et de la philosophie, cette Allemagne qui, à travers tant de fortunes diverses, depuis les Minnesinger jusqu’à Goethe, s’est toujours plus souciée de l’idéal que des intérêts de la chose publique. Je ne sais s’il est permis de parodier si cruellement tous les souvenirs ; mais on a tant abusé du saint-empire, on a si ridiculement mêlé les jouets enfantins du romantisme aux problèmes virils du monde moderne, que le poète est peut-être excusable. Ceci, je veux le croire, ne s’adresse pas aux traditions vénérables du passé, mais seulement aux hommes qui ont imaginé ou exploité ce patriotisme menteur, cet absurde engouement teutonique, toutes ces sottes et dangereuses fantaisies derrière lesquelles s’est long-temps cachée la haine des institutions libérales. Cependant la profession de foi de Germania n’apaise pas les gens de police, les gendarmes insistent, et les deux femmes sont arrêtées. Tout ce qui suit n’est plus qu’une fantaisie moitié grotesque, moitié sérieuse. Au moment où la fausse Germania est saisie par les gendarmes, elle fait explosion comme une bombe ; on en voit sortir, au milieu de flots de fumée, des chœurs de moines, de piétistes, de chevaliers, et, pour terminer, plusieurs compagnies de cosaques qui font main basse sur les derniers débris de l’Allemagne. L’autre, au contraire, la noble et malheureuse femme, se relève ; les esclaves ont brisé ses chaînes, et l’entourent en célébrant la liberté.

Telle est l’œuvre bizarre que l’auteur a intitulée les Couches politiques. Il en a été beaucoup parlé depuis quelques mois, et elle soulève en effet plus d’une question grave. Soit qu’on n’y cherche qu’un problème littéraire, soit qu’on en veuille juger l’importance au sein de ce mouvement qui s’accroît chaque jour, la comédie de M. Prutz méritait la discussion qu’elle a provoquée. Un critique original, dont la renommée est en train de grandir, M. Vischer, rudement interpellé dans le monologue du poète, a donné son avis sans aigreur, sans rancune, et je crois même avec une bienveillante courtoisie, comme il sied à un homme d’esprit qui ne veut pas se venger. Il n’a pas eu de peine à montrer que l’auteur des Couches politiques a pris une fausse voie et s’y est perdu résolument. Le spirituel article de M. Vischer, inséré dans les Annales du présent, signale avec beaucoup de sens l’erreur où s’est engagé M. Prutz, quand il a copié avec une docilité servile la forme d’Aristophane. Pour un homme qui vante sans cesse l’originalité et l’audace, la méprise, en effet, est vraiment inexplicable. Il y a toutefois des objections plus sérieuses à faire. Or, comme M. Prutz, qui nous a indiqué peut-être dans ses vives récriminations, ne nous a pourtant pas apostrophé comme M. Vischer, nous sommes plus libre à son égard, et rien ne nous empêche de dire franchement toute notre pensée. Il ne suffit pas de reprocher à l’auteur ce singulier retour à une forme dramatique si éloignée de nos mœurs, il faut lui demander compte du résultat qu’il a obtenu. M. Prutz aurait pu réfuter victorieusement la critique, si cette rouvre, composée d’après un modèle imprudemment choisi, eût dérobé à ce modèle impossible quelques-unes des beautés immortelles qu’on y admire. Est-ce là ce qu’il a fait ? L’analyse exacte qu’on vient de lire nous dispense de répondre longuement à cette question. M. Prutz a pris d’Aristophane la verve bruyante, la farce bouffonne, les gros traits, tout ce qu’il est trop facile de s’approprier ; mais la gaieté naturelle, et surtout cette grace qui enchantait Platon, M. Prutz s’en est-il préoccupé un seul instant ? Et puis, sous la farce même, sous les inventions les plus folles, quel sens toujours sérieux chez le poète athénien ! On connaît le début célèbre du discours d’Alcibiade dans le Banquet, quand il commence l’éloge de Socrate ; ces magnifiques paroles que Rabelais s’est appliquées à lui-même au premier chapitre de Gargantua, n’est-ce pas à Aristophane surtout qu’elles conviennent ? « Je dis d’abord qu’il ressemble tout-à-fait à ces Silènes qu’on voit exposés dans les ateliers de sculpteurs et que les artistes représentent avec une flûte on des pipeaux à la main, et dans l’intérieur desquels, quand on les ouvre, en séparant les deux pièces dont ils se composent, on trouve renfermées des statues de divinités[2]. » Eh bien ! cette divinité cachée sous une grossière enveloppe, cette divinité que saluait Alcibiade sous la laideur railleuse de Socrate, où est-elle plus visible au dire des anciens, où est-elle plus belle que dans Aristophane ? Brisez la statue difforme, le dieu paraîtra ! Il n’était pas même besoin de briser la statue ; elle s’entr’ouvrait de temps en temps et laissait voir l’hôte immortel : c’était le cœur du citoyen, c’était l’imagination du poète qui tout à coup éclatait sous le masque et illuminait la scène.

Il y a, en outre, un point de vue beaucoup trop oublié des jeunes poètes que tentent les hardiesses de la comédie ancienne. En quoi consistait, je vous prie, cette audace que vous prétendez reproduire ? Qui a donné à Aristophane cette réputation de droiture et de vrai courage ? Aristophane était un citoyen dévoué et l’ennemi résolu de cette démagogie sans frein au service de laquelle vous voulez condamner sa muse. Quand l’auteur des Chevaliers attaque si énergiquement Cléon, quand sa comédie devient comme un combat à mort, quel est son but, sinon de travailler pour sa, part à la rude éducation du peuple ? Je comprends pourquoi il ne ménage ni les leçons directes ni les railleries sans pitié ; je sais le secret de cette plaisanterie implacable : il parle à un peuple mobile, passionné, livré aux démagogues ; il a besoin de frapper fort. Sa hardiesse et son courage, c’est d’avoir bravé la popularité en face. J’indique cette dernière et décisive différence entre la muse d’Aristophane et celle de M. Prutz.

La comédie ancienne, la comédie d’Aristophane introduite en Allemagne ! est-ce bien possible ? est-ce là une tentative sérieuse ? Non, certes. Si la comédie politique renaît un jour, il faut, encore une fois, qu’elle commence par se créer une nouvelle forme, appropriée aux mœurs et à la civilisation modernes. Elle abandonnera au pamphlet les attaques personnelles ; elle n’oubliera pas que, si l’art est la transfiguration de la réalité, cette loi est plus impérieuse encore en ces délicates matières. Elle étudiera les caractères, les passions ; elle cherchera dans le spectacle de la vie publique les élémens dont la poésie profitera ; elle idéalisera sans cesse. On ne verra pas s’agiter sur la scène le masque d’un homme que chacun pourra reconnaître, mais l’humanité même avec ses passions, ses ridicules, ses faiblesses ; l’ambition et la lâcheté, la convoitise et la déception seront mises en jeu dans une fable naturelle et possible, sans qu’il en sorte jamais une allusion injurieuse. Un Molière, dans notre société, ne manquerait pas à cette tâche, et ce n’est pas lui qui prendrait une satire pour une comédie. Celui qui a taillé si hardiment des figures solides dans la confuse et flottante matière de la vie humaine, celui qui, en faisant une peinture si franche de la noblesse et du peuple de son temps, a représenté l’homme de tous les siècles, saurait bien retrouver aujourd’hui les éternelles passions de l’ame, avec le caractère particulier qu’elles empruntent aux conditions d’une société nouvelle. Je crois comprendre que Monsieur de Pourceaugnac, George Dandin et le Bourgeois Gentilhomme ont été au XVIIe siècle d’admirables comédies politiques. Cette seule indication résume assez tout ce que je viens de dire.

Mais si la comédie pure, la comédie de caractère, la peinture de la société et de la vie, n’a jamais réussi chez nos voisins, cette forme nouvelle que la comédie peut ambitionner y sera-t-elle plus heureuse ? Il est permis d’en douter. Jusqu’à l’heure où il y aura quelque part, en Allemagne, à Berlin, à Dresde, à Munich, un centre plus actif, un foyer plus complet, les Allemands seront toujours condamnés à dire, comme le critique latin : In comcedia maxime claudicamus. Il y place dans l’Allemagne actuelle pour des pamphlets et des satires ; situation est favorable aux publicistes, elle ne l’est pas aux poètes comiques, aux artistes consciencieux et désintéressés. Au milieu de difficultés si grandes, l’injure est certainement plus facile que l’art élevé d’un Molière, et M. Prutz a cédé à une séduction indigne de la Muse. Il se croit bien audacieux ; audace menteuse, qui accuse, au contraire, la paresse du poète, puisqu’il n’a compté que sur les plus mauvaises passions ! Il semble que M. Prutz se soit dit : L’auteur des Nuées a bafoué Socrate ; j’insulterai M. de Schelling, la haine m’applaudira, et je serai protégé par le souvenir glorieux d’un maître immortel. Je ne doute pas qu’il ne soit vite désabusé ; l’Allemagne repoussera toujours de tels scandales. Il y a dans la correspondance de Goethe avec Zelter une lettre curieuse sur ce point et qui me rassure. Zelter écrit à Goethe qu’on vient de publier à Berlin une comédie intitulée les Quatre Vents, comédie satirique dirigée contre le système de Hegel, et il raconte avec une douleur sentie l’affliction naïve qu’en eut Hegel, le découragement qui s’empara de lui pendant quelques jours. Ce n’était là pourtant qu’une forme de la critique littéraire, et depuis les Grenouilles d’Aristophane jusqu’aux Précieuses ridicules les exemples ne manquent pas pour consacrer le droit du poète. Ici, dans les Couches politiques, y a-t-il rien de semblable ? Que diraient Goethe et Zelter ? Est-ce le système du philosophe qui est discuté gaiement ? n’est-ce pas l’homme qui est traîné sur la scène et brutalement outragé ? Nous rions de bon cœur quand Sganarelle bâtonne Marphurius ; je défie un honnête homme de lire la pièce de M. Prutz sans que la rougeur lui monte au front.

J’insiste, bien que cela puisse sembler inutile pour une thèse si évidente, j’insiste à dessein et parce que la situation présente de l’Allemagne n’offre que trop de dangers sur ce point. La question a deux aspects, elle est à la fois littéraire et politique. L’intérêt des lettres parle d’abord et veut qu’on réprouve nettement cette grossière licence. Écoutez un homme qui a trop souvent cédé à ces haines passionnées, et qui, à son tour, en a mille fois souffert : dans un traité vif et pressant sur la satire, Voltaire dénonce ces honteuses habitudes qui déshonorent les lettres ; il se rappelle que ni en Allemagne, ni en Angleterre, ni en Italie, les écrivains n’ont renoncé à la dignité de la plume, et il s’écrie : « Les pays qui ont porté les Copernic, les Ticho-Brahé, les Otto Guérick, les Leibnitz, les Bernouilli, les Wolf, les Huyghens ; ces pays où la poudre, les télescopes, l’imprimerie, les machines pneumatiques, les pendules, etc., ont été inventés ; ces pays que quelques-uns de nos petits-maîtres ont osé mépriser parce qu’on n’y faisait pas la révérence si bien que chez nous ; ces pays, dis-je, n’ont rien qui ressemble à ces recueils… vous n’en trouverez pas un seul en Angleterre, malgré la liberté et la licence qui y règnent. Vous n’en trouverez pas même en Italie, malgré je goût des Italiens pour les pasquinades. » Eh bien ! l’Allemagne voudrait-elle donner un démenti à l’éloge de Voltaire ? Si la pièce de M. Prutz n’était pas énergiquement condamnée par l’opinion, si l’auteur fondait, comme il y prétend, ce théâtre injurieux et effronté, que le moment serait mal choisi pour cela ! et combien cette direction de la poésie serait aujourd’hui plus funeste que jamais ! L’Allemagne s’agite ; mille partis sont aux prises, protestans, catholiques, amis des lumières, libéraux, démagogues, athées, tant d’écoles, tant de sectes, tant d’armées en révolte ! A la faveur de ces troubles, d’où sortiront sans doute de grands biens, prenez garde, ô poètes, d’introduire la haine ; que ces conflits, utiles et féconds pour le renouvellement de l’Allemagne, ne coûtent rien à la sainteté de la Muse !

Pense-t-on d’ailleurs que de telles armes seraient victorieuses et qu’elles serviraient efficacement la régénération politique de ce pays ? Ceux qui s’intéressent à la cause libérale au-delà du Rhin souffrent bien de ces tristes violences. La pièce de M. Prutz a été poursuivie d’abord, et l’auteur accusé de lèse-majesté ; mais la poursuite vient d’être abandonnée, il y a quelques jours, sur un ordre exprès du roi de Prusse. Je le comprends sans peine, ces désordres font plus de bien que de mal à l’autorité ; ils décourageraient, si cela était possible, les défenseurs sérieux du mouvement constitutionnel. Nous sommes un peu portés en France à voir dans ce travail de l’Allemagne une suite, une régularité, qu’il aura un jour sans doute, mais qui lui fait encore défaut en bien des endroits. Eh bien ! quand nous rencontrons de telles œuvres, un doute nous arrête, et cette foi sympathique avec laquelle nous suivions ses destinées hésite et se trouble en nous. Ce que nous ressentons ainsi, comment tant de cœurs dévoués ne l’éprouveraient-ils pas plus vivement chez nos voisins ? Répétons-le, ces excès sont plus dangereux pour la cause embrassée par le poète que pour les ennemis qu’il attaque ; et c’est pour cela qu’il nous appartient de les blâmer sans ménagement. Nous ne voulons pas que les défenseurs honnêtes de la liberté véritable puissent être détournés de leur but par ces violences qui les indignent, et que ce parti constitutionnel, à peine formé, divisé encore sur bien des points, soit ébranlé dans sa foi à l’heure des luttes décisives. Nous ne voulons pas nous-mêmes perdre cette confiance qui nous anime et être entraîné peut-être à diminuer la valeur des choses. J’allais oublier de dire, par exemple, que M. Prutz est toujours, malgré tant de fautes commises, un esprit actif, laborieux, ardent, qu’il a rendu et peut rendre encore d’incontestables services. Son Histoire du Journalisme en Allemagne, qui l’occupe aujourd’hui, et dont un volume a paru, est un excellent travail qui demandera, quand il sera complet, une étude attentive ; je ne pardonne pas à M. Prutz de m’avoir fait oublier un instant ses titres sérieux au milieu des remontrances si nombreuses que lui devait une critique sincère. Pourquoi ne se dévouerait-il pas désormais à ces fortes études ? Il y a chez lui l’étoffe d’un publiciste ; ce sont là ses premières études, celles que lui indiquait sa vocation véritable. La poésie politique, au contraire, l’a mal servi ; ses deux premiers recueils étaient médiocres, et cette comédie achèvera de discréditer sa muse. Si M. Prutz devait, comme nous le désirons, revenir tout entier à ces travaux d’histoire et de philosophie, nous n’aurions pas insisté si vivement sur sa tentative aristophanesque ; mais cela était nécessaire. M. Prutz annonce qu’il va persévérer dans cette voie ; il veut tenir toutes les promesses de la parabase et fonder en Allemagne le théâtre dont il s’imagine avoir posé la première pierre indestructible. C’était le devoir d’une critique franche et droite de lui signaler son erreur ; il importait de proscrire énergiquement cette satire injurieuse, cette comédie démagogique, impossible à nos mœurs, contraire à la noblesse de l’art, et fatale surtout aux intérêts si sacrés de la cause libérale en Allemagne.


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

  1. Voir la livraison du 1er juin 1844, la Poésie et les Poètes démocratiques.
  2. Platon, le Banquet, traduction de M. Cousin, t. VI, p. 325.