La Comédie en France au XVIIIe siècle

La comédie au XVIIIe siècle
G. Lanson

Revue des Deux Mondes tome 95, 1889


LA
COMEDIE AU XVIIIe SIECLE

C. Lenient, la Comédie en France au XVIIIe siècle, 2 vol. Paris, 1888.

Voulant nous exposer le développement de la comédie française au XVIIIe siècle, M. Lenient a traité cet ample sujet avec une simplicité rare. Au lieu d’en prendre occasion, comme d’autres l’auraient fait, pour construire un système, il s’est effacé volontairement derrière ses auteurs. Il a lu avec courage, il analyse avec exactitude le répertoire comique du siècle ; il nous donne le contact des œuvres ; ce n’est pas lui, c’est elles qui font impression sur nous. Il n’a voulu mettre de lui dans son livre que la netteté de son esprit et sa belle humeur indulgente. Cette discrétion n’est pas vulgaire. Mais cela ne va pas sans inconvéniens. Je n’imaginerais rien de mieux, s’il s’agissait de chefs-d’œuvre dont la beauté serait intacte et l’intérêt vivant : il ne faudrait que les approcher du lecteur et les laisser agir. J’ai peur, quand il s’agit des comédies du XVIIIe siècle, qu’elles ne nous disent pas grand’chose aujourd’hui, si le critique n’y met beaucoup du sien. De fait, quel intérêt peuvent avoir les analyses de la Coquette corrigée, des Dehors trompeurs, ou du Cercle, quand les pièces elles-mêmes sont ennuyeuses à la lecture, et vraiment insupportables à la représentation ? Et puis, comme il est à peu près aussi long d’analyser une mauvaise pièce qu’une bonne, tout se trouve ainsi sur le même plan. Un chapitre pour Piron, un chapitre pour Gresset, un chapitre pour Favart, un chapitre pour Florian, c’est beaucoup, quand Diderot n’en a qu’un, et Mercier un demi. J’ai peine à admettre que dans l’histoire de la comédie, l’opéra comique doive tenir autant de place que Beaumarchais, plus que Marivaux. Ces paysanneries d’une naïveté apprêtée, d’une sentimentalité mièvre, d’une malice inoffensive, ces petits drames larmoyans dont l’émotion dès le premier jour est frelatée, pourraient tout au plus être invoqués comme des marques de la diminution du goût et du sérieux dans le public français : sans compter que l’opéra comique n’appartint qu’un jour à la littérature, qui depuis longtemps n’en revendique plus les livrets. On peut écrire deux études sur la comédie au XVIIIe siècle : l’une qui s’attachera à la beauté des œuvres, à leur richesse d’impressions, à l’intérêt des idées qu’elles suggèrent ; et alors ce n’est pas deux volumes qu’il faut écrire ; on peut négliger Desmahis et Panard, et même Collé ; on retiendra deux ou trois noms, et l’on écrira une centaine de pages. Ou bien l’on fera l’histoire de l’évolution du genre comique au XVIIIe siècle, et je ne vois pas encore à quoi servent Barthe et Saurin, et d’Allainval, et Piron. Je vois surtout en quoi ils nuisent ; qu’importe même que Voltaire ait fait des comédies ? Le sens, le rythme, et tous les caractères du mouvement apparaîtront mieux, quand il sera comme dessiné par les seuls noms de ceux qui en ont réellement modifié la vitesse ou la direction. Un peu de système n’aurait pas nui peut-être pour déterminer un choix parmi cette suite d’auteurs qu’on voit défiler dans le livre de M. Lenient, pour mesurer à chacun la place selon son mérite, pour marquer plus nettement les parentés et les écoles, de façon que Beaumarchais ne soit pas séparé de Diderot par Marivaux, d’Allainval, et tout ce que M. Lenient appelle les éphémères, par Voltaire, Palissot, et Collé, enfin par quatre-vingts pages de l’opéra comique : ce qui en général est aussi contraire à la chronologie qu’à la philosophie du sujet. Je me demande aussi s : il n’aurait pas mieux valu délimiter autrement le sujet. M. Lenient commence à Regnard et finit aux vaudevilles qui célèbrent le 18 brumaire : où est l’unité là-dedans ? Le XVIIIe siècle, pour l’histoire et pour la littérature, ne s’étend pas de 1700 à 1800 : une époque finit en 1715, avec Louis XIV ; une époque commence en 1789, avec la Révolution : le XVIIIe siècle occupe l’intervalle. Donc Regnard qui meurt en 1709, Le Sage qui donne Turcaret la même année, Dancourt qui n’écrit rien d’important après 1715, sont vraiment du xvu0 siècle. Il est vrai pourtant que M. Lenient, en commençant par eux, a pris un point de départ excellent : rien ne saurait mieux montrer que ces trois auteurs ce que le siècle finissant transmet au nouveau siècle. Molière serait trop grand ; et il y a dans son œuvre quelque chose d’incommunicable qui ne saurait se léguer : au lieu que les talens très distingués de Regnard, Le Sage et Dan court, ne sont point tellement supérieurs au temps qui les produit, qu’ils n’en découvrent à plein le véritable caractère. Ce qui me déconcerte, c’est la fin du livre, et non le début. Ne se terminait-il pas très bien sur Fabre d’Eglantine, ce disciple enfiellé de Rousseau, et sur Mercier, par qui le mélodrame se rattache à Diderot ? A quoi bon ces deux chapitres sur la comédie politique et sociale au temps de la Révolution qui ne se rattachent à rien ? La plupart des pièces révolutionnaires sont en dehors de la littérature, comme le Père Duchesne et les écrits de Marat : loin d’être de la poésie dramatique, ce n’est même pas du journalisme. Tout au plus pouvait-on signaler à propos de Voltaire, de Palissot et de Beaumarchais, à quels excès indignes ils frayaient la voie en abusant comme ils faisaient de la comédie. Mais, puisque le livre se clôt par là, est-ce donc à cela qu’aboutit le développement de la comédie, le travail de tout un siècle spirituel et passionné ? Si sévère qu’on soit pour le XVIIIe siècle et pour son théâtre, cela n’est point, et ce n’est pas non plus de ce bourbier qu’est sortie notre littérature dramatique. Les deux siècles communiquent par-dessus ces horribles ou dégoûtantes platitudes ; quelques noms, quelques œuvres continuent de l’un à l’autre la tradition comique, sans que le Mariage du pape ou le Jugement dernier des rois y soient pour rien.


I

La comédie du XVIIIe siècle vaut peut-être surtout, au moins pour nous, par son importance historique : elle prépare celle du XIXe siècle. Sans elle nous ne saurions passer de Molière, de Regnard, de Dancourt, à MM. Augier, Dumas et Sardou : Scribe même n’était pas possible, ou ne serait pas intelligible ! De là l’intérêt singulier que prennent pour nous les œuvres comiques du XVIIIe siècle, et l’on verra que les plus oubliées, les plus ennuyeuses sont parfois les plus précieux anneaux de la chaîne.

Ce qu’il faut se demander d’abord, c’est en quel état le XVIIIe siècle reçoit la comédie, quelles habitudes, quel esprit régnaient sur la scène. En dépit du raffinement et de la politesse qu’on lui attribue, mais qu’on explique mal, en dépit ou plutôt à côté de ce goût qu’on lui a tant reproché pour le grand, le noble et le pompeux, le XVIIe siècle avait aimé le comique pittoresque, haut en couleur, les types excentriques, les charges grotesques : il se souciait médiocrement de la morale. L’esprit pousse alors dans tous les sens : s’il outre la délicatesse des sentimens et la finesse du langage, il ne répudie pas la franchise éclatante du rire, le mot plaisamment cru, la grosse farce. Voyez ses précieux inventer des tours de rapin, et sur les lèvres de ses Célimènes fleurir des trivialités dignes de Régnier. Voyez les Turlupins : ce sont les marquis de la jeune cour, dont l’esprit se débarbouille du précieux avec la bêtise énorme du calembour. Mme  Panache, les poches pleines de potage et de sauce, fait la joie du grand roi, et la duchesse de Bourgogne joue à son chaste époux le bon tour de lui mettre une dame d’honneur dans son lit, pour s’amuser de la figure qu’il fera. Prenons-y garde : ni Boileau, ni Fénelon, ni La Bruyère ne nous donnent le ton ni le goût de leur temps en fait de plaisanterie. D’un bout à l’autre du siècle, à travers les variations des doctrines littéraires et la diversité des tempéramens individuels, le trait commun à tous les auteurs comiques, c’est la peinture large, colorée, l’outrance du type et du mot. Après Scarron, Cyrano, Desmarets, on a Montfleury, Poisson, Thomas Corneille. Même Molière, avec toute la supériorité de son génie, travaille souvent en ce genre : Sganarelle, Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas, les Précieuses, maint caractère et mainte situation des grandes comédies sont des charges, qui expriment avec un relief saisissant des vérités profondes, mais ce sont des charges. Boileau, qui méprise le sac de Scapin et gronde Molière d’avoir fait grimacer ses figures, est-ce un comique fin ou discret qu’il nous donne, quand il veut faire rire ? Qu’est-ce que son repas ridicule, qu’est-ce que sa peinture du ménage Tardiou, sinon de franches caricatures hardiment enluminées ? Enfin Racine, le plus élégant, dit-on, et le plus poli des hommes de génie de ce temps-là, Voyez ce qu’il nous présente dans ses Plaideurs : une ganache de juge, des avocats grotesques, et les larmes des petits chiens orphelins.

Toutefois, pendant le cours du siècle, un progrès se fait, de la fantaisie à la vérité. D’abord les types de convention, les matamores, les parasites, disparaissent. Les situations de la vie réelle chassent de la scène l’intrigue accidentée et folle, à l’italienne. Puis l’extravagance déréglée des caricatures se réduit au grossissement grotesque, mais exactement proportionné, des caractères réels. Il en résulta une conséquence importante. Le public exigeait à la fois et la forte saveur de la plaisanterie et l’exacte vérité de la peinture. Comment concilier ces goûts en apparence contradictoires ? Le grand monde a ses ridicules ; mais ces ridicules sont fins plutôt que forts et risquent d’être déformés par l’exagération comique. Aussi Molière, qui fit un Misanthrope, revint-il sans cesse à la peinture des mœurs bourgeoises, où il encadra d’ordinaire ses caractères généraux. Les courtisans se plaignaient qu’il les occupât de M. et de Mme  Jourdain, — le joli couple ! — et des démêlés de Philaminte avec Martine, une bourgeoise qui met à la porte sa cuisinière ! Mais en riant largement, ils justifiaient le poète. Après Molière en s’enfonça dans la même voie, on descendit plus bas. On s’attacha à peindre les mœurs basses, populaires, tout ce qui, vivant à côté ou au-dessous du monde, a pour le monde l’intérêt pittoresque de l’inconnu, l’agrément du ridicule ou la saveur du scandale. La comédie s’encanailla moins parce que la société se corrompait que parce qu’elle voulait du vrai qui la fit rire ; et ce vrai-là, on ne le voyait plus guère dans la vie des honnêtes gens.

Il est aisé de voir maintenant comment la comédie du XVIIe siècle se continue et s’achève en Regnard, Dancourt et Le Sage. « Regnard, dit fort bien M. Jules Lemaître, est un Montfleury qui a plus de style. » S’il touche à Molière, c’est par la moins forte, non la moins gaie partie de son œuvre : par l’Étourdi et par les Fourberies de Scapin, par les cascades imprévues de l’action renouvelée de Plaute et des Italiens. Il a le rire étincelant, le vers sonore, l’intrigue folle, les mœurs extravagantes. La gaieté chez lui voile la vérité. Cependant le fond de toute cette gaieté, c’est l’égoïsme débridé, l’appétit violent du plaisir : nul respect, nulle délicatesse, nulle honnêteté ; tout par l’argent et pour l’argent. Jusque-là il n’y avait que les vieillards qui sacrifiaient l’amour à l’argent : dans le Légataire, dans le Joueur, voici que les jeunes gens sont plus avides d’argent que d’amour ; est-ce pure fantaisie de l’auteur ? À cette heure, dans la dissolution des principes qui ont fait la force du XVIIe siècle, à la veille de la régence et du système, le théâtre de Regnard n’est pas si fou qu’il en a l’air : l’œuvre est plus sérieuse que l’auteur. Dancourt et Le Sage se tiennent plus près de la réalité, et comme ils aiment aussi les vives couleurs et le franc comique, ils descendent aux mœurs plus basses ou plus mauvaises. Chez Dancourt, ce ne sont que paysans finauds, commissaires, greffiers, procureurs âpres au gain, chevaliers effrontés qui vivent de l’amour ou du jeu, marquis de contrebande, comtes ruinés prêts à se vendre, bourgeoises enragées de leur roture et impertinemment orgueilleuses, ingénues savantes et délurées : tout un monde, enfin, amusant, pittoresque, mais frelaté, irrégulier, qui n’est ni le vrai peuple, ni la vraie bourgeoisie, ni la vraie noblesse, monde d’exception, de déclassés et de parvenus où, du haut en bas, tout adore l’argent, tout aspire à l’argent, où la vanité même n’est que la conscience de l’argent qu’on a. Le Sage, dans son unique chef-d’œuvre, nous donne encore pis : un traitant, ancien laquais, suffisant, ignorant, fripon sans scrupules et sans pitié, une veuve équivoque qui le pille, un chevalier joueur qui exploite la veuve, un valet et une soubrette unis pour voler le chevalier, la veuve et le traitant, voilà de curieux drôles. Où sont les honnêtes gens ? Je trouve une marchande à la toilette, effrontée commère, et un marquis toujours ivre.

Le XVIIIe siècle reçoit donc du XVIIe une comédie substantielle, étoffée, colorée, largement traitée plutôt que finement, avec plus de verve que de délicatesse. On aurait pu croire que la fièvre de plaisir et de libertinage qui emporta, sous la régence, la société française, allégée enfin du triste joug d’un vieux roi dévot, allait mettre la comédie plus à l’aise encore et la lancer dans la satire plus débridée et la folie plus libre. Ce fut le contraire qui arriva. Regnard venait de mourir. Daucourt le suivit bientôt. Le Sage abandonna la Comédie-Française pour le théâtre de la Foire, et réserva pour le roman le meilleur de son observation ; les survivans du siècle précédent une fois disparus, à peine trouverons-nous, de loin en loin, une œuvre qui rappelle leur facture et leur esprit. Déjà Dufresny, que M. Lenient nous présente entre Regnard et Daucourt, Dufresny, esprit chercheur, paradoxal, pétillant de mots, incapable de luire une pièce, annonçait des temps nouveaux. En sorte que les vrais peintres de la régence, qui nous en font sentir l’ivresse emportée, sont ceux qui firent le Légataire, le Chevalier à la mode et Turcaret, avant la régence.

Comment cela se lit-il ? et comment la comédie changea-t-elle ? Tout d’abord il n’est pas sans exemple que la maladie morale dont un siècle est consumé n’ait jamais été mieux décrite que par un observateur qui l’a prise à sa naissance. Elle est plus facile à reconnaître à l’état d’exception dans la société que lorsqu’elle a tout envahi et môle partout son influence. Et puis le goût littéraire ne se règle pas toujours sur les mœurs. Il ne faut pas chercher au théâtre l’équivalent de la vie sous la régence. La comédie a changé de ton ; et, quelles que soient les mœurs, le goût lui impose sa forme et lui choisit ses objets. En effet, pendant que sous la sévérité hypocrite qu’imposait l’exemple du vieux roi, les mœurs devenaient plus licencieuses et plus grossières, le goût se raffinait et s’embarrassait de scrupules étroits. Les âmes étant moins fortes, d’une trempe plus molle, les tempéramens ayant moins de muscles que de nerfs, les esprits aussi, moins vigoureux, goûtèrent l’élégance, l’agrément, la finesse par-dessus tout. La politesse et l’étiquette mondaines, après avoir supprimé les expansions des passions, ont étouffé les passions elles-mêmes : après avoir réglé les dehors de l’homme, elles en ont imprégné tout le dedans et ont enfin donné la loi aux pensées et aux paroles. Ce qui n’était que le frein des âmes en est devenu le ressort. L’homme du monde, aimable, spirituel, souriant, froid, sans écart et sans éclat, est maintenant l’idéal où tout se ramène. On exige que le livre et la pièce soient faits à sa mesure. Les sociétés les plus diverses, les écoles les plus opposées, concourent alors à pousser la comédie hors de la libre gaieté dans la décence spirituelle. Le salon correct de Mme de Lambert, la cour guindée de Sceaux, les roués du Palais-Royal et les cyniques du Temple, les nouveaux précieux sectateurs de La Motte et de Fontenelle, les classiques respectueux de La Bruyère et de Boileau, Voltaire que Rabelais effarouche et qui goûte Quinault, tous méprisent le franc rire au théâtre comme grossier et populaire.

Molière est le génie révéré, le maître qu’on adore, mais on regarde comme indignes de lui les deux tiers de son œuvre. Au lieu d’y voir la production spontanée de son génie, on en fait l’obligation de son métier, un abaissement généreux du grand homme qui assure la recette pour nourrir sa troupe. On reprend les distinctions dédaigneuses de Fénelon et de La Bruyère ; on fait les mêmes réserves que Boileau, et même ce qu’il y a de plus noble et de plus délicat dans l’œuvre de Molière, ce qu’on aime et admire sincèrement, on ne l’aperçoit qu’à travers la théorie de l’Art poétique. On y voit l’exacte application des doctrines de Boileau. A vrai dire, Boileau fut l’inspirateur, le patron de la comédie du XVIIIe siècle. Imiter la nature, mais la nature noble, peindre la cour et la ville, c’est-à-dire la vie mondaine et les caractères qui se trouvent dans le monde,


……. un prodigue, un avare,
Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre,


éviter le bouffon et le populaire, chercher l’agréable et le fin, semer les bons mots, sans sortir du bon sens et rendre les sentimens avec délicatesse, voilà l’idéal que propose Boileau et que le XVIIIe siècle a réalisé plus que le XVIIe.

Ce ne fut pas la seule façon dont s’exerça l’influence de Boileau. Du moment que l’on faisait passer au premier rang parmi les qualités d’une comédie le goût et le style, toute différence essentielle entre le livre et le théâtre s’évanouissait. Or le livre avait été plus prompt que le théâtre à s’adapter à la politesse de plus en plus raffinée du siècle. L’esprit plus aventurier des écrivains dramatiques, leur vie moins enfermée dans la bonne société, le contact de la foule mêlée qui s’agite autour des acteurs, l’état de comédien qui mettait hors du monde quelques-uns d’entre eux, et des plus grands, tout cela avait dû soustraire la comédie au goût académique et à l’esprit des salons. Il arriva donc naturellement qu’on chercha dans les livres l’idée du comique de bon ton, qu’on ne trouvait pas suffisamment réalisée au théâtre. On l’aperçut dans un genre dont l’objet, analogue à celui de la comédie, était la peinture spirituelle et satirique du monde et des caractères. Parmi les moralistes, Boileau encore était un maître, et proposait cette fois ses exemples, l’ironie courte, mais sans malignité de ses Epîtres et de ses Satires, la brièveté frappante de ses vers sentencieux, la justesse décente de ses dialogues, qui semblaient être parfois de vraies scènes de comédie. La Bruyère, plus vaste et plus complet, avait des qualités mieux appropriées encore au goût du public. Il faisait l’effet d’avoir écrit pour le XVIIIe siècle, par l’ingéniosité et l’imprévu de son style, par le tour piquant et original de sa ponsée. Cette ironie acérée, cet esprit qui avait autant de miroitement que d’éclat réel, ces dialogues pressés et vifs, ce style prodigieusement savant, tout en effets, où les mots prenaient un relief saisissant, cet art d’exprimer les caractères dans les particularités physiques, paraissaient répondre à toutes les conditions de la bonne comédie : il semblait qui ; le livre de La Bruyère fût un répertoire inépuisable de mots et de types comiques.

De Boileau procède la comédie de caractère du XVIIe siècle, tandis que la comédie de genre se rattacherait à La Bruyère. La première est représentée par Destouches, qui réagit contre la libre gaîté de Regnard et de Dancourt : avant d’être présent, avant d’être vrai, il veut être moral ; il se pique surtout d’être décent et instructif. Il le fut, c’est son mérite ; il ne fut que cela, c’est son défaut. Il ne doit rien à Molière que l’idée de l’utilité de la comédie, exprimée dans la préface de Tartufe. Au reste, Molière le dépassait trop pour qu’il le comprît. Il ne vit pas que Molière n’a peint les caractères qu’à travers les mœurs, qu’il faut passer par l’écorce pour aller au fond de l’âme humaine et qu’elle ne laisse saisir sa nature intime que dans ses manifestations sensibles. Au contraire, Destouches, qui n’avait pas le don de l’observation profonde, crut pouvoir créer des caractères sans exprimer les mœurs qui les contiennent et les soutiennent. Il s’imagina qu’il pouvait les combiner abstraitement, les construire en l’air et les priver de toute réalité, sous prétexte de la généralité qu’ils devaient avoir. Il prit pour maître Boileau, il en imita les procédés d’expression et de description et sema sa comédie de vers proverbes, où sont enfermées beaucoup de vérités morales. Ses personnages dissertent sur les conditions et les humeurs des hommes ; ils en connaissent les faiblesses, les travers, les inclinations ; ils mettent leur expérience en maximes universelles. Ils pensent par impératifs catégoriques. Ils se détachent d’eux-mêmes et raisonnent sur leur rôle : ils savent la loi de leur caractère et en font leur règle de conduite. Un ambitieux, pour résister à l’amour, se dit qu’il est ambitieux et que toutes ses actions doivent être des effets de l’ambition. Les portraits, ingénieusement composés pour les soubrettes (nous voilà bien loin de Martine ! ), se mêlent aux raisonnemens et aux maximes ; et quand tout le monde a bien expliqué les vertus et les vices en soi et dans les autres, l’auteur conclut et donne la moralité générale de la pièce. La comédie de Destouches n’est que l’Épître de Boileau distribuée par personnages. Où sont les caractères ? Promener à travers cinq actes un personnage qui réalise la formule de son rôle dans toutes les situations et qui provoque les remarques fines et piquantes des autres acteurs, ce n’est pas là créer un caractère. Cette idée abstraite, cette description raisonnée, peuvent suffire au moraliste : au théâtre, elles ne donnent pas la sensation du vrai ni de la vie. Destouches part de définitions générales, et de ses définitions il ne peut tirer que des dissertations. Il méprise la réalité ; il ne voit dans les travers et les ridicules contemporains qu’une mince et légère surface, mais c’est en effet l’affleurement des sentimens profonds et permanens. Que sert après cela qu’il aille choisir et combiner des incidens pour y ajuster, y recoller certaines façons de sentir et de penser ? Un caractère dans une action, ce n’est pas un tableau dans un cadre, c’est un homme dans sa peau.

Pendant que Destouches travaille avec plus de conscience que de-bonheur à maintenir la comédie de caractère, les comédies de genre, satiriques, spirituelles et glacées, pullulaient. Les gens du monde-aiment qu’on les occupe d’eux-mêmes. De plus, les écrivains, vivant dans les salons, n’ont sous les yeux que les mœurs de salon, où les caractères sont effacés sous le vernis uniforme du savoir-vivre. « Il ne reste proprement d’état dans un pays comme celui-ci que l’état d’homme du monde, écrivait Grimm, et, par conséquent, d’autre ridicule que celui de petit-maitre. » Ce fut, en effet, sur la scène, pendant tout le siècle, mais surtout avant 1750 ou 1760, un défilé de petits-maîtres pétillans et pincés, de toutes variétés : l’Homme du jour, l’Indiscret, le Babillard, l’Impertinent, le Méchant (M. Lenient a fait trop d’honneur à la pièce de Gresset, qui n’a que les prétentions d’une comédie de caractère et qui ne vaut, en effet, que par la peinture des mœurs d’un moment). On ne sort pas du monde : quand Palissot se hasarde dans le demi-monde, il a beau affadir et gazer, il fait scandale. La comédie est un salon : le monde n’y veut pas de mélange et en tient les portes bien fermées à toutes autres mœurs que les siennes.

Il faut faire une place à part à Marivaux et le loger seul en son coin. Non pas qu’il n’ait point d’ancêtres et de parens. Mais il a tiré d’une tradition banale une œuvre originale. Un goût de tendresse romanesque avait pénétré dans la comédie dès la fin du XVIIe siècle : en l’absence de caractères, les amoureux avaient passé au premier plan. On était revenu à Térence et à ses délicieuses mignardises ; on avait mis au théâtre les contes de La Fontaine et leur froide sensualité. La sensibilité du siècle qui s’ouvrait s’annonçait par un amollissement de la comédie. Le XVIIIe siècle ne devait pas laisser tarir cette veine. L’amour y était la grande affaire de la société : mais l’amour compatible avec les convenances sociales, sans brutalité ni violence, apprivoisé, poli, refroidi. Cet amour mondain, fait d’esprit et d’égoïsme, fait partie intégrante de la peinture des mœurs en même temps qu’il en donne le cadre. Mais souvent aussi on s’intéresse à lui seul, on l’isole, on en fait le tout et le fond de l’œuvre. On recherche toutes les nuances de l’amour du siècle, ses applications diverses, les ombres de passions dont il s’accompagne, la jalousie, point meurtrière, occasion de piques légères et de mines gracieuses, l’indiscrétion, les caprices, l’éveil des sens chez les adolescens, leur réveil chez les vieillards. Pour étoffer la pièce, on revient à la comédie d’intrigue en effaçant le valet derrière les amans, à qui appartiennent les ruses et les déguisemens. Mais surtout il est une forme de l’amour que le XVIIIe siècle poursuit d’une curiosité infatigable : celle qu’il pouvait le moins connaître, l’amour ingénu. Que d’hypothèses on fait alors, en combinant à toutes doses la naïveté, la tendresse, la jalousie, l’inquiétude, qu’on suppose être les élémens du problème, en dépaysant l’amour mondain dans des fictions mythologiques ou féeriques, en l’habillant à la paysanne, à la grecque, à l’orientale, pour expliquer comment, dans un cœur tout neuf, s’éveillent des sensations inconnues qui en troublent l’innocence sans l’éclairer ! Si l’on ne réussit guère à résoudre la question, c’est que la donnée principale échappait : comme nous le montre La Chaussée, quand il prend Mlle Gaussin pour type de l’amour ingénu, cette bonne Gaussin qui, de sa vie, ne refusa à personne, comme on sait, ce qui ne lui coûtait rien à donner. C’est de là que sort Marivaux : toutes les formes de la comédie galante sont représentées dans son œuvre. Voici l’amour ingénu dans Arlequin poli par l’amour. Voici les déguisemens et les quiproquos, dans l’Épreuve, les Fausses confidences, le Jeu de l’amour et du hasard. Enfin, la Surprise de l’amour, le Préjugé vaincu, le Petit-Maître corrigé, le Legs, c’est l’amour aux prises avec les préjugés, les bienséances et les habitudes du monde. Molière, en quelques scènes éparses dans son œuvre, avait marqué d’un trait juste et fort le progrès, la lutte, et l’accord des sentimens dans de jeunes cœurs. Après lui, toutes les affaires de l’amour, ses joies et ses peines, avaient été réduites à un mécanisme artificiel et monotone. Marivaux eut le mérite d’y remettre la vérité et la poésie. Il reprit l’ébauche de Molière et en fit d’après nature un dessin très poussé ; il rechercha tous les détails que le maître avait éliminés de ses larges études, accusant les moindres traits et les plus fines ombres. Il ne laissa rien à dire sur le jeu de l’amour-propre et de la coquetterie, sur les manèges de l’esprit qui, raffinant la sensualité et échauffé par elle, donne l’illusion de la passion profonde. Là est sa supériorité : il a vraiment, en ce genre, atteint la perfection de l’art. Par là il est unique et aussi impossible à retrancher de notre théâtre, que Racine ou que Molière, qui sont plus grands que lui.

Mais venons au grand fait dans l’histoire de la comédie au XVIIe siècle : c’est la naissance de la comédie larmoyante, du drame, c’est-à-dire le passage du théâtre classique au théâtre moderne. Il faut, pour comprendre cette transformation décisive de la comédie, revenir à Destouches. Ce poète prétendait enseigner le bien et faire aimer la vertu ; il voulait offrir « une pure et saine morale, modérément assaisonnée de bonnes plaisanteries et de quelques traits délicatement caustiques. » Mais on ne fait pas au sentiment moral sa part ; où il entre, il règne : c’est une juste remarque de Schiller. Dès que le poète nous appelle à juger de la qualité morale des actions, il empêche ou détruit toute autre impression que son œuvre pouvait faire édifiés, nous n’avons pas envie de lire, et si nous rions, c’est que nous ne sommes pas édifiés. Tout est sérieux quand la morale s’en mêle. Les gens qui ont l’idée du bien sans cesse présente à l’esprit ne rient guère, ils se relâchent tout au plus à sourire. Ainsi en arriva-t-il de la comédie de Destouches : il dut prendre des héros vertueux. Qu’on ne dise pas qu’il y a dans le monde de grands hommes de bien qui prêtent à rire : si l’on veut me recommander leur exemple, il ne faut pas me faire regarder leur ridicule ; pour que leur vertu fasse effet sur moi, il faut effacer tout ce qui n’est pas elle ou ne vient pas d’elle. Aussi tout est honnête chez Destouches, tout exhale une odeur de vertu, jusqu’aux valets : Pasquin, la larme à l’œil, offre à son maître ruiné ses petites économies. Si parfois le poète veut montrer le vice pour en détourner, il en inocule une dose modérée à quelque bonne nature qui doit l’éliminer au dénoûment, et le Glorieux, le Dissipateur, proclament, par leur conversion, la supériorité de la vertu. Dans un tel théâtre, le ridicule est accessoire ou épisodique : des saillies ou des tics. Le comique de caractère ou de situation n’est plus possible.

Cependant la comédie de Molière est morale et elle est gaie. Assurément, et cela tient sans doute au génie de Molière. Mais aussi il a pris pour moraliser un biais qui lui permet d’être franchement comique. Sa philosophie, comme M. Brunetière l’a si justement définie, c’est la philosophie de la nature : la nature est toute bonne, toute puissante ; on fait bien de la suivre, et on est impuissant à la vaincre ; elle se venge de qui la force, la fausse ou la brave. Cette philosophie, que je n’ai pas à discuter ici, a dans la comédie l’avantage de ne pas mettre en jeu l’austérité de la loi morale. Elle appelle la raison, non la conscience, à juger les actions : elle présente les caractères dans leur rapport au vrai. Le mal, le vice, se réduisent au faux, à l’absurde. Ceux qui vont contre la nature n’excitent pas la haine, quoiqu’ils pèchent, ni la pitié, quoiqu’ils souffrent : ils ne voient pas qu’ils ne souffrent que de ce qu’ils pèchent ; ce sont des fous ou des sots, et par là ils sont ridicules. Mais quand on fait appel au jugement de la conscience, les seules émotions qui puissent s’y associer sont l’admiration et l’indignation. Aussi Destouches, en rapportant tout à l’idée morale, fut-il poussé tout doucement et sans s’en douter vers l’emploi du pathétique. Car enfin la comédie ne pouvait rester impassible, et dès qu’elle ne faisait pas rire, il fallait qu’elle fît pleurer. Destouches fit donc le Glorieux : autour d’un comte momentanément glorieux, et d’un vieillard un peu grondeur, un peu libertin, un peu vaniteux, — voilà la part des vices, — il disposa un valet humble, une soubrette innocente, un jeune homme qui lui offre le mariage, à une femme de chambre ! En plein XVIIIe siècle ! Puis un père… Ah ! ce n’est pas un père de comédie, ce père en haillons qui, drapé dans sa pauvreté et dans sa paternité, porte le pathétique, et parfois jusqu’aux larmes, dans toutes les scènes où il élève sa voix auguste. De dessein prémédité, l’auteur coupe court aux effets comiques que le sujet amenait naturellement : ce n’est pas en faisant rire qu’il eût « mis la vertu dans un si beau jour qu’elle s’attirât la vénération publique. »

Le Glorieux nous conduit aux extrêmes limites de la comédie définie par Boileau. Il n’y avait qu’un pas à faire pour en sortir. Ce fut La Chaussée qui le fit. Mélanide (1741) réalisa pour la première fois dans toute sa pureté le type nouveau du poème dramatique, ayant l’instruction pour but, l’émotion pour moyen, et pour matière la vertu malheureuse. Assurément toutes les pièces de La Chaussée, quoiqu’elles aient fait pleurer les femmes en leur temps, sont misérables, ridiculement romanesques, insupportablement moralisantes, sans caractères et sans psychologie, sans style. Mais ces œuvres, qu’on ne peut jouer, et qu’on ne peut presque pas lire, marquent un des points principaux de l’évolution de notre littérature dramatique. Il est oiseux de discuter si la comédie larmoyante est dans les anciens, ou dans Molière, ou dans Boursault, ou dans Destouches. C’est un fait : avant La Chaussée, la comédie en France est orientée vers le rire ; après lui, elle s’oriente vers les larmes. À ce moment la comédie se partage en deux courans qui divergent : le courant principal, unique au XVIIe siècle, soigneusement endigué par Boileau, s’étrécit et s’appauvrit de plus en plus ; l’autre qui se détache alors est allé, à quelques interruptions près, sans cesse grossissant et se renforçant. De nos jours les vrais héritiers de Molière sont relégués au Palais-Royal, tandis que la postérité inconsciente, mais authentique, de La Chaussée a envahi la maison de Molière.

Dégageons, en effet, les tristes pièces de La Chaussée de leur triple enveloppe de mauvais style, de sensibilité fausse et d’absurdité romanesque : qu’y trouvons-nous ? Un mari à bonnes fortunes, écrasé par la grandeur morale de sa femme, et qui se met à l’aimer furieusement quand il s’est rendu indigne de pardon : voilà le Préjugé, Un fils naturel, rival de son père, et lui réclamant son nom presque l’épée à la main : voilà Mélanide. Une fille (‘levée loin de la maison et sacrifiée à un frère indigne par la préférence injuste de sa mère : voilà l’Ecole des mères. Ainsi les relations de famille et leurs altérations, les affections et leurs troubles, leurs perversions, leurs révoltes, au contact des préjugés et des institutions, en un mot, dans notre vie que règlent les lois et les mœurs, tous les sujets de malheur et de larmes qu’introduisent les passions, tel est le domaine dont le nouveau genre prend possession dès le premier jour. Et il développe son action dans le cadre ordinaire de la vie bourgeoise, parmi les soins, les intérêts, les amusemens qui font l’occupation du public, entre gens tels sur la scène que nous sommes, nous de l’orchestre et des loges : de telle sorte que la pièce est bien de plain-pied avec nous. Cette définition de la comédie larmoyante n’est-elle pas en somme précisément celle de notre comédie contemporaine, morale, pathétique, et qui remplace pour nous la tragédie et le drame romantique ?

Diderot, qui passa de son temps pour un créateur, ne fit en somme qu’appliquer aux idées de La Chaussée sa logique fougueuse et son esprit de suite dans la rêverie. Il eut de plus l’avantage de connaître le théâtre anglais. En Angleterre s’était développé depuis le commencement du siècle, sous l’influence du rigorisme protestant, et par réaction contre les pièces dissolues de la Restauration, un genre sérieux et moral qui peu à peu avait abouti, comme en France, à remplacer le ridicule par le pathétique. Dans ce pays, comme chez nous, la sensibilité sévissait, et de ce côté nous n’avions rien à apprendre ni à envier. Mais le théâtre anglais, où les règles classiques n’avaient jamais pu s’acclimater, avait gardé une liberté d’allure, une violence d’action, une familiarité de langage, qui donnaient aux œuvres une forte saveur bien différente du sérieux réglé des pièces françaises. Aussi Georges Barmwell, le Joueur, quelques autres drames encore, qui à leurs mérites propres ajoutaient celui de venir du peuple libre et sensé, eurent-ils une influence considérable sur le développement de notre théâtre. Ces pièces suggérèrent à Diderot beaucoup de vues nouvelles : à défaut de la vérité, elles avaient le mouvement et l’énergie qui manquaient tant à nos comédies et la grossièreté même de leur style mélodramatique était efficace pour nous désabuser de l’esprit chatoyant et du langage épigrammatique.

Les idées de Diderot valent mieux que l’usage qu’il en fit. Laissons là le Fils naturel et le Père de famille : ne regardons pas ses pièces, mais ses théories. Je sais bien que ces théories mêmes sont parfois aventureuses, et M. Lonient, après bien d’autres, signale ce qu’elles contenaient d’illusion et d’erreur. Je ne tiens pas, pour moi, à cette division de la poésie dramatique qui, plaçant aux deux extrémités de l’art le burlesque et le merveilleux, reliait la comédie et la tragédie par les genres intermédiaires de la comédie sérieuse et de la tragédie domestique. On peut encore mieux s’étonner d’entendre Diderot affirmer que, de son temps, l’art dramatique est encore dans l’enfance. Il y a longtemps aussi que l’on a dit que peindre les conditions, et non les caractères, était une chimère. Car si l’on ne veut qu’expliquer les devoirs d’un état sans les présenter dans leur rapport avec les sentimens des hommes, on ne peut faire qu’un dialogue moral et non un drame. Pour bâtir une pièce sur la donnée que Diderot indique, il faut ou rechercher de quelle lente et puissante influence la condition pénètre le caractère et le modifie, ou exposer quels conflits surgissent de la condition aux prises avec le caractère. Mais l’erreur de Diderot n’est pas de conséquence, puisqu’en fait on ne pout séparer le caractère de la condition ; et au contraire elle peut devenir un principe fécond, si l’on y voit le conseil de ne pas peindre les passions abstraitement dans le vague, mais de les prendre dans les formes réelles dont les diverses professions des hommes les revêtent. Par là, Diderot nous force à nous rapprocher de la vie, et à retenir cependant les deux degrés de généralité dont un caractère est susceptible, de façon à nous empêcher de nous perdre dans l’insignifiante diversité des humours individuelles. Je n’ignore pas enfin ce qu’on peut dire contre l’entêtement de Diderot, qui veut mettre dans les pièces des « tableaux » à la place des péripéties et des coups de théâtre. Mais replaçons son idée dans son temps, pour en voir le sens et la portée. Ces attitudes pittoresques par où les personnages expriment l’agitation de leur âme, si elles ne doivent pas naître d’une combinaison surprenante d’événemens, quelle on sera la cause ? Évidemment le contact et le conflit des passions. Ce qui revient à dire que l’intérêt du drame est dans l’expression des sentimens intérieurs ; et l’essence du poème dramatique redevient la peinture de l’âme humaine, non pas cette analyse descriptive qui n’est que la dissertation d’un philosophe, mais cette synthèse vivante par laquelle un poète exprime le sens profond des choses dans les apparences mêmes de la réalité. De plus, quand Diderot réclame la distribution des personnages aux divers plans de la scène en groupes vivans dans des attitudes expressives, il faut se représenter les acteurs d’alors resserrés dans un espace de quelques pieds par une foule bruyante de spectateurs qui s’étalaient sur la scène, et déclamant leurs rôles avec des gestes compassés, devant le trou du souffleur, faisant face au public invariablement, sans pour ainsi dire se douter qu’ils parlaient à d’autres qu’à lui.

En général, la théorie de Diderot n’est peut-être pas la meilleure qu’on pût imaginer, s’il s’était agi de créer de toutes pièces l’art dramatique, dans un pays qui ne l’aurait point connu jusque-là : mais puisque le théâtre en France avait un long passé, puisqu’on ne pouvait faire abstraction de tout le développement antérieur, puisqu’il s’agissait non d’une création absolue, mais d’une restauration, les idées de Diderot étaient peut-être relativement les plus justes et les plus capables de remédier à l’épuisement de la poésie dramatique. En tout cas, bonnes ou mauvaises, elles ont eu un mérite : la fécondité. Si elles n’ont pas suscité de nouveaux Misanthropes ou de nouvelles Phèdres, ce qu’elles ont produit valait mieux que tous les Glorieux et les Méchans dont elles ont débarrassé la scène. En effet, Diderot réclame une action variée et naturelle, allant « au-delà de la froide uniformité des choses communes, » mais sans roman pourtant, où tout soit simple et nécessaire. Il veut un mouvement continu, qui ne cesse pas même dans les entr’actes, en sorte que la dissipation de l’émotion, pendant que la toile est baissée, soit compensée ensuite par le surcroît de force dramatique, dès que la toile se relève. Il préfère aux combinaisons d’incidens, aux coups de théâtre, le développement progressif des caractères et des passions. Il imagine la « possibilité de discuter au théâtre les points de morale les plus importans, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action ; » et par conséquent il faudra que la thèse morale soit au cœur même de la pièce sans rayonner en maximes. Il proscrit l’esprit de mots, les surprises faites au spectateur : ce que les personnages ignorent doit être connu d’abord du public. Il admet les scènes épisodiques de personnages qu’on ne revoit plus, comme dans la réalité passent souvent des gens qui font en un moment notre bonheur ou notre malheur et qui disparaissent comme ils sont venus. Il marque la prose comme la forme naturelle et convenable de la comédie vraie. Il recommande la vérité du décor, mais il n’admet que le décor nécessaire, qui explique et soutient l’action. Il exige que les acteurs vêtus conformément à leurs rôles aillent et viennent par toute la scène, se lèvent, s’asseyent, tournent même le dos au public ; qu’ils récitent naturellement, comme d’honnêtes gens qui parlent de leurs affaires ou que leurs passions emportent. Plus de cri que de chant ; de l’accent, mais pas de ronflement ; que les gestes, les jeux de physionomie traduisent exactement et largement l’esprit du rôle ; que la pantomime, qui soutiendra toujours le dialogue, y supplée même parfois dans des scènes muettes. Ces moyens que Diderot indiquait pour relever le théâtre sont précisément ceux qu’on a employés de nos jours, et s’il en est quelqu’un auquel M. Augier ou M. Dumas n’ait pas eu recours, nos naturalistes l’ont soigneusement ramassé pour révolutionner l’art dramatique. Au reste, Diderot ne prétendait pas annuler la poétique du XVIIe siècle en y substituant la sienne, il admirait plus que personne Racine et Molière : ce n’est pas contre eux, c’est contre leurs faux imitateurs qu’il écrit, et les conseils qu’il donne nous rapprochent au fond plus qu’ils ne nous éloignent de l’idéal classique. Diderot ne rompt pas avec les règles anciennes ; il a compris ce qu’il y avait de vrai, d’efficace, de convenable à la fois à la nature du poème dramatique et au génie français dans les conventions du théâtre et dans les unités. Mais il en observe l’esprit et non la lettre : il admet les monologues, comme moyens d’atteindre certaines vérités profondes que le dialogue ne saurait exprimer avec vraisemblance. Il veut l’unité d’action, et une action concentrée dans le temps et dans l’espace par l’élimination de tous les incidens étrangers ou inutiles. En somme, bien que Diderot n’ait pas su rendre, ni même voir la vie, sa doctrine avait pour but de replacer l’art devant la vie, qui en est l’objet, et d’écarter tout ce qui s’interposait entre eux d’habitudes et de procédés.

L’influence de Diderot fut immense. En France, Sedaine ; en Allemagne, Lessing, même Schiller et Goethe procèdent de lui. Mais, comme il ne sut pas réaliser ses doctrines dans des œuvres et joindre aux préceptes la souveraine clarté des exemples, il détruisit plus qu’il ne fonda ; on comprit mieux ce qu’il rejetait que ce qu’il voulait. Quelques paroles imprudentes qui lui avaient échappé sur les classiques eurent de graves conséquences. Un de ses fidèles disciples, l’intempérant Beaumarchais, fit entendre le premier cri du romantisme en écrivant dans sa préface d’Eugénie : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique… » C’en est fait : comme dans l’ordre politique, la guerre au passé va devenir pour cinquante ans le mot d’ordre des réformateurs littéraires. Le Mariage ne peut que nous confirmer dans l’idée que Beaumarchais est un précurseur du romantisme. Qu’est-ce, en effet, que le romantisme au théâtre ? En négligeant le costume et tout ce qui est pour les yeux, c’est une transposition du comique au tragique : le romantisme fait passer un courant d’enthousiasme grandiose et de sensibilité effrénée à travers des situations, des accidens et des personnages que l’esprit classique ne prenait pas au sérieux. Le Figaro du cinquième acte, drapé dans son orgueil plébéien et disant son fait à la société, est le véritable père de Ruy Blas et de Richard d’Arlington. Mais la forme, chez Beaumarchais, est du XVIIIe siècle, spirituelle, raffinée, aristocratique : Mercier va au-delà, et, forme et fond, veut tout créer. Amalgamant les idées de Diderot et les exemples des Allemands, il répudie l’idéal classique, le style classique, et il conçoit un drame démocratique qui glorifiera la vertu du peuple dans le langage du peuple. Il greffe un nouveau genre sur le rameau détaché par La Chaussée et Diderot, et, fondant le répertoire de l’Ambigu et de la Porte-Saint-Martin, il nous prépare, par ses étranges tableaux d’histoire et de mœurs, à goûter les beautés populaires de Calas, de Marie-Jeanne et du Chiffonnier. Avec Mercier, nous sommes hors de la comédie, même sérieuse. Mais il est à noter que le premier et plus sensible effet des doctrines de Diderot est une dégradation de l’art. Tout ce qu’elles réussissent à faire naître en France, au XVIIIe siècle, c’est le mélodrame. C’est qu’il était plus facile de renoncer d’un coup à l’art, pour s’établir dans la grossièreté et la vulgarité, que de renouveler la forme ancienne ou d’en créer une nouvelle.

Comme Marivaux dans la première moitié du siècle, dans la seconde Beaumarchais occupe une place à part : la grande route de la comédie qui, de Regnard par Destouches et La Chaussée, nous conduit à Diderot, ne rencontre pas plus le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro que le Legs et les Fausses confidences. Il faut donc faire un crochet pour visiter Beaumarchais. Le Barbier est un réveil brillant et bruyant de la comédie d’intrigue, effacée depuis Molière et Regnard par la vogue des peintures satiriques ou sentimentales, et négligée par les auteurs qui n’avaient guère que l’esprit de mots ou le génie de la déclamation : c’est l’éternel sujet de la comédie italienne, le trio bien connu, Arnolphe, Horace, Agnès, gaiment habillé à l’espagnole par un Parisien qui a lu Gil Blas. Quant au Mariage, mélange unique de tous les genres et de toutes les sortes d’esprit, imbroglio larmoyant, satirique, sensuel, politique, bouffon, philosophique, poème et pamphlet à la fois, il ne peut vraiment se comparer et se rattacher qu’à la comédie d’Aristophane. Le XVIIe siècle n’avait regardé que Plaute et Térence, et les Plaideurs nous montrent combien on est loin alors d’Aristophane, même quand on l’imite. Molière, dans la discipline de son temps, n’a pu dessiner que quelques profils de médecins et de pédans. Le XVIIIe siècle, au contraire, devait, à ce qu’il semble, marcher librement dans la voie de l’ancienne comédie : l’indépendance de la pensée, le goût de l’abstraction et de l’allégorie, les luttes d’écoles et de doctrines, l’affaiblissement de l’autorité, l’esprit de persiflage et d’ironie, tout semblait lui rendre le succès facile en ce genre. Rien toutefois ne parut, ou peu de chose : quelques fantaisies vraiment peu meurtrières de Delisle et de Marivaux, les essais médiocres et seulement injurieux de Palissot et de Voltaire, le fatras encyclopédique et féerique de Tarare, ne méritent pas vraiment qu’on évêque à leur propos le souvenir d’Aristophane. D’où vient cette pauvreté inattendue ? La censure a pu gêner les auteurs, non les glacer : il y a une cause plus profonde qui explique que, là comme dans les autres genres dramatiques, le XVIIIe siècle ait si peu produit d’œuvres durables, et j’y reviendrai tout à l’heure. Il ne reste donc que le Mariage de Figaro pour représenter un genre, où l’art, qui, selon Aristote, a pour objet le général, revêt d’une forme idéale et impérissable ce qu’il y a de plus particulier et de plus passager, les passions politiques d’une génération. Le siècle s’est passé, et Figaro n’a peut-être pas encore de pareil chez nous, malgré Rabagas.

Nous voilà à la fin du siècle, et nous pouvons voir ce qu’il a fait de la comédie. Il a voulu inventer, et ce qu’on ne saurait trop remarquer, il semble las et désillusionné de son invention. La sensibilité qui a aidé le drame bourgeois à naître le fait doucement mourir. Dans les premiers temps, les âmes avides d’émotion ne trouvent rien d’assez saisissant, d’assez effrayant ; on aime à se sentir le cœur serré, à répandre des torrens de larmes. Mais sous Louis XVI, l’optimisme triomphe et fait préférer l’attendrissement douceâtre aux déchiremens violens. On ne peint plus la vertu désespérée, on l’aime heureuse ; elle est touchante par essence, et il suffit qu’elle soit, sans agir et sans souffrir, pour que les yeux deviennent humides. Un enfant dans un berceau remue les bras et vagit : à ce tableau d’innocence, toute la cour déborde d’enthousiasme et d’émotion. Même sous la Révolution, les âmes que la réalité fait si violentes, gardent cette fade mollesse au théâtre ; jamais on n’a vu plus d’idylles sur la scène : « La comédie, dira bientôt Marie-Joseph Chénier, a regagné des qualités qu’elle avait perdues, le naturel et la gaité ; il lui reste à regagner encore la profondeur dans le choix des sujets et la hardiesse dans l’exécution. » Entendez le naturel de Collin d’Harleville, un sous-Destouches, et la gaîté de Picard, un sous-Dancourt. En somme, on a quitté Diderot sans revenir à Molière, la comédie a achevé de se vider ; il ne lui reste à l’entrée du XIXe siècle que de la bonne humeur, l’observation des ridicules légers et des sentimens superficiels, un style agréable, un vers correct, l’art de faire un plan et parfois l’instinct du mouvement scénique. Cependant, par suite des tentatives faites pour élargir l’art, — sans compter que deux genres sont nés : opéra comique et drame, — dans la comédie elle-même est entré un certain esprit de libellé qui se marque par le mélange ordinaire de quelques scènes touchantes aux scènes purement comiques, d’une façon que l’Art poétique n’autorise pas, par une moindre aversion de la bouffonnerie et de la charge, enfin par une variété plus grande des sujets pris dans toutes les conditions et même dans l’histoire. Mais surtout sous cet épuisement apparent, la comédie que le XVIIIe siècle transmet à notre siècle contient les germes de l’avenir, qui paraîtront en leur temps.


II

Destouches, La Chaussée, Marivaux, Diderot, Mercier, Beaumarchais, voilà par quels noms se résume l’évolution de la comédie au XVIIIe siècle. Maintenant, si l’on regardait la beauté des œuvres, l’intérêt des images ou des idées qu’elles présentent, au lieu de six noms, j’en retiendrais deux : Marivaux et Beaumarchais, les deux qui précisément sont le plus isolés dans leur siècle, et qui, ne rappelant pas le passé, n’annonçant pas l’avenir, ne représentent vraiment qu’eux-mêmes. Ce n’est pas le lieu d’étudier Marivaux ; d’autres l’ont fait, et ici même, avec toute l’étendue que le sujet comporte et plus d’autorité que je n’en saurais prétendre. Je ne veux faire qu’une ou deux observations. Marivaux, a dit Sainte-Beuve, est plus solide et plus substantiel qu’on ne croit communément et que la forme de ses pensées ne ferait croire. Peut-être, en revanche, est-il moins dramatique qu’on n’a voulu le dire. C’est un charmant esprit, original, et qui fait penser à mille choses dont on ne s’aviserait jamais. Mais son théâtre est surtout fait pour être lu. Cela est manifeste pour ses pièces féeriques et allégoriques : ce sont de très spirituels dialogues et même dans ses comédies amoureuses, qui ont fait et qui entretiennent sa popularité, partout où il a réalisé dans sa pureté le type dramatique qu’il avait conçu, il est froid : cela manque de corps. On se rompt la tête à peser les expressions et les sentimens, à saisir les nuances, à distinguer les momens ; et toutes ces choses nous paraissent si indiscernables, si impondérables, que notre intelligence s’y épuise et s’y perd. On ne sait où s’accrocher, ni où l’on va, ni si l’on avance. Peut-être est-ce notre faute : nous sommes devenus trop brutaux, trop matériels, trop ignorons des finesses du beau langage Mais c’est un fait : allez entendre au théâtre la Surprise de l’amour si charmante à la lecture. Où Marivaux supporte le grand jour de la scène et ne s’évapore pas presque en entier pour nos sens trop peu subtils, c’est quand l’intrigue plus forte rend le mouvement sensible, quand les incognitos, les quiproquos donnent du corps à l’action : dans le Jeu de l’amour et du hasard, dans les Fausses confidences, dans l’Épreure. Et puis ce théâtre de Marivaux est, je ne dirai pas superficiel, car il ne laisse rien, il laisse même trop peu à ignorer sur son objet. C’est cet objet qui est, si je puis dire, superficiel. M. Lenient fait très justement remarquer qu’il n’y a pas de caractères dans Marivaux : ses comtesses, ses Dorantes, ne se distinguent pas très bien les uns des autres. C’est qu’en fait, ce que Marivaux peint n’est pas individuel : ce sont certains sentimens, certaines combinaisons de sentimens qui peuvent, dans un certain âge, se produire à fleur d’âme et se superposer au caractère personnel dans un monde poli et sensuel. Il n’est pas d’homme qui ne puisse être Dorante à un moment donné ; il n’est pas de femme qui n’ait, à son heure, senti comme une de ces comtesses. Le fond des âmes n’importe pas : c’est une légère maladie que tout le monde peut gagner en ce siècle et qui s’en ira sans modifier la constitution intime. En voulez-vous la preuve ? Essayez d’imaginer ce qu’ont été avant la pièce, ce que seront après, les personnages de Marivaux : cela est impossible. Marivaux, pourtant, était capable de quelque chose de plus grand et de plus profond. Il a donné sa mesure dans ses journaux d’observation morale et dans ses romans inachevés.

Quant à Beaumarchais, il se résume en Figaro : le Figaro du Mariage, bien entendu. Car celui du Barbier, malgré quelques saillies irrévérencieuses, n’est encore qu’un cousin de Mascarille et de Gil Blas : c’est un valet d’ancien régime, non un tribun révolutionnaire. Au point de vue du théâtre, le Mariage ne vaut pas le Barbier : l’action y traîne parfois dans des conversations satiriques ou des sentimentalités maussades. L’esprit n’y est pas toujours de qualité : il y a là beaucoup de « bourre, » comme disait le vieux Malherbe. Surtout cet esprit est moins spontané, moins primesautier qu’on ne l’a cru longtemps. Ce n’est pas non plus par la profondeur de l’observation morale que vaut la pièce : elle ne nous apprend pas grand’chose sur l’homme. Figaro, avec ses mots de journal, n’a pas la valeur typique de Sosie ou de Gil Blas. Almaviva est dans vingt comédies du siècle. Basile est une silhouette amusante d’hypocrite, qui donne envie de lire Tartufe ou la tirade de Don Juan, pour connaître l’hypocrisie. Suzanne est « verdissante, » et puis « sage. » Il n’y a que la comtesse démoralisée par l’ennui, au point que le cou blanc d’un enfant la bouleverse, il n’y a que ce polisson de Chérubin, encore gamin et déjà libertin dans son premier et platonique roman d’amour, qui soient réels et vivant avec intensité. Mais tout cela n’était pour Beaumarchais qu’un accessoire et comme l’assaisonnement de sa comédie. Elle fit son effet par d’autres mérites. M. Lenient nous en raconte le succès, « plus fou que la pièce. » Il s’étonne, comme on le fait à l’ordinaire, que les privilégiés aient pu applaudir à ce qu’il appelle « un préambule des cahiers de 1789, » que l’autour et le public aient si gaiment mis le feu à la mine qui devait les faire sauter tous. Il est vrai que cela est étonnant, et l’on ne savait pas ce qu’on faisait, en 1784, quand on battait des mains aux saillies de maître Figaro. Mais savait-on plus où on allait, en 1789, quand on ouvrait les états-généraux avec cet éclat de joie universelle ? C’est une loi de l’histoire que les effets des idées et des actes se prolongent bien au-delà de la prévoyance de leurs auteurs. Mais il y a dans la pièce de Beaumarchais quelque chose de plus étonnant, et qu’on ne remarque pas assez. Il n’est pas étrange que les idées de 1789 aient été applaudies en 1784, mais il l’est à coup sûr qu’on ait accepté la forme dans laquelle l’auteur les présentait. Quoi ! voilà ce qui représente la France nouvelle, voilà ce qui traduit la protestation généreuse de l’opinion publique contre l’arbitraire, le privilège et les abus ! voilà le signe avant-coureur de l’éclatante revendication de Sieyès ! Où donc est le tiers-état là-dedans ? Sera-ce ce fripon de Bartholo ou cet ivrogne d’Antonio ? Les belles images des vertus bourgeoises et champêtres ! Mais non, c’est Figaro, qui jette le premier cri de la révolution : ah ! le bel apôtre de la réforme tant désirée, que ce valet de grand seigneur, aussi corrompu que son maître, ni bourgeois ni peuple, ce déclassé, spirituel, intrigant, impudent, avide d’argent, qui crie contre les abus quand ils le gênent, du reste sans principes comme sans scrupules, et qui ne veut qu’avoir part au gâteau. « Tandis que moi, morbleu ! .. » Je me refuse à voir là l’illusion de 1789, la soif d’égalité et de justice. C’est le cri de l’égoïsme individuel : le jour où lui sera satisfait, où lui sera parvenu, il défendra les privilèges, parce qu’il en jouira. Figaro n’est pas l’incarnation du Tiers : c’est le type du politicien, qui a désarmé et escamoté la révolution. Comment donc ce public nourri de Montesquieu et de Rousseau, enivré de belles illusions, épris d’universel et d’absolu, qui pour réaliser son rêve de liberté, d’amour et de vertu, allait faire le serment du jeu de paume et la nuit du 4 août, comment, gentilshommes et gens du tiers, de Montesquiou à Barnave, et de Barnave à Robespierre, n’ont-ils pas senti que la pièce avilissait l’idéal qu’ils adoraient, et que les belles maximes de philosophie sociale étaient dégradées par le drôle qui les débitait ? Je ne saurais être de l’avis de M. Lenient : le Mariage de Figaro n’est pas « le préambule des cahiers de 1789 : » c’en est tout l’opposé : ceux-là sont le rêve sublime, celui-là la réalité immorale, dans laquelle le rêve se résout. La pièce, en soi et surtout par son succès, découvre l’égoïsme radical et l’absence de sens moral, qui sont le fond des âmes, sous l’enthousiasme superficiel des imaginations surchauffées. Figaro ne représente pas l’esprit de 1789 ; il représente autre chose qui a rendu la révolution possible, mais qui l’a stérilisée, qui lui a survécu, et qui a fait éclater et avorter successivement toutes les autres. Son fond, et la raison intime de l’enthousiasme qu’il excita, c’est qu’il prêche le mépris de l’autorité, et que son apparition sur la scène est elle-même une défaite de l’autorité. Ce jour-là se révèle le mal profond, et peut-être irrémédiable de notre société. De ce jour, le Français, ennemi né du pouvoir, croit qu’il faut être fonctionnaire ou vendu pour le défendre, qu’on ne l’exerce que pour faire sa main, et qu’il suffit de l’attaquer pour être honnête homme. Cette incurable manie va si loin que les classes mêmes qui devraient avoir le plus de souci de la conservation sociale se font, par honte ou par peur, les complices des meneurs bruyans de l’opinion. Cela a l’air souvent d’un sot idéalisme, qui risque sans cesse de tout perdre, pour vouloir tout avoir ; mais au fond, il n’y a que ceci : nous ne sommes pas capables d’être gouvernés ; l’autorité nous pèse, et nous sommes pour le gouvernement de demain, qui n’a encore que des phrases, contre celui d’aujourd’hui qui a les actes. Voilà la disposition des âmes françaises qui se révèle avec Figaro. Si Figaro n’a pas vieilli, quoiqu’il n’y ait plus ni Bastille ni grands seigneurs, et qu’on puisse tout écrire et tout dire, c’est que cette disposition n’a pas changé, et que notre démocratie est travaillée du mal qui mina la monarchie.

Avec un peu de complaisance, je mettrais Sedaine en compagnie de Marivaux et de Beaumarchais. Le Philosophe sans le savoir est une bonne pièce, assez vraie, assez vivante, assez tout ce que peut être une bonne pièce, et rien avec l’intensité qui fait les œuvres supérieures. Elle n’a point de dessous profonds et n’est pas matière à de longues rêveries. Cependant le voisinage de Figaro la met en valeur. Sedaine et Beaumarchais ont mis à la scène deux types qui ne disparaîtront pas de longtemps de notre société : les gens obscurs, qui travaillent ; les gens bruyans, qui parviennent. Et leurs fortunes au théâtre ont été aussi diverses qu’elles le sont dans la société.

Après cela, tout le reste qu’on joue, qu’on lit, qu’on connaît ou qu’on ne connaît pas, me paraît absolument ennuyeux et vide sous les agrémens surannés d’une forme dite littéraire. Je n’excepte ni le Glorieux, ni le Méchant, ni la Métromanie : cela ne vit pas, cela ne compte pas. Voltaire avait raison :

Un vers heureux et d’un ton agréable
Ne suffit pas.

M. Lenient me trouvera bien sévère : mais j’en appelle à son livre. Quelque bienveillante sympathie qu’il accorde à Destouches, à Gresset, à Piron, à Boissy, à Collé, à tant d’autres, son étude est trop fidèle et trop loyale pour ne pas nous transmettre, sans qu’il y songe, l’impression que leurs œuvres doivent fatalement donner aujourd’hui. Donc Marivaux, Beaumarchais, tout au plus Sedaine avec eux : voilà tout ce qui reste. C’est peu pour un siècle spirituel, railleur et qui avait la passion du théâtre. Il faut voir les raisons de cet échec.

Ce qu’il y a de plus essentiel au théâtre, et ce que nous demandons surtout aujourd’hui (plus souvent que nous le rencontrons), c’est le sens de la vie. Le XVIIIe siècle ne sait ni la regarder ni l’exprimer. D’abord il n’a pas de naïveté. Il mêle partout l’esprit ou l’ironie. Il nous fait penser aux qualités du sujet plus qu’à la nature de l’objet. L’écrivain veut se distinguer de ce qu’il exprime, il craint de paraître dupe de ce qu’il voit ; il substitue un jugement critique : sur la chose à l’impression vive de la chose. Aussi ne peut-il évoquer la réalité : il ne peut que la disséquer. Au reste, avec son mépris de l’histoire, son incapacité d’observation, sa prétention de tout mesurer au raisonnement, ses idées préconçues sur l’homme, comment le XVIIIe siècle pourrait-il représenter l’être vivant ? Ils opèrent tous, quelles que soient les différences de talent et de doctrine, ils opèrent tous sur l’homme et sur la société, comme, si ce n’étaient que des chiffres et des signes. Ils prennent pour l’équivalent de la réalité complexe et vivante un concept incomplet, une définition de leur esprit où elle s’évapore en partie et en partie se fige. Ils ne font qu’analyser des abstractions et en déduire le contenu. Ils ignorent la substance et la force de l’être, le jeu incessant des actions et des réactions. Il n’y a pour eux que des formes immobiles, et superficielles, et la réalité leur apparaît découpée on minces feuillets juxtaposés, à peine adhérens, sans pénétration réciproque ni communication intime. Ils ne sont capables que d’analyser, et ils ne savent pas analyser : ils appliquent leur méthode non à l’expérience, mais à des conceptions en l’air. Il n’y en a pas un qui sache voir et dire ce qu’il voit ; leur cerveau est meublé de définitions et de formules où toutes les passions, leurs causes, leurs effets, leur jeu, sont notés ; ils n’aperçoivent jamais, les choses elles-mêmes, mais le résumé sec et précis déposé dans leur raison. La science de l’homme et de la vie est faite, à ce qu’il semble ; ils ne font tous que répéter et amplifier.

De là leur impuissance à peindre des caractères : haute comédie, comédie larmoyante, drame bourgeois, quelque genre qu’ils traitent, ils n’y mettent pas un caractère vivant. Leurs personnages ne sont jamais des êtres moraux, mais seulement des définitions morales. Tout ce qu’ils disent n’est que leurs définitions traduites on termes particuliers, tout ce qu’ils l’ont est l’expression symbolique de leurs définitions. La vie n’a pas cette précision sèche et rectiligne : son plus sensible caractère est que tout y rayonne, que chaque chose touche et tient à plusieurs, que rien n’est signe, effet ou cause d’une chose qui ne soit ensemble effet, cause ou signe de quelques autres. Au contraire, dans la comédie, chaque mot, chaque acte d’un personnage ne contient que la formule et la contient toute : un rôle est une série d’équations où l’un des termes ne varie pas. Il n’y a pas de développement du caractère : tout ce qui est au commencement se retrouve à la fin, quand l’auteur ne l’annule pas d’un trait de plume. Le glorieux ne dit rien, ne fait rien qui ne le proclame glorieux ou qui annonce autre chose en même temps : le mécanisme est trop bien réglé, d’un jeu trop sûr et trop continu ; je devine un automate et non un homme. Le père de famille est partout et toujours père de famille : en parlant, en se taisant, en s’asseyant, en marchant, dans son geste, dans son costume, il se déclare père de famille. Il ne se repose pas : son ressort est monté, il faut qu’il fonctionne sans arrêt, même à vide.

Rien ne contribua plus à boucher les yeux aux auteurs dramatiques que la sensibilité qui envahit la scène vers le second tiers du XVIIIe siècle. Cette maladie, que Rousseau rendit générale, mais qui gâte déjà toute l’œuvre de La Chaussée, rend impossible toute étude de l’homme. Elle impose aux écrivains une psychologie de convention par son dogme fondamental de la bonté essentielle de la nature humaine et la bonté se mesure à la sensibilité. L’homme sensible a reçu de la nature les germes des vertus ; il est fait pour l’amour, pour l’amitié, pour la bienfaisance ; il ne peut voir un être bon ou innocent, un effet de bonté ou d’innocence sans s’attendrir ; même à l’idée abstraite et sur les mots de vertu, d’humanité, de nature, d’amour, un trouble puissant agite son âme ; à tous les instans de sa vie il sent ; et, comme il est fier de sentir puisque c’est par là qu’il prend conscience de sa vertu, il ne contient pas, il étale ses sensations ; il se pare de son désordre et de ses larmes ; et tout son cœur se fond dans une sympathie délicieuse. Le méchant, c’est l’égoïste, à l’œil sec. On le montre rarement : car la nature est bonne et le spectacle de la vertu est doux ; l’homme sensible est dans toutes les pièces.

Quel théâtre veut-on qu’il sorte de là ? une comédie idéaliste ? oui, en un sens, et capable de discréditer l’idéalisme. Partout la même idée d’une raison courte est substituée ; à l’observation des faits ; et la fausseté de cette idée n’a d’égale que sa stérilité. A vrai dire, il n’y a point de philosophie dans ce théâtre d’un siècle philosophe, car piquer une maxime et plaquer un couplet sur l’égalité naturelle, sur l’injustice des lois ou sur les préjugés de la société, ce n’est point faire une pièce philosophique. Il ne suffit même pas d’inventer une action qui réhabilite les parties injustement méprisées de l’humanité, le marchand, l’homme du peuple, le paysan, le sauvage, le nègre : à ce compte, il n’y aurait rien de plus profond que les opéras comiques, où s’étale l’innocence des champs, ou les mélodrames qui devant le banquier scélérat dressent l’ouvrier sublime. Après tout, sauf Diderot et quelques autres, les auteurs du XVIIIe siècle se servent de la philosophie, ils ne sont pas philosophes. Ils exploitent des idées qui sont populaires, en vue du succès ; ou bien par paresse ou par faiblesse d’esprit ils abrègent leur besogne en coulant dans leur intrigue les notions banales de morale individuelle et sociale ; ou bien enfin, parce qu’ils sont du monde, ils ont foi aux théories dont le monde d’alors est enthousiaste et ne voient pas plus loin que le public pour lequel ils travaillent. Car, remarquons-le, si la condition des gens de lettres est devenue meilleure, ils se sont amoindris en s’élevant. Le monde, en effet, à force de craindre le pédantisme, s’est fait de l’ignorance un idéal. Contraint par la politesse à cacher ce qu’il peut avoir de talens ou de connaissances spéciales, l’honnête homme s’est insensiblement dispensé d’apprendre ce qu’il ne lui fallait pas montrer. Il ne devait être, selon Pascal, ni mathématicien, ni guerrier, ni rien qu’honnête homme. Le meilleur moyen d’éviter la tentation d’avoir une « enseigne, » c’est assurément de n’avoir point de marchandise à vendre. L’ignorance aimable se façonnait dans les collèges et dans le commerce du monde. L’éducation littéraire s’était tournée de plus en plus vers l’acquisition du goût, de l’élégance dans l’expression et de l’ordre dans l’exposition des pensées : elle n’était plus qu’une rhétorique peu substantielle et traitait l’esprit comme un instrument qu’il faut aiguiser, non comme une force qu’il faut développer. La société donnait à l’homme ainsi formé sa perfection dernière, la grâce aisée et l’invention spirituelle dans ces mille riens dont se compose l’agrément des rapports sociaux, le tour piquant du mot, l’imprévu de la riposte, et, sur toutes les choses frivoles ou graves, mille idées ou formes d’idées, claires et minces, sans liens, sans racines, sans fécondité, jouets plutôt qu’outils de la pensée. Vos écrivains donc, devenus hommes du monde, — cela commence dès la fin même du XVIIe siècle, — en ont l’irrémédiable légèreté. Ils font ce qu’on appelle la pure littérature, c’est-à-dire que, vides de toute ; connaissance précise, incapables de toute réflexion profonde, ils donnent à des ombres de pensées la plus agréable et parfaite forme. Ils font des comédies avec des souvenirs de collège et le jargon des salons ; ils n’ont souci d’aucun des grands problèmes qui intéressent l’humanité et la société ; en soupçonnent-ils seulement l’existence ?

Ainsi s’explique que la comédie du XVIIIe siècle soit, au fond, si peu philosophique. Elle a suivi pas à pas le mouvement des esprits, elle ne l’a pas créé, elle ne l’a pas même sensiblement accéléré ; rarement elle l’a manifesté d’une façon originale et forte. Il n’y a rien au théâtre qui ressemble aux Lettres persanes ou à Candide, rien qui ait la portée de l’Esprit des lois ou de l’Essai sur les mœurs, le retentissement de la Nouvelle Héloïse ou de Paul et Virginie. Prenez toute l’œuvre comique de Voltaire : le moindre de ses dialogues a plus de sens. A vrai dire, il n’y a que Figaro qui compte à cet égard ; et là même tout est dans la forme et non dans la pensée ; mais cette fois la forme emportait le fond. Aussi tous les historiens du théâtre qui veulent rehausser la valeur philosophique des comédies du XVIIIe siècle sont-ils obligés de nous montrer non les œuvres elles-mêmes, mais leur représentation. En effet, plus certaines pièces, certains mots nous paraissent aujourd’hui vides ou pâles, plus l’enthousiasme qui les accueillit devient significatif ; mais ce succès ne nous révèle que l’état moral du public, qui, tout plein de certaines doctrines, en reconnaissait, en applaudissait les moindres traces. C’était en lui qu’était la philosophie. Il donnait plus à la comédie qu’il n’en recevait.

Quelle idée de l’homme et de la vie nous donneront tous ces littérateurs de salon ou d’académie ? Destouches nous dit qu’il faut être bon : ni glorieux, ni ingrat, ni ambitieux, ni dissipateur, ni irrésolu ; qu’il faut aimer la raison, la vertu, la médiocrité ; que le mariage est un état honorable, et que c’est un grand bien qu’une bonne femme. Excellentes leçons. Mais je me doutais déjà de tout cela, et cela n’ajoute pas grand’chose à la somme d’idées dont je dispose. Prenez les autres, Piron, Gresset, La Chaussée, Diderot même et Beaumarchais, et tous les ouvriers comme tous les ennemis de l’Encyclopédie, les disciples de Voltaire, comme les enthousiastes de Rousseau : vous n’en trouverez pas un dont on puisse exprimer une philosophie sérieuse, qui ait lait tenir dans son œuvre une conception large de la destinée humaine ou de la société. Les meilleurs au point de vue dramatique, Sedaine ou Marivaux, ne nous suggèrent rien sur ces hautes questions. Sedaine se maintient dans un optimisme un peu court : évidemment, il vaudrait mieux que tous les hommes lussent droits et simples, et bienfaisans comme Van Derk. Et quant à Marivaux, il ne nous fait pas même désirer un monde idéal où les femmes seraient sans coquetterie et les hommes sans amour-propre : car alors de quoi ferait-on des pièces ? et, qu’on se retrancherait de jolies choses à dire !

À défaut d’idéalisme, trouvera-t-on au moins dans le théâtre du XVIIIe siècle une représentation exacte de la réalité ? Je ne parle même pas de ce naturalisme substantiel et puissant qui, exprimant la réalité entière, l’invisible aussi bien que la visible, la ramasse dans une représentation si caractéristique que cette condensation de l’expérience ne se distingue presque plus des conceptions de l’idéalisme. La comédie du XVIIIe siècle nous fournira-t-elle au moins une peinture vive, expressive, complète de la réalité extérieure ? Hélas ! non. Ils n’ont même pas l’idée de la vérité. Beaumarchais croit être vrai, parce qu’il fait ranger des meubles et, allumer des lampes par des laquais pendant les entractes ; il croit donner ainsi à sa pièce le mouvement continu de la vie réelle, où rien ne s’arrête. Quoi qu’on en ait dit, l’information que nous tirons de la comédie est mince. Avec cet étonnant Figaro, le document le plus important sur les mœurs est encore l’ennuyeux théâtre de La Chaussée, parce qu’il est la première manifestation considérable de la sensibilité dans la littérature, quinze ans avant Jean-Jacques Rousseau. Mais, on général, il n’y a rien dans toutes les œuvres dramatiques du siècle qui n’ait été dit ou plus fortement, ou plus justement ailleurs. Elles ne servent guère que de justification, d’éclaircissement, d’illustration aux documens essentiels. Si je veux connaître les mœurs de ce temps-là, pour une ou deux comédies qu’il me faudra feuilleter, combien de romans, de contes, de dialogues, de mémoires, de lettres, sans compter les tableaux et les estampes, me seront plus précieux et plus instructifs ! Voyez où MM. de Goncourt, pour étudier la femme au XVIIIe siècle, M. Taine pour décrire la société de l’ancien régime, ont puisé leurs renseignemens. Au contraire, qui ferait l’histoire des mœurs du XVIIe siècle sans interroger sans cesse et Molière et Corneille et Racine, souvent aussi Dancourt et même Regnard ? C’est qu’ils ne répètent pas, ceux-là : ils ajoutent et ils révèlent. Et même pour peindre les mœurs, il faut peindre la vie, et j’ai dit que le XVIIIe siècle ne le peut pas. L’esprit qui peut, dans le roman, dessiner des profils amusans, est impuissant au théâtre à faire vivre des personnages. Comparez l’effet des Précieuses ridicules, charge outrée d’un travers disparu, avec l’impression produite par le Cercle, portrait si fidèle de la frivolité mondaine, qu’on accusa. L’auteur d’ « avoir écouté aux portes : » les Précieuses font rire tous les jours les spectateurs les plus ignorans du passé et pour une fois qu’on nous a rendu le Cercle, vous vous rappelez quel lourd ennui assomma la salle entière. C’est que ce qui nous touche, c’est la vie, non la finesse de l’imitation ; ou plutôt, au théâtre, la finesse ne consiste pas dans l’imperceptible ténuité du trait, elle est dans la pointe pénétrante qui touche à l’essentiel et manifeste l’invisible.

Et puis tout concourt à rendre la peinture des mœurs insuffisante et fausse. Il n’y a pas de dessous ; tout est à fleur de peau, on ne me montre rien de profond, rien même d’intérieur. Ces jolis abbés, ces colonels galans, ces marquises du bel air, quelle est leur âme intime, leur ressort secret ? les papillotent, ils voltigent, ils font leurs grâces, ils sifflent leurs airs. Et puis, que sont-ils au fond ? Rien, dites-vous ; le dedans est vide, la peinture est donc exacte. Mais qu’on me le rende sensible, ce vide, et quand je ne vois que des surfaces, qu’on ne me laisse pas me demander avec inquiétude si c’est insuffisance de l’auteur, ou caractère du modèle. Et pourtant je les connais d’ailleurs, ces hommes du jour et ces femmes à la mode. Quoi qu’on en dise, il y a un dessous à cette politesse raffinée, à cette conversation spirituelle. Ce dessous, les mémoires, les lettres, les romans nous le découvrent assez ; c’est le siècle de Richelieu, de Lauzun, et de Faublas aussi réel qu’eux. De toute cette corruption des mœurs, de tant d’amours sans passion, qu’est-il passé dans la comédie ? Une pointe de sensualité, un air de libertinage, certaine façon d’attacher le goût des femmes à la bonne mine des hommes. Idéalisme, dira-t-on ; mais quel idéalisme est-ce donc que celui-là, qui consiste à supprimer le caractère essentiel de l’objet qu’il représente ?

C’est qu’une double fatalité pèse sur les écrivains. Hommes du monde, comment songeraient-ils à regarder ce qu’il y a au fond de la vie du monde ? La forme est tout ; car s’il n’y a que les apparences qui distinguent l’homme du monde de celui qui n’en est pas, rien n’est plus réel, plus important que les apparences. Les signes prennent une valeur absolue et empêchent de songer aux choses. De plus, les lois du bon ton interdisent aux écrivains de représenter non seulement tout ce qui est brutal et violent mais même tout ce qui est nature et nécessité. La société repose sur une fiction : c’est que tous ceux qu’elle réunit sont de loisir, entièrement libres de corps et de pensée, ne faisant rien que par choix et pour le plaisir commun. Les éclats des passions extrêmes, l’âpreté impérieuse des appétits et des besoins doivent rester à la porte des salons, et la comédie, par conséquent, ne peut les recevoir. En second lieu, les auteurs dramatiques, comme hommes de lettres, sont esclaves des règles. De l’Art poétique interprété par deux ou trois générations d’écrivains polis, est sortie une gênante étiquette qui emprisonne la littérature, comme le savoir-vivre asservit la société. Les auteurs traînent après eux, comme un poids mort et lourd, tous les préceptes, les traditions, les habitudes de leurs devanciers. Le choix du vocabulaire correct, élégant, noble, l’art des expositions, des développemens, des dénoûmens, les procédés de généralisation et d’abstraction, la loi de tout voiler, de tout atténuer, de tout subtiliser, enfin la langue et les règles ne laissent rien passer que de banal et de pareil à ce qu’on a déjà vu. Ceux qui seraient capables de voir la nature ne peuvent la rendre, parce que les moyens qui sont à leur disposition s’y opposent. Même quand ils ont pris le contact de la vie, il n’en arrive, il n’en demeure dans leur œuvre que ce que M. Taine appelle si bien un « résidu évaporé. » Ceux qui apportent une observation nouvelle ne parviennent pas à la mettre en valeur ; voyez Palissot et sa comédie des Courtisanes, hardie de conception, d’une exécution si insuffisante et si pâle.

Peut-être a-t-il manqué à la comédie du XVIIIe siècle un Molière. Cependant à voir l’impuissance de tant de gens, dont beaucoup eurent du talent, je serais tenté de croire qu’il fallait quelque chose de plus qu’un homme. Il fallait que le temps et les révolutions fissent leur œuvre. Il fallait que le vocabulaire élégant, le style académique, le purisme grammatical, fussent détruits, que les salons et le goût des salons fussent emportes, que les moules, les formules, les règles et les genres fussent brisés, que la liberté de tout dire fût rendue et permit de tout penser et tout représenter. Non qu’il n’y eût dans ces choses destinées à périr beaucoup de bon. Mais en se fixant elles avaient perdu l’efficacité : de soutiens, elles étaient devenues des gènes. Ce qu’elles avaient d’excellent était impérissable, et devait se retrouver dans des formes nouvelles, mieux adaptées au temps présent. La ruine de la société du XVIIIe siècle et le romantisme, voilà les deux conditions sans lesquelles la comédie ne pouvait renaître. Le romantisme n’a rien produit en fait de comédie ; mais il a déblayé le terrain et mis le talent de ceux qui viendraient après en état de produire. Alors, ce sont précisément les principes de Diderot qui se sont réalisés dans des œuvres que l’avenir classera, mais qui, certes, sont parfois originales et fortes. Les circonstances sociales et les habitudes littéraires en avaient suspendu la fécondité : elle s’est manifestée tout entière, quand la société et la littérature eurent été renouvelées.


G. LANSON.