La Comédie des méprises/Traduction Guizot, 1864/Acte IV
ACTE QUATRIÈME
Scène I
La scène se passe dans la rue.
UN MARCHAND, ANGELO, UN OFFICIER DE JUSTICE.
LE MARCHAND, à Angelo.—Vous savez que la somme est due depuis la Pentecôte, et que depuis ce temps je ne vous ai pas beaucoup importuné ; je ne le ferais pas même encore, si je n’allais pas partir pour la Perse, et que je n’eusse pas besoin de guilders19 pour mon voyage : ainsi satisfaites-moi sur-le-champ, ou je vous fais arrêter par cet officier.
Niote 19 : (retour) Guilders, pièce de monnaie valant depuis un shilling (douze sous) jusqu’à deux shillings.
ANGELO.—Justement la même somme dont je vous suis redevable m’est due par Antipholus ; et au moment même où je vous ai rencontré, je venais de lui livrer une chaîne. À cinq heures, j’en recevrai le prix : faites-moi le plaisir de venir avec moi jusqu’à sa maison, j’acquitterai mon obligation, et je vous remercierai.
(Entrent Antipholus d’Éphèse et Dromio d’Éphèse.)
L’OFFICIER les apercevant, à Angelo.—Vous pouvez vous en épargner la peine : voyez, le voilà qui vient.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Pendant que je vais chez l’orfèvre, va, toi, acheter un bout de corde ; je veux m’en servir sur ma femme et ses confédérés, pour m’avoir fermé la porte dans la journée.—Mais quoi ! j’aperçois l’orfèvre.—Va-t’en ; achète-moi une corde, et rapporte-la moi à la maison.
DROMIÔ d’Éphèse.—Ah ! je vais acheter vingt mille livres de rente ! je vais acheter une corde !
(Il sort.)
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Un homme vraiment est bien assisté, qui compte sur vous ! J’avais promis votre visite et la chaîne, mais je n’ai vu ni chaîne ni orfèvre. Apparemment que vous avez craint que mon amour ne durât trop longtemps, si vous l’enchaîniez ; et voilà pourquoi vous n’êtes pas venu.
ANGELO.—Avec la permission de votre humeur joviale, voici la note du poids de votre chaîne, jusqu’au dernier carat, le titre de l’or et le prix de la façon : le tout monte à trois ducats de plus que je ne dois à ce seigneur.—Je vous prie, faites-moi le plaisir de m’acquitter avec lui sur-le-champ ; car il est prêt à s’embarquer, et n’attend que cela pour partir.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je n’ai pas sur moi la somme nécessaire ; d’ailleurs j’ai quelques affaires en ville. Monsieur, menez cet étranger chez moi ; prenez avec vous la chaîne, et dites à ma femme de solder la somme en la recevant ; peut-être y serai-je aussitôt que vous.
ANGELO.—Alors vous lui porterez la chaîne vous-même ?
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Non, prenez-la avec vous, de peur que je n’arrive à temps.
ANGELO.—Allons, monsieur, je le veux bien ; l’avez-vous sur vous ?
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Si je ne l’ai pas, moi, monsieur, j’espère que vous l’avez ; sans cela vous pourriez vous en retourner sans votre argent.
ANGELO.—Allons, monsieur, je vous prie, donnez-moi la chaîne. Le vent et la marée attendent ce seigneur, et j’ai à me reprocher de l’avoir déjà retardé ici trop longtemps.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Mon cher monsieur, vous usez de ce prétexte pour excuser votre manque de parole au Porc-Épic ; ce serait à moi à vous gronder de ne l’y avoir pas apportée. Mais, comme une femme acariâtre vous commencez à quereller le premier.
LE MARCHAND.—L’heure s’avance. Allons, monsieur, je vous prie, dépêchez.
ANGELO.—Vous voyez comme il me tourmente…. Vite, la chaîne.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Eh bien ! portez-la à ma femme, et allez chercher votre argent.
ANGELO.—Allons, allons ; vous savez bien que je vous l’ai donnée tout à l’heure : ou envoyez la chaîne, ou envoyez par moi quelque gage.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Allons, vous poussez le badinage jusqu’à l’excès. Voyons, où est la chaîne ? je vous prie, que je la voie.
LE MARCHAND.—Mes affaires ne souffrent pas toutes ces longueurs : mon cher monsieur, dites-moi si vous voulez me satisfaire ou non ; si vous ne voulez pas, je vais laisser monsieur entre les mains de l’officier.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Moi, vous satisfaire ? Et en quoi vous satisfaire ?
ANGELO.—En donnant l’argent que vous me devez pour la chaîne.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je ne vous en dois point, jusqu’à ce que je l’ai reçue.
ANGELO.—Eh ! vous savez que je vous l’ai remise, il y a une demi-heure.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Vous ne m’avez point donné de chaîne : vous m’offensez beaucoup en me le disant.
ANGELO.—Vous m’offensez bien davantage, monsieur, en le niant. Considérez combien cela intéresse mon crédit.
LE MARCHAND.—Allons, officier, arrêtez-le à ma requête.
L’OFFICIER à Angelo.—Je vous arrête, et je vous somme, au nom du duc, d’obéir.
ANGELO.—Cet affront compromet ma réputation. (À Antipholus.)—Ou consentez à payer la somme à mon acquit, ou je vous fais arrêter par ce même officier.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Consentir à payer une chose que je n’ai jamais reçue ! —Arrête-moi, fou que tu es, si tu l’oses.
ANGELO.—Voilà les frais.—Arrêtez-le, officier…..Je n’épargnerais pas mon frère en pareil cas, s’il m’insultait avec tant de mépris.
L’OFFICIER.—Je vous arrête, monsieur ; vous entendez la requête.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Je vous obéis, jusqu’à ce que je vous donne caution. (À Angelo.)—Mais fripon, vous me payerez cette plaisanterie de tout l’or que peut renfermer votre magasin.
ANGELO, —Monsieur, j’aurai justice dans Éphèse, à votre honte publique, je ne peux en douter.
(Entre Dromio de Syracuse.)
DROMIO.—Mon maître, il y a une barque d’Épidaure qui n’attend que son armateur à bord, après quoi, monsieur, elle met à la voile. J’ai porté à bord notre bagage ; j’ai acheté de l’huile, du baume et de l’eau-de-vie. Le navire est tout appareillé ; un bon vent souffle joyeusement de terre, on n’attend plus que l’armateur et vous, monsieur.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Allons, un fou maintenant ! Que veux-tu dire, imbécile ? Coquin, quel vaisseau d’Épidaure m’attend, moi ?
DROMIO.—Le vaisseau sur lequel vous m’avez envoyé pour retenir notre passage.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Esclave ivrogne, je t’ai envoyé chercher une corde, et je t’ai dit pourquoi, et ce que j’en voulais faire.
DROMIÔ de Syracuse.—Vous m’avez tout autant envoyé, monsieur, au bout de la corde.—Vous m’avez envoyé à la baie, monsieur, chercher une barque.
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—J’examinerai cette affaire plus à loisir : et j’apprendrai à tes oreilles à m’écouter avec plus d’attention. Va donc droit chez Adriana, maraud, porte lui cette clef, et dis-lui que dans le pupitre qui est couvert d’un tapis de Turquie, il y a une bourse remplie de ducats : qu’elle me l’envoie ; dis-lui que je suis arrêté dans la rue, et que ce sera ma caution : cours promptement, esclave : pars.—Allons, officier, je vous suis à la prison, jusqu’à ce qu’il revienne.
(Ils sortent.)
DROMIÔ de Syracuse, seul.—Chez Adriana ! c’est-à-dire, celle chez laquelle nous avons diné, où Dousabelle m’a réclamé pour son mari : elle est un peu trop grosse, j’espère, pour que je puisse l’embrasser ; il faut que j’y aille, quoique contre mon gré : car il faut que les valets exécutent les ordres de leurs maîtres.
(Il sort.)
Scène II
La scène se passe dans la maison d’Antipholus d’Éphèse.
ADRIANÀ ET LUCIANA.
ADRIANA.—Comment, Luciana, il t’a tentée à ce point ? As-tu pu lire dans ses yeux si ses instances étaient sérieuses ou non ? Était-il coloré ou pâle, triste ou gai ? Quelles observations as-tu faites en cet instant, sur les météores de son cœur qui se combattaient sur son visage20.
Niote 20 : (retour) Allusion à ces météores de l’atmosphère qui ressemblent à des rangs de combattants. Shakspeare leur compare ailleurs les guerres civiles, WARBURTON.
LUCIANA.—D’abord, il a nié que vous eussiez aucun droit sur lui ?
ADRIANA.—Il voulait dire qu’il agissait comme si je n’en avais aucun, et je n’en suis que plus indignée.
LUCIANA.—Ensuite il m’a juré qu’il était étranger ici.
ADRIANA.—Et il a juré la vérité tout en se parjurant.
LUCIANA.—Alors j’ai intercédé pour vous.
ADRIANA.—Eh bien ! qu’a-t-il dit ?
LUCIANA.—L’amour que je réclamais pour vous, il me l’a demandé à moi.
ADRIANA.—Avec quelles persuasions a-t-il sollicité ta tendresse ?
LUCIANA.—Dans des termes qui, dans une demande honnête, eussent pu émouvoir. D’abord il a vanté ma beauté, ensuite mon esprit.
ADRIANA.—Lui as-tu répondu poliment ?
LUCIANA.—Ayez patience, je vous en conjure.
ADRIANA.—Je ne peux, ni je ne veux me tenir tranquille. Il faut que ma langue se satisfasse, si mon cœur ne le peut pas. Il est tout défiguré, contrefait, vieux et flétri, laid de figure, plus mal fait encore de sa personne, difforme de tout point ; vicieux, ingrat, extravagant, sot et brutal ; disgracié de la nature dans son corps, et encore plus pervers dans son âme.
LUCIANA.—Et pourquoi donc être jalouse d’un tel homme ? On ne pleure jamais un mal perdu quand il s’en va.
ADRIANA.—Ah ! mais je pense bien mieux de lui que je n’en parle. Et pourtant je voudrais qu’il fût encore plus difforme aux yeux des autres. Le vanneau crie loin de son nid, pour qu’on s’en éloigne21. Tandis que ma langue le maudit, mon cœur prie pour lui.
Niote 21 : (retour) Le vanneau, dit-on, cherche à éloigner l’attention de son nid en poussant des cris plaintifs le plus loin possible de l’endroit où sa femelle couve.
(Entre Dromio.)
DROMIO.—Par ici, venez. Le pupitre, la bourse : mes chères dames, hâtez-vous.
LUCIANA.—Et pourquoi es-tu donc si hors d’haleine ?
DROMIO.—C’est à force de courir.
ADRIANA.—Où est ton maître, Dromio ? Est-il en santé ?
DROMIO.—Non, il est descendu dans les limbes du Tartare, pire que l’enfer ; un diable vêtu de l’habit qui dure toujours22 l’a saisi : un diable, dont le cœur est revêtu d’acier, un démon, un génie, un loup, et pis encore, un être tout en buffle ; un ennemi secret qui vous met la main sur l’épaule ; celui qui poursuit à travers les allées, les quais et les rues ; un limier qui va et vient23, et qui évente la trace des pas, enfin, quelqu’un qui traîne les pauvres âmes en enfer avant le jugement24.
Niote 22 : (retour) Buff était une expression vulgaire, pour dire la peau d’un homme, le vêtement qui dure autant que le corps. Everlasting garment peut donc se rendre littéralement par l’habit qui dure toujours. On peut aussi dire un diable en habit d’immortelle, comme Letourneur ; et voici la note de Steevens citée par lui : « Du temps de Shakspeare, les sergents étaient vêtus d’une sorte d’étoffe appelée encore aujourd’hui immortelle, à cause de sa longue durée. »
Niote 23 : (retour) Runs counter, c’est-à-dire qui retourne aur ses pas, comme un limier qui a perdu la piste. Il y a donc contradiction avec la phrase suivante, qui signifie éventer la trace. Mais cette ambiguïté tient à un jeu de mots sur counter, fausse voie à la chasse, et nom d’une prison de Londres.
Niote 24 : (retour)
Enfer, c’était le nom donné, en Angleterre, au cachot le plus obscur d’une prison.
Il y avait aussi un lieu de ce nom dans la chambre de l’échiquier où l’on retenait les débiteurs de la couronne.
Dans la scène suivante, Dromio joue encore sur le mot buff, et appelle le sergent le portrait du vieil Adam, c’est-à-dire l’Adam avant sa chute, d’Adam tout nu.]
ADRIANA.—Comment ! de quoi s’agit-il ?
DROMIO.—Je ne sais pas de quoi il s’agit ; mais il est arrêté pour cette affaire25.
Niote 25 : (retour) Au lieu de on the case il faut lire, selon Gray, out the case, ce qui exprimerait l’espèce d’action de celui à qui on fait un tort, mais sans violence, et dans un cas non prévu par la loi.
ADRIANA.—Quoi ! il est arrêté ? Dis-moi, à la requête de qui ?
DROMIO.—Je ne sais pas bien à la requête de qui il est arrêté ; mais, tout ce que je puis dire, c’est que celui qui l’a arrêté est vêtu d’un surtout de buffle. Voulez-vous, madame, lui envoyer de quoi se racheter ; l’argent qui est dans le pupitre ?
ADRIANA.—Va le chercher, ma sœur.—(Luciana sort.) Cela m’étonne bien qu’il se trouve avoir des dettes qui me soient inconnues. Dis-moi, l’a-t-on arrêté sur un billet ?
DROMIO.—Non pas sur un billet26, mais à propos de quelque chose de plus fort ; une chaîne, une chaîne : ne l’entendez-vous pas sonner ?
Niote 26 : (retour) Bond, billet, obligation, qui se prononce comme band, lien, cravate.
ADRIANA.—Quoi ! la chaîne ?…
DROMIO.—Non, non ; la cloche. Il serait temps que je fusse parti d’ici ; il était deux heures quand je l’ai quitté, et voilà l’horloge qui sonne une heure.
ADRIANA.—Les heures reculeraient donc ? Je ne l’ai jamais entendu dire.
DROMIO.—Oh ! oui, vraiment ; quand une des heures rencontre un sergent, elle recule de peur.
ADRIANA.—Comme si le temps était endetté ! tu raisonnes en vrai fou.
DROMIO.—Le temps est un vrai banqueroutier, et il doit à l’occasion plus qu’il n’a vaillant. Et, c’est un voleur aussi : n’avez-vous donc pas ouï dire que le temps s’avance comme un voleur jour et nuit ? Si le temps est endetté, et qu’il soit un voleur, et qu’il trouve sur son chemin un sergent, n’a-t-il pas raison de reculer d’une heure dans un jour ?
ADRIANA.—Cours, Dromio, voilà l’argent ; (Luciana revient avec la bourse) porte-le bien vite, et ramène ton maître immédiatement au logis. Venez, ma sœur, je suis atterrée par mon imagination ; mon imagination, qui tantôt me console et tantôt me tourmente !
(Elles sortent.)
Scène III.
Une rue d’Éphèse.
ANTIPHOLUS de Syracuse seul.
Je ne rencontre pas un homme qui ne me salue, comme si j’étais un ami bien connu, et chacun m’appelle par mon nom. Quelques-uns m’offrent de l’argent, d’autres m’invitent à dîner ; d’autres me remercient des services que je leur ai rendus, d’autres m’offrent des marchandises à acheter : tout à l’heure un tailleur m’a appelé dans sa boutique et m’a montré des soieries qu’il avait achetées pour moi ; et LA-dessus il m’a pris mesure.—Sûrement tout cela n’est qu’enchantement, qu’illusions, et les sorciers de la Laponie habitent ici.
(Entre une courtisane.)
DROMIO.—Mon maître, voici l’or que vous m’avez envoyé chercher….. Quoi ! vous avez fait habiller de neuf le portrait du vieil Adam ?
ANTIPHOLUS.—Quel or est-ce LA ? De quel Adam veux-tu parler ?
DROMIO.—Pas de l’Adam qui gardait le paradis, mais de cet Adam qui garde la prison ; de celui qui va vêtu de la peau du veau qui fut tué pour l’enfant prodigue ; celui qui est venu derrière vous, monsieur, comme un mauvais ange, et qui vous a ordonné de renoncer à votre liberté.
ANTIPHOLUS.—Je ne t’entends pas.
DROMIO.—Non ? eh ! c’est pourtant une chose bien simple : cet homme qui marchait comme une basse de viole dans un étui de cuir ; l’homme, monsieur, qui, quand les gens sont fatigués, d’un tour de main leur procure le repos ; celui, monsieur, qui prend pitié des hommes ruinés, et leur donne des habits de durée27 ; celui qui a la prétention de faire plus d’exploits avec sa masse qu’avec une pique moresque.
Niote 27 : (retour) Durance, durée et prison.
ANTIPHOLUS.—Quoi ! veux-tu dire un sergent ?
DROMIO.—Oui, monsieur, le sergent des obligations : celui qui force tout homme qui manque à ses engagements, d’en répondre ; un homme qui croit qu’on va toujours se coucher, et qui vous dit : « Dieu vous donne une bonne nuit ! »
ANTIPHOLUS.—Allons, l’ami, restons-en LA avec ta folie.—Y a-t-il quelque vaisseau qui parte ce soir ? Pouvons-nous partir ?
DROMIO.—Oui, monsieur ; je suis venu vous rendre réponse, il y a une heure, que la barque l’Expédition partait cette nuit ; mais alors vous étiez empêché avec le sergent, et forcé de retarder au deLA du délai marqué. Voici les anges28 que vous m’avez envoyé chercher pour vous délivrer.
Niote 28 : (retour) Anges, pièces d’argent.
ANTIPHOLUS.—Ce garçon est fou, et moi aussi ; et nous ne faisons qu’errer d’illusions en illusions. Que quelque sainte protection nous tire d’ici !
(Antipholus et Dromio vont pour sortir.)
LA COURTISANE—Ah ! je suis bien aise, fort aise de vous trouver, monsieur Antipholus. Je vois, monsieur, que vous avez enfin rencontré l’orfèvre : est-ce LA la chaîne que vous m’avez promise aujourd’hui ?
ANTIPHOLUS.—Arrière. Satan ! je te défends de me tenter.
DROMIO.—Monsieur, est-ce LA madame Satan ?
ANTIPHOLUS.—C’est le démon.
DROMIO.—C’est pis encore, c’est la dame du démon, et elle vient ici sous la forme d’une fille de plaisir ; et voilà pourquoi les filles disent : Dieu me damne ! ce qui signifie : Dieu me fasse fille de plaisir ! Il est écrit qu’ils apparaissent aux hommes comme des anges de lumière. La lumière est un effet du feu, et le feu brûle. Ergo, les filles de plaisir brûleront ; n’approchez pas d’elle29.
Niote 29 : (retour) L’équivoque est fondée sur le mot light, qui, pris adjectivement, veut dire léger, légère (fille légère), et substantivement lumière (fille de lumière).
LA COURTISANE.—Votre valet et vous, monsieur, vous êtes merveilleusement gais ! Voulez-vous venir avec moi ? nous trouverons ici de quoi rendre notre dîner meilleur.
DROMIO.—Mon maître, si vous devez goûter de la soupe, commandez donc auparavant une longue cuiller.
ANTIPHOLUS.—Pourquoi, Dromio ?
DROMIO.—Vraiment, c’est qu’il faut une longue cuiller à l’homme qui doit manger avec le diable.
ANTIPHOLUS, à la courtisane.—Arrière donc, démon ! Que viens-tu me parler de souper ? tu es, comme tout le reste, une sorcière. Je te conjure de me laisser, et de t’en aller.
LA COURTISANE.—-Donnez-moi donc mon anneau que vous m’avez pris à dîner ; ou, pour mon diamant, donnez-moi la chaîne que vous m’avez promise, et alors je m’en irai, monsieur, et ne vous importunerai plus.
DROMIO.—Il y a des diables qui ne demandent que la rognure d’un ongle, un jonc, un cheveu, une goutte de sang, une épingle, une noisette, un noyau de cerise ; mais celle-ci, plus avide, voudrait avoir une chaîne. Mon maître, prenez bien garde ; et si vous lui donnez la chaîne, la diablesse la secouera, et nous en épouvantera.
LA COURTISANE.—Je vous en prie, monsieur, ma bague, ou bien la chaîne. J’espère que vous n’avez pas l’intention de m’attrapper ainsi.
ANTIPHOLUS.—Loin d’ici, sorcière ! —Allons, Dromio, partons.
DROMIO.—Fuis l’orgueil, dit le paon ; vous savez cela, madame.
(Antipholus et Dromio sortent.)
LA COURTISANE.—Maintenant il est hors de doute qu’Antipholus est fou ; autrement il ne se fut jamais si mal conduit. Il a à moi une bague qui vaut quarante ducats, et il m’avait promis en retour une chaîne d’or ; et à présent il me refuse l’une et l’autre, ce qui me fait conclure qu’il est devenu fou. Outre cette preuve actuelle de sa démence, je me rappelle les contes extravagants qu’il m’a débités aujourd’hui à dîner, comme quoi il n’a pu rentrer chez lui, comme quoi on lui a fermé la porte ; probablement sa femme, qui connaît ses accès de folie, lui a en effet fermé la porte exprès. Ce que j’ai à faire à présent, c’est de gagner promptement sa maison, et de dire à sa femme, que dans un accès de folie il est entré brusquement chez moi, et m’a enlevé de vive force une bague qu’il m’a emportée. Voilà le parti qui me semble le meilleur à choisir ; car quarante ducats, c’est trop pour les perdre.
Scène IV
La scène se passe dans la rue.
ANTIPHOLUS d’Éphèse ET UN SERGENT.
ANTIPHOLUS.—N’aie aucune inquiétude, je ne me sauverai pas ; je te donnerai, pour caution, avant de te quitter, la somme pour laquelle je suis arrêté. Ma femme est de mauvaise humeur aujourd’hui ; et elle ne voudra pas se fier légèrement au messager, ni croire que j’aie pu être arrêté dans Éphèse : je te dis que cette nouvelle sonnera étrangement à ses oreilles.
(Entre Dromio d’Éphèse, avec un bout de corde à la main.)
ANTIPHOLUS d’Éphèse.—Voici mon valet ; je pense qu’il apporte de l’argent.—Eh bien ! Dromio, avez-vous ce que je vous ai envoyé chercher ?
DROMIÔ d’Éphèse.—Voici, je vous le garantis, de quoi les payer tous.
ANTIPHOLUS.—Mais l’argent, où est-il ?
DROMIO.—Ah ! monsieur, j’ai donné l’argent pour la corde.
ANTIPHOLUS.—Cinq cents ducats, coquin, pour un bout de corde.
DROMIO.—Je vous en fournirai cinq cents, monsieur, pour ce prix-LA.
ANTIPHOLUS.—À quelle fin t’ai-je ordonné de courir en hâte au logis ?
DROMIO.—À cette fin d’un bout de corde, monsieur ; et c’est à cette fin que je suis revenu.
ANTIPHOLUS.—Et à cette fin, moi, je vais te recevoir comme tu le mérites.
(Il le bat.)
L’OFFICIER.—Monsieur, de la patience.
DROMIO.—Vraiment c’est à moi d’être patient : je suis dans l’adversité.
L’OFFICIER, à Dromio.—Allons, retiens ta langue.
DROMIO.—Persuadez-lui plutôt de retenir ses mains.
ANTIPHOLUS.—Bâtard que tu es ! coquin insensible !
DROMIO.—Je voudrais bien être insensible, monsieur, pour ne pas sentir vos coups.
ANTIPHOLUS.—Tu n’es sensible qu’aux coups, comme les ânes.
DROMIO.—Oui, en effet, je suis un âne ; vous pouvez le prouver par mes longues oreilles.—Je l’ai servi depuis l’heure de ma naissance jusqu’à cet instant, et je n’ai jamais rien reçu de lui pour mes services que des coups. Quand j’ai froid, il me réchauffe avec des coups ; quand j’ai chaud, il me rafraîchit avec des coups ; c’est avec des coups qu’il m’éveille quand je suis endormi, qu’il me fait lever quand je suis assis, qu’il me chasse quand je sors de la maison, qu’il m’accueille chez lui à mon retour. Enfin je porte ses coups sur mes épaules comme une mendiante porte ses marmots sur son dos ; et je crois que quand il m’aura estropié, il me faudra aller mendier avec cela de porte en porte.
(Entrent Adriana, Luciana, la courtisane, Pinch et autres.)
ANTIPHOLUS.—Allons, suivez-moi, voilà ma femme qui vient LA-bas.
DROMIO.—Maîtresse, respice finem, respectez votre fin, ou plutôt, comme disait le perroquet, prenez garde à la corde30.
Niote 30 : (retour)
Respice finem, respice funem, ces mots semblent renfermer une allusion à un fameux pamphlet du temps, écrit par Buchanan contre Liddington, lequel finissait par ces mots.
La prophétie du perroquet fait allusion à la coutume du peuple qui apprend à cet oiseau des mots sinistres. Lorsque quelque passant s’en offensait, le maître de L’oiseau lui répondait : Prenez garde, mon perroquet est prophète. WARBURTON.
ANTIPHOLUS, battant Dromio.—Veux-tu toujours parler ?
LA COURTISANE, à Adriana.—Eh bien ! qu’en pensez-vous à présent ? Est-ce que votre mari n’est pas fou ?
ADRIANA.—Son incivilité me le prouve assez.—Bon docteur Pinch, vous savez exorciser ; rétablissez-le dans son bon sens, et je vous donnerai tout ce que vous demanderez.
LUCIANA.—Hélas ! comme ses regards sont étincelants et furieux !
LA COURTISANE.—Voyez comme il frémit dans son transport !
PINCH.—Donnez-moi votre main, que je tâte votre pouls.
ANTIPHOLUS.—Tenez, voilà ma main, et que votre oreille la tâte.
PINCH.—Je t’adjure, Satan, qui es logé dans cet homme, de céder possession à mes saintes prières, et de te replonger sur-le-champ dans tes abîmes ténébreux ; je t’adjure par tous les saints du ciel.
ANTIPHOLUS.—Tais-toi, sorcier radoteur, tais-toi ; je ne suis pas fou.
ADRIANA.~Oh ! plût à Dieu que tu ne le fusses pas, pauvre âme en peine !
ANTIPHOLUS, à sa femme.—Et vous, folle, sont-ce LA vos chalands ? Est-ce ce compagnon à la face de safran, qui était en gala aujourd’hui chez moi, tandis que les portes m’étaient insolemment fermées, et qu’on m’a refusé l’entrée de ma maison ?
ADRIANA.—Oh ! mon mari, Dieu sait que vous avez diné à la maison ; et plût à Dieu que vous y fussiez resté jusqu’à présent, à l’abri de ces affronts et de cet opprobre !
ANTIPHOLUS.—J’ai dîné à la maison ? —Toi, coquin, qu’en dis-tu ?
DROMIO.—Pour dire la vérité, monsieur, vous n’avez pas dîné au logis.
ANTIPHOLUS.—Mes portes n’étaient-elles pas fermées, et moi dehors ?
DROMIO.—Pardieu ! votre porte était fermée, et vous dehors.
ANTIPHOLUS.—Et ne m’a-t-elle pas elle-même dit des injures ?
DROMIO.—Sans mentir, elle vous a dit elle-même des injures.
ANTIPHOLUS.—Sa fille de cuisine ne m’a-t-elle pas insulté, invectivé, méprisé ?
DROMIO.—Certes, elle l’a fait ; la vestale de la cuisine31 vous a repoussé injurieusement.
Niote 31 : (retour) Comme les vestales, la cuisinière entretient le feu. JOHNSON.
ANTIPHOLUS.—Et ne m’en suis-je pas allé tout transporté de rage ?
DROMIO.—En vérité, rien n’est plus certain : mes os en sont témoins, eux qui depuis ont senti toute la force de cette rage.
ADRIANA, à Dromio.—Est-il bon de lui donner raison dans ses contradictions ?
PINCH.—Il n’y a pas de mal à cela : ce garçon connaît son humeur, et en lui cédant il flatte sa frénésie.
ANTIPHOLUS.—Tu as suborné l’orfèvre pour me faire arrêter.
ADRIANA.—Hélas ! au contraire ; je vous ai envoyé de l’argent pour vous racheter, par Dromio que voilà, qui est accouru le chercher.
DROMIO.—De l’argent ? par moi ? Du bon cœur et de la bonne volonté, tant que vous voudrez ; mais certainement, mon maître, pas une parcelle d’écu.
ANTIPHOLUS.—N’es-tu pas allé la trouver pour lui demander une bourse de ducats ?
ADRIANA.—Il est venu, et je la lui ai remise.
LUCIANA.—Et moi, je suis témoin qu’elle les lui a remis.
DROMIO.—Dieu et le cordier me sont témoins qu’on ne m’a envoyé chercher rien autre chose qu’une corde.
PINCH.—Madame, le maître et le valet sont tous deux possédés. Je le vois à leurs visages défaits et d’une pâleur mortelle. Il faut les lier et les loger dans quelque chambre obscure.
ANTIPHOLUS.—Répondez ; pourquoi m’avez-vous fermé la porte aujourd’hui ? Et toi (à Dromio), pourquoi nies-tu la bourse d’or qu’on t’a donnée ?
ADRIANA.—Mon cher mari, je ne vous ai point fermé la porte.
DROMIO.—Et moi, mon cher maître, je n’ai point reçu d’or ; mais je confesse, monsieur, qu’on vous a fermé la porte.
ADRIANA.—Insigne imposteur, tu fais un double mensonge !
ANTIPHOLUS.—Hypocrite prostituée, tu mens en tout ; et tu as fait ligue avec une bande de scélérats pour m’accabler d’affronts et de mépris ; mais, avec ces ongles, je t’arracherai tes yeux perfides, qui se feraient un plaisir de me voir dans mon ignominie.
(Pinch et ses gens veulent lier Antipholus d’Éphèse et Dromio d’Éphèse.)
ADRIANA.—Oh ! liez-le, liez-le ; qu’il ne m’approche pas.
PINCH.—Plus de monde ! —Le démon qui est en lui est fort.
LUCIANA.—Hélas ! le pauvre homme, comme il est pâle et défait !
ANTIPHOLUS.—Quoi ! voulez-vous m’égorger ? Toi, geôlier, je suis ton prisonnier, souffriras-tu qu’ils m’arrachent de tes mains ?
L’OFFICIER, —Messieurs, laissez-le ; il est mon prisonnier, et vous ne l’aurez pas.
PINCH.—Allons, qu’on lie cet homme-LA, car il est frénétique aussi.
ADRIANA.—Que veux-tu dire, sergent hargneux ? As-tu donc du plaisir à voir un infortuné se faire du mal et du tort à lui-même ?
L’OFFICIER.—Il est mon prisonnier ; si je le laisse aller, on exigera de moi la somme qu’il doit.
ADRIANA.—Je te déchargerai avant de te quitter ; conduis-moi à l’instant à son créancier. Quand je saurai la nature de cette dette je la payerai. Mon bon docteur, voyez à ce qu’il soit conduit en sûreté jusqu’à ma maison.—Ô malheureux jour !
ANTIPHOLUS.—Ô misérable prostituée !
DROMIO.—Mon maître, me voilà entré dans les liens pour l’amour de vous.
ANTIPHOLUS.—Malheur à toi, scélérat ! pourquoi me fais-tu mettre en fureur ?
DROMIO.—Voulez-vous donc être lié pour rien ? Soyez fou, mon maître ; criez, le diable…..
LUCIANA.—Dieu les assiste, les pauvres âmes ! Comme ils extravaguent !
ADRIANA.—Allons, emmenez-le d’ici.—Ma sœur, venez avec moi. (Pinch, Antipholus, Dromio, etc., sortent.) (À l’officier.) Dites-moi, à présent, à la requête de qui est-il arrêté ?
L’OFFICIER.—À la requête d’un certain Angelo, un orfèvre. Le connaissez-vous ?
ADRIANA.—Je le connais. Quelle somme lui doit-il ?
L’OFFICIER.—Deux cents ducats.
ADRIANA.—Et pourquoi les lui doit-il ?
L’OFFICIER.—C’est le prix d’une chaîne que votre mari a reçue de lui.
ADRIANA.—Il avait commandé une chaîne pour moi, mais elle ne lui a pas été livrée.
LA COURTISANE.—Quand votre mari, tout en fureur, est venu aujourd’hui chez moi, et a emporté ma bague, que je lui ai vue au doigt tout à l’heure, un moment après je l’ai rencontré avec ma chaîne.
ADRIANA.—Cela peut bien être ; mais je ne l’ai jamais vue.—Venez, geôlier, conduisez-moi à la demeure de l’orfèvre ; il me tarde de savoir la vérité de ceci dans tous ses détails.
(Entrent Antipholus de Syracuse avec son épée nue, et Dromio de Syracuse.)
LUCIANA.—Ô Dieu, ayez pitié de nous, les voilà de nouveau en liberté !
ADRIANA.—Et ils viennent l’épée nue ! Appelons du secours, pour les faire lier de nouveau.
L’OFFICIER.—Sauvons-nous ; ils nous tueraient.
(Ils s’enfuient.)
ANTIPHOLUS.—Je vois que ces sorcières ont peur des épées.
DROMIO.—Celle qui voulait être votre femme tantôt vous fuit à présent.
ANTIPHOLUS.—Allons au Centaure. Tirons-en nos bagages ; je languis d’être sain et sauf à bord.
DROMIO.—Non, restez ici cette nuit ; sûrement on ne nous fera aucun mal. Vous avez vu qu’on nous parle amicalement, qu’on nous a donné de l’or ; il me semble que c’est une si bonne nation, que sans cette montagne de chair folle, qui me réclame le mariage, je me sentirais assez d’envie de rester ici toujours, et de devenir sorcier.
ANTIPHOLUS.—Je ne resterais pas ce soir pour la valeur de la ville entière : allons-nous-en pour faire porter notre bagage à bord.
(Ils sortent.)
FIN DU QUATRIÈME ACTE