La Comédie contemporaine

LA
COMEDIE CONTEMPORAINE

Quand la comédie de Molière se contentait de la prose, elle s’excusait en disant qu’elle n’avait pas eu le temps de mettre ses brodequins. Déjà pourtant la prose pouvait suffire à la haute comédie, témoin l’Avare, et la forme du vers n’était plus ce qui distinguait l’œuvre littéraire de celle qui ne l’était pas, le passe-temps des connaisseurs de celui des simples curieux. Le grand comique s’est emparé des deux domaines. En réalité, c’est dans le Misanthrope et l’Avare que la comédie a chaussé le brodequin, c’est dans les Fourberies de Scapin et dans tant d’autres farces de génie qu’elle a couru pieds nus sur la scène. Depuis Molière jusqu’à nos jours, la représentation des ridicules humains a donné naissance à deux théâtres parallèles, se perpétuant presque sans interruption, et en possession d’amuser soit les esprits cultivés et le public d’élite, soit les spectateurs simplement amoureux de nouveauté ou de plaisir. Souvent la troupe de ceux qu’on appelait les Italiens offrait un asile aux auteurs que rebutait la compagnie des Français, à Lesage, par exemple ; souvent aussi les Français accueillaient ceux qui avaient fondé chez les Italiens leur popularité, comme Marivaux. Le petit théâtre, où régnait la comédie sans brodequins, alimentait le grand, où le socque classique de Thalie était de rigueur. Quelquefois, par une redoutable concurrence, le petit détournait poètes et spectateurs du grand et lui coupait les vivres. La première république supprima cette distinction d’une aristocratie et d’une démocratie comique en traitant les successeurs des Lekain et des Préville au moins comme des suspects. L’empire et la restauration virent renaître l’antagonisme des deux théâtres sous la forme du vaudeville et de la comédie proprement dite. Les différences qui séparaient ces deux genres ont été presque effacées sous le gouvernement de juillet. De notre temps, la liberté des théâtres a fait taire le couplet, ce vieux reste de l’inégalité ancienne. Cependant nous avons vu reparaître sous une autre forme la division d’une comédie lettrée et d’une autre plus populaire. Ni l’enseigne du théâtre ni les refrains de l’orchestre n’en font la différence : elles ne sont pas d’ailleurs si opposées qu’elles ne se fassent des emprunts réciproques. Les hardies allures de l’une n’ont pas empêché la « maison de Molière » de la réclamer, l’autre n’a pas craint de risquer dans les régions bruyantes des boulevards sa distinction native. Les caractères particuliers de chacune d’elles, on les verra dans les pages qu’on va lire : disons seulement que l’une s’est proposé la peinture des mœurs pour objet principal ou mieux pour unique objet, que le soin d’offrir un plaisir à l’esprit et quelquefois au cœur une leçon utile a été trop souvent l’unique ambition de l’autre. Il leur est arrivé de se mêler, grâce à la souplesse de quelques plumes heureuses ; mais rarement elles se sont fondues en un ensemble harmonieux. Toutes deux ont déjà fourni une carrière complète. Un écrivain à qui l’on doit les plus remarquables modèles de la première, la comédie de mœurs, vient de réunir ses œuvres en y joignant des préfaces où il a parlé de trop de choses, où il traite de tout, même de ses idées sur son art. Le représentant le plus distingué de la haute comédie, après s’être essayé non sans succès dans la description des mœurs, revient cette année même au cadre et à la forme auxquels il avait dû jusqu’ici sa réputation. Par là il nous donne le droit de penser que le cercle qu’il a tracé à son talent peut nous être connu. Le moment semble donc favorable pour résumer les vicissitudes de ces deux comédies entre lesquelles s’est partagée la faveur publique. Après avoir indiqué les causes qui ont produit cette situation du théâtre et les antécédens qui l’ont amenée, nous montrerons comment elle s’est développée et ce qu’elle permet d’espérer de l’avenir.


I

Un personnage dans une comédie de 1830, la Mère et la fille, fait valoir en ces termes des coupons de loge qu’il offre à un jeune fils de famille : « Votre sœur va être enchantée ?… Je le crois, une première représentation au Théâtre-Français, et une comédie encore ! Par le temps qui court, c’est rare, n’est-il pas vrai, jeune et aimable soutien de la nouvelle école ? » On n’a pas assez remarqué dans l’histoire littéraire de notre siècle l’incompatibilité absolue, l’antagonisme constant qui a régné entre la comédie et le mouvement littéraire appelé romantisme. Après que la tragédie dite classique eut paru mourir de sa belle mort, la comédie, sa sœur cadette, médiocrement armée pour jouer le rôle principal, continua la guerre toute seule contre le drame usurpateur. Bien que sa nouvelle destinée ne l’eût pas beaucoup grandie, elle fut plus heureuse, dans la lutte que la tragédie, et si c’est vaincre que de rester maître de la place, elle remporta la victoire. Combien elle avait d’affinités avec l’esprit contemporain, quelles racines la rattachaient à son temps et la rendaient vivace, l’événement l’a prouvé.

Ce partage du public entre la comédie et le drame explique assez pourquoi, dans les années qui ont précédé la république de 1848, l’on n’a pas vu la succession de Molière et de Lesage se dédoubler entre deux théâtres, l’un plus haut placé, l’autre plus populaire. La comédie d’alors n’était point assez éloignée du vaudeville, et le public sur lequel l’un et l’autre pouvaient compter n’eût pas suffi à deux théâtres et à deux écoles. L’un et l’autre genre se rapprochaient tellement que les violons en faisaient souvent toute la distance, et que tous deux se confondirent en quelque sorte dans le même homme. Quoi que l’on pense aujourd’hui de la comédie de 1830 à 1848, qui est désormais pour nous celle du passé, le titre principal de Scribe est de l’avoir créée et de la constituer presque à lui seul. A quel degré il convenait au régime politique de juillet, le caractère bourgeois de son œuvre l’indique assez ; mais son atmosphère littéraire, ses conditions naturelles, son échéance pour ainsi dire, tombent si bien à l’époque des tentatives poétiques et théâtrales d’il y a quarante ans, qu’il serait malaisé de concevoir son existence en un autre milieu. Entre Scribe et les romantiques, point de combat : il n’y avait vraiment pas prise. Le théâtre de Scribe ne disputait pas ses auditeurs à celui de MM. Victor Hugo, de Vigny, Dumas ; il ne fut pas une réaction, il fut un second courant parallèle au premier, aussi étranger à celui-ci que s’il en avait été séparé par un ou deux siècles, roulant de son côté une eau peu profonde, mais intarissable, et finissant par dépasser l’autre.

Jamais la comédie et la tragédie ne furent mieux séparées au XVIIe siècle qu’au temps où l’on a prétendu les confondre. Ceux qui ont vécu dans ce temps se souviennent de l’orgueilleux mépris où un certain public amoureux du drame tenait la comédie et tout ce qui avait pour ambition de faire rire. Nous vîmes alors une jeunesse qui ne se déridait pas, une jeunesse qui menaçait de faire de bien grandes choses, s’il n’y avait pas eu sous ce sérieux une bonne part d’affectation. Une sorte de puritanisme littéraire avait prononcé l’interdit sur l’amusement ; il proscrivait la comédie, et ne permettait à ses adeptes que la jouissance des rares plaisanteries semées ça et là dans ses conceptions tragiques. De l’autre côté régnait un dégoût du sérieux dans lequel il entrait autant d’ennui de la tragédie usée que de scepticisme moqueur à l’égard du drame. Le public de Scribe ne croyait pas au lyrisme de la passion, il entrevoyait confusément les laideurs que ces beaux dehors servaient quelquefois à cacher, il aimait mieux nier la passion et en rire. Plongé dans les réalités de la vie, les folies sublimes le scandalisaient ou le trouvaient incrédule ; les petites erreurs corrigées par les petits moyens lui plaisaient bien davantage. Les drames modernes, fussent-ils toujours des perles, — ce qui n’était pas le cas, — ne valaient pas pour lui le grain de mil que réclamait sa frivolité. La vieille Melpomène n’était pas plus heureuse. Gardez-vous de croire que les principes littéraires fussent de quelque poids dans ses jugemens. Le laticlave et le cothurne l’ennuyaient encore plus que les « bonnes lames de Tolède » et les souliers à la poulaine. Scribe ne parodiait pas moins la tragédie que le drame. Si nous n’avions pas eu les réalistes, on pourrait dire que personne n’a plus fait pour détruire la hiérarchie littéraire. Dans un temps où l’on abusait du grandiose, de l’excessif, du colossal, se plaire dans les petits ressorts et dans les paradoxes légers, — côte à côte avec des rivaux qui ne parlaient que de génie, ne se piquer que d’esprit, en avoir toujours et du plus facile, — voilà tout le secret de Scribe. Joignez-y des peintures superficielles, mais qui ne troublaient jamais le spectateur, un dialogue haché menu, mais qui ne se reposait pas, point de style, mais beaucoup de gaîté, des plaisanteries sans relief et pourtant coulant de source, pas un atome de sérieux ni d’élévation, mais une réserve de bon goût et une absence complète de prétentions ; le moyen de s’étonner ensuite du succès ! Scribe et son public s’accordaient si bien qu’il n’y avait ni bons ni mauvais moyens pour insinuer entre eux un malentendu. La critique était contre lui, contre lui les confrères, les cabales, les premières représentations ; il réussissait malgré la critique, les confrères, les cabales, et contre ces redoutables premières représentations qui décident aujourd’hui sans appel. Alors la salle de la première soirée n’était pas convertie en ce qu’on appelait à Rome la « tribu prérogative, » le premier vote ne décidait pas de tout, le suffrage universel n’avait pas communiqué aux spectateurs je ne sais quel besoin de faite nombre et quelle peur d’être en minorité. Le succès fut tel que vers 1843, date de l’échec des Burgraves, la comédie, c’est-à-dire un seul homme et ses collaborateurs, resta maîtresse du théâtre. La chute du drame fit si peu de bruit que l’on s’en aperçut à peine. Il semblait qu’il allât rejoindre dans sa tombe la tragédie, qu’il avait enterrée. Sauf la tentative de Ponsard, plus littéraire que dramatique, sauf quelques jets de feu sacré rallumé par une jeune actrice au temple abandonné de Corneille et de Racine, l’œuvre dramatique sérieuse, poignante, les larmes, la terreur, semblaient avoir fait leur temps. — Au fait, pourquoi une tragédie ? pourquoi un drame ? Le théâtre est un passe-temps, disait-on, et c’est un préjugé que d’y chercher un aliment à la sensibilité, une pâture à l’imagination. Le public avait sous la main une comédie qui l’amusait et un homme infatigable pour l’exploiter. Cette comédie ne se composait que de silhouettes ; mais cet homme les taillait si facilement et de toutes les grandeurs ! Il les aurait faites stans pede in uno, dans toutes les positions, par-dessus sa tête, derrière son dos. Il l’eût disputé à cet artiste suisse qui en découpait de très jolies sans couteau, avec des bandes de fromage qu’il faisait grignoter à son chat. C’est ainsi que, le poète abusant de sa facilité et le public de son poète, la comédie qu’on pourrait appeler bourgeoise fit illusion aux spectateurs d’alors, et parut tenir lieu de tout le reste.

Le théâtre de Scribe touchait à notre sujet par les liens qui rattachent le passé au présent : M. Alexandre Dumas fils vient de donner une opportunité nouvelle aux réflexions qui précèdent. Il a consacré une de ses préfaces à la critique de ce fécond écrivain. Nous avons dû nous montrer sévère pour l’auteur de la Camaraderie afin de conserver à notre justice le droit de dire la vérité sur ses successeurs, et l’impartialité est un devoir même dans la comparaison des morts avec les vivans ; . mais nous ne savons s’il appartient à un écrivain, sous prétexte de causer de son art, d’élever dans une préface, et pour ainsi dire sur ses terres et chez soi, un petit tribunal pour y juger un prédécesseur. A tous ceux qui ont l’honneur de connaître ou même seulement le plaisir de lire M. Dumas fils, le doute n’est pas possible sur le sentiment qui l’a inspiré. Dans ce langage sans-façon dont il a le secret, il dit lui-même : « Je ne bats pas la caisse devant ma baraque pour vous empêcher d’entrer dans celle de mon voisin. » Nous l’en croyons bien volontiers, et nous n’en serions pas moins persuadé quand même il se serait exprimé avec plus de respect pour son œuvre, pour celle du voisin et surtout pour l’art qui a sans doute son amour et son culte consciencieux. Il a mis le doigt, un doigt d’expert, sur les défauts de Scribe ; mais son premier devoir n’était-il pas d’insister sur les qualités qui font la force et la vie de ce rare improvisateur ? A-t-il dit, et qui pouvait mieux le dire ? que Scribe, tout superficiel qu’il était, avait jusqu’au bout des ongles le sentiment de la comédie ? A-t-il dit que cet écrivain s’est connu, et qu’il a su se contenter jusqu’à la fin d’être un homme d’infiniment d’esprit ? A-t-il dit ce qui fait que les comédies de l’auteur de la Camaraderie ont été reprises tant de fois et toujours avec bonheur, épreuve que celles de M. Dumas fils, malgré d’incontestables succès, n’ont guère subie ? A-t-il dit du moins la réserve qui a fait aimer le talent de Scribe et l’a empêché, je crois, d’écrire aucune préface, et certainement de juger aucun de ses concurrens ? M. Dumas fils, qui range tout uniment M. Flaubert avec Bossuet, Pascal et Voltaire, n’a pas, et nous sommes les premiers à l’excuser, l’habitude de la critique. On ne naît pas critique, « comme on naît blond, brun ou auteur dramatique, » à ce que dit M. Dumas, lui qui a le droit de le penser et de le dire. On devient critique lorsqu’on a tiré de l’expérience cette leçon entre autres, qu’il faut dans un écrivain faire la balance des qualités et des défauts, et que la bonhomie la plus sincère ne met pas à l’abri du reproche d’étourderie. Que M. Dumas fils laisse donc cette fonction, à laquelle, il l’a dit lui-même, on n’arrive point par droit de naissance, ou bien qu’il l’exerce sur ses propres œuvres. Le nom de Corneille est un exemple trop haut ; mais celui de Picard, qui mettra sans doute M. Dumas plus à l’aise, s’est rendu aimable non-seulement par de jolies comédies, mais par des préfaces où il fait la critique de ses pièces, non la critique de celles des autres.

Scribe n’est sans doute pas le seul comique dont l’histoire littéraire de 1830 à 1848 devra s’occuper. Les éloges que M. Dumas fils prodigue à l’un d’eux sont un hommage de piété filiale que nous n’avons pas lu sans émotion ; mais il n’est permis qu’à lui de s’y tenir comme à l’expression de la rigoureuse vérité. Sur les drames de M. Dumas père, le jugement définitif, nous le croyons, a été porté. Ses comédies l’ont placé dans une situation intermédiaire entre l’école romantique et la comédie telle que nous venons de l’esquisser. Toutes les qualités qui ont assuré le succès de l’auteur de Mademoiselle de Belle-Isle, esprit, vivacité, entente de la scène, nous n’avons ni à les établir ni à les contester. C’est du fond même de ses conceptions qu’il s’agit ici. A propos d’une narration légèrement risquée, on a parlé dernièrement de situation physiologique, et quelques-uns y voyaient une preuve de sincérité hardie. Il faut donc que la comédie de M. Dumas père soit bien sincère, car il n’y a guère autre chose. Le fait physiologique paraît accompli, tout est perdu ; il est réduit à néant, tout est sauvé. Le duc de Richelieu a-t-il passé la nuit dans le même appartement que Mlle de Belle-Isle ? Là est toute la comédie ; il n’est pas question d’autre chose, même entre une jeune fille vertueuse et un fiancé vraiment épris. Des preuves morales, des cris de l’âme et du cœur, pas un mot. Certes de telles œuvres ne font pas un extrême honneur à la délicatesse d’une époque ; cependant elles étaient une concession déjà considérable faite par le drame romantique à l’esprit du temps, et, remarquez-le, c’est par ce genre de pièces que M. Dumas père a surnagé. Un seul nom suffirait donc pour rappeler la physionomie du temps. Saluons dans le souvenir de Scribe la comédie du passé ; elle ne reviendra plus, mais il y a toujours lieu de tirer profit de ses leçons.

« Sur les quatre cents pièces que M. Scribe a écrites, dit M. Alexandre Dumas fils, laissez tomber Il ne faut jurer de rien ou le Caprice, c’est-à-dire un petit proverbe du poète le plus naïf, le moins expert dans le métier, et vous verrez tout le théâtre de Scribe se dissoudre et se volatiliser comme le mercure à une chaleur de trois cent cinquante degrés. » Rien n’est plus vrai que cette observation, malheureusement exprimée dans une phrase qui semble sortir d’un magasin de produits chimiques. Oui, telle est la puissance du sentiment du beau qu’un rayon de poésie efface les conceptions les plus ingénieuses d’où il est absent. Alfred de Musset, avec ces légers dialogues qu’il n’écrivait pas pour le théâtre, suffisait sans doute pour ébranler le Goliath de la scène. Pourtant, si l’on veut dire toute la vérité, Balzac lui a prêté la main : non qu’il ait réussi à se mettre en travers du courant qui menait la foule à Une Chaîne et au Verre d’eau pour la pousser du côté de Vautrin et de Mercadet ; mais au nom de Scribe on opposait celui de « notre cher, de notre illustre Balzac ; » les ambitieux, les avares, les intrigans de celui-ci étaient mis en regard des intrigans, des avares, des ambitieux de celui-là, et les faisaient singulièrement pâlir. Le public apporte au théâtre le souvenir de ses lectures, et de nos jours c’est le roman qui fait son éducation. On rapprochait donc le roman de la comédie, et il se trouvait que le livre imprimé était plus vivant, plus chaud de couleur que la scène. On parlait d’ailleurs de ses comédies tout simplement comme de chefs-d’œuvre écartés par la censure. C’est ainsi qu’aux approches de 1848 et immédiatement après l’édifice de la fortune de Scribe trahissait des symptômes d’affaissement.

On ne saurait s’étonner de l’espèce de silence qui se fit au théâtre en 1848. La plupart de ses favoris demeurèrent chez eux, intimidés ou attendant les vents favorables. Le grand, le vrai drame, se jouait dans la rue. Quand les questions politiques et sociales absorbent les esprits, une nation ressemble à une famille que les procès désolent, ou qui se voit menacée de la ruine. Les gens qui ne sont pas sûrs d’un lendemain délaissent leurs livres, leur musique, leurs objets d’art. Ce silence du théâtre, la comédie moins que tout autre pouvait l’interrompre. En pareille occasion, rien ne sonne creux, rien n’est faux, rien n’est irritant comme les gaîtés de la veille, et, quand même le public eût eu envie de rire, il faut aux ridicules dont vit la comédie un peu de calme qui permette de les apercevoir, une certaine assiette où ils puissent s’étaler. Sous la tempête, chacun songe à soi, et l’on pense fort peu à la grimace du voisin, encore moins à celle que l’on fait soi-même. Il n’y a point alors de place pour la comédie, dont le but est, suivant le mot du poète anglais, « de nous faire voir à nous-mêmes comme les autres nous voient. »

Cependant il faut vivre, et le théâtre est une Shéhérazade condamnée à trouver tous les soirs des récits que parfois on n’écoute même pas : à ce moment, elle avait affaire à un auditeur fort distrait, à un sultan de mauvaise humeur qui se bouchait les oreilles et la laissait narrer dans le désert. C’est en vain que Scribe essaya de quelques avances à l’esprit du temps et mit sa marchandise sous un pavillon moins désagréable aux démocrates. Ce n’était plus le temps de la comédie patriotique, bonne tout au plus pour l’époque de la restauration, comédie rétrospective, dénuée désormais du goût de la réalité et du sel de l’allusion. Pour un temps nouveau, il fallait des conceptions nouvelles, et Scribe changea de collaborateurs sans changer de manière. Quant à la comédie aristophanesque, il n’y fallait pas songer ; il n’y eut, il ne pouvait y avoir en ce genre que des croquis populaires qui n’avaient rien à démêler avec l’art. Le théâtre vécut ou du moins évita de mourir, grâce à des œuvres négligées que lui léguait le régime précédent : la comédie de 1848 se composa, ou peu s’en faut, des deux noms de Balzac et d’Alfred de Musset.

Balzac, un favori du théâtre républicain ! un nom adopté par le public de 1848 ! Cette singulière rencontre, on serait tenté de l’expliquer simplement par les échecs administratifs de l’écrivain, à qui les événemens fournissaient une revanche. Rien dans ses écrits qui pût flatter l’opinion régnante. Il ne cache guère son admiration pour le pouvoir absolu ; son idéal de gouvernement semble bien être cette « magnifique police asiatique créée par Bonaparte » dont il parle dans Vautrin. Est-il bonapartiste ? On le croirait par momens, si dans d’autres il ne s’attendrissait sur la légitimité. Ses épigrammes un peu lourdes n’épargnent aucun régime, aucune doctrine, même le socialisme. En réalité il est sceptique, et cette indifférence, qu’il n’avoue pas du reste, et qui va jusqu’à l’absence du sens moral, donnerait à elle seule le mot de son succès dans un temps qui vit trop de changemens pour ne pas faire baisser le prix des professions de foi. La comédie n’a pas, ne doit pas avoir d’opinion politique ; le scepticisme de Balzac pouvait donc être le bienvenu, et, si l’on y regarde de près, il se recommandait par ses défauts mêmes à la génération contemporaine. Adoration de la force, mépris des moyens termes et des gouvernemens constitutionnels, réaction contre la bourgeoisie et ses vertus sans éclat, description acharnée de mystères plus ou moins réels, révélation de scandales fictifs, tout un monde frelaté de ducs et de duchesses, des jours soudains ouverts dans les antres, je ne sais quels dessous de la société apparaissant sur la scène, le mépris de l’espèce humaine décoré du titre de science du cœur humain, et au milieu de ces folies, des prétentions de réformateur, un dédain caractéristique de l’homme de lettres pour les connaissances pratiques de l’homme d’état, enfin par-dessus tout cela un style dont la crudité rompait avec toutes les traditions de l’ancienne bienséance, voilà ce que le plus souvent il présentait aux imaginations troublées ; ainsi les confirmait-il dans la résolution de ne plus croire aux hommes ni aux choses.

Cependant le succès de Balzac n’était pas dû seulement au caractère dissolvant de ses romans et de ses comédies. Parmi les fictions qu’il tirait de son cerveau bouillonnant, il y avait des réalités fidèlement observées et rendues avec puissance. Ses usuriers, ses joueurs de Bourse, ses inventeurs, offraient des types énergiques d’hommes de notre temps lancés dans la carrière où malheureusement ils s’engagent par milliers, ballottés entre les deux extrémités de toute vie humaine qui ne sait pas se contenter à peu de frais, le spectre toujours menaçant de la misère et l’idéal mitant d’une grande fortune. Un public, je ne dis pas plus choisi, mais seulement un peu plus relevé, comme celui du gouvernement de juillet, n’aurait pas apporté la même curiosité au spectacle de ces créations violentes. Le trait distinctif d’un public démocratique est une certaine naïveté qui peut se laisser prendre aux peintures de fantaisie parce qu’il manque d’expérience, mais qui est capable de saisir la vérité quand on la lui présente, et qui s’y porte plus vivement qu’une assemblée formée d’esprits cultivés. Un besoin de réalité s’annonçait au théâtre, et ceux qui assistaient en observateurs aux changemens du goût pouvaient remarquer combien certaines choses, traitées légèrement jusque-là, étaient prises au sérieux. Pour ne citer qu’un exemple, cet argent que la critique avait reproché si fort à Scribe d’employer comme moyen de comédie, on s’en servait plus que jamais comme d’un ressort pour l’action ; il était élevé à la dignité du drame et remplaçait la fatalité du théâtre ancien, il était l’action même. Déjà l’on voyait poindre à l’horizon les pièces tragi-comiques roulant sur les difficultés pécuniaires. On allait bientôt applaudir une mère priant son fils avec une poignante éloquence de faire un riche mariage : je doute que l’auditoire de Scribe l’eût supportée. Les dettes n’offraient plus matière à plaisanter, et Mercadet éconduisant ses créanciers paraissait intéressant. Fallait-il rire ou pleurer du rasoir avec lequel ce héros des faiseurs menaçait de se détruire, La question n’eût pas été douteuse vingt ans plus tôt : le public en eût ri comme d’une bouffonnerie, s’il ne l’eût pas sifflé comme une plaisanterie funèbre ; mais désormais le public était changé, il suivait avec curiosité les tours de passe-passe de Mercadet, et prenait au sérieux ses grotesques angoisses.

À cette foi robuste dans les réalités du théâtre, un public démocratique joint un penchant naturel pour la vigueur des peintures. Si le ton était faux parfois dans Balzac, ce n’était jamais, comme dans Scribe, qu’il fût superficiel. Ses personnages sont cyniques : un père reprochant à sa fille le refus de se sacrifier pour relever la fortune de sa maison ose lui demander « à quoi servent les romans dont elle s’abreuve, si elle n’y puise pas le désir d’imiter les dévoûmens qu’on y prêche. » Un chef de famille, et qui se croit honnête, parle de « crocheter le cœur pour crocheter la caisse. » Ces traits et mille autres semblables annonçaient bien que notre comédie allait perdre cette légèreté de ton qui faisait autrefois sa grâce. « Sans peser, sans rester, » a dit un grand poète contemporain : c’était la devise de la comédie française, et elle avait cela de commun avec l’ancienne politesse. Souvent elle s’exprimait à demi-mot et ne pénétrait pas toutes les surfaces. Les formes convenues, les petits mensonges déguisant les réalités tristes ou vulgaires, n’étaient pas plus à l’usage du public nouveau que de la comédie que Balzac lui préparait. Au milieu des mots cyniques ou grossiers, il y en avait beaucoup d’heureux, quelques-uns même originaux, d’autres recueillis ça et là et rendus au public avec la force d’impulsion qu’ils reçoivent de la bouche d’un acteur habile. Dès lors commençait la série de ces pièces composées de mots plutôt que de scènes et de situations. Elles avaient, elles ont encore cette excuse naturelle qu’ils occupent une grande place dans la comédie de mœurs : les paroles font partie des mœurs elles-mêmes. Depuis Balzac, ne semble-t-il pas que ce soit la seule source du rire ? Les auteurs et le public à leur suite se sont mis en quête de mots ; ceux-ci font le tour de la ville et de la province : l’auditoire de nos jours, comme ses devanciers, a trouvé ses fournisseurs d’esprit, et Balzac a peut-être été le premier sur la liste.

C’était une bonne fortune pour notre théâtre que celle qui donnait à Balzac un pendant tel qu’Alfred de Musset. Aujourd’hui même où en serions-nous, si ses proverbes, fruits tout spontanés d’un poétique talent, ne venaient de temps en temps faire quelque diversion à tant de prose quelquefois lourde et toujours vulgaire ? Non plus que Balzac, il n’était pas l’homme de 1848, le poète qui avait dit :

Si mon siècle se trompe, il ne m’importe guère :
Tant mieux s’il a raison, et tant pis s’il a tort.


Mais il apportait à la génération d’alors ce qui lui faisait le plus défaut, un peu d’idéal. Certes ce n’était pas celui de la liberté, et naguère on le lui reprochait trop durement. Quel est pourtant le poète de notre siècle dont la jeunesse a fait l’image chère à sa mémoire et l’idéal de ses rêves ? Il n’en faut pas chercher d’autre que de Musset. Dans l’amour passionné dont elle s’est éprise pour tout ce qui est sorti de cet esprit jeune comme elle, elle a déjà transformé sa personne, sa taille, sa voix ; elle refuse de le voir tel qu’il apparut à ceux qui le connurent. D’où vient cette tendresse presque aveugle ? Aimait-elle en lui cette sincérité abandonnée qui ne voilait aucune faiblesse quand le charlatanisme se drapait dans les plis de toutes les bannières, ou bien l’expression poétique des seuls sentimens qui lui fussent permis quand des pensées plus hautes et plus viriles lui étaient, hélas ! interdites ? L’aimait-elle pour lui avoir apporté plaisir et consolation, pour avoir

Douté de tout au monde et jamais de l’amour ?

Une heureuse destinée a fait de son nom un synonyme de fraîcheur et de rajeunissement : on peut dire que deux fois il est venu au secours du théâtre épuisé. En 1848, il a détruit le prestige de ceux qui avaient réussi à faire croire que ni talent ni génie ne pouvaient suppléer à la mystérieuse connaissance des planches, que l’art des Corneille et des Molière était devenu l’ingénieuse construction de je ne sais quelle carcasse dramatique. Telle était au moins la prétention des lieutenans de Scribe, qui tenaient garnison dans toutes les places conquises par leur capitaine. De nos jours, de Musset a été le maître de tous ceux qui ont entretenu sur la scène l’étincelle sacrée de l’art. En ce moment encore, il est la ressource du théâtre, l’épée de chevet des directeurs soucieux de littérature. On représente jusqu’à ses poésies lyriques, et les dialogues du poète et de sa muse sont joués devant un public qui les sait par cœur. Tant mieux ! la poésie est un éternel recommencement, comme le printemps, comme l’amour. Ceux qui ont lu le poète l’ont voulu tout entier, ils ont réclamé tout ce que leur chantait secrètement leur mémoire, même ce qui était le moins fait pour la représentation, et voilà comment le sentiment du beau devient la source féconde de l’innovation, voilà comment l’événement a démenti celui qui disait de si bonne foi :

Le théâtre à coup sûr n’était pas mon affaire.
Je vous demande un peu quel métier j’y ferais,
Et de quelle façon je m’y hasarderais,
Quand j’y vois trébucher ceux qui dans la carrière
Debout depuis vingt ans sur leur pensée altière,
Du pied de leurs coursiers ne doutèrent jamais.

Comment se fait-il que de Musset ait survécu, je dirai même succédé, à ceux dont il enviait si peu l’héritage ? Il a touché dans les âmes la corde qui ne se paralyse jamais, et il nous a rendu en un moment de stérilité la comédie des esprits délicats. A des hommes partagés entre mille soucis, ceux de la politique, de l’ambition, de l’intérêt, il a présenté la peinture fugitive du sentiment le plus jeune, le plus universel, sans l’exagérer ni le surfaire. Peinture frivole, je le veux bien, mais qui plaît à tous les âges, qui attendrit même l’égoïste, et qui donne un instant des ailes aux imaginations les plus terrestres. Quel heureux contraste que ces délicatesses et ces grâces quand on se sentait menacé par le torrent de la vulgarité ! La comédie qu’il nous a rendue n’est pas seulement celle des délicats ; c’est, autant qu’il était possible de notre temps, la comédie pure d’autrefois, sans larmes ni dégoût, jamais triste ni odieuse. Certes nul ne pouvait mieux associer les pleurs et le rire, ses poésies en sont une preuve surabondante ; mais l’heureux instinct qui l’a toujours guidé depuis le moment où il s’est mis à voler de ses propres ailes l’a mieux servi que les théories savantes. Sans les systèmes des novateurs, sans le parti-pris des rétrogrades, il semble avoir eu la notion la plus claire de ce que c’est qu’une situation comique, et la conviction qu’une situation de ce genre règne tellement sur une œuvre entière qu’elle admet difficilement l’élément opposé. A-t-il imité Shakspeare dans les libres fantaisies comiques du grand poète anglais, comme le disent ceux qui veulent le tirer à eux ? Je ne le crois guère. Les héros de Shakspeare sont primitifs. La tendre Rosalinde et la spirituelle Célia, pour ne parler que d’elles, sont des conceptions trop nettes et trop franches, malgré leur préciosité toute d’écorce, pour ne pas appartenir à la comédie des premiers temps, à celle où les personnages sont de vrais enfans de la nature, et disent ingénument leur pensée. Ah ! qu’il en est autrement des héros et des héroïnes d’Alfred de Musset ! Soyez sûrs qu’ils ont lu bien des comédies, lu bien des critiques du cœur humain. Ils ont vu le feu, ils connaissent par expérience les traits de Molière et de ses successeurs, ce sont des soldats bien dressés à qui l’on a répété souvent : effacez-vous, ne présentez pas de point de mire à l’ennemi I Le théâtre, sans les corriger, leur apprit à mettre un masque sur leurs travers et leurs faiblesses ; mais comme l’auteur d’une main légère ôte peu à peu ce masque et dévoile avec art la nature qui se cache ! Combien son poétique persiflage l’a heureusement servi dans la comédie de l’amour !

Le cadre de cette étude, à notre grand regret, ne nous permet pas de nous arrêter sur un écrivain qui seul porta au théâtre quelques-unes des émotions, sinon des pensées de 1848. George Sand a essayé sur la scène d’une réaction volontaire contre les mœurs, le goût, le régime précédens. S’il n’a pas puisé ses types dans la classe ouvrière, alors prédominante, presque maîtresse, il a du moins installé la démocratie dans l’ordre des conceptions théâtrales par ses paysans berrichons. Son brave et généreux champi, ce bâtard de prédilection, prenant la place qui lui appartient dans le petit monde du village, sans déclamation sur sa naissance, sans rhétorique prétentieuse sur la société, mais à force de vertu et d’intelligence, c’est là une création, peut-être la seule qui soit arrivée à ce moment avec conscience de ce qu’elle voulait et du temps où elle venait au jour. Entre les crudités violentes de Balzac et le léger scepticisme d’Alfred de Musset, il y eut place pour cette idylle où se complut ce qu’il y avait de vertueuse chimère dans les deux ou trois fugitives années de la jeune république. Le temps prononcera un arrêt définitif ; mais le théâtre de George Sand semble rester une exception tantôt gracieuse, tantôt brillante, toujours personnelle, et par conséquent ne pouvant ni communiquer la vie à d’autres ni faire école. Après tout, si 1848 n’a pu fonder sa forme politique définitive, comment s’étonner qu’il n’ait pu créer sa littérature et son théâtre ? Sur le seuil du temps présent, nous devons donc nous borner à deux noms qui résument et présentent à eux seuls le double aspect de. la comédie contemporaine. Ils se sont emparés en même temps du théâtre : l’un était le correctif de l’autre, et aujourd’hui même l’un ne peut pas être remis sur la scène sans que l’autre n’arrive aussitôt sur ses pas.


II

Si la comédie, suivant le cours naturel des choses, n’avait obéi qu’au mouvement spontané qui l’emportait vers des pentes nouvelles depuis 1848, il paraît certain qu’elle eût continué de se développer dans les deux directions que nous venons d’indiquer. D’une part, elle eût traduit sur la scène les ridicules de toute sorte, ceux que l’on reconnaît dans une société établie et fixée, ayant le loisir et l’envie de s’étudier elle-même, de se complaire dans ses portraits ou de rire de ses imperfections. Aucune cause, extérieure du moins, ne serait intervenue dans ses goûts et ses préférences, ne lui eût recommandé tel sujet ou interdit tel autre. Elle eût été la comédie de mœurs sans restriction, sans estampille. Elle se serait parfois égarée à la suite de Balzac ; mais elle l’eût pris tout entier, elle l’eût même complété par les peintures nouvelles dont le romancier n’avait pas eu sous les yeux les originaux, elle eût réalisé dans la mesure de ses forces cette comédie humaine entrevue par lui. D’autre part, la comédie contemporaine promettait, de donner une heureuse suite à des œuvres plus littéraires, à des plaisirs intellectuels plus distingués. Un théâtre cherchant sur les traces d’Alfred de Musset les traditions du goût et de la délicatesse n’avait pas besoin d’une réaction politique pour vivre. S’il avait compté sur un tel appui, l’événement a prouvé qu’il se serait bien mépris. Il eût prospéré sans doute dans le patrimoine commun de la liberté, et son rôle pouvait s’agrandir de toute l’importance que lui donnait l’absence d’une tutelle officielle pour l’esprit français.

Telle n’a pu être la destinée de la comédie contemporaine. Elle était à peine en voie de formation, qu’elle apprenait à connaître des entraves nouvelles et à subir des impulsions étrangères. Le premier empire coupa court aux croquis populaires et bourgeois du théâtre républicain ; le second empire ne pouvait laisser en repos les Plaute et les Térence de 1848. Jamais la comédie n’a cessé d’être le reflet de son époque, et cela est surtout vrai des temps modernes. Nous avons parlé d’entraves : un pouvoir dictatorial n’est pas moins engagé par ce qu’il permet que par ce qu’il ordonne. Qui doute que telle peinture de la cupidité, de l’ambition, de la flatterie, n’a pu être permise, et cependant qui ne sait que l’autorité a fermé les yeux sur tel portrait du libertinage ? Quand la liberté d’un pays est suspendue, il en est naturellement comme des maisons où les paiemens sont interrompus ; par de petits à-comptes, on entretient la patience des créanciers. Les menues libertés remplacent la grande, et il se trouve presque toujours que ces licences de détail sont malsaines. Pour conserver la forteresse intacte, on fait la part du feu avec les travaux avancés, qui sont inévitablement la morale publique, l’éducation de la jeunesse, les principes de la société. De son côté, le public favorise les hardiesses permises, et franchit les barrières qui ne sont pas défendues : c’est un courant qui se détourne, une force qui cherche une autre issue. Exclu de la politique, il se désintéresse de la morale, abdiquant ses devoirs avec ses droits, il se repose sur la responsabilité de ses tuteurs, et, s’accommodant de son état de mineur, cesse de se prendre au sérieux. Si l’on nous objectait Molière et toute notre littérature du XVIIe siècle comme l’exemple d’une alliance entre la fécondité du génie et la bonne santé de l’esprit sous un pouvoir absolu, la réponse ne serait pas malaisée. Supposez que Louis XIV, plus ombrageux, eût marqué des limites à Molière, que les héritiers de l’hôtel de Rambouillet eussent obtenu quelque lettre patente contre les Précieuses ridicules, que la royauté eût écouté les doléances des marquis, ses courtisans fidèles, que l’Amour médecin eût été obligé de battre en retraite devant Esprit et Guenaut, les médecins de la cour, que le curé de Saint-Barthélémy, plus sévère qu’un légat et de nombreux prélats, eût réussi à faire interdire l’Imposteur, que serait-il arrivé de toutes ces atteintes à une honnête liberté, sinon que le poète et le public se seraient rejetés sur des libertés déshonnêtes ? Ne pouvant mettre sur la scène ni Cathos et Madelon, ni Dorante le chevalier d’industrie, ni Thomas Diafoirus, ni Tartufe, ni tant d’autres qui se plaignent, on eût joué Ninon, qui est toujours flattée qu’on s’occupe d’elle. Louis XIV fut mieux inspiré, et deux cents ans nous séparent de son gouvernement ; à cette époque, on pouvait appliquer au théâtre et à beaucoup d’autres objets encore l’axiome de droit, « que le préteur ne s’occupe point des petites choses. » Aujourd’hui que, pour le malheur des gouvernans et des gouvernés, l’état est partout, il n’est plus permis de dire : — L’état, c’est moi — sans avoir partout la main, et il n’est plus de petites choses pour le préteur. Aujourd’hui la Dame aux Camélias a quelque droit de se croire protégée par le ministre, et le Jean Giraud de la Question d’argent passe à tort ou à raison pour être exécuté par ordre.

Le double exemple de ce que pouvait être le théâtre sur les traces de Balzac et de Musset n’a pas été entièrement perdu dans les quinze dernières années : les écrivains dont il a joué les œuvres se recommandent évidemment tous de l’étude de l’un ou de l’autre ; mais il s’en faut que le second ait disputé au premier la foule et les succès bruyans. Sans doute des esprits distingués ont rallumé périodiquement le feu sacré de la comédie littéraire ; cependant leurs tentatives ressemblaient à des protestations partielles, locales, à des insurrections de la poésie et du goût contre le règne de la vulgarité. D’ailleurs ils pactisaient eux-mêmes avec l’ennemi ; les meilleurs d’entre eux ont fait l’école buissonnière avec Balzac. Le fond principal du théâtre contemporain ne doit pas être cherché ailleurs que dans le cycle sans fin laborieusement échafaudé par l’auteur de la Comédie humaine. D’où venaient tous ces bourgeois qui se faisaient leurs vertus avec des vices, tous ces voleurs qui prenaient d’assaut le crédit par des coups de Bourse, toutes ces filles qui, pour avoir aimé quelque nouveau Desgrieux, se décernaient une couronne de rosière ? Ils assiégeaient le théâtre, c’était une interminable procession ; d’où venaient-ils, sinon du laboratoire de Balzac ? Malheureusement ces personnages se ressemblaient presque tous : toujours la Torpille, et toujours le baron de Nucingen, toujours le vice de la femme sans cœur ou de l’homme sans entrailles. N’y avait-il donc pour nous intéresser que des voleurs et des prostituées ? Puisque nos écrivains ne pouvaient s’approvisionner d’imagination que dans Balzac, le romancier populaire n’avait-il pas autre chose à leur offrir ? Ou bien nos goûts étaient-ils de telle nature que les écrivains ne pussent nous captiver qu’avec ces deux genres de tableaux ? L’image de l’or et la jalousie pour ceux qui en possèdent des monceaux, les plaisirs grossiers et la vie de celles qui en tiennent enseigne et en font marchandise, était-ce là tout ce qui était sûr d’éveiller notre curiosité ? Peut-être faut-il même réduire ce fonds si restreint. Le ridicule de l’argent dans de certaines mains a été montré au théâtre. On a ri, et encore médiocrement, de Jean Giraud, parce qu’il est ignorant et mal élevé ; mais la comédie de l’argent mal acquis n’a pas été faite, Turcaret reste encore sans successeur, et il semble que, plus timides ou plus superstitieux que nos pères sous Louis XIV, nous ayons mis sa majesté l’argent dans la constitution. En fin de compte, le théâtre contemporain n’a reproduit avec fidélité et n’a rendu avec hardiesse que les courtisanes de Balzac. Le jour que le célèbre romancier est mort dans Paris, où il venait de rentrer, on lui fit des funérailles d’Alexandre. Il laissait comme un vaste empire assez mal ordonné de fictions ; ses héritiers se le sont tant bien que mal partagé. A qui laissait-il l’anneau ? A un jeune homme alors inconnu qui s’est emparé avec talent d’une seule de ses provinces, celle de la Torpille, de Florine, de Mme de Mortsauf : ce jeune homme, on l’appelait Alexandre Dumas fils.

On s’accorde trop à dire que M. Alexandre Dumas fils ne rappelle aucun modèle, qu’il ne laissé deviner aucune étude, qu’il n’a rien lu, que le premier peut-être entre les écrivains dramatiques il a observé directement, exclusivement, la nature. Quoiqu’il se fasse plus ignorant qu’il n’est en réalité, et que nous apercevions très bien sa coquetterie à travers ses fautes de français plus ou moins voulues, nous accorderons qu’il ne se pique ni de littérature ni de souvenirs ; mais nous sommes obligés d’avouer que nul ne connaît mieux son Balzac. Posséder son Balzac, ce n’est pas le réciter par cœur et le copier, ce serait plutôt en être possédé. M. Dumas fils a trop d’esprit et de talent réel pour imiter de cette manière. Dans son emprunt, il y a beaucoup de choix et de prudence, il n’a pris que ce qui était à son usage ; mais il cacherait en vain l’école où il a fait ses études, la main dont il a reçu la première impulsion. Il a fait une suite à Balzac au chapitre des Splendeurs et misères des courtisanes ; il est le prolongement du maître en ce scabreux sujet. Seulement, au lieu de continuer le blocus du théâtre sans parvenir à y entrer franchement, il a pénétré la tête la première au cœur de la place. Il était né auteur dramatique. On nait ainsi, on ne le devient pas, et il l’explique lui-même à merveille dans la préface du Père prodigue. Peut-être explique-t-il cette condition en l’exagérant. Est-il vrai qu’un auteur puisse être de premier ordre au théâtre sans avoir aucune valeur ni comme penseur ni comme écrivain ? Il le dit pour mieux accabler Scribe : je résiste à son autorité pour avoir quelque raison de plus de le considérer lui-même comme autre chose qu’un habile metteur en œuvre. Cette prise d’assaut de la scène annonçait et encourageait tout à la fois en lui les procédés de hardiesse qui le font reconnaître entre mille.

La manière de Balzac se compose d’un ensemble de traits principaux auxquels il est facile de reconnaître tous ceux qui l’ont imité : dans M. Dumas fils, ils sautent aux yeux. Ce sont des allures, des prétentions, un langage, des mots qui distinguent l’école. Il y a une sorte d’esprit (nous sommes bien obligé de l’appeler de ce nom) qui du temps de Balzac se promenait sur l’asphalte des boulevards. Balzac le ramassa pour s’en servir dans les conversations de ses héros. Il le mit dans ses livres. M. Dumas fils l’a guindé sur la scène en le perfectionnant, et il l’a fait fructifier. Un de ses personnages commet cette saillie : « Mon cher, vous avez de l’esprit une fois par semaine ; c’était hier votre jour, taisez-vous. » De cet esprit-là, Balzac en a de même tous les huit jours ; mais on peut dire que son élève en a sans cesse, il y réussit mieux que le maître, lequel pourtant a le mérite de l’invention. Une autre des héroïnes de M. Dumas, une jeune fille, égaie le public avec cette réflexion : « Si celui qui a inventé ces deux mots : affaire imprévue, avait pris un brevet d’invention, il aurait gagné bien de l’argent. » — « Sommes-nous bêtes ! dit ailleurs un troisième personnage à son ami, qui lui répond : — Si tu voulais bien parler au singulier. — Volontiers. Es-tu bête ! — Monsieur fait des mots ? » Notez que ces détails ne font partie ni des caractères ni des rôles. Ce genre de plaisanterie, qui est celui non d’un seul masque, mais de tous, dans la bande folle de M. Dumas fils, est un fait d’observation. Ils font tous des mots comme ceux-là, et l’auteur feint de les avoir écrits à la dictée. Ne faut-il pas, quand on découvre un monde nouveau, quand on visite des peuplades inconnues, reproduire aussi leur dialecte ? Ne dites pas que l’on soupçonnait bien quelque chose de toutes ces découvertes, que ces jovialités ne sont pas d’une entière fraîcheur, que la part inédite de ces entretiens goguenards, pour considérable qu’elle soit, n’avait pas besoin de passer à la postérité, et que l’heureux talent de M. Dumas fils méritait d’être mieux ménagé. Vous allez directement contre le premier précepte de Balzac, observer et transcrire surtout ce qui jusqu’ici n’avait point paru digne de l’être. Il n’y a jamais pleinement réussi. Sa Torpille parle tour à tour le langage des reines de théâtre et celui des grisettes. Il a pourtant cherché ce que M. Dumas fils seul a trouvé, une langue qui semble sténographiée sur les lieux mêmes où il met ses acteurs. On comprend la part que cette fidélité a dû avoir dans le succès. Si le public était curieux de voir aller et venir ce monde interlope que sa pudeur ou sa prudence l’empêchait d’aller visiter jusque chez lui, combien ne savait-il pas gré à l’auteur de le faire assister à des conversations qui n’étaient pas pour lui moins nouvelles ? Il était tout yeux, tout oreilles, double concupiscence, comme auraient dit nos grossiers aïeux. Ce n’est pas une habileté ordinaire que celle qui a produit ce degré d’illusion : aussi l’auteur n’y est-il pas arrivé du premier coup. Dans la Dame aux Camélias, il est aussi gouailleur qu’on le peut désirer, et l’argot paraît tout à fait réussi dans Diane de Lys ; mais les tons y sont mêlés, et l’écrivain ne peut s’empêcher d’élever par momens la voix. C’est dans le Demi-Monde, sa pièce la plus forte, que M. Dumas a atteint ce medium entre le français et la langue de la mauvaise compagnie qui lui fait une très particulière originalité. Il sait si bien que c’est là une cause de son succès qu’il est très naïvement persuadé de la nécessité d’établir sur la scène et d’installer dans l’art dramatique une langue à part, comme si, après avoir eu le demi-monde, nous étions condamnés à avoir désormais le demi-français.

Cette forme de langage par laquelle il se rattache à la manière de Balzac nous ramène à la préface du Père prodigue. M. Dumas fils, qu’une autre page où il fait la leçon à Boileau semblait annoncer comme un puriste, développe en cette préface la thèse singulière que sur la scène la trivialité et l’incorrection sont de nécessité. Il aurait dû songer que c’est chose suspecte de se faire des théories littéraires conformes à ses écrits, comme les personnes qui se font une morale particulière parce qu’elles ont quelque faute sur la conscience ; mais, quel que soit le théoricien, la théorie n’est pas bonne. Que M. Dumas fils, qui volontiers touche à tout, nous pardonne de remettre les choses à leur place et les mots en leur véritable sens. D’abord rien ne diffère plus de la trivialité que l’incorrection, et la présence de l’une dans la comédie n’entraîne pas l’autre. Quand M. Dumas fait dire à l’un de ses personnages : « Oh ! que tu es assommant, toi ! Crois-tu que je vais m’user les doigts à te retourner des cartes pour cent sous que tu joues ? » on ne l’accusera pas précisément de pécher contre la grammaire. Pourquoi tant parler d’incorrection quand il s’agit de trivialité ? Si le succès aujourd’hui s’obtient par la seconde, osez l’avouer. On cherche à faire passer Molière pour incorrect, et là-dessus on s’arroge le droit d’être trivial. Molière incorrect ! Ceci même est loin d’être prouvé, quoi qu’en disent La Bruyère, Fénelon, que M. Dumas fils cite en faveur de sa cause, et Voltaire, qu’il ne cite pas et qui est plus formel. La Bruyère parle de jargon et de barbarisme, il est vrai, il reproche à Molière de n’écrire pas purement ; mais s’agit-il ici de fautes grammaticales, ou bien de négligences et d’expressions impropres, comme Vauvenargues lui-même en fournit l’idée ? Quant à Fénelon, il ne parle que de phrases forcées et peu naturelles, de métaphores qui approchent du galimatias. M. Dumas fils a aussi les siennes, qu’il est libre de rapprocher de celles de Molière. Qu’eût dit le bon archevêque du naturel de cette phrase ? « C’est en tombant de cette espérance dans la réalité que je me suis fait tant de mal. » Ou bien de cette métaphore ? « Le passé est mort d’apoplexie, que Dieu ait son âme, s’il en avait une ! » Que M. Dumas essaie de placer ces fantaisies sous le couvert du prétendu galimatias de Molière, c’est son droit ; mais qu’il renonce à trouver Molière incorrect, même dans la demi-page qu’il extrait du Bourgeois gentilhomme, et qui n’est qu’un morceau de la langue du temps, surtout qu’il ne donne pas ses trivialités d’élocution pour un héritage direct de l’auteur du Misanthrope. A propos de certaines pages de Balzac, on a prononcé le mot de gaminerie : ce terme même ne suffit plus pour caractériser un dialogue où l’ironie vulgaire est non pas accidentelle, mais constante. Le mot dont nous avons besoin a été trouvé par un autre écrivain non moins célèbre le jour où il a voulu montrer à côté de la contagion des mœurs détestables celle du mauvais langage. Ce n’est pas seulement pour M. Dumas fils, c’est pour toute une époque du théâtre que ce mot sera un très sérieux reproche, et l’on admirera plus tard le succès prolongé qu’a obtenu la blague au moment même où toutes les scènes ont eu la prétention de se dire des théâtres français.

Lorsque Buffon entreprend la description d’un animal, il en fait d’abord le portrait, puis il passe à son genre de vie, à ses habitudes. Balzac, ayant annoncé dans une préface célèbre l’intention de décrire les hommes comme un règne à part dans la nature, se mit à détailler les espèces de l’animal nouveau dont il voulait être l’historien, et à représenter leurs allures, leur manière de vivre, d’agir, de parler. Ses imitateurs dans le roman et au théâtre n’ont pas fait autrement. Ils ont étudié les façons de parler comme les naturalistes ont cherché à connaître les différentes manières d’aboyer, de japper, de bramer, de glapir. Il se sont appliqués à rendre non la parole humaine qui sort de l’âme et du cœur pour y retourner, mais la parole de telle condition et de tel métier, la parole du bourgeois, du procureur, du rapin, du viveur, de la femme entretenue, du prêteur à la petite semaine, de la courtisane. De là vient la langue multiple, étrange, triviale et surtout barbare que le théâtre a parlée, et dans laquelle M. Dumas fils, pour le malheur de son remarquable talent, a excellé plus que tout autre. Tous les défauts de cette école, qui se confond avec le réalisme, s’expliquent de la même manière. Comme Balzac, elle fait de l’histoire naturelle à outrance.

Nous l’avons dit, M. Dumas fils n’en a guère écrit qu’un chapitre, qu’il a voulu du reste faire aussi complet que possible. Cette longue monographie composée de plusieurs comédies ou drames va de Marguerite Gautier, la fille aimante et qui vend ses chevaux pour son amant, jusqu’à Albertine, qui n’aime personne, et qui attend d’avoir arrondi ses quarante mille livres de rente pour acheter un mari. Un grand nombre de variétés sépare ces deux types extrêmes du genre spécial sur lequel il a plu à l’auteur de fonder une sorte d’établissement littéraire. C’est le plus net de son œuvre. Loin de nous la pensée de douter qu’il ait cru en conscience faire une chose utile ! mais nous sommes également sûr qu’il faut toute la bonhomie que veut bien avouer l’auteur et qui paraît dans ses préfaces pour imaginer que de tels tableaux aient pu servir la cause de la morale. C’est ici le cas ou jamais de dire qu’un peu d’ignorance ne nuit pas au public, et qu’il n’est pas bon d’apprendre à ceux même qui ne s’en soucient pas de combien de manières les mœurs sont menacées de périr. N’insistons pas sur la moralité des comédies de M. Dumas fils, c’est une question jugée par le bon sens et le goût, sinon par la curiosité maladive de la foule. L’auteur a passé lui-même condamnation sur son théâtre, puisqu’il s’est défendu des offres de l’autorité en opposant spirituellement sa dangereuse réputation, et qu’il a couvert du renom douteux de ses pièces la liberté de son industrie. Quand il s’est exprimé en ces termes dans la préface du Demi-Monde : « Je fis observer au ministre qu’il fallait voir en moi un auteur de tolérance, et que ma littérature relevait bien plus de la préfecture de police que du ministère des beaux-arts, » sous l’ironie des paroles il y a une confession ; il s’exécute avec grâce, et se charge lui-même d’indiquer les griefs sévères que l’art a le droit de conserver contre lui. Restons dans les limites de notre cadre en faisant remarquer que cette exhibition peu décente d’une plaie sociale était encore une manière de pratiquer les leçons de Balzac, mais que le disciple aggravait sa faute en évitant de passer comme le maître à d’autres tableaux. Ne donnait-il pas lieu de croire qu’il voulait le succès à tout prix ?

Il a donc poursuivi son interminable chapitre d’histoire naturelle. La Dame aux Camélias n’est pas seulement l’histoire des amours de Marguerite Gautier : trois ou quatre variétés du même genre entourent le sujet principal, qui par ses qualités s’élève de toute la tête au-dessus d’elles ainsi que la déesse Calypso au milieu du chœur de ses nymphes. Nous y voyons la petite dame qui traîne à son char plusieurs captifs dont elle réalise les dépouilles opimes, celle qui est la complaisante des autres pour avoir le droit de leur emprunter, celle qui se charge de rédiger les maximes de morale pratique à l’usage de ce monde, celle enfin qui a seulement des intelligences dans la place, et observe sagement la règle de. son ménage irrégulier. Le Demi-Monde, bien préférable d’ailleurs, offre aux curieux une espèce très particulière parmi ces jolis animaux fort dangereux que l’auteur a su acclimater au théâtre pour les plaisirs d’un public indulgent. C’est la misérable intrigante qui est partie de la fange où elle vivait pour s’élever jusqu’au mariage et, à la considération. Une simple réflexion sur ce point. Nous supposons que tous les épisodes, toutes les fausses baronnes et comtesses aient été supprimées dans cette œuvre, il ne reste que Suzanne traînant le fardeau de son ignominieux passé ; à chaque effort de cette malheureuse pour l’écarter, pour l’oublier, il lui retombe sur la tête plus pesant, plus cruel. Cet enchaînement de mensonges et d’explications perpétuelles qui fait le nœud de la pièce demeure tel que nous le voyons ; il n’y a ni changement dans l’action, ni diminution dans l’intérêt : qu’y perdrait-on ? La nouveauté, la description étrange, l’exhibition scandaleuse ; on y perdrait précisément ces épisodes, ces baronnes, ces comtesses, qui sont la découverte de l’auteur. On aurait une pièce de Scribe dans les momens où il pratiquait le réalisme ; on n’aurait plus M. Dumas fils. L’idéal de M. Dumas fils serait (il le dit lui-même dans la préface du Père prodigue) de connaître l’homme comme Balzac et le théâtre comme Scribe. A qui pensait-il en écrivant ces lignes ?

La naissance et la fortune ont seules empêché Diane de Lys d’être une femme perdue, si quelque chose au monde dans notre société sans privilèges peut empêcher une femme d’obéir à la vocation de l’opprobre. C’est une variété nouvelle, c’est aussi un souvenir de Balzac ; celui-ci a tout autant de femmes honnêtes corrompues comme des courtisanes que. de courtisanes vertueuses comme les femmes les plus honnêtes. Malgré l’extrême bonne volonté du public de M. Dumas, ce personnage a médiocrement réussi, il a trouvé quelques incrédules ; M. Dumas y reviendra-t-il ? La réponse serait négative, s’il fallait s’en rapporter à ses préfaces, et en particulier à celle du Fils naturel. Depuis qu’il a déclaré que la société s’écroule de tous côtés et qu’il veut contribuer à la restaurer, ce qui est le moins qu’il puisse faire après les coups de pioche qu’il a donnés pour sa part, il voudra sans doute épargner les femmes vertueuses ou que le monde estime encore telles. Depuis qu’il invoque l’établissement d’un théâtre utile qui montrera, dit-il, aux hommes comment ils doivent être et non comment ils sont, il laissera en paix les Dianes de Lys, qui sont autrement qu’elles ne doivent être. Ces intentions sont excellentes et on ne demanderait qu’à être rassuré, s’il ne se plaisait pas lui-même à détruire notre confiance. A moins que le romancier dans M. Dumas fils ne soit pas solidaire de l’auteur dramatique, et qu’il ne se réserve de faire le matin dans le roman à la pauvre morale des blessures qu’il se propose de guérir le soir au théâtre, sommes-nous bien certains de ne pas revoir sur la scène une nouvelle Diane de Lys qu’il a découverte il y a quelques semaines, une espèce plus curieuse que jamais, une femme d’une fidélité inaltérable qui obéit passivement à la loi de sa nature perverse un jour, un seul jour dans sa vie, et sur un seul mot, parce qu’elle a rencontré l’homme fort à qui nul n’en remontrera dans cette branche de l’histoire naturelle ?

Après les dames aux camélias et leur cortège, après les femmes vicieuses du Demi-Monde, après ce monstre favori de Balzac, la femme honnête corrompue, il restait encore des vides dans l’éternel chapitre et comme des lacunes dans cette ménagerie d’un nouveau genre. M. Dumas fils les a remplies grâce à ses autres pièces. Sans Mlle Albertine, l’héroïne de l’épargne honteuse, pensez-vous que le Père prodigue pourrait tenir sur ses bases ? Elle est l’idée même de l’ouvrage, c’est-à-dire le vice entre les pères et les fils, la jeunesse rencontrant les têtes blanchies chez les courtisanes. Il n’y a pas d’espèce nouvelle dans les Idées de Mme Aubray, cependant, sans le coureur de coulisses, sans le chasseur qui flaire le gibier, sans Valmoreau et sa théorie de la ligne, — encore un fait physio logique accueilli par les bravos, — pensez-vous que la comédie se serait soutenue ? Ce n’est pas que la vertu soit absente de ces pièces : elles en parlent très souvent, quelquefois trop. Les personnages y sont amis de la vertu à la condition de commencer par un peu de vice : ainsi l’on voit souvent de grands amis de la paix qui promettent’ la prospérité universelle à la condition qu’on commencera par quelques mois de guerre. Autrefois on représentait les luttes de la vertu, et le dénoûment se composait de sa chute ou de son triomphe. M. Dumas lui prépare.une destinée plus commode ; elle succombe tout d’abord, assurée qu’elle est du triomphe définitif. Toujours éloquent quand il s’agit d’exprimer l’amour filial, il a des accens pénétrans pour prononcer ce nom de mère dont le théâtre abuse un peu ; notez pourtant que ses mères sont toujours des filles séduites.

Nous croyons avoir établi par le langage, par la nature des sujets de M. Dumas fils, par sa manière de les traiter, non-seulement qu’il procède de Balzac, mais qu’il est son héritier le plus direct. D’autres, comme M. Sardou, ont choisi tous les petits sujets que paraît fournir la peinture des mœurs, ou, comme M. Barrière, ont rapporté de l’étude du maître des charges quelquefois, heureuses, mais qui n’étaient pas des tableaux, ou bien encore, comme M. Meilhac, ont fait des charges qui pourront devenir des tableaux. Quelques-uns ont essayé sans succès la comédie réaliste ; nous avons même vu la comédie positive, tirée du code ou de Barème. Ce que nous avons dit de M. Dumas fils peut suffire pour exprimer notre opinion sur l’école tout entière. Nous manquerions aux règles de la justice, si nous n’indiquions ce qui justifie le succès de l’auteur du Demi-Monde, ce qu’il ne doit à aucun maître, et ne partage peut-être avec aucun disciple. Il a le sentiment très net de la composition et l’art du dialogue, deux qualités précieuses. Par la seconde, il rappelle peut-être certaines allures paternelles, les répliques vives, légères à la course, presque essoufflées, interrompues par des tirades qui permettent à l’intelligence la plus paresseuse de suivre l’action. Par la première, il laisse derrière lui tous ses rivaux. On chercherait en vain à le dissimuler, la composition, l’ensemble, l’unité de ton et de moyens, sont choses très rares aujourd’hui. La curiosité du public provoquant de la part des auteurs une sorte d’assaut qui ne profite pas à la logique des idées, les écrivains ont perdu de vue l’effet général pour chercher les effets de détail ; ils se mettent en voyage sans renoncer aux incidens de la route, ils commencent leur expédition sans pouvoir dire comme Mithridate :

Je sais tous les chemins par où je dois passer.


Une page curieuse de la préface du Demi-Monde permet d’entrevoir le procédé de M. Dumas fils, et prouve l’importance qu’il attache à l’unité de conception. Il laisse à d’autres l’industrie patiente qui rattache ensemble des morceaux en dérobant les soudures ; sa statue peut n’être pas du plus beau bronze, mais elle est fondue tout d’une pièce.

Nous avons fait une large place aux comédies de M. Dumas fils ; en publiant son théâtre complet, il nous avertit lui-même que la matière en était pour ainsi dire épuisée, et qu’il se tourne vers de nouvelles espérances que son talent, dans toute sa force, justifie assurément. Pouvons-nous ne pas dire quelques mots encore de ses préfaces si bruyantes, si aventureuses, si conformes à l’esprit du maître dont il s’est inspiré ? Il eût manqué à M. Dumas un trait de ressemblance avec Balzac, si, après avoir passé sa vie et consacré sa plume. à divertir le public, il ne s’était donné le rôle de réformateur et de prophète de l’avenir. Pourquoi des préfaces quand il a le loisir de parler tous les soirs au public ? Pourquoi produire sa personne lorsqu’il pouvait mettre dans la bouche de ses héros les maximes qui lui semblent utiles au salut du monde ? Pourquoi risquer étourdiment en son propre nom des thèses qui se contredisent souvent ? Le lecteur le plus distrait peut opposer ces préfaces l’une à l’autre. N’est-il pas plus simple de charger tel ou tel personnage de soutenir telle ou telle doctrine ? Les contradictions seraient portées au compte des libertés du genre dramatique. Tant que M. Dumas fils s’est caché derrière ses héros, il a eu le privilège de soulever les discussions : sa dernière comédie en a fourni la preuve éclatante. Dès que les Idées de Mme Aubray sont devenues l’introduction de la Dame aux Camélias, il n’a plus été pris au sérieux. On discutait le poète satirique, on a ri du réformateur. Suivrons-nous M. Dumas fils sur ce terrain ? Examinerons-nous par exemple son système de conscription pour les jeunes filles ? Il vaut mieux renvoyer cette théorie à l’étude dans ces meetings où, après dix-huit ans de silence, éclate quelque chose comme le brouhaha des paroles dégelées dans Rabelais ; aussi bien ces préfaces ressemblent, à s’y méprendre, à des conférences, particulièrement à celles où l’orateur parle surtout de lui-même. Le langage n’en est guère meilleur ; ici pourtant il n’y a pas d’exemple de Molière qui tienne, et rien n’oblige l’auteur d’être incorrect ou trivial par amour de l’art. Apprécierons-nous les raisons qu’il donne pour mettre sur la scène telle sorte de personnages, ou les témoignages qu’il cite afin d’établir la réalité des types produits par lui aux feux de la rampe ? Puisqu’il a jugé convenable de laisser le ton de la comédie et de se souvenir, suivant sa propre expression, « qu’il a charge d’âmes, » contentons-nous de lui faire observer que ces velléités de moraliste, loin de porter la lumière dans l’esprit des philosophes et des hommes d’état, contribueront peu à mettre dans la bonne voie les simples écrivains comme nous tous. M. Dumas fils, après vingt autres, a fait une peinture navrante de la carrière des lettres. Il semble que l’homme qui s’y est engagé soit une sorte de forçat marchant à la ruine de sa santé et de son intelligence sous le fouet du journal et du théâtre. Victime du café et de l’absinthe, il doit finir par la folie ou « l’hébétation. » De cette existence que dore et embellit une vaine célébrité, les lamentables secrets ne sont connus qu’après la mort : le désordre, l’indigence, une épouse équivoque, des enfans réduits à la mendicité dans un logis encore imprégné du tabac de la veille, quelques amis distraits mettant en commun des souvenirs tristement saugrenus, des articles nécrologiques, une tombe provisoire, un secours obtenu par prière pour la famille du pauvre bohème mort à la peine, voilà tout ce qui reste d’une vie de labeur ; telle est la perspective que M. Dumas fils, commodément assis à sa table de travail, se plaît à dessiner. Quel peut être l’effet de cette page trempée de larmes ? Contre une jeune recrue qui hésitera avant d’entrer dans cet enfer, dans ce bagne, dans cet égout, combien y aura-t-il de soldats et de vétérans qui maudiront les fanges de cet égout, les chaînes de ce bagne, les supplices de cet enfer ? Nous n’aimons pas qu’on apitoie outre mesure les hommes de lettres sur la dureté de leur sort, pas plus qu’il ne nous paraît sage d’exagérer aux jeunes filles pauvres l’exiguïté de leurs gains et l’étendue de leur misère. Ce n’est pas le moyen de faire de celles-ci des filles honnêtes, ni de ceux-là des hommes de cœur. Lorsque l’on tombe en ces exagérations, on écrit des phrases comme celles-ci : « la prostitution, hélas ! a envahi l’esprit de l’homme de lettres comme elle a envahi le cœur de la femme, et l’un demande au public combien il donne comme l’autre demande au prétendant combien il a. » Où donc est l’original d’un tel portrait ? Nous savions que l’indigence des hommes de lettres était un texte à déclamations éloquentes, qu’Alfred de Vigny mettait le suicide des Chattertons sur la conscience du genre humain, que Frédéric Soulié rêvait des institutions sociales faites exprès pour les auteurs, et que Balzac réclamait l’établissement de maréchaux de la littérature ; mais nul n’avait pensé à cet argument tiré de l’abus que les écrivains peuvent faire de leur talent, et c’est charger la société de trop d’affaires que de vouloir qu’elle s’occupe à la fois de préserver l’innocence des jeunes filles et des littérateurs. Quel est d’ailleurs le moyen proposé par M. Dumas fils pour rendre aux lettres le sentiment de leur dignité et la confiance dans l’avenir ? Le théâtre utile, la scène mise au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l’âme. En d’autres termes, il est temps de passer du scandale à la vertu, de Marguerite Gautier à Mme Aubray. Quoique ce changement ne promette pas d’ajouter beaucoup aux plaisirs du public, nous pourrions nous consoler par l’idée de ce qu’il ajoutera à ses vertus, et le double intérêt de la société et de la morale réclame le concours de tous les hommes de bonne volonté. Si pourtant M. Dumas nous a présenté un tableau fidèle de la vie et du caractère des gens de lettres au XIXe siècle, il n’éprouvera pas de petites difficultés pour établir son théâtre utile. Espérons que sa peinture est un peu chargée, que les écrivains qui ont quelque sagesse ne sont pas si abandonnés de Dieu et des hommes, et qu’un certain nombre de ceux qui font figure à la fois dans le monde et parmi les honnêtes gens a su rester pur de l’universelle contagion.


III

Il s’en faut qu’Alfred de Musset soit un maître aussi religieusement suivi que Balzac. Notre pensée, en l’opposant à ce dernier, était surtout de mettre sous l’invocation d’un nom consacré par l’admiration cette partie du théâtre contemporain où la littérature et l’art conservent encore des fidèles. Certes ses gracieuses esquisses dramatiques n’ont été ni sans action sur le goût public ni sans enseignemens pour les écrivains ; mais c’est parce qu’il a préservé dans de mauvais jours le flambeau de la poésie qu’il se recommande, et nous inscrivons son nom sur le drapeau de ceux pour qui le théâtre est absolument une institution littéraire. Comme ils s’accordent seulement sur un point capital, que la comédie ne peut être un calque servile et qu’elle n’est pas faite pour révéler à la scène le dessous de la société, leur tentative ressemble à une réaction ; ils n’ont en commun que des principes négatifs, ils sont très divers. La pure fantaisie littéraire, est le guide de MM. de Banville et de Belloy. Jusque dans la comédie, Ponsard argumente, il pérore même quelquefois comme Delavigne, dont il n’a ni la grâce ni la distinction. A côté des idylles ingénues de M. Gondinet, nous avons les satires légères de M. Pailleron. Des bouquets odorans de poésie font passer les frêles intrigues du premier. Le second, qui gagne à chaque épreuve, cherche et trouve parfois le secret d’allier l’esprit littéraire à la fidélité dans la peinture des mœurs. La comédie doucement satirique comptait encore M. Camille Doucet, qui s’est peut-être trop souvenu de ses devanciers de la restauration, au moins dans leur repos sagement prématuré, otium cum dignitate. Dans ce groupe littéraire, une place importante demeure à M. Jules Sandeau, qui, rattachant la peinture des mœurs à quelque histoire intéressante du cœur, sait y répandre la gaîté, et nous donner après Alfred de Musset l’exemple le plus exact de la comédie réduite à ses propres forces. N’oublions pas Murger : nul n’a plus le droit de se dire un disciple de l’auteur de Frédéric et Bernerette. M. Edmond About, malgré tous ses efforts, ne saurait nous apparaître comme un disciple de Balzac : il a plutôt choisi pour guide l’auteur du Chandelier. Ceux des proverbes de Musset qui comptent parmi les peccadilles du poète auraient sans doute sa préférence. Conteur ingénieux et fécond, sa plume brillante se défend rarement du plaisir de faire accepter sur la scène un paradoxe. Ce tour d’imagination lui a dicté le Théâtre impossible.

Un autre écrivain, qui est un maître consommé, ne hait pas les surprises de l’esprit, mais il les fait tourner au profit de l’honnêteté et de la vertu : il est doublement spirituel, s’il est vrai qu’il faut deux fois plus de talent pour réussir en parlant morale. C’est M. Octave Feuillet. Quelques-uns ont pris le parti de jeter le discrédit sur la passion ; ils la dépouillent de ses grâces, et ne lui laissent que ses misères et ses plaies. L’auteur de Dalila va plus loin que les apologistes du mariage, et ne craint pas d’opposer l’amour chaste à l’amour déréglé. Il ne veut pas comme eux diviser tout le sexe féminin en deux grandes classes, les petites dames et les mères[1], laissant aux femmes honnêtes des devoirs pénibles pour toute compensation, et aux hommes la volupté pour tout aliment du cœur. M. Feuillet a conservé la foi dans l’amour tout en combattant pour la règle, et il a bien connu le cœur humain, puisqu’il lui parle au nom de ses sentimens les plus vifs et les plus intimes. Observateur aussi fin que moraliste original, il a montré dans Montjoie ce qu’il savait faire dans la peinture des caractères, et a porté au théâtre les qualités diverses qui font de ses romans tour à tour des fictions très amusantes et des drames pleins d’intérêt. Il n’aurait laissé à aucun autre l’honneur de représenter la haute comédie de notre temps, si la distinction et la délicatesse de son talent ne l’avaient pas appelé à la première place dans le genre du roman. Les récits de M. Feuillet ont pris une trop belle place dans la littérature de notre temps pour qu’il ait à regretter d’avoir dans l’art dramatique des rivaux qui ont pour eux une possession plus longue de la scène et une familiarité plus étroite avec le public.

Nous ne pouvons ni indiquer le développement de chacun de ces talens divers, ce serait un détail infini, ni caractériser en termes généraux la comédie strictement littéraire de ces derniers temps, ce serait un travail sans utilité. Dans l’un et dans l’autre cas, nous dépasserions également les proportions de cette étude. Heureusement un nom se présente qui, se tirant de la foule des auteurs dramatiques, résume les tendances, les tâtonnemens, les défaillances même de presque tous : l’histoire de tous les esprits cultivés que la comédie de nos jours a groupés autour d’elle se retrouve plus ou moins dans son histoire, et celle-ci est si présente au public de nos grands théâtres qu’il suffit d’en tracer une rapide esquisse. Nous voulons parler de M. Émile Augier. Pour commencer par le trait principal, celui dont nous ferions volontiers la pierre de touche des écrivains et des amis de la langue française, il est étranger à l’influence de Balzac, au moins dans sa première manière, et lorsqu’il a voulu à son tour brûler quelque encens sur l’autel de l’idole, il a respecté du moins la langue : dans ses imitations même du mauvais jargon, il est aisé de reconnaître l’accent de son atticisme natif. Le donner pour un sectateur fidèle d’Alfred de Musset, ce serait une exagération ; ses ouvrages de début se ressentent pourtant de cette influence. M. Augier était trop jeune pour ne pas commencer par la fantaisie, et dans ce défaut, qui se corrige comme celui de la jeunesse, il personnifie toute une génération d’écrivains qui ont commencé dès l’âge de vingt ans à se disputer un domaine où Molière ne s’est cru digne d’entrer qu’à celui de trente-sept ans. Admirablement doué, trop bien doué peut-être du sens critique, il doit une part de ses succès aux différens mouvemens de réaction dont il a su tirer parti : nous ne parlons que de réactions littéraires. Quand le public désignait son théâtre et celui de Ponsard du nom commun d’école du bon sens, il adoptait le jeune poète et lui décernait le titre auquel il lui plaisait de le reconnaître. Ce n’est pas seulement de bon goût dans la composition et dans le style qu’il s’agissait : la louange contenue dans ce mot s’étendait à la philosophie pratique dont ses comédies ne sont pas médiocrement pourvues. On ne disait pas école de la vertu ; ce titre, qui conviendrait au théâtre utile que rêve M. Dumas fils, aurait dépassé les prétentions du public de 1844 à 1848. La scène illustrée par Molière, Regnard et Marivaux se contente d’une morale moyenne, celle du monde, qui ne rivalise pas avec la chaire des philosophes ou des prédicateurs, et qui n’a pour règle et pour sanction que l’opinion publique. Savoir s’y tenir, voilà le bon sens. Les adversaires de M. Augier protestèrent contre le succès de Gabrielle ; ils allaient répétant que l’auteur apostasiait l’art pur, qu’il s’était converti au prosaïsme bourgeois. Mettre la passion et la poésie du côté du devoir n’était pas précisément du prosaïsme, et la fantaisie qui avait dicté la Ciguë était plus que de l’art pur. On voyait dans Clinias un débauché ; mais cet aimable titre avait-il donc suffi pour intéresser un auditoire d’honnêtes gens ? Clinias abuse de la vie ; mais l’amour sincère où il se réfugie contre le scepticisme et le suicide venge suffisamment la vérité morale, qui est toujours ce qu’il y a de plus sensé. Nous plaignons Julien de devoir seulement à l’éloquence, à la poésie vraie qui dort au fond de son cœur, l’amour de Gabrielle, sa femme. Ce n’est pas là, dira-t-on, une bien solide garantie, d’accord, mais ne demandons pas dès vertus trop pures au théâtre, et sachons gré à M. Augier d’avoir rendu quelque lustre à l’amour légitime, d’avoir brouillé pour la première fois après si longtemps le ménage immoral de la poésie et de l’adultère.

C’est pourtant une chose nouvelle que de voir dans le pays de Molière le théâtre prendre parti pour les maris ; aussi les apologies du mariage que nous a données M. Augier doivent une partie de leur succès à la nouveauté. Grâce aux plaisanteries de nos vieux poètes et aux déclamations de nos poètes modernes, le devoir avait pris un air de paradoxe ; à son tour, il a dérobé à la passion les armes mêmes dont elle se servait pour le combattre, c’est de bonne guerre. Quand il se donne pour aussi poétique et aussi beau que la passion, il est dans son rôle ; hommes du XIXe siècle, il nous prend par notre côté faible. Stéphane, l’amant de Gabrielle, semblait avoir pour lui l’imagination et tout ce qui fait descendre sur la vie humaine le rayon de la beauté ; avec lui seul, Gabrielle espérait trouver le nid d’amour qu’elle avait rêvé. L’auteur dépoétise Stéphane et l’union boiteuse à laquelle celui-ci veut river une épouse, une mère ; il le montre égoïste, cerveau creux, trompant un ami, préparant, pour contenter sa fantaisie, à celle qu’il aime un avenir honteux ou triste. Julien grandit de toute la hauteur d’où l’amant est précipité ; il commande l’admiration de Gabrielle, qui tend la main à son mari, à son poète ; c’est le dénoûment. Léa, la maîtresse de Paul Forestier, déguise mal son mépris dans une entrevue avec Camille ? la jeune épouse. Ainsi la passion ardente dédaigne la flamme conjugale, qu’elle fait pâlir, ainsi les orages d’une vie déchaînée font prendre en dégoût le calme plat d’un bonheur uniforme ; mais l’auteur dépoétise Léa, il la jette dans les bras d’un Beaubourg, d’un être de nature inférieure, personnage ridicule dans sa bonhomie sans défense, qui se prend au sérieux depuis le jour où il a pu se croire aimé. Camille, à force d’exaltation, Camille, qui veut mourir pour permettre à Paul d’être heureux, grandit aussi de tout l’abaissement de Léa ; elle s’impose à l’amour de son mari, c’est le même dénoûment retourné. Le procédé est identique dans les deux pièces : dans l’une, l’amant recule et s’efface devant le mari, dans l’autre la maîtresse devant la femme. Ce sont deux pendans qu’une vingtaine d’années sépare, et M. Émile Augier, achevant son évolution dramatique, est retourné à son point de départ aussi bien que toute la génération d’auteurs dramatiques engagés sur les mêmes traces. Il s’en faut cependant que l’arrivée soit aussi heureuse que le départ. Paul Forestier succombant encore à la passion après que Léa s’est déshonorée peut être conçu suivant la logique des faiblesses humaines, il ne l’est pas suivant la logique du théâtre. Au contraire Léa, en résistant aux instances nouvelles de son amant, obéit à la morale du théâtre, et manque aux lois du cœur humain. De nouveau Paul Forestier nous trouve incrédules quand, touché par la grâce, il tombe aux pieds de sa jeune femme. Nous ne savons s’il était possible de dépoétiser Léa par un autre procédé ; peut-être aussi M. Augier, maintenant un plus juste équilibre entre la femme et la maîtresse, aurait-il dû faire Camille plus grande, comme une de ces jeunes filles fières dans le portrait desquelles il a excellé ; peut-être fallait-il à Paul Forestier une femme comme la Fernande du Fils de Giboyer ou la Francine de Maître Guérin.

Quoi qu’il en soit, le système de M. Augier est visible : il sacrifie la passion au devoir par les moyens mêmes avec lesquels ses devanciers sacrifiaient le devoir à la passion. Venu à point pour venger le sens commun contre Antony et ses pareils, on le nomma le poète du bon sens ; il fut déclaré chef d’école à titre égal, ex œquo, avec Ponsard. Certes le bon sens abondait chez Scribe ; mais de cette qualité on ne lui fit pas un titre d’honneur, il manquait trop de ce qui était nécessaire pour que son nom fût opposé aux noms des chefs du romantisme. Il n’apportait pas à la comédie l’éclat du style et le relief du vers pour le disputer avec honneur sinon au succès, du moins au souvenir du drame moderne. Que dis-je ? il y avait un vide considérable au théâtre, et pour le remplir Scribe ne suffisait pas. L’auteur de la Camaraderie est aussi parmi ceux que M. Augier a vaincus. Contre ceux-là, il a été l’homme du devoir, contre celui-ci le champion de la poésie, et il a été servi par une double réaction. Ne faut-il pas ajouter que son bon sens, plus élevé que celui de Scribe, répondait mieux aux besoins d’un temps plus sérieux ou plus triste ?

M. Augier porte dans toutes ses conceptions la marque indélébile de son origine : sa comédie philosophique raisonne plus qu’elle n’agit. Il n’argumente pas comme Ponsard ; ses allures rapides, souvent même précipitées, sa gaîté, ses saillies inépuisables, couvrent habilement la thèse morale qui est au fond de chacune de ses pièces. Quand le rideau tombe sur Gabrielle, sur Paul Forestier, sur les Lionnes pauvres, un logicien ne manquera pas de dire : « Il a raison ; » mais un observateur ne dira pas toujours : « Il a saisi la vérité. » L’auteur semble avoir résolu d’avance que Séraphine se fera enlever par le libertin qui paie ses dettes, que Paul Forestier sera touché par le dévoûment de sa femme, que Gabrielle aimera son mari pour la beauté de ses sentimens et l’éloquence de sa parole ; tout ceci convenu comme une conclusion à laquelle il faut aboutir, l’auteur nous y mène en coupant et diversifiant le chemin par des épisodes qui nous voilent un peu la perspective. Nous aimerions mieux que Séraphine, Paul Forestier, Gabrielle, fussent plus libres de marcher droit devant eux suivant les lois de leur nature. C’est la condition des personnes vivantes et des héros qui n’attendent pas pour agir le fil caché que tient la main de l’auteur. La logique a si bien le pas sur l’invention dans les œuvres de M. Augier, et, il faut le dire, de tout le théâtre littéraire de ce temps-ci, que la plupart des comédies semblent faites surtout en vue d’une situation. Nous ne serions pas étonné que la scène d’un mari se plaçant pour leur parler raison entre sa femme et l’amant qui va l’enlever ait engendré toute la pièce de Gabrielle, que le discours éloquent d’un père se mettant en travers de la résolution de son fils, qui veut déserter le domicile et l’honneur conjugal, soit devenue la comédie de Paul Forestier, et qu’enfin celle des Lionnes pauvres ait été en germe dans le tableau final du mari et de l’amant, abandonnés tous deux au profit d’un plus riche. Cette importance capitale d’une situation unique est un trait commun des ouvrages contemporains. De là vient ce grand nombre de comédies en un ou deux actes, et qui ont tant de justes raisons de ne pas porter leur ambition au-delà de cette limite. Les habitudes que nous a faites le théâtre moderne avec ses agitations et son bruit sont peut-être la source de cette prudente sobriété : nous ne saurions nous en plaindre. Du temps d’Alexandre Duval, d’Etienne et de Casimir Delavigne, cette situation unique bien ménagée, détaillée à petites doses. aurait fourni matière à cinq actes. Le public d’aujourd’hui veut plus d’action, et son impatience contraint les auteurs qui seraient ambitieux d’atteindre aux cinq actes, ou de mériter malgré eux cette louange d’avoir été courts, ou de contenter au détriment de leur œuvre les exigences de leur ambition. C’est ainsi que l’on prend pour de l’invention une industrie laborieuse, et que l’on remplit les vides avec des scènes tirées toutes faites d’un portefeuille. C’est ainsi qu’on peut être connaisseur et manquer à la règle suprême de son art, qu’on peut avoir beaucoup de philosophie et pas toujours de véritable logique. Que devient alors l’unité de conception, celle des caractères, celle de l’intrigue ? L’esprit le plus charmant, les plaisanteries les plus heureuses, tous les effets de détail sans l’unité de l’ensemble rappellent ces bustes que faisaient des artistes primitifs en enfonçant dans une tête de bois des clous à tête plate qu’ils limaient et rivaient au point de faire illusion sur leur procédé. Ces clous auraient beau être d’or ou d’argent, ils ne vaudraient pas une tête coulée dans le bronze le plus commun. M. Augier lui-même n’a pas toujours échappé à cette critique. La comédie des connaisseurs ne pouvait manquer d’envier à un théâtre plus populaire les suffrages de la multitude. Aussi les auteurs dramatiques les plus lettrés de notre temps ont-ils essayé, chacun à son tour, de faire quelque emprunt à Balzac et à ses fidèles. Dès son début dans la carrière, M. Augier s’est trouvé placé entre deux critiques et deux doctrines opposées, ainsi que l’homme entre deux maîtresses. L’une, l’engageant à quitter la fantaisie pour l’observation, était la vieille amante qui eût volontiers hâté l’âge de sa maturité. La comédie aime les hommes faits, et Thalie ne devait pas être la plus jeune des neuf sœurs. L’autre, qui professe le culte de la fantaisie et qui recommande d’avoir toujours vingt ans, même à soixante, aurait volontiers arraché les cheveux gris du poète à mesure qu’elle aurait vu venir ces promesses de l’âge mûr. M. Augier a fait ses preuves dans l’étude et l’expression des réalités sociales : peut-être est-il allé au-delà de ce que lui demandaient les partisans de l’observation et les amis de la peinture des mœurs ; on a pu croire que les lauriers de M. Dumas fils l’empêchaient de dormir. S’il s’était arrêté au juste tempérament d’observation et de philosophie qui se trouve dans le Gendre de M. Poirier, nous croyons qu’il eût été mieux inspiré. Cette pièce, qu’on s’accorde à regarder comme son œuvre la plus forte, serait pour nous en ce moment le sujet de quelque embarras, si, nous bornant à l’appréciation des titres de M. Augier, nous voulions en dégager ce qui revient à lui ou à son collaborateur M. Jules Sandeau ; mais si, dans les comédies de M. Augier, c’est toute une partie considérable du théâtre contemporain que l’on étudie, peu importe te nom auquel sont adressés les éloges que mérite le Gendre de M. Poirier. Il suffit que dans une comédie littéraire de notre temps l’intrigue, le roman de la pièce, qui a tant d’importance aujourd’hui, ait été au moins une fois mêlé à des peintures de mœurs vraies et de caractères bien saisis sans que l’unité ait eu à souffrir de ce mélange. Ni les Effrontés ni Maître Guérin n’ont si bien résolu ce problème difficile de peindre la société et de développer en même temps des situations sans coudre plusieurs actions et plusieurs pièces ensemble. La Contagion demeure tellement au-dessous du Gendre de M. Poirier pour l’unité des caractères, qu’il semble impossible que les personnes qui ont contracté de telles habitudes et un tel langage puissent être les héros de l’honnête roman auquel l’action les rattache. On ne peut être à la fois et dans la même soirée Sedaine et Beaumarchais, Marivaux et Lesage.

Mais cette absence d’une assez forte unité dans les comédies de mœurs une fois constatée, quelles heureuses compensations ! combien les tentatives nouvelles de M. Augier ont développé en lui de qualités jusque-là restées inconnues ! quelle richesse de détails amusans dans les Effrontés ! C’est là qu’on trouvera plus tard les meilleurs traits qui aient été décochés de notre temps contre les financiers sans honneur et les journalistes sans conscience. Pour laisser au théâtre un souvenir durable, il ne manque à Vernouillet et à Charrier que de ne pas céder si souvent la place à je ne sais quel roman d’amour plus honnête que bien placé. Giboyer vivra pour l’édification des bohèmes de la littérature. Que de sources d’intérêt et de comique l’auteur de Maure Guérin a fait jaillir autour d’une vente à réméré ! Que laisse-t-il à regretter, si ce n’est qu’il eût accumulé moins de choses, par exemple que le notaire retors ne mît pas le sucre sous clé comme le père Grandet, et qu’il ne régalât point les auditeurs d’une tirade trop peu plaisante sur l’instruction gratuite et obligatoire ? Dans la Contagion même, que d’idées vraies et fécondes, si elles ne s’étouffaient pas par le désir de se produire toutes ! Nous ne parlons point de cette pensée bien digne d’une grande et belle comédie de mœurs, l’alliance du vice et des jeux de la Bourse, peinture vraie et qui s’est perdue dans le succès incertain de la Contagion.

En retournant au duel de la passion et du mariage avec Paul Forestier, M. Emile Augier est revenu chez lui. L’excursion qu’il a risquée sur les terres de Balzac, de M. Dumas fils et des réalistes a prouvé la facilité de son talent et augmenté le bruit qui se faisait autour de son nom sans créer un genre nouveau qui le reconnût pour maître ; mais en rentrant dans son ancien domaine il ne doit pas oublier les raisons qui l’en ont fait sortir. Son théâtre forme désormais un cercle qu’il a tout entier parcouru. Il en est de même de M. Dumas fils : sur la foi de son propre témoignage comme de ses pièces, nous pouvons affirmer qu’il a terminé sa première évolution. Sa galerie de tableaux paraît close : il n’y reviendra sans doute plus, du moins avec la même manière. Nous assistons à un temps d’arrêt dans l’invention dramatique, et le sentiment d’attente qu’on peut lire dans l’incertitude des auteurs et du. public est plus marqué, plus visible que le mouvement sourd et constant qui chasse insensiblement le présent pour faire place à l’avenir. La comédie des curieux et celle des connaisseurs, les pièces réalistes et les pièces littéraires, ont dit leur dernier mot. Les premières ont trouvé plus de faveur et de ce succès bruyant qui n’a pas de lendemain ; mais la lecture a trahi pour elles les espérances que faisait naître la représentation : elles ont fait plus d’une fois rougir la morale publique, gronder le bon sens et gémir la langue française. Les secondes ont maintenu la tradition, elles ont gardé le souvenir des règles et des modèles. Il est vrai que les auteurs ont de temps en temps imité l’exemple du chien qui porte à son cou le dîner de son maître.

Point de courroux, messieurs ; mon lopin me suffit :
Faites votre profit du reste.
À ces mots, le premier il vous happe un morceau,
Et chacun de tirer, le matin, la canaille,
A qui mieux mieux ; ils firent tous ripaille.

Aucun peut-être n’a été sans péché : la tentation était trop forte, et le succès durant quelques années semblait promis à qui serait le plus hardi contre le bon sens et le goût. Cette débauche de réalités, de scandales et de barbarismes a trouvé sa fin ; mais doit-elle être suivie d’une abstinence aussi fâcheuse que le mal, et le jeûne sera-t-il la punition des excès du théâtre ? Le travail, l’étude sérieuse, l’esprit de choix et de discernement, peuvent montrer à la comédie contemporaine le véritable chemin à côté duquel elle a passé plus d’une fois. Pour ne parler que des deux écrivains qui ont le plus de popularité, au lieu de chercher un théâtre prétendu moral pour lequel il n’a pas assez d’autorité, M. Alexandre Dumas fils ferait mieux de donner quelque pendant à l’intrigue habile de son Demi-Monde, écartant d’une main sévère les curiosités subalternes ; au lieu de flotter entre la comédie philosophique et les satires plus ou moins puisées dans Balzac ou dans les chroniqueurs de nos journaux, M. Emile Augier peut consacrer son vers souple et vigoureux à quelque comédie d’une forme plus littéraire que le Gendre de M. Poirier et d’une vérité plus générale et plus forte que Gabrielle. A leur défaut, celui-là seul aura trouvé la comédie dont nous sentons vivement l’absence qui possédera le secret de plaire également aux connaisseurs et aux curieux, de joindre l’amour de l’art à la peinture des réalités sans faire d’histoire naturelle, d’inventer des situations intéressantes et de décrire tout ensemble les mœurs en représentant non des banquiers, des journalistes et des notaires, mais des hommes.


LOUIS ETIENNE.

  1. Voyez, par exemple, les Effrontés, acte Ier.