La Comédie anglaise sous la Restauration/01
Lorsqu’on quitte les nobles portraits de Van-Dyck pour les figures de Lely, la chute est subite et profonde : on sortait d’un palais, on tombe dans un mauvais lieu.
Au lieu de ces seigneurs fiers et calmes qui restent cavaliers en devenant hommes de cour, de ces grandes dames si simples qui semblent à la fois princesses et jeunes filles, de ce monde généreux et héroïque, élégant et orné, où resplendit encore la flamme de la renaissance, où reluit déjà la politesse de l’âge moderne, on rencontre des courtisanes dangereuses ou provocantes, à l’air ignoble ou dur, incapables de pudeur ni de pitié[1]. Leurs mains potelées, épanouies, ploient mignardement des doigts à fossettes. Des torsades de cheveux lourds roulent sur leurs épaules charnues, les yeux noyés clignent voluptueusement, un fade sourire joue sur les lèvres sensuelles. L’une relève un flot de cheveux dénoués qui coule sur les rondeurs de sa chair rose ; celle-ci, languissante, se laisse aller, ouvrant une manche dont la molle profondeur découvre toute la blancheur de son bras. Presque toutes sont en chemise ; plusieurs semblent sortir du lit ; le peignoir froissé colle sur la gorge, et semble défait par une nuit de débauche ; la robe de dessous, toute chiffonnée, tombe sur les hanches ; les pieds froissent la soie qui chatoie et luit. Toutes débraillées qu’elles sont, elles se parent insolemment d’un luxe de filles : ceintures de diamans, dentelles bouillonnantes, splendeur brutale des dorures, profusion d’étoffes brodées et bruissantes, coiffures énormes, dont les boucles et les torsades enroulées et débordantes provoquent le regard par l’échafaudage de leur magnificence effrontée. Des draperies tortillées tombent alentour en forme d’alcôve, et les yeux plongent par une échappée sur les allées d’un grand parc dont la solitude sera commode à leurs plaisirs.
Tout cela était venu par contraste : le puritanisme avait amené l’orgie, les fanatiques avaient décrié la vertu. La sombre imagination anglaise, saisie de terreurs religieuses, avait désolé la vie humaine. La conscience, à l’idée de la mort et de l’obscure éternité, s’était troublée ; des anxiétés sourdes y avaient pullulé en secret comme une végétation d’épines, et le cœur malade, tressaillant à chaque mouvement, avait fini par prendre en dégoût tous ses plaisirs et en horreur tous ses instincts. Ainsi empoisonné dans sa source, le divin sentiment de la justice s’était tourné en folie lugubre. L’homme, déclaré pervers et damné, se croyait enfermé dans un cachot de perdition et de vice où nul effort et nul hasard ne pouvaient faire entrer un rayon de lumière, à moins que la main d’en haut, par une faveur gratuite, ne vînt arracher la pierre scellée de ce tombeau. Il avait mené la vie d’un condamné, bourrelée et angoisseuse, opprimée par un désespoir morne, et hantée de spectres. Tel s’était cru souvent sur le point de mourir ; tel autre, à l’idée d’une croix, était traversé d’hallucinations douloureuses[2] ; ceux-ci sentaient le frôlement du malin esprit : tous passaient des nuits les yeux fixés sur les histoires sanglantes et les appels passionnés de l’Ancien-Testament, écoutant les menaces et les tonnerres du Dieu terrible jusqu’à renouveler en leur propre cœur la férocité des égorgeurs et l’exaltation des voyans. Sous cet effort, la raison peu à peu défaillait. À force de chercher le Seigneur, on trouvait le rêve. Après de longues heures de sécheresse, l’imagination, faussée et surmenée, travaillait. Des figures éblouissantes, des idées inconnues se levaient tout d’un coup dans le cerveau échauffé ; l’homme était soulevé et traversé de mouvemens extraordinaires. Ainsi transformé, il ne se reconnaissait plus lui-même ; il ne s’attribuait pas ces inspirations véhémentes et soudaines qui s’imposaient à lui, qui l’entraînaient hors des chemins frayés, que rien ne liait entre elles, qui le secouaient et l’illuminaient sans qu’il pût les prévoir, les arrêter ou les régler : il y voyait l’action d’une puissance surhumaine, et s’y livrait avec l’enthousiasme du délire et la raideur de la foi.
Pour comble, le fanatisme s’était changé en institution ; le sectaire avait noté tous les degrés de la transfiguration intérieure, réduit en théorie l’envahissement du rêve : il travaillait avec méthode à chasser la raison pour introniser l’extase. Fox en faisait l’histoire, Bunyan en donnait les règles, le parlement en offrait l’exemple, toutes les chaires en exaltaient la pratique. Des ouvriers, des soldats, des femmes en discouraient, y pénétraient, s’animaient par les détails de leur expérience et la publicité de leur émotion. Une nouvelle vie s’était déployée, qui avait flétri et proscrit l’ancienne. Tous les goûts temporels étaient supprimés, toutes les joies sensuelles étaient interdites ; l’homme spirituel restait seul debout sur les ruines du reste, et le cœur, exclu de toutes ses issues naturelles, ne pouvait plus regarder ni respirer que du côté de son funeste Dieu. Le puritain passait lentement dans les rues, les yeux au ciel, les traits tirés, jaunes et hagards, les cheveux ras, vêtu de brun ou de noir, sans ornemens, ne s’habillant que pour se couvrir. Si quelqu’un avait les joues pleines, il passait pour tiède[3]. Le corps entier, l’extérieur, jusqu’au ton de la voix, tout devait porter la marque de la pénitence et de la grâce. Le puritain discourait en paroles traînantes, d’un accent solennel, avec une sorte de nasillement, comme pour détruire la vivacité de la conversation et la mélodie de la voix naturelle. Ses entretiens remplis de citations bibliques, son style imité des prophètes, son nom et le nom de ses enfans, tirés de l’Écriture, témoignaient que sa pensée habitait le monde terrible des prophètes et des exterminateurs. Du dedans, la contagion avait gagné le dehors. Les alarmes de la conscience s’étaient changées en lois d’état. La rigidité personnelle était devenue une tyrannie publique. Le puritain avait proscrit le plaisir comme un ennemi, chez autrui aussi bien qu’en lui-même. Le parlement faisait fermer les maisons de jeu, les théâtres, et fouetter les acteurs à la queue d’une charrette ; les jurons étaient taxés ; les arbres de mai étaient coupés ; les ours, dont les combats amusaient le peuple, étaient tués ; le plâtre des maçons puritains rendait décentes les nudités des statues ; les belles fêtes poétiques étaient défendues. Des amendes et des punitions corporelles interdisaient même aux enfans « les jeux, les danses, les sonneries de cloches, les réjouissances, les régalades, les luttes, la chasse, » tous les exercices et tous les amusemens qui pouvaient profaner le dimanche. Les ornemens, les tableaux, les statues des églises étaient arrachés ou déchirés. Le seul plaisir qu’on gardât et qu’on souffrît était le nasillement des psaumes, l’édification des sermons prolongés, l’excitation des controverses haineuses, la joie âpre et sombre de la victoire remportée sur le démon et de la tyrannie exercée contre ses fauteurs. En Écosse, pays plus froid et plus dur, l’intolérance allait jusqu’aux derniers confins de la férocité et de la minutie, instituant une surveillance sur les pratiques privées et sur la dévotion intérieure de chaque membre de chaque famille, ôtant aux catholiques leurs enfans, imposant l’abjuration sous peine de la prison perpétuelle ou de la mort, amenant par troupeaux[4] les sorcières au bûcher. Il semblait qu’un nuage noir se fût appesanti sur la vie humaine, noyant toute lumière, effaçant toute beauté, éteignant toute joie, traversé çà et là par des éclairs d’épée et par des lueurs de torches, sous lesquels on voyait vaciller des figures de despotes moroses, de sectaires malades, d’opprimés silencieux.
Le roi rétabli, ce fut une délivrance. Comme un fleuve barré et engorgé, l’esprit public se précipita de tout son poids naturel et de toute sa masse acquise dans le lit qu’on lui avait fermé. L’élan emporta les digues. Le violent retour aux sens noya la morale. La vertu parut puritaine. Le devoir et le fanatisme furent confondus dans un discrédit commun. Dans ce grand reflux, la dévotion, balayée avec l’honnêteté, laissa l’homme dévasté et fangeux. Les parties supérieures de sa nature disparurent ; il n’en resta que l’animal sans frein ni guide, lâché par ses convoitises à travers la justice et la pudeur.
Quand on regarde ces mœurs à travers Hamilton et Saint-Évremond, on les tolère. C’est que leurs façons françaises font illusion. La débauche du Français n’est qu’à demi choquante ; si l’animal en lui se déchaîne, c’est sans trop d’excès. Son fonds n’est pas, comme chez l’autre, rude et puissant. Vous pouvez casser la glace brillante qui le recouvre, sans rencontrer le torrent gonflé et bourbeux qui gronde sous son voisin ; le ruisseau qui en sortira n’aura que de petites échappées, rentrera de lui-même et vite dans son lit accoutumé. Le Français est doux, naturellement civilisé, peu enclin à la sensualité grande ou grossière, amateur de conversation sobre, aisément prémuni contre les mœurs crapuleuses par sa finesse et son bon goût. Le chevalier de Grammont a trop d’esprit pour aimer l’orgie. C’est qu’en somme l’orgie n’est pas agréable : casser des verres, brailler, dire des ordures, s’emplir jusqu’à la nausée, il n’y a là rien de bien tentant pour des sens un peu délicats ; il est né épicurien, non glouton ou ivrogne. Ce qu’il cherche, c’est l’amusement, non la joie déboutonnée ou le plaisir bestial. Je sais bien qu’il n’est pas sans reproche. Je ne lui confierais pas ma bourse, il oublie trop aisément la distinction du tien et du mien ; surtout je ne lui confierais pas ma femme, il n’est pas net du côté de la délicatesse ; ses escapades au jeu et auprès des dames sentent d’un peu bien près l’aigrefin et le suborneur. Mais j’ai tort d’employer ces grands mots à son endroit ; ils sont trop pesans, ils écrasent une aussi fine et aussi jolie créature. Ces lourds habits d’honneur ou de honte ne peuvent être portés que par des gens sérieux, et Grammont ne prend rien au sérieux, ni les autres, ni lui-même, ni le vice ni la vertu. Passer le temps agréablement, voilà toute son affaire. « On ne s’ennuya plus dans l’armée, dit Hamilton, dès qu’il y fut. » C’est là sa gloire et son objet ; il ne se pique ni se soucie d’autre chose. Son valet le vole : un autre eût fait pendre le coquin ; mais le vol était joli, il garde son drôle. Il partait oubliant d’épouser sa fiancée, on le rattrape à Douvres : il revient, épouse ; l’histoire était plaisante, il ne demande rien de mieux. Un jour, étant sans le sou, il détrousse au jeu le comte de Caméran. « Est-ce qu’après la figure qu’il a faite il peut plier bagage comme un croquant ? Non pas, il a des sentimens, il soutiendra l’honneur de la France. » Le badinage couvre ici la tricherie ; au fond, il n’a pas d’idées bien claires sur la propriété. Il régale Caméran avec l’argent de Caméran. Caméran eût-il mieux fait, ou autrement ? Peu importe que son argent soit dans la poche de Grammont ou dans la sienne : le point important est gagné, puisqu’on s’est amusé à le prendre et qu’on s’amuse à le dépenser. L’odieux et l’ignoble disparaissent de la vie ainsi entendue. S’il fait sa cour, soyez sûr que ce n’est point à genoux : une âme si vive ne s’affaisse point sous le respect ; l’esprit le met de niveau avec les plus grands ; sous prétexte d’amuser le roi, il lui dit des vérités vraies. S’il tombe à Londres au milieu des scandales, il n’y enfonce point ; il y glisse sur la pointe du pied, si lestement, qu’il ne garde pas de boue. On n’aperçoit plus sous ses récits les angoisses et les brutalités que les événemens recèlent ; le conte file prestement, éveillant un sourire, puis un autre, puis encore un autre, si bien que l’esprit tout entier est emmené, d’un mouvement agile et facile, du côté de la belle humeur. À table, Grammont ne s’empiffrera pas, au jeu, il ne deviendra pas furieux ; devant sa maîtresse, il ne lâchera pas de gros mots ; dans les duels, il ne haïra pas son adversaire. L’esprit français est comme le vin français : il ne rend les gens ni brutaux, ni méchans, ni tristes. Telle est la source de cet agrément. Les soupers ne détruisent ici ni la finesse, ni la bonté, ni le plaisir. Le libertin reste sociable, poli et prévenant ; sa gaieté n’est complète que par la gaieté des autres ; il s’occupe d’eux pour s’occuper de lui-même, et, par surcroît, il reste alerte et dispos d’intelligence ; les saillies, les traits brillans, les tours heureux pétillent sur ses lèvres ; il pense à table et en compagnie quelquefois mieux que seul ou à jeun. Vous voyez bien qu’ici le débauché n’opprime pas l’homme ; Grammont dirait qu’il l’achève, et que l’esprit, le cœur, les sens, ne trouvent leur perfection et leur joie que dans l’élégance et l’entrain d’un souper choisi.
Tout au rebours en Angleterre. Si on gratte la morale qui sert d’enveloppe, la brute apparaît dans sa violence et sa laideur. Un de leurs hommes d’état disait que chez nous la populace lâchée se laisserait conduire par les mots d’humanité et d’honneur, mais que chez eux, pour l’apaiser, il faudrait lui jeter de la viande crue. L’injure, le sang, l’orgie, voilà la pâture où se rua cette populace de nobles. Tout ce qui excuse un carnaval y manque, et d’abord l’esprit. Trois ans après le retour du roi, Butler publie son Hudibras, avec quels applaudissemens, les contemporains seuls peuvent le dire, et le retentissement s’en est prolongé jusqu’à nous. Si vous saviez comme l’esprit en est bas, avec quelle maladresse et dans quelles balourdises il délaie sa farce vindicative ! Çà et là subsiste une image heureuse, débris de la poésie qui vient de périr ; mais tout le tissu de l’œuvre semble d’un Scarron, aussi ignoble que l’autre et plus méchant. Cela est imité, dit-on, de Don Quichotte ; Hudibras est un chevalier puritain qui va, comme l’autre, redresser les torts et embourser des gourmades. Dites plutôt que cela ressemble à la misérable contrefaçon d’Avellaneda. Le petit vers bouffon trotte indéfiniment de son pas boiteux, clapotant dans la boue qu’il affectionne, aussi sale et aussi plat que dans l’Enéide travestie. La peinture d’Hudibras et de son cheval dure un chant presque entier ; quarante vers sont dépensés à décrire sa barbe, quarante autres à décrire ses culottes. D’interminables discussions scolastiques, des disputes aussi prolongées que celles des puritains, étendent leurs landes et leurs épines sur toute une moitié du poème. Point d’action, point de naturel, partout des satires avortées, de grosses caricatures ; ni art, ni mesure, ni goût, le style puritain transformé en un baragouin absurde, la rancune enfiellée manquant son but par son excès même, et défigurant le portrait qu’elle veut tracer. Croiriez-vous qu’un tel écrivain fait le joli, qu’il veut égayer, qu’il prétend être agréable ? La belle raillerie que ce trait sur la barbe d’Hudibras ! « Ce météore chevelu dénonçait la chute des sceptres et des couronnes ; par son symbole lugubre, il figurait le déclin des gouvernemens, et sa bêche[5] hiéroglyphique disait que son tombeau et celui de l’état étaient creusés. » Il est si content de cette gaieté insipide qu’il la prolonge pendant dix vers encore. La bêtise croît à mesure qu’on avance. Se peut-il qu’on ait trouvé plaisantes des gentillesses comme celles-ci : « Son épée avait pour page une dague, qui était un peu petite pour son âge, et en conséquence l’accompagnait en la façon dont les nains suivaient les chevaliers errans. C’était un poignard de service, bon pour la corvée et pour le combat ; quand il avait crevé une poitrine ou une tête, il servait à nettoyer les souliers ou à planter des oignons. » Tout tourne au trivial ; si quelque beauté se présente, le burlesque la salit. À voir ces longs détails de cuisine, ces plaisanteries rampantes et crues, on croit avoir affaire à un amuseur des halles ; ainsi parlent les charlatans des ponts quand ils approprient leur imagination et leur langage aux habitudes des tavernes et des taudis. L’ordure s’y trouve, et la canaille rit quand le bateleur fait allusion aux ignominies de la vie privée. Voilà le grotesque dont les courtisans de la restauration ont fait leurs délices ; leur rancune et leur grossièreté se sont complu au spectacle de ces marionnettes criardes ; d’ici à travers deux siècles, on entend le gros rire de cet auditoire de laquais.
Charles II à table faisait orgueilleusement remarquer à Grammont que ses officiers le servaient à genoux. Ils faisaient bien, c’était là leur vraie posture. Le grand-chancelier Clarendon, un des hommes les plus honorés et des plus honnêtes de la cour, apprend à l’improviste, en plein conseil, que sa fille Anne est grosse des œuvres du duc d’York, et que ce duc, frère du roi, lui a promis mariage. Voici les paroles de ce tendre père ; il a pris soin lui-même de nous les transmettre. « Le chancelier[6] s’emporta avec une excessive colère contre la perversité de sa fille et dit avec toute la véhémence imaginable qu’aussitôt qu’il serait chez lui, il la mettrait à la porte comme une prostituée, lui déclarant qu’elle eût à se pourvoir comme elle pourrait, et qu’il ne la reverrait jamais. » Remarquez que ce grand homme avait reçu la nouvelle par surprise chez le roi, et qu’il trouvait du premier coup ces accens généreux et paternels. « Il ajouta qu’il aimerait beaucoup mieux que sa fille fût la catin du duc que de la voir sa femme. » N’est-ce pas héroïque ? Mais laissons-le parler. Un cœur si noblement monarchique peut seul se surpasser lui-même. « Il était prêt à donner un avis positif, et il espérait que leurs seigneuries se joindraient à lui pour que le roi fît à l’instant envoyer la femme à la Tour, où elle serait jetée dans un cachot, sous une garde si stricte que nulle personne vivante ne pût être admise auprès d’elle, qu’aussitôt après on présenterait un acte au parlement pour lui faire couper la tête, que non-seulement il y donnerait son consentement, mais qu’il serait le premier à le proposer. » Quelle vertu romaine ! Et de peur de n’être pas cru, il insiste. « Quiconque connaîtra le chancelier croira qu’il a dit tout cela de tout son cœur. » Il n’est pas encore content, il répète son avis, il s’adresse au roi avec toute sorte de raisons concluantes pour obtenir qu’on tranche la tête à sa fille. « J’aimerais mieux me soumettre à son déshonneur et le supporter en toute humilité que le voir réparé par son mariage, pensée que j’exècre si fort que je serais bien plus content de la voir morte avec toute l’infamie qui est due à sa présomption ! » Voilà comment, en cas difficile, un homme garde ses traitemens et sa simarre. Sir Charles Berkeley, capitaine des gardes du duc d’York, fit mieux encore ; il jura solennellement « qu’il avait couché » avec la jeune fille, et se dit prêt à l’épouser « pour l’amour du duc, quoique sachant le commerce du duc avec elle. » Puis un peu après il avoua qu’il avait menti, mais en tout bien, tout honneur, afin de sauver la famille royale de cette mésalliance. Ce beau dévouement fut payé ; il eut bientôt une pension sur la cassette et fut créé comte de Falmouth. Dès l’abord, la bassesse des corps publics avait égalé celle des particuliers. La chambre des communes, tout à l’heure reine, encore pleine de presbytériens, de rebelles et de vainqueurs, vota « que ni elle ni le peuple d’Angleterre ne pouvaient être exempts du crime horrible de rébellion et de sa juste peine, s’ils ne s’appliquaient formellement la grâce et le pardon accordés par sa majesté dans la déclaration de Breda. » Puis tous ces héros allèrent en corps se jeter avec contrition aux pieds sacrés de leur monarque. Dans cet affaissement universel, il semblait que personne n’avait plus de cœur. Le roi se fait le mercenaire de Louis XIV, et vend son pays pour une pension de 200,000 livres. Des ministres, des membres du parlement, des ambassadeurs reçoivent l’argent de la France. La contagion gagna jusqu’aux patriotes, jusqu’aux plus purs, jusqu’aux martyrs. Lord Russell intrigua avec la cour de Versailles ; Algernon Sidney accepta 500 guinées. Ils n’ont plus assez de goût pour garder un peu d’esprit, ils n’ont plus assez d’esprit pour garder un peu d’honneur.
Si vous regardez l’homme ainsi découronné, vous y retrouverez d’abord les instincts sanguinaires de la brute primitive. Un membre de la chambre, des communes, sir John Coventry, avait laissé échapper une parole qu’on prit pour un blâme des galanteries royales. Le duc de Monmouth, son ami, le fit assaillir en trahison, sur l’ordre du roi, par d’honnêtes gens dévoués, qui lui fendirent le nez jusqu’à l’os. Un scélérat, Blood, avait tenté d’assassiner le duc d’Osmond et poignardé le gardien de la Tour pour voler les diamans de la couronne. Charles II, jugeant cet homme intéressant et distingué dans son genre, lui fit grâce, lui donna un domaine en Irlande, l’admit dans sa familiarité face à face avec le duc d’Osmond, si bien que Blood devint une sorte de héros et fut reçu dans le meilleur monde. Après de si beaux exemples, on pouvait tout oser. Le duc de Buckingham, amant de la comtesse de Shrewsbury, tue le comte en duel ; la comtesse, déguisée en page, tenait le cheval de Buckingham, qu’elle embrassa tout sanglant ; puis le couple de meurtriers et d’adultères revint publiquement, et comme en triomphe, à la maison du mort. On ne s’étonne plus d’entendre le comte de Kœnigsmark traiter « de peccadille » un assassinat qu’il avait commis avec guet-apens. Je traduis un duel d’après Pepys, pour faire comprendre ces mœurs de soudards et de coupe-jarrets. « Sir Henri Bellasses et Tom Porter, les deux plus grands amis du monde, parlaient ensemble, et sir H. Bellasses parlait un peu plus haut que d’ordinaire, lui donnant quelque avis. Quelqu’un de la compagnie qui était là dit : — Comment ! est-ce qu’ils se querellent qu’ils parlent si haut ? — — Sir Henri Bellasses, entendant cela, dit : Non, et je veux que vous sachiez que je ne querelle jamais que je ne frappe. Prenez cela comme une de mes règles. — Comment, dit Tom Porter, frapper ? Je voudrais bien voir l’homme d’Angleterre qui oserait me donner un coup. — Là-dessus sir Henri Bellasses lui donna un soufflet sur l’oreille, et ils allèrent pour se battre… Tom Porter apprit que la voiture de sir Henri Bellasses arrivait ; alors il sortit du café où il attendait les nouvelles, arrêta la voiture, et dit à sir Henri Bellasses de sortir. — Bien, dit sir Henri Bellasses, mais vous ne m’attaquerez pas pendant que je descendrai, n’est-ce pas ? — Non, dit Tom Porter. Il descendit, et tous deux dégainèrent. Ils furent blessés tous deux, et Henri Bellasses si fort, qu’il mourut dix jours après. » Ce n’étaient pas ces bouledogues qui pouvaient avoir pitié de leurs ennemis. La restauration s’ouvrit par une boucherie. Les lords conduisirent le procès des républicains avec une impudence de cruauté et une franchise de rancune extraordinaires. Un sheriff se colleta sur l’échafaud avec sir Henri Vane, fouillant dans ses poches, lui arrachant un papier qu’il essayait de lire. Pendant le procès du major-général Harrison, le bourreau fut placé à côté de lui, en habit sinistre, une corde à la main. On voulut lui donner tout au long l’avant-goût de la mort. Il fut détaché vivant de la potence, éventré. Il vit ses entrailles jetées dans le feu ; puis il fut coupé en quartiers, et son cœur encore palpitant fut arraché et montré au peuple. Les cavaliers par plaisir venaient là. Tel renchérissait ; le colonel Turner, voyant qu’on coupait en quartiers le légiste John Coke, dit aux gens du sheriff d’amener plus près Hugh Peters, autre condamné. L’exécuteur approcha, et, frottant ses mains rouges, demanda au malheureux si la besogne était de son goût. Les corps pourris de Cromwell, d’Ireton, de Bradshaw, furent déterrés, traînés sur des claies, pendus à Tyburn, décapités le soir, et les têtes plantées sur des perches au haut de Westminster-Hall. Les dames allaient voir ces ignominies ; le bon Evelyn y applaudissait ; les courtisans en faisaient des chansons. Ils étaient tombés si bas, qu’ils n’avaient plus même le dégoût physique. Les yeux et l’odorat n’aidaient plus l’humanité de leurs répugnances ; les sens étaient aussi amortis que le cœur.
Au sortir de ce sang, ils couraient à la débauche. Qu’on se rappelle la vie du comte de Rochester[7], homme de cour et poète, qui fut le héros du temps. Ce sont les mœurs d’un saltimbanque effréné et triste : hanter les tripots, suborner les femmes, écrire des chansons sales et des pamphlets orduriers, voilà ses plaisirs. Des commérages parmi les filles d’honneur, des tracasseries avec les écrivains, des injures reçues, des coups de bâton donnés, voilà ses occupations. Pour faire le galant, avant d’épouser sa femme, il l’enlève. Pour étaler du scepticisme, il finit par refuser un duel et gagner le nom de lâche. Cinq ans durant, il resta ivre. La fougue intérieure, manquant d’une issue noble, le roulait dans des aventures d’arlequin. Une fois, avec le duc de Buckingham, il loua sur la route de Newmarket une auberge, se fit aubergiste, régalant les maris et débauchant les femmes. Il s’introduit déguisé en vieille chez un bonhomme avare, lui prend sa femme, qu’il passe à Buckingham. Le mari se pend ; ils trouvent l’affaire plaisante. Une autre fois il s’habille en porteur de chaise, puis en mendiant, et court les amourettes de la canaille. Il finit par se faire charlatan, astrologue, et vend dans les faubourgs des drogues pour faire avorter. C’est le dévergondage d’une imagination véhémente, qui se salit comme une autre se pare, qui se pousse en avant dans l’ordure et dans la folie comme un autre dans la raison et dans la beauté. Qu’est-ce que l’amour pouvait devenir dans des mains pareilles ? On ne peut même pas copier les titres de ses poèmes : il n’a écrit que pour les mauvais lieux. Stendahl disait que l’amour ressemble à une branche sèche jetée au fond d’une mine ; les cristaux la couvrent, se ramifient en dentelures, et finissent par transformer le bois vulgaire en une aigrette étincelante de diamans purs. Rochester commence par lui arracher toute cette parure ; pour être plus sûr de le saisir, il le réduit à un bâton. Tous les fins sentimens, tous les rêves, cet enchantement, cette sereine et sublime lumière qui transfigure en un instant notre misérable monde, cette illusion qui, rassemblant toutes les forces de notre être, nous montre la perfection dans une créature bornée, et le bonheur éternel dans une émotion qui va finir, tout disparaît ; il ne reste chez lui qu’un appétit rassasié et des sens éteints ; le pis, c’est qu’il écrit sans verve et correctement ; l’ardeur animale, la sensualité pittoresque lui manquent ; on retrouve dans ses satires un élève de Boileau. Rien de plus choquant que l’obscénité froide. On supporte les priapées de Jules Romain et la volupté vénitienne, parce que le génie y relève l’instinct physique, et que la beauté, avec ses draperies éclatantes, transforme l’orgie en une œuvre d’art. On pardonne à Rabelais quand on a senti la sève profonde de joie et de jeunesse virile qui regorge dans ses ripailles : on en est quitte pour se boucher le nez, et l’on suit avec admiration, même avec sympathie, le torrent d’idées et de fantaisies qui roule à travers sa fange ; mais voir un homme qui tâche d’être élégant en restant sale, qui veut peindre en langage d’homme du monde des sentimens de crocheteur, qui s’applique à trouver pour chaque ordure une métaphore convenable, qui polissonne avec étude et de parti-pris, qui, n’ayant pour excuse ni le naturel, ni l’élan, ni la science, ni le génie, dégrade le pur style français jusqu’à cet office, c’est voir un goujat qui s’occupe à tremper une parure dans un ruisseau. Après tout viennent le dégoût et la maladie. Tandis que La Fontaine reste jusqu’au dernier jour capable de tendresse et de bonheur, celui-ci à trente ans injurie la femme avec une âcreté lugubre. « Quand elle est jeune, elle se prostitue pour son plaisir ; quand elle est vieille, elle prostitue les autres pour son entretien. Elle est un piège, une machine à meurtre, une machine à débauche. Ingrate, perfide, envieuse, son naturel est si extravagant, qu’il tourne à la haine ou à la bonté absurde. Si elle veut être grave, elle a l’air d’un démon ; on dirait d’une écervelée ou d’une coureuse quand elle tâche d’être polie : disputeuse, perverse, indigne de confiance, et avide pour tout dépenser en luxure. » Quelle confession qu’un tel jugement, et quel abrégé de vie ! On voit à la fin le viveur hébété, desséché comme un squelette, rongé d’ulcères. Parmi les refrains, les satires crues, les souvenirs de projets avortés et de jouissances salies qui s’entassent comme dans un égout dans sa tête lassée, la crainte de la damnation fermente ; il meurt dévot à trente-trois ans.
Tout en haut, le roi donne l’exemple. « Ce vieux bouc, » comme l’appellent les courtisans, se croit gai et élégant ; quelle gaieté et quelle élégance ! L’air français ne va pas aux gens d’outre-Manche. Catholiques, ils tombent dans la superstition étroite ; épicuriens, dans la grosse débauche ; courtisans, dans la servilité basse ; sceptiques, dans l’athéisme débraillé. Cette cour ne sait imiter que nos ameublemens et nos costumes ; l’extérieur de régularité et de décence que le bon goût public maintient à Versailles est rejeté d’ici comme incommode. Charles et son frère, en robe d’apparat, se mettent à courir comme au carnaval. Le jour où la flotte hollandaise brûla les navires anglais dans la Tamise, il soupait chez la duchesse de Monmouth et s’amusa à poursuivre un phalène. Au conseil, pendant qu’on exposait les affaires, il jouait avec son chien. Rochester et Buckingham l’injuriaient de reparties insolentes ou d’épigrammes dévergondées ; il s’emportait et les laissait faire. Il se prenait de gros mots avec sa maîtresse publiquement ; elle l’appelait imbécile, et il l’appelait rosse. Il revenait de chez elle le matin, « si bien que les sentinelles elles-mêmes en parlaient[8]. » Il se laissait tromper par elle aux yeux de tous ; une fois elle prit deux acteurs, dont un saltimbanque. Au besoin, elle lui chantait pouille. « Le roi a déclaré qu’il n’était pas le père de l’enfant dont elle est grosse en ce moment ; mais elle lui a dit : « Le diable m’emporte ! vous le reconnaîtrez. » Là-dessus, il reconnaissait l’enfant, et prenait pour se consoler deux actrices. Quand arriva sa nouvelle épouse, Catherine de Bragance, il la séquestra, chassa ses domestiques, la brutalisa pour lui imposer la familiarité de sa drôlesse, et finit par la dégrader jusqu’à cette amitié. Le bon Pepys, en dépit de son cœur monarchique, finit par dire : « Ayant entendu le duc et le roi parler, et voyant et observant leurs façons de s’entretenir, Dieu me pardonne, quoique je les admire avec toute l’obéissance possible, pourtant plus on les considère et on les observe, moins on trouve de différence entre eux et les autres hommes, quoique, grâce en soit rendue à Dieu, ils soient tous les deux des princes d’une grande noblesse et d’un beau naturel ! » Il avait vu, un jour de fête, Charles II conduire miss Stewart dans une embrasure de croisée, « et la dévorer de baisers une demi-heure durant, à la vue de tous. » Un autre jour, « le capitaine Ferrers lui dit qu’un mois auparavant, dans un bal de la cour, une dame en dansant laissa tomber un enfant. » On l’emporta dans un mouchoir, « et le roi l’eut dans son cabinet environ une semaine, et le disséqua, faisant à son endroit de grandes plaisanteries. » Ces gaietés de carabin par-dessus ces aventures de mauvais lieu donnent la nausée. Les courtisans suivaient l’élan. Miss Jennings, qui devint duchesse de Tyrconnel, se déguisa un jour en vendeuse d’oranges, et cria sa marchandise dans les rues. Pepys raconte des fêtes où les seigneurs et les dames se barbouillaient l’un à l’autre le visage avec de la graisse de chandelle et de la suie, « tellement que la plupart d’entre eux ressemblaient à des diables. » La mode était de jurer, de raconter des scandales, de s’enivrer, de déblatérer contre les prêtres et l’Écriture, de jouer. Lady Castlemaine en une nuit perdit 25,000 liv. sterl. Le duc de Saint-Albans, aveugle, à quatre-vingts ans, allait au tripot, avec un domestique à côté de lui qui lui nommait chaque carte. Sedley et Buckarst se déshabillaient pour courir les rues après minuit. Un autre, en plein jour, se mettait nu à la fenêtre pour haranguer la multitude. Je laisse dans Grammont les accouchemens des filles d’honneur et les goûts contre nature : il faut les montrer ou les cacher, et je n’ai pas le courage de les insinuer joliment à sa manière. Je finis par un récit de Pepys qui donnera la mesure. « Harry Killigrew m’a fait comprendre ce que c’est que cette société dont on a tant parlé récemment, et qui est désignée sous le nom de balleurs (ballers) . Elle s’est formée de quelques jeunes fous, au nombre desquels il figurait, et de lady Bennett (comtesse d’Arlington), avec ses dames de compagnie et ses femmes. On s’y livrait à tous les débordemens imaginables ; on y dansait à l’état de pure nature. » L’inconcevable, c’est que cette kermesse n’est point gaie : ils sont misanthropes et deviennent moroses ; ils citent Hobbes et l’ont pour maître. En effet, c’est la philosophie de Hobbes qui va donner de ce monde le dernier mot et le dernier trait.
Celui-ci est un de ces esprits puissans et limités qu’on nomme positifs, si fréquens en Angleterre, de la famille de Swift et de Bentham, efficaces et brutaux comme une machine d’acier. De là chez lui une méthode et un style d’une sécheresse et d’une vigueur extraordinaires, les plus capables de consolider et de détruire, et qui, par l’audace des dogmes, ont mis dans une lumière immortelle une des faces indestructibles de l’esprit humain. Dans chaque objet, dans chaque événement, il y a quelque fait primitif constant qui en est comme le noyau solide, autour duquel viennent se grouper les riches développemens qui l’achèvent. L’esprit positif s’abat du premier coup sur ce noyau, écrase l’éclatante végétation qui le recouvre, la disperse, l’anéantit, puis, concentrant sur lui tout l’effort de sa prise véhémente, le dégage, le soulève, le taille, et l’érigé en un lieu visible d’où il brillera désormais à tous et pour toujours comme un cristal. Tous les ornemens, toutes les émotions, sont exclus du style de Hobbes ; ce n’est qu’un amas de raisons et de faits serrés dans un petit espace, attachés entre eux par la déduction comme par des crampons de fer. Point de nuances, nul mot fin ou recherché. Il ne prend que les plus familiers de l’usage commun et durable ; depuis deux cents ans, il n’y en a pas douze chez lui qui aient vieilli ; il perce jusqu’au centre du sens radical, écarte l’écorce passagère et brillante, circonscrit la portion solide qui est la matière permanente de toute pensée et l’objet propre du sens commun. Partout pour affermir il retranche ; il atteint la solidité par les suppressions. De tous les liens qui unissent les idées, il n’en garde qu’un, le plus stable ; son style n’est qu’un raisonnement continu et de l’espèce la plus tenace, tout composé d’additions et de soustractions, réduit à la combinaison de quelques notions simples qui, s’ajoutant les unes aux autres ou se retranchant les unes des autres, forment sous des noms divers des totaux ou des différences dont on suit toujours la génération et les élémens. Il a pratiqué d’avance la méthode de Condillac, remontant dès l’abord au fait primordial, tout palpable et sensible, pour suivre de degré en degré la filiation et le parentage des idées dont il est la souche, en sorte que le lecteur, conduit de chiffre en chiffre, peut à chaque moment justifier l’exactitude de son opération et vérifier la valeur de ses produits. Un pareil instrument logique fauche à travers les préjugés avec une raideur et une hardiesse d’automate. Hobbes déblaie la science des mots et des théories scolastiques. Il raille les quiddités, il écarte les espèces sensibles et intelligibles, il rejette l’autorité des citations[9]. Il tranche avec une main de chirurgien dans le cœur des croyances les plus vivantes. Il nie que les livres de Moïse, de Josué et des autres soient de leurs prétendus auteurs. Il déclare que nul raisonnement ne réussit à prouver la divinité de l’Écriture, et qu’il faut à chacun pour y croire une révélation surnaturelle et personnelle. Il renverse en six mots l’autorité de cette révélation et de toute autre : « Dire que Dieu a parlé en rêve à un homme, c’est dire simplement qu’il a rêvé que Dieu lui parlait. Dire qu’il a vu une vision ou entendu une voix, c’est dire qu’il a eu un rêve qui tenait du sommeil et de la veille. Dire qu’il parle par une inspiration surnaturelle, c’est dire qu’il trouve en lui-même un ardent désir de parler, ou quelque forte opinion pour laquelle il ne peut alléguer aucune raison naturelle et suffisante. » Il réduit l’homme à n’être qu’un corps, l’âme à n’être qu’une fonction, Dieu à n’être qu’une inconnue. Toutes ses phrases sont des équations ou des réductions mathématiques. En effet, c’est aux mathématiques qu’il emprunte son idée de la science ; c’est d’après les mathématiques qu’il veut réformer les sciences morales : c’est le point de départ des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il pose que la sensation est un mouvement interné causé par un choc extérieur, le désir un mouvement interne dirigé vers un corps extérieur, et lorsqu’il fabrique avec ces deux notions combinées tout le monde moral. C’est la méthode des mathématiques qu’il donne aux sciences morales, lorsqu’il pose comme les géomètres deux idées simples qu’il transforme par degrés en idées plus complexes et qu’avec la sensation et le désir il compose les passions, les droits et les institutions humaines, comme les géomètres avec la ligne courbe et la ligne droite composent les polyèdres les plus compliqués. C’est l’aspect des mathématiques qu’il a donné aux sciences morales, lorsqu’il a dressé dans la vie humaine sa construction incomplète et rigide semblable au réseau de figures idéales que les géomètres instituent au milieu des corps. Pour la première fois, on voyait chez lui comme chez Descartes, mais avec excès et en plus haut relief, la forme d’esprit qui fit par toute l’Europe l’âge classique : non pas l’indépendance de l’inspiration et du génie comme à la renaissance, non pas la maturité des méthodes expérimentales et des conceptions d’ensemble comme dans l’âge présent, mais l’indépendance de la raison raisonnante, qui, écartant l’imagination, s’affranchissant de la tradition, pratiquant mal l’expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son auditoire, dans les vérités moyennes son emploi, dans l’homme abstrait sa matière, dans l’idéologie sa formule, dans la révolution française sa gloire et sa condamnation, son triomphe et sa fin.
Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées, ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie humaine à la volupté animale. Par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature humaine à la partie animale. Ils étaient athées et brutaux en pratique : il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient effacé de leurs cœurs tous les sentimens fins et nobles : il effaçait du cœur tous les sentimens nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes[10] qu’ils allaient traduire en actions. Selon lui comme selon eux, « le premier des biens est la conservation de la vie et des membres ; le plus grand des maux est la mort, surtout avec tourment. » Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de ceux-là. Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. « Nul ne donne qu’en vue d’un avantage personnel. — Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ? « Parce qu’elles sont utiles, les amis servant à la défense et encore à d’autres choses. » — Pourquoi avons-nous pitié du malheur d’autrui ? « Parce que nous considérons qu’un malheur semblable pourrait nous arriver. » — Pourquoi est-il beau de pardonner à qui demande pardon ? « Parce que c’est là une marque de confiance en soi-même. » Voilà le fond du cœur humain. Regardez maintenant ce qu’entre ces mains flétrissantes deviennent les plus précieuses fleurs. « La musique, la peinture, la poésie, sont agréables comme imitations qui rappellent le passé, parce que, si le passé a été bon, il est agréable en imitation comme bon, et que, s’il a été mauvais, il est agréable en imitation comme passé. » C’est à ce grossier mécanisme qu’il réduit les beaux-arts, on s’en est aperçu quand il a voulu traduire l’Iliade. À ses yeux, la philosophie est du même ordre. « Si la sagesse est utile, c’est qu’elle est de quelque secours ; si elle est désirable en soi, c’est qu’elle est agréable. » Ainsi nulle dignité dans la science : c’est un passe-temps ou une aide, bonne au même titre qu’un domestique ou un pantin. L’argent, étant plus utile, vaut mieux. C’est pourquoi « celui qui est sage n’est pas riche, comme disent les stoïciens, mais celui qui est riche est sage. » Pour la religion, elle n’est que la « crainte d’un pouvoir invisible feint par l’esprit ou imaginé par des contes publiquement autorisés. » En effet, cela est vrai pour l’âme d’un Rochester ou d’un Charles II ; poltrons ou injurieux, crédules ou blasphémateurs, ils n’ont rien soupçonné au-delà. — Nul droit naturel. « Avant que les hommes se fussent liés par des conventions, chacun avait le droit de faire ce qu’il voulait contre qui il voulait. » Nulle amitié naturelle. « Les hommes ne s’associent que par intérêt ou vanité, c’est-à-dire par amour de soi, non par amour des autres. L’origine des grandes sociétés durables n’est pas la bienveillance mutuelle, mais la crainte mutuelle. » — « Tous dans l’état de nature ont plus ou moins la volonté de nuire… L’homme est un loup pour l’homme… L’état de nature est la guerre, non pas simple, mais de tous contre tous, et par essence cette guerre est éternelle. » Le déchaînement des sectes, le conflit des ambitions, la chute des gouvernemens, le débordement des imaginations aigries et des passions malfaisantes avaient suggéré cette idée de la société et de l’homme. Ils aspiraient tous, philosophes et peuple, à la monarchie et au repos. Hobbes, en logicien inexorable, la veut absolue ; la répression en sera plus forte, la paix plus stable. Que nul ne résiste au souverain. Quoi qu’il fasse contre un sujet, quel qu’en soit le prétexte, ce n’est point injustice. C’est lui qui doit décider des livres canoniques. Il est pape et plus que pape. Ses sujets, s’il l’ordonne, doivent renoncer au Christ, au moins de bouche ; le pacte primitif lui a livré sans réserve l’entière possession de tous les actes extérieurs. Au moins de cette façon les sectaires n’auront pas, pour troubler l’état, le prétexte de leur conscience. C’est dans ces extrémités que l’immense fatigue et l’horreur des guerres civiles avaient précipité un esprit étroit et conséquent. Sur cette prison scellée où il enfermait et resserrait de tout son effort la méchante bête de proie, il appuyait comme un dernier bloc, pour éterniser la captivité humaine, la philosophie entière et toute la théorie, non-seulement de l’homme, mais du reste de l’univers. Il réduisait les jugemens à « l’addition de deux noms, » les idées à des états du cerveau, les sensations à des mouvemens corporels, les lois générales à de simples mots, toute substance au corps, toute science à la connaissance des corps sensibles, tout l’être humain à un corps capable de mouvement reçu ou rendu, en sorte que l’homme, n’apercevant lui-même et la nature que par la face méprisée, et rabattu dans sa conception de lui-même et du monde, put ployer sous le faix de l’autorité nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L’homme méritait ce traitement, parce qu’il inspirait cette philosophie ; il va se montrer sur la scène tel qu’il s’est montré dans la théorie et dans les mœurs.
Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été[11], déclare « qu’il n’y retournera plus jamais, car c’est la plus insipide et ridicule pièce qu’il ait vue de sa vie. » La comédie se transforme ; c’est que le public s’était transformé.
Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher[12] ! Quelles âmes jeunes et charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatans, dont l’essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poète vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentimens délicats, par-dessus tout l’extase des passions romanesques, voilà les spectacles et les émotions qu’ils venaient chercher. Ils montaient d’eux-mêmes au plus haut du monde idéal ; ils voulaient contempler les extrêmes générosités, l’amour absolu ; ils ne s’étonnaient point des féeries, ils entraient sans effort dans la région que la poésie transfigure ; leurs yeux avaient besoin de sa lumière. Ils comprenaient du premier coup ses excès et ses caprices ; ils n’avaient pas besoin d’être préparés ; ils suivaient ses écarts, ses bizarreries, le fourmillement de ses inventions regorgeantes, les soudaines prodigalités de ses couleurs surchargées, comme un musicien suit une symphonie. Ils étaient dans cet état passager et extrême où l’imagination adulte et vierge, encombrée de désirs, de curiosités et de forces, développe tout d’un coup tout l’homme, et dans l’homme ce qu’il y a de plus exalté et de plus exquis.
Des viveurs ont pris leur place. Ils sont riches, ils ont tâché de se polir à la française, ils ont ajouté à la scène des décors mobiles, de la musique, des lumières, de la vraisemblance, de la commodité, toute sorte d’agrémens extérieurs ; mais le cœur leur manque. Représentez-vous ces fats à demi ivres, qui ne voient dans l’amour que le plaisir, et dans l’homme que les sens : un Rochester au lieu d’un Mercutio ! Avec quelle partie de son âme pourrait-il comprendre la poésie et la fantaisie ? La comédie romanesque est hors de sa portée ; il ne peut saisir que le monde réel, et dans ce monde l’enveloppe palpable et grossière. Donnez-lui une peinture exacte de la vie ordinaire, des événemens plats et probables, l’imitation littérale de ce qu’il fait et de ce qu’il est ; mettez la scène à Londres, dans l’année courante ; copiez ses gros mots, ses railleries brutales, ses entretiens avec les marchandes d’oranges, ses rendez-vous au parc, ses essais de dissertation française. Qu’il se reconnaisse, qu’il retrouve les gens et les façons qu’il vient de quitter à la taverne ou dans l’antichambre ; que le théâtre et la rue soient de plain-pied. La comédie lui donnera les mêmes plaisirs que la vie ; il y traînera également dans la vulgarité et dans l’ordure ; il n’aura besoin pour y assister ni d’imagination, ni d’esprit ; il lui suffira d’avoir des yeux et des souvenirs. Cette exacte imitation lui fournira l’amusement en même temps que l’intelligence. Les vilaines paroles le feront rire par sympathie, les images effrontées le divertiront par réminiscence. L’auteur d’ailleurs prend soin de lui fournir une fable qui le réveille. Il s’agit ordinairement d’un père ou d’un mari qu’on trompe. Les beaux gentilshommes prennent comme l’auteur le parti du galant, s’intéressent à ses progrès, et se croient avec lui en bonne fortune. Joignez à cela des femmes qu’on débauche et qui veulent être débauchées. Ces provocations, ces façons de filles, le chassez-croisez des échanges et des surprises, le carnaval des rendez-vous et des soupers, l’impudence des scènes aventurées jusqu’aux démonstrations physiques, les chansons risquées, les gueulées[13] lancées et renvoyées parmi des tableaux vivans, toute cette orgie représentée remue les coureurs d’intrigues par l’endroit sensible. Et par surcroît le théâtre consacre leurs mœurs. À force de ne représenter que des vices, il autorise leurs vices. Les écrivains, posent en règle que toutes les femmes sont des drôlesses, et que tous les hommes sont des brutes. La débauche entre leurs mains devient une chose naturelle, bien plus, une chose de bon goût ; ils la professent. Rochester et Charles II pouvaient sortir du théâtre édifiés sur eux-mêmes, et convaincus comme ils l’étaient que la vertu n’est que la grimace des coquins adroits qui veulent se vendre cher.
Dryden, qui un des premiers[14] entre dans cette voie, n’y entre pas résolument. Une sorte de fumée lumineuse, reste de l’âge précédent, plane encore sur son théâtre. Sa riche imagination le retient à demi dans la comédie romanesque. Un jour il arrange le Paradis de Milton, la Tempête et le Troïlus de Shakspeare. Un autre jour, dans l’Amour au Couvent, dans le Mariage à la mode, dans le Faux Astrologue, il imite les imbroglios et les surprises espagnoles. Il a tantôt des images éclatantes et des métaphores exaltées comme les vieux poètes nationaux, tantôt des figures cherchées et de l’esprit pointillé comme Calderon et Lope. Il mêle le tragique et le plaisant, les renversemens de trônes et les peintures de mœurs ; mais dans ce compromis maladroit l’âme poétique de l’ancienne comédie a disparu : il n’en reste que le vêtement et la dorure. L’homme nouveau se montre grossier et immoral, avec ses instincts de laquais sous ses habits de grand seigneur, d’autant plus choquant que Dryden en cela contrarié son talent, qu’il est au fond sérieux et poète, qu’il suit la mode et non sa pensée, qu’il fait le libertin par réflexion, et pour se mettre au goût du jour. Il polissonne maladroitement et dogmatiquement ; il est impie sans élan, en périodes développées. Un de ses galans s’écrie : « Est-ce que l’amour sans le prêtre et l’autel n’est pas l’amour ? Le prêtre est là pour son salaire, et ne s’inquiète pas des cœurs qu’il unit. L’amour seul fait ce mariage. » « Je voudrais, dit Hippolyte, qu’il y eût un bal en permanence dans notre cloître, et que la moitié des jolies nonnes y fût changée en hommes pour le service des autres. » Nuls ménagemens, nul tact. Dans son Moine espagnol, la reine, assez honnête femme, dit à Torrismond qu’elle va faire tuer le vieux roi détrôné pour l’épouser, lui Torrismond, plus à son aise. Bientôt on leur annonce le meurtre : « Maintenant, dit la reine, marions-nous. Cette nuit, cette heureuse nuit, est à vous et à moi. » A côté de cette tragédie sensuelle, l’intrigue comique, poussée jusqu’aux familiarités les plus lestes, étale l’amour d’un cavalier pour une femme mariée qui à la fin se trouve être sa sœur. Dryden ne trouve dans ce dénoûment rien qui froisse son cœur. Il a perdu jusqu’aux plus vulgaires répugnances de la pudeur naturelle. Quand il traduit une pièce hasardée, Amphitryon par exemple, il la trouve trop modeste ; il en ôte les adoucissemens, il en alourdit le scandale. « Le roi et le prêtre, dit son Jupiter, sont en quelque manière contraints par convenance d’être des hypocrites bien masqués. » Là-dessus, le dieu étale crûment son despotisme. Au fond, ses sophismes et son impudence sont pour Dryden un moyen de décrier par contre-coup les théologiens et leur Dieu arbitraire. « Un pouvoir absolu, dit Jupiter, ne peut faire de mal. Je n’en puis faire à moi-même, puisque c’est ma volonté que je fais, ni aux hommes, puisque tout ce qu’ils ont est à moi. Cette nuit, je jouirai de la femme d’Amphitryon, car lorsque je la fis, je décrétai que mon bon plaisir serait de l’aimer. Ainsi je ne fais point de tort à son mari, car je me suis réservé le droit de l’avoir tant qu’elle me plairait. » Cette pédanterie ouverte se change en luxure ouverte sitôt qu’il voit Alcmène, Nul détail n’est omis : Jupiter lui dit tout, et devant les suivantes, et le lendemain, quand il sort, elle fait pis que lui, elle s’accroche à lui, elle entre dans des peintures intimes. Toutes les façons royales de la haute galanterie ont été arrachées comme un vêtement incommode. C’est le sans-gêne cynique au lieu de la décence aristocratique. C’est une scène d’après Charles II et la Castlemaine au lieu d’une scène d’après Louis XIV et Mme de Montespan.
J’en passe plusieurs : Crowne, l’auteur de Sir Courtly Nice ; Shadwell, l’imitateur de Ben Jonson ; mistress Afra Behn, qui se fit appeler Astrée, espion et courtisane, payée par le gouvernement et par le public. Etheredge est le premier qui, dans son Homme à la mode, donne l’exemple de la comédie imitative et peigne uniquement les mœurs d’alentour, « du reste franc viveur et contant librement ses habitudes[15]. » « Pourchasser les filles, hanter le théâtre, ne songer à rien toute la journée, et toute la nuit aussi, direz-vous : » c’étaient là ses occupations à Londres. Plus tard, à Ratisbonne, « il fait de graves révérences, converse avec les sots, écrit des lettres insipides, » et se console mal avec les Allemandes. C’est avec ce sérieux qu’il prenait ses fonctions d’ambassadeur. Mais le héros de ce beau monde fut William Wycherley, le plus brutal des écrivains qui aient sali le théâtre. Envoyé en France pendant la révolution, il s’y fit papiste, puis au retour abjura, puis à la fin, dit Pope, abjura encore. Privées du lest protestant, ces têtes vides allaient de dogme en dogme, de la superstition à l’incrédulité ou à l’indifférence, pour finir par la peur. Il avait appris chez M. de Montausier l’art de bien porter des gants et une perruque ; cela suffisait alors pour faire un gentleman. Ce mérite et le succès d’une pièce ignoble, l’Amour au bois, attirèrent sur lui les yeux de la duchesse de Cleveland, maîtresse du roi et de tout le monde. Cette femme, qui ramassait des danseurs de corde, le ramassa un jour au beau milieu du Ring. Elle mit la tête à la portière et lui cria publiquement : « Monsieur, vous êtes un maraud, un drôle, un fils de… » Touché de ce compliment, il accepta ses bonnes grâces, et obtint par contre-coup celles du roi. Il les perdit, épousa une femme de mauvaises mœurs, se ruina, resta sept ans en prison pour dettes, passa le reste de sa vie dans les embarras d’argent, regrettant sa jeunesse, perdant la mémoire, écrivaillant de mauvais vers qu’il faisait corriger par Pope avec toute sorte de tiraillemens d’amour-propre, rimant des obscénités plates, traînant son corps usé et son cerveau lassé à travers la misanthropie et le libertinage, jouant le misérable rôle de viveur édenté et de polisson en cheveux blancs. Onze jours avant sa mort, il avait épousé une jeune fille qui se trouva être une coquine. Il finit comme il avait commencé, par la maladresse et l’inconduite, n’ayant réussi ni à être heureux ni à être honnête, n’ayant employé un esprit viril et un talent vrai que pour son mal et le mal d’autrui.
C’est qu’il n’était pas né épicurien. Son fonds, vraiment anglais, c’est-à-dire énergique et sombre, répugnait à l’insouciance aisée et aimable qui permet de prendre la vie comme une partie de plaisir. Son style est travaillé et pénible. Son ton est virulent et acerbe. Il fausse souvent la comédie pour arriver à la satire haineuse. L’effort et l’animosité se marquent dans tout ce qu’il dit et fait dire. C’est un Hobbes, non pas méditatif et tranquille comme l’autre, mais actif et irrité, qui ne voit que du vice dans l’homme, et se sent homme jusqu’au fond. Le seul travers qu’il repousse, c’est l’hypocrisie ; le seul devoir qu’il prescrive, c’est la franchise. Il veut que les autres avouent leur vice, et il commence par avouer le sien. « Quoique je ne sache pas mentir comme les poètes, dit-il, je suis aussi vain qu’eux ; » puis, parlant de sa reconnaissance : « Voilà, madame, la gratitude des poètes, qui, en bon anglais, n’est qu’orgueil et ambition. » Chez lui, nulle poésie d’expression, nulle conception d’idéal, nul établissement de morale qui puisse consoler, relever ou épurer les hommes. Il les parque dans leur perversité et dans leur ordure, et s’y installe avec eux. Il leur montre les vilenies du bas-fond où il les confine ; il veut qu’ils respirent cette fange ; il les y enfonce, non pour les en dégoûter comme d’une chute accidentelle, mais pour les y accoutumer comme à une assiette naturelle, Il arrache les compartimens et les ornemens par lesquels ils essaient de couvrir leur état ou de régler leur désordre. Il s’amuse à les faire battre, il se complaît dans le tapage des instincts déchaînés ; il aime les retours violens du pêle-mêle humain, l’embrouillement des méchancetés, la dureté des meurtrissures. Il déshabille les convoitises, il les fait agir tout au long, il les ressent par contre-coup, et, tout en les jugeant nauséabondes, il les savoure. En fait de plaisir, on prend ce qu’on trouve : les ivrognes de barrière, à qui l’on demande comment ils peuvent aimer leur vin bleu, répondent qu’il soûle tout de même et qu’ils n’ont que cela d’agrément.
Qu’on puisse oser beaucoup dans un roman, on le comprend. C’est un œuvre de psychologie voisine de la critique et de l’histoire, ayant des libertés presque égales, parce qu’elle contribue presque également à exposer l’anatomie du cœur. Il faut bien qu’on puisse représenter les maladies morales, surtout lorsqu’on le fait pour compléter la science, froidement, exactement, et en style de dissection. Un tel livre de sa nature est abstrait : il se lit dans un cabinet, sous la lampe ; mais transportez-le sur le théâtre, empirez ces scènes d’alcôve, réchauffez-les par des scènes de mauvais lieux, donnez-leur un corps par les gestes et les paroles vibrantes des actrices ; que les yeux et tous les sens s’en remplissent, non pas les yeux d’un spectateur isolé, mais ceux de mille hommes et femmes confondus dans le parterre, irrités par l’intérêt de la fable, par la précision de l’imitation littérale, par le ruissellement des lumières, par le bruit des applaudissemens, par la contagion des impressions qui courent comme un frisson par tous ces nerfs excités et tendus ! Voilà le spectacle qu’a fourni Wycherley et qu’a goûté cette cour. Est-il possible qu’un public, et un public de choix, soit venu écouter de pareilles scènes ? Dans l’Amour au bois, à travers les complications de rendez-vous nocturnes et de viols acceptés ou commencés, on voit un bel esprit, Dapperwitt, qui veut vendre Lucy, sa maîtresse, à un beau gentilhomme du temps, Ranger. Il la vante, avec quels détails ! Il frappe à la porte ; l’acheteur cependant s’impatiente et le traite comme un nègre. La mère ouvre, veut vendre Lucy pour elle-même et à son profit, les injurie et les renvoie. On amène alors un vieil usurier puritain et hypocrite, Gripe, qui d’abord ne veut pas financer. « Payez donc à dîner ! ».Il donne un groat pour un gâteau et de l’ale. La marraine se récrie, il lâche une couronne. « Mais pour les rubans, les pendans d’oreille, les bas, les gants, la dentelle et tout ce qu’il faut à la pauvre petite. » Il se débat. — Allons ! une demi-guinée. — « Une demi-guinée ! » dit la vieille. — Je t’en prie, va-t’en ; prends l’autre guinée aussi, deux guinées, trois guinées, cinq ; voilà, c’est tout ce que j’ai. — Il me faut aussi ce grand anneau à cachet, ou je ne bouge pas ! » Elle s’en va enfin, ayant tout extorqué, et Lucy fait l’innocente, semble croire que Gripe est un maître à danser, et lui demande sa leçon. Ici quelles scènes et quelles équivoques ! Enfin elle crie, la mère et des gens apostés enfoncent la porte ; Gripe est pris au piège, on le menace d’appeler le constable, on lui escroque cinq cents livres sterling. Faut-il conter le sujet de l’Epouse campagnarde ? On a beau glisser, on appuie trop. Horner, gentilhomme qui revient de France, répand le bruit qu’il ne peut plus faire tort aux maris. Vous devinez ce qu’entre les mains de Wycherley une pareille donnée peut fournir, et il en tire tout ce qu’elle contient. Les femmes causent de son état, et devant lui se font détromper par lui, et s’en vantent. Il y en a trois qui viennent chez lui, font ripaille, boivent, chantent, et quelles chansons ! C’est le débordement de l’orgie qui triomphe, se décerne elle-même la couronne et s’étale en maximes. « Notre vertu, dit l’une d’elles, est comme la conscience de l’homme d’état, la parole du quaker, le serment du joueur, l’honneur du grand seigneur : rien qu’une grimace pour duper ceux qui se fient à nous. » À la dernière scène, les soupçons éveillés se calment sur une nouvelle déclaration de Horner. Tous les mariages sont salis, et ce carnaval finit par une danse des maris trompés. Pour comble, Horner propose au public son exemple, et l’actrice qui vient dire l’épilogue achève l’ignominie de la pièce en avertissant les faux galans qu’ils aient à se bien tenir, et que s’ils peuvent duper les hommes, « ce n’est pas aux femmes qu’on en peut donner à garder. »
Mais ce qui est véritablement unique, et le plus extraordinaire des signes de ce temps, c’est qu’au milieu de ces provocations nulle circonstance repoussante n’est omise, et que le conteur semble tenir autant à nous dégoûter qu’à nous dépraver. À chaque instant, les élégans, même les dames, mettent en tiers dans la conversation ce qui, depuis le XVIe siècle, accompagne l’amour. Dapperwitt, en offrant Lucy, dit pour excuser les retards : « Laissez-lui le temps de mettre sa longue mouche sous l’œil gauche et de corriger son haleine avec un peu d’écorce de citron. » Lady Flippant, seule dans le parc, s’écrie : « Malheureuse femme que je suis ! j’ai quitté le troupeau pour mettre les chiens à mes trousses, et pas un vagabond ivrogne qui vienne trébucher sur mon chemin ! Les mendiantes en loques, les ramasseuses de cendres ont meilleure chance que moi. » Ce sont là les morceaux les plus doux, jugez des autres ! Il prend à tâche de révolter même les sens ; l’odorat, les yeux, tout souffre devant ses pièces ; il faut que ses auditeurs aient des nerfs de matelot. Et c’est de cet abîme que la littérature anglaise est remontée jusqu’à la sévérité morale, jusqu’à la décence excessive qu’elle s’impose aujourd’hui ! Ce théâtre est comme une guerre déclarée à toute beauté, à toute délicatesse. Si Wycherley emprunte à quelque écrivain un personnage, c’est pour le violenter ou le dégrader jusqu’au niveau des siens. S’il imite l’Agnès de Molière[16], il la marie afin de profaner le mariage, lui ôte l’honneur, bien plus la pudeur, bien plus encore la grâce, change sa tendresse naïve en instinct éhonté et en confessions scandaleuses[17]. S’il prend la Viola de Shakspeare[18], c’est pour la traîner dans des bassesses d’entremetteuse, parmi les brutalités et les coups de main. S’il traduit le rôle de Célimène, il efface d’un trait les façons de grande dame, les finesses de femme, le tact de maîtresse de maison, la politesse, le grand air, la supériorité d’esprit et de savoir-vivre, pour mettre à la place l’impudence et les escroqueries d’une courtisane « forte en gueule. » S’il invente une fille presque honnête, Hippolyta, il commence par lui mettre dans la bouche des paroles telles qu’on n’en peut rien transcrire. Quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, qu’il crée ou qu’il copie, qu’il blâme ou qu’il loue, son théâtre est une diffamation de l’homme, qui rebute en même temps qu’elle attire, et qui écœure quand elle corrompt.
Un don surnage pourtant, la force, qui ne manque jamais dans ce pays, et y donne un tour propre aux vertus comme aux vices. Quand on a écarté les phrases d’auteur tout oratoires et pesamment composées d’après les Français, on aperçoit le vrai talent anglais, le sentiment poignant de la nature et de la vie. Wycherley a ce lucide et hardi regard qui saisit dans une situation les gestes, l’expression physique, le détail sensible, qui fouille jusqu’au fond des crudités et des bassesses, qui atteint, non pas l’homme en général et la passion telle qu’elle doit être, mais l’individu particulier et la passion telle qu’elle est. Il est réaliste, non pas de parti-pris, comme nos modernes, mais par nature. Il plaque violemment son plâtre sur la figure grimaçante et bourgeonnée de ses drôles pour nous porter sous les yeux le masque implacable où s’est collée au passage l’empreinte vivante de leur laideur. Il charge ses pièces d’incidens, il multiplie l’action, pousse la comédie jusqu’aux situations dramatiques ; il bouscule ses personnages à travers les coups de main et les violences, il va jusqu’à les fausser pour outrer la satire. Voyez dans Olivia, qu’il copie d’après Célimène, la fougue des passions qu’il manie. Elle peint ses amis comme Célimène, mais avec quels outrages ! « Milady Automne ? — Un vieux carrosse repeint. — Sa fille ? — Splendidement laide, une mauvaise croûte dans un cadre riche. — Oui, la vieille au bout de la table… — Renouvelle la coutume grecque de servir une tête de mort dans les banquets. » Nos nerfs modernes ne supporteraient pas le portrait qu’elle fait de Manly son amant, et celui-ci l’entend par surprise. À l’instant elle se redresse, le raille en face, se déclare mariée, lui dit qu’elle garde les diamans qu’elle a reçus de lui, et le brave. « Mais, lui dit-on, par quel attrait l’aimiez-vous ? Qu’est-ce qui avait pu vous donner du goût pour lui ? — Ce qui force tout le monde à flatter et à dissimuler, sa bourse ; j’avais une vraie passion pour elle. » Son impudence est celle d’une courtisane déclarée. Amoureuse dès la première vue de Fidelio, qu’elle prend pour un jeune homme, elle se pend à son cou, « l’étouffé de baisers ; » puis dans l’obscurité elle tâtonne pour le trouver en disant : » Où sont tes lèvres ? » Il y a une sorte de « férocité » animale dans son amour. Elle renvoie son mari par une comédie improvisée ; puis, avec un mouvement de danseuse : « Va-t’en, mon mari, et viens, mon ami. Justement les seaux dans le puits : l’un descendant fait monter l’autre. » Elle éclate d’un rire mordant : « Pourvu qu’ils n’aillent pas comme eux se heurter en route et se casser l’un l’autre ! » Surprise en flagrant délit et ayant tout avoué à sa cousine, dès qu’elle entrevoit une espérance de salut, elle revient sur son aveu avec une effronterie d’actrice : « Eh bien ! cousine, lui dit l’autre, je le confesse, c’était là de l’hypocrisie raisonnable. — Quelle hypocrisie ? — Je veux dire, ce conte que vous avez fait à votre mari ; il était permis, puisque c’était pour votre défense. — Quel conte ? Je vous prie de savoir que je n’ai jamais fait de conte à mon mari. — Vous ne me comprenez pas, bien sûr ; je dis que c’était une bonne manière d’en sortir, et honnête, de faire passer votre galant pour une femme. — Qu’est-ce que vous voulez dire, encore une fois, avec mon galant, et qui est-ce qui a passé pour une femme ? — Comment ! vous voyez bien que votre mari l’a pris pour une femme ! — Qui ? — Mon Dieu ! mais l’homme qu’il a trouvé avec vous ! — Seigneur ! Vous êtes folle à coup sûr. — Oh ! ce jeu-là est insipide, il est blessant. — Et se jouer de mon honneur est encore plus blessant. — Quelle hardiesse admirable ! — De la hardiesse, moi ! à moi un tel langage. Oh bien ! je ne reverrai plus votre visage. Lettice, où êtes-vous ? Venez, laissons là cette mauvaise femme médisante. — Un mot d’abord, madame, je vous prie ; pourriez-vous jurer que votre mari ne vous a pas trouvée avec… — Jurer ! Oui, que quiconque est monté dans ma chambre, inconnu, dans l’obscurité, homme ou femme, je ne le connais pas, et par le ciel, et par tout ce qui est bon ; et si je meurs, puisse-je n’avoir jamais une seule joie dans ce monde ni dans l’autre ! Oui, et je veux être éternellement… — Damnée ! et vous l’êtes ; mais vous n’avez plus besoin de vous parjurer : autant jouer franc jeu. — O horrible ! horrible avis ! Sortons, ne l’entendons pas ; viens, Lettice, elle nous corromprait. » Voilà de la verve, et si j’osais conter les audaces et les vérifications de l’action nocturne, on verrait que Mme Marneffe a une sœur et M. de Balzac un devancier.
Il y a un personnage qui montre en abrégé son talent et sa morale, tout composé d’énergie et d’indélicatesse, Manly le plain dealer, si visiblement son favori, que les contemporains ont donné à l’auteur en surnom le nom de son héros. Manly est peint d’après Alceste, et l’énormité des différences mesure la différence des deux mondes et des deux pays. Il n’est pas gentilhomme de cour, mais capitaine de vaisseau, avec les allures des marins du temps, « la casaque tachée de goudron et sentant l’eau-de-vie, » prompt aux voies de fait et aux jurons sales, appelant ses gens chiens et esclaves, et, quand ils lui déplaisent, les jetant à coups de pied dans l’escalier. « Mylord, dit-il à un seigneur avec un grondement de dogue, les gens de votre espèce sont comme les prostituées et les filous, dangereux seulement pour ceux que vous embrassez. » Puis, quand le pauvre homme essaie de lui parler à l’oreille : « Mylord, tout ce que vous m’avez appris en me chuchotant ce que je savais d’avance, c’est que vous avez l’haleine puante ; voilà un secret pour votre secret. » Quand il est dans le salon d’Olivia avec « ces perroquets bavards, ces singes, ces échos d’hommes, » il vocifère comme sur son gaillard d’arrière : « Silence, bouffons de foire ! » et il les prend au collet. « Pas de caquetage, babouins ! dehors tout de suite, ou bien… » Et il les met à la porte. Voilà ses façons d’homme sincère. — Il a été ruiné par Olivia, qu’il aime et qui le renvoie. La pauvre Fidelia, déguisée en homme et qu’il prend pour un adolescent timide, vient le trouver pendant qu’il ronge sa colère : « Je puis vous servir, monsieur ; au pis, j’irais mendier ou voler pour vous. — Bah ! encore des vanteries… Tu dis que tu irais mendier pour moi ? — de tout mon cœur, monsieur. — Eh bien ! Tu iras faire l’entremetteur pour moi. — Comment, monsieur ? — Oui, auprès d’Olivia. Va, flatte, mens, agenouille-toi, promets n’importe quoi pour me l’avoir. Je ne peux pas vivre sans l’avoir. » Et lorsque Fidelia revient lui disant qu’Olivia l’a embrassée, et de force, avec un emportement d’amour : « Son amour !… l’amour d’une prostituée, d’une sorcière ! Ah ! ah ! n’est-ce pas qu’elle embrasse bien, monsieur ? Bien sûr, je me figurais que ses lèvres… Mais je ne dois plus me les figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les baiser encore, — m’y coller, — puis les arracher avec mes dents, les mâcher en morceaux et les cracher à la face de son entreteneur !… » Ces cris de sauvage annoncent des actions de sauvage. Il va la nuit avec Fidelia pour entrer sous son nom chez Olivia, et Fidelia, par jalousie, résiste. Son sang s’émeut alors, un flot de fureur lui monte à la face, et il lui crie tout bas d’une voix sifflante : « Ah ! tu es donc mon rival ? Eh bien ! alors tu vas rester ici et garder la porte à ma place, pendant que j’entre à ta place. Puis, quand je serai dedans, si tu oses bouger de cette planche ou souffler un mot, je lui couperai la gorge, à elle d’abord, et si tu l’aimes, tu ne risqueras pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne au moins, tu l’aimes. Pas un mot, ou je commence par toi ! » Il renverse le mari, autre traître, reprend à Olivia la cassette de bijoux qu’il lui avait donnée, lui en jette quelques-uns, disant « qu’il n’a jamais quitté une fille sans la payer, » et donne cette même cassette à Fidelia, qu’il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors convenables. Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, Plain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme, et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public. Il n’avait donné que le modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qu’il restait de l’homme dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa nudité.
À côté d’eux, un grand poète aveuglé et tombé, l’âme remplie des misères présentes, peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, et dans les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus, hautes tours, avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin. »
H. TAINE.
- ↑ Voyez surtout les portraits de lady Mooreland, de lady Williams, de la comtesse d’Ossory, de la duchesse de Cleveland, de lady Price, etc.
- ↑ Carlyle, Cromwell, t. Ier, p. 48.
- ↑ Le colonel Hutchinson fut un instant suspect parce qu’il portait les cheveux longs et qu’il s’habillait bien.
- ↑ 1648, trente en un jour. Une d’elles avoua qu’elle avait été à une assemblée ou étaient cinq cents sorcières. — Pictorial History, t. III, p. 489.
- ↑ Cette barbe était taillée en bêche.
- ↑ Mémoires de Clarendon, t. II, p. 65.
- ↑ La Revue a publié une étude très complète de M. Forgues sur Rochester, 15 août et 1er septembre 1857.
- ↑ Pepys.
- ↑ « Si l’on veut respecter l’antiquité, c’est l’âge présent qui est le plus vieux. »
- ↑ Ses principaux ouvrages ont été écrits entre 1646 et 1655.
- ↑ 1662.
- ↑ Lire la Fidèle Bergère.
- ↑ Mot de Le Sage.
- ↑ Son Wild Gallant est de 1602. Voyez, sur Dryden, la Revue du 1er décembre 1858.
- ↑ Lettre à lord Middleton.
- ↑ Dans l’Épouse campagnarde.
- ↑ On connaît la lettre d’Agnès dans Molière : « Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de mes paroles, etc. » Regardez la façon dont Wycherley la traduit : « Dear, sweet Mr Horner, my husband would have me send you a base, rude, unmannerly letter ; but I won’t, and would have forbid you loving me, but I won’t ; and would have me say to you, I hate you, poor Mr Horner, but I won’t tell a lie for him. For I ’m sure if you and I were in the country at cards together, I could not help treading on your toe under the table, or rubbing knees with you, and staring in your face, till you saw me, and then looking down, and blushing for an hour together, etc. »
- ↑ Dans le Plain dealer.