La Colonisation française

J. Erboville
La Revue blancheTome XXVI (p. 561-576).

La Colonisation française
I

La politique intérieure que la « plus grande France » inflige à ses colonies peut-elle être envisagée comme la projection de la conscience nationale sur le champ de la barbarie, ainsi que l’affirment les champions de l’expansion coloniale ? Est-elle, au contraire, l’œuvre profonde, laborieusement étudiée et savamment combinée d’un parti qui aurait profité de l’indifférence nationale pour mettre la main sur toutes les possessions du pays ? Est-ce l’instabilité des gouvernements qui doit en être rendu responsable, encore que leur gestion coloniale soit toujours restée semblable à elle-même ? Faut-il dire qu’elle est le fait de ce Pavillon de Flore, dans l’architecture duquel entrent non seulement des pierres vénérables qui datent de Henri IV, mais encore ces matériaux plus modernes, obscurs et inamovibles, que nous appelons Les Bureaux ?

Quoi qu’il en soit, il est sûr que l’administration coloniale s’est fait un nombre incalculable d’ennemis qui lui reprochent :

D’abord, de ne pouvoir s’équilibrer nulle part, d’être sous toutes les latitudes la résultante hasardeuse, infiniment complexe et infiniment impuissante, de conflits ridicules entre des conceptions également flottantes, également vides, où c’est tantôt la diplomatie sournoise et lente, stérile et spécieuse, tantôt le coup de clairon cinglant, le coup de grosse caisse impératif qui l’emportent ;

Ensuite, de se livrer sur la matière coloniale à des expériences de haute fantaisie, illogiques et notoirement contradictoires, qu’interrompent des bruits de fusillades et des explosions d’obus apparemment destinés à en préciser le sens.

Il faut convenir que les mécontents ont raison, mais qu’ils ont tort surtout : raison de se lamenter, car tout est loin d’être pour le mieux dans ce monde ténébreux et sanglant qu’est cet immense domaine colonial : tort de crier à l’illogisme, car nous n’avons guère trouvé de logique, jusqu’ici, que dans l’administration coloniale.

Au-dessus des faits dissemblables, il est un principe qui inspire et domine toute la colonisation française.

Le programme colonial qu’on lui reproche de n’avoir pas su composer, elle l’a. Elle n’a, en effet, rien à envier ni à l’impérialisme anglais, ni au despotisme néerlandais, ni au fonctionnarisme portugais. Si ce programme colonial n’est pas affiché sur les murs de la métropole, il ne dort pas non plus dans les armoires de fer, et ces nuées de fonctionnaires que nous voyons s’envoler aux quatre coins du monde l’y appliquent journellement, avec un esprit de suite que l’on aimerait parfois retrouver ailleurs.

Les divergences profondes que l’on a cru saisir dans les bataillons du fonctionnarisme colonial ne sont qu’apparentes : il y a diversité dans les réalisations et unité formelle d’inspiration. De tous les hypogées administratifs sort le même souffle instigateur et corporatif qui fait les colonies toutes semblables.

Le principe corporatif, le dogme colonial, c’est : la négation de l’idée démocratique.

L’adoption d’une pareille enseigne coloniale — encore qu’on la déguise sous des formules retentissantes dont la richesse nationale, l’honneur du drapeau, les beautés de la civilisation font tous les frais apparaîtrait quelque peu paradoxale, quelque peu infâme aussi sans aucun doute, venant d’une démocratie, si l’on ne songeait que les foules démocratiques n’ont aucune influence sur les affaires coloniales, abandonnées qu’elles sont à l’arbitraire du gouvernement et aux impulsions d’une petite oligarchie parlementaire douée de la vertu de compétence.

Il y a dans le monde deux Frances qui ne se ressemblent que par les couleurs du drapeau et les effigies monétaires. Déjà la France gouvernée et la France gouvernante, la France populaire et la France administrative, la première, française et révolutionnaire, la seconde, romaine et despotique, peuvent donner une idée de ces deux Frances, qui sont la France métropolitaine et la France coloniale.

Tandis qu’ici la République lutte, en paroles tout au moins — et c’est déjà une belle chose, c’est déjà une grande chose que l’affirmation solennelle d’un idéal — pour la meilleure civilisation par le progrès constant de la démocratie, la même République — est-ce bien la même ? — déporte amicalement dans les terres vierges de ses colonies les vieilles idées malfaisantes du passé, afin qu’elles puissent, affranchies de toute coercition, s’y enraciner profondément et produire, à l’intention des peuples jeunes dont elle dirige fortement les destinées, ces fruits redoutables dont l’amertume nous a dégoûtés pour jamais.

Or ce catéchisme colonial peut se résumer ainsi ; substitution violente des idées d’ici aux idées indigènes ; substitution violente de l’autorité métropolitaine à l’autonomie indigène.

Parmi les idées que l’administration se donne pour mission de propager par le monde à la pointe des baïonnettes, sous le couvert de la civilisation, viennent en toute première ligne ses idées économiques, celles que professent avec une égale conviction Rothschild et Léon XIII. Les virtuoses de l’expansion coloniale nous ont répété mille fois que prendre une colonie, c’est prendre les actions d’une gigantesque entreprise, que les peuples n’enjambent les latitudes, ne franchissent l’arc des méridiens que pour entraîner à leur suite, en des campagnes productives, leurs marchands et les marchandises nationales.

Ce que l’on poursuit en Asie, en Afrique, partout, ce n’est pas le développement de la richesse au profit de ceux qui la créent, ni au profit général de l’humanité, ni au profit de la nation, c’est la canalisation de la richesse vers cet idéal fauve, qui est l’extrême opulence à côté de l’extrême misère, la constitution du capital par le resserrement de la consommation globale.

Quand avec la misère de 100 000 indigènes l’on a pu faire la fortune de deux entreprises dénuées de scrupules, on a prouvé son aptitude à la colonisation. Quand avec la subsistance des peuplades affamées on a pu faire quelques millions d’exportation qui vont en Allemagne et en Angleterre, on s’écrie que la balance du commerce justifie ces fructueuses opérations.

Le Journal Officiel de Madagascar signalait à l’admiration enthousiaste de tous les colons présents et à venir une ingénieuse exploitation de gisements aurifères qui ferait l’incontestable bonheur de ses ouvriers — et le sien — en payant ces ouvriers trente centimes par jour. Dans la même colonie, où le capital prélève un intérêt légal de 12 0/0, le contrôle des finances rejette impitoyablement toute dépense qui excède cinquante centimes par jour pour ceux qui font le rude métier de porteurs de filanzanes, alors que leur salaire normal et moyen dépasse un franc dans toutes les provinces.

Partout l’on barre la route aux peuples en marche vers l’autonomie économique de l’individu. Partout l’administration propage l’exploitation de l’homme par l’homme, comme elle préconise la guerre des classes. Dans toutes ses colonies, elle détruit, avec une rage, un fanatisme stupides et ignorants, le communisme primitif ou ce qu’en avait laissé subsister le despotisme avide des royautés barbares et des classes prépondérantes. Elle extirpe des consciences — à coups de fusil s’il le faut — l’idée égalitaire à laquelle elle butte sous tous les climats, parmi les tribus sauvages de l’Afrique tropicale comme dans les communes à demi-socialistes de l’Indo-Chine, bien plus qu’en Europe,

Partout nous avons fait main basse sur le sol pour le distribuer, non pas selon le droit coutumier ou écrit des peuples, mais au gré de notre fantaisie romaine ; partout c’est la grande propriété foncière que nous instaurons, par les vastes concessions territoriales qui englobent par douzaines, par vingtaines, par centaines, des villages indigènes réduits à la portion congrue, condamnés virtuellement au servage ou à l’anéantissement. Prendre aux indigènes, refoulés lentement sur les plateaux inféconds, les vallées fertiles pour les donner à des colons ou à des compagnies coloniales qui les feront exploiter par ces mêmes indigènes, saisir la rente du sol, voilà ce que nous appelons proprement coloniser, ce que nous poursuivons en Océanie, à Madagascar, au Congo, même en Indo-Chine.

L’expropriation des terres implique toujours l’appropriation des personnes. Ce n’est pas le travail personnel, c’est la main-d’œuvre indigène qui fait le colon laboureur. Or, pour constituer cette main-d’œuvre l’administration coloniale intervient toujours. Pas une grande ou moyenne entreprise ne prospère aux colonies, pas une, sans que l’autorité locale — européenne ou indigène — ait mis l’outil de travail ou le bâton du porteur aux mains des populations esclaves. Une bonne partie des insurrections — et l’on sait que dans toutes les colonies l’insurrection passe à l’état endémique — n’ont pas d’autre cause.

L’indigène ne s’appartient plus, du jour où nous avons mis le pied chez lui, il est la chose de la métropole et de ses agents, la res mancipia, la chair à prestations et à réquisitions.

Entre toutes ces colonies, Madagascar se distingue par l’épouvantable oppression qui, pour deux raisons, pèse sur sa population indigène. D’abord cette population est généralement de mœurs douces, si bien qu’on peut l’écorcher sans qu’elle crie trop fort ; ensuite la vie est si facile, les terres disponibles si vastes, que l’indigène ne consent qu’exceptionnellement à louer ses bras. D’où nécessité de recourir à la force.

Quand on dit que le nombre des journées de prestations dues par le Malgache a été ramené de 30 à 20, cela veut dire que pendant 20 jours, tous les ans, l’indigène est condamné aux travaux forcés sans rémunération, sous le gourdin administratif et civilisateur, mais cela ne signifie nullement qu’il ne doit pas le reste de l’année à la réquisition, au travail forcé qu’on lui paie au tarif le plus bas.

On réquisitionne pour tous les services, pour les militaires européens ou indigènes, pour les milices, pour les fonctionnaires, pour les colons et les voyageurs. Les chefs indigènes réquisitionnent naturellement pour eux, à volonté. La réquisition supplée le contrat de travail, sans mesure et sans pitié.

J’ai vu réquisitionner soixante porteurs pour un simple commis changeant de district, dans la même province !

Les villages rapprochés des centres administratifs, villages qui sont naturellement les plus malmenés, se dépeupleraient rapidement si par tous les moyens — par la persuasion, par la menace, par la force — on n’empêchait l’émigration des habitants exaspérés.

J’ai vu ces terrassiers chinois que l’on employait à la construction et à la réfection de cette interminable route de Tamatave à Tananarive.

De distance en distance, on les rencontrait, échelonnés en équipes — en chiourmes plutôt — que des soldats du génie chassaient au travail à coups de trique, brutalisaient et volaient odieusement. Loin des villages, dans la brousse, on les nourrissait d’une poignée de riz, parfois d’une poignée d’herbe. Faces de misère et de résignation, blafardes, ravagées par la fièvre, où des sourires maladifs, brusquement, quand une voix compatissante leur disait un mot de leur langue, luisaient.

Pauvres gens qui s’étaient crus riches, parce qu’avec un salaire journalier de 2 fr. 70 on leur avait promis un coin de paradis, et qui se sentaient pris tout entiers dans un engrenage de mort et de détresse animale ! Ils se parlaient bas, comme dans un cimetière. Ils mouraient par centaines, et leurs bourreaux faisaient retomber en outrages sur les survivants leur colère de ces désertions.

Or ces gens n’étaient pas des réquisitionnés. C’étaient des travailleurs… libres.

Nous pesons sur les consciences comme nous pesons sur les corps. Partout nos moyens de gouvernement se réduisent à un seul : la Force.

Dans les indigènes soumis à notre domination moscovite, nos professionnels coloniaux — militaires et fonctionnaires — n’ont jamais vu que des sujets à mater, des vaincus à réduire au silence : les indigènes — même ceux-là qui nous accueillirent d’abord en libérateurs — n’ont jamais vu en nous que des conquérants à haïr.

Quand nous laissons une parcelle de pouvoir à un indigène — haut mandarin annamite, majesté des marécages africains ou simple gouverneur hova — nous exigeons d’abord de cet indigène qu’il soit traître à son pays. Après, nous le décorons quelquefois.

En pays de protectorat comme en pays d’administration directe, au faîte de la puissance et des honneurs comme au dernier échelon de l’autorité, le chef indigène n’a qu’un devoir : la soumission passive, aveugle et sans bornes aux agents de la métropole ; qu’un droit, qui est aussi un devoir : l’autorité absolue sur ses administrés, la poigne. Nous n’admettons pas qu’un haut fonctionnaire indigène s’inspire des besoins de son pays pour nous faire des observations (certain prince cambodgien l’apprit naguère à ses dépens et d’autres l’apprennent tous les jours et de la même façon aux colonies) ; nous n’admettons pas qu’un croquant indigène réplique à son chef de village, j’allais dire à son caporal. Au Tonkin nous avons le rotin et la cangue ; à Madagascar, la prison et l’amende avec ou sans jugement ; en Afrique, la lanière en cuir d’hippopotame et la barre de justice ; le poteau d’exécution partout.

Nous sommes dans le monde les missionnaires de la servitude et de la lâcheté, de l’obéissance et de la résignation, les prêtres de l’inertie. Le dernier de nos agents coloniaux a chaussé les bottes de Bonaparte, le moindre dictateur veut autour de lui des gens prosternés. Si notre démocratie arrivait à comprendre tout ce que peut contenir d’instincts barbares et d’appétits sinistres chacune des fonctions coloniales qu’elle a laissé créer sans un mot, elle aurait honte de son œuvre et abandonnerait à leurs destinées les peuples qu’elle écrase aujourd’hui.

Rien de piquant comme le parfum de monarchisme, le relent d’autorité personnelle et de césarisme que l’on respire dans cette atmosphère administrative des colonies.

Si nulle puissance européenne ne sait, comme la France officielle, recevoir les autocrates, nulle non plus ne sait, comme la France coloniale, répandre à travers les îles et les continents l’idée réactionnaire, que ses fonctionnaires civils et militaires ont reçue intacte des officiers de la Flotte, et qu’ils conservent pieusement comme une tradition familiale.

N’est-ce pas chose singulière que partout où flotte le drapeau républicain, nous ayons relevé le prestige des aristocraties de proie, qu’il eût fallu détruire implacablement, irrévocablement, afin de permettre aux races de s’orienter pleinement vers la souveraineté populaire et la civilisation démocratique ? Ce qu’avaient conservé de républicain les petites monarchies barbares de l’Afrique et de Madagascar, nous l’abolissons systématiquement. Nous ne reconnaissons plus aux peuplades le droit de déposer leurs rois, dès que la République française les a sacrés ; les assemblées populaires n’ont plus de sens pour nous ; bien plus, nous voyons volontiers en elles des associations de rebelles.

Quand nous rencontrons quelque peuplade restée fidèle à la forme républicaine (dans le sud-ouest de Madagascar, par exemple), nous nous hâtons de supprimer la petite république autonome, oligarchique quelquefois, au profit de l’autorité personnelle. S’il nous arrive de temps en temps de supprimer la forme monarchique, comme l’a fait la volonté personnelle de Galliéni en Imerina, le pouvoir passe invariablement aux mains d’une aristocratie de race. Là où nous n’avons pas trouvé d’aristocraties de race, nous essayons d’en créer par suggestion. En Indo-Chine, nos fonctionnaires ignorent le lettré s’il n’est brillamment apparenté : la noblesse personnelle, fondée sur l’intelligence et le talent, selon la conception chinoise, leur fait l’effet d’une orientale escroquerie. Au contraire le mandarinat pillard et profondément ignorant, mais héréditaire, que l’on rencontre chez certaines races indépendantes du Haut-Tonkin, les jette dans le même ravissement démocratique qu’un titre de prince ou d’empereur in partibus. Le roitelet nègre — généralement un bandit — qui possède trois douzaines de poules et les crânes de ceux qui lui déplurent, voit avec stupeur ces étranges républicains en extase devant sa majesté.

Partout — et c’est là le grand crime de cette colonisation — elle couvre du pavillon républicain le despotisme indigène, elle lui prête l’absolu de sa toute-puissance, elle lui confère le privilège de l’éternité, elle l’investit formellement du droit divin, elle l’isole sur les altitudes, sans souci des haines terribles qui s’amassent contre elle, dans le grouillement anonyme des bas-fonds.

Ainsi, au lieu de hâter l’œuvre de civilisation par l’affranchissement des individus, au lieu de dégager les perspectives républicaines dont tous les peuples primitifs du globe ont gardé en eux le frémissement, nous murons l’âme indigène dans l’abjection de notre passé européen. Au lieu de pousser de toutes nos forces démocratiques à l’évolution plus rapide d’institutions autochtones qui valent souvent mieux que les nôtres, au lieu de permettre aux races de se développer en s’acheminant vers le meilleur idéal qu’elles ont conçu, nous les jetons violemment sur nos sentiers historiques.

Une administration d’essence autoritaire, qui procède du sentiment enraciné d’une hypothétique supériorité intellectuelle, esthétique et sociale, de l’éducation prodigieusement fausse que nous ont faite cent ans de réaction triomphante, cent ans d’admiration mutuelle, cent ans de servilisme et de passivité à peine interrompus çà et là par l’effort des minorités révolutionnaires ; une colonisation qui n’a pas su nous conquérir une sympathie sur le globe ; qui paralyse ou déforme tout ce qu’elle aborde sabre au poing ; qui détruit coutumes, législations, formes organiques, l’individu autonome, la famille polygame, l’agrégat communiste ; qui n’admet qu’un principe de gouvernement, le principe despotique, c’est-à-dire la subordination des masses populaires aux tyranneaux indigènes sanglés et bridés, l’obéissance de tous au despote, à la vague métropole qui seule exerce la souveraineté par ses proconsuls et par ses conseils polymorphes : cette colonisation là nous a jetés à travers les foules coloniales comme un des plus forminables agents d’oppression que le monde ait vus.

Où veut-on en venir avec un pareil régime qui, l’expérience l’a prouvé surabondamment, ne peut atteindre ni le but humanitaire, ni le but économique de la colonisation : qui n’affranchit pas les colonies et qui ruine la métropole ?

II

Toutes les colonies françaises sont livrées à ces grands rapaces : le cléricalisme, le militarisme, le fonctionnarisme — dont l’action diversement combinée mène partout la bataille des idées et la bataille des races, pousse les peuples dans l’orbite réactionnaire et fait des possessions coloniales la propriété d’un parti.

L Église est le terrain de conciliation où militaires et fonctionnaires oublient dans une génuflexion commune les rancunes immémoriales qui divisent les deux castes.

Si c’est le militaire et le fonctionnaire qui gouvernent, on peut dire que c’est le missionnaire qui règne dès qu’il s’est implanté dans une colonie. Comme dans les possessions espagnoles ou portugaises, c’est le moine qui dirige notre politique. Il est la grande puissance ténébreuse : il prend un homme et le jette sur la route de la fortune ou sous la roue de la déveine, silencieusement. J’ai connu aux colonies des officiers parfaitement sceptiques qui n’eussent osé sous aucun prétexte manquer la messe du dimanche.

Le prêtre tient l’armée coloniale comme il n’a jamais tenu l’armée métropolitaine. Il est son allié et son inspirateur. Il la flatte, l’absout, l’exploite et la domine.

Non pas que le missionnaire se rencontre partout. Comme le débitant de nos villes, la mission ne s’installe que sur les points favorables. Là où le missionnaire plante sa croix, c’est que le péril n’existe pas ou que le danger est annulé par la force.

Pendant que les troupes d’avant-garde — régiments étrangers et régiments indigènes — échelonnées sur les frontières de Chine, disséminées dans les massifs tragiques du Haut-Tonkin, formaient en avant du Delta, il y a quelques années à peine, une mouvante barrière de poitrines souvent trouées, de baïonnettes souvent rouges, vous eussiez cherché vainement la trace des martyrs à Cao-Bang, même à Lang-Son, que protège le canon du fort Brière-de-l’Isle.

Des détachements exténués, conduits à la boucherie par des chefs incapables, pouvaient tomber obscurément sous les balles des Winchester et des Remington, combler de leurs cadavres les entonnoirs sinistres que sont les cirques du Caï-Kinh et des Mille-Monts, au pied de ces rochers les plus beaux du monde que hérissent d’angoissantes et prestigieuses forêts plantées en plein roc, — pas un missionnaire ne revendiquait le périlleux honneur de les « assister », de sauver les âmes quand s’effondraient les corps, jalonnant de leurs carcasses mutilées les routes que suivraient plus tard les bons pères, quand leurs prières auraient amené la définitive pacification.

Lorsqu’un officier tombait la peau trouée, les missions disaient des messes solennelles, pendant que toute leur presse, désespérée, éclatait en longs sanglots. L’obscur soldat fusillé dans un col, crevé de misère au bord d’un ravin, n’avait droit ni aux messes, ni aux sanglots.

Cependant les saints personnages, cantonnés dans le paradis verdoyant du Delta, vivaient une vie large et facile de nababs heureux, au milieu d’une population docile et terrorisée qu’ils exploitaient savamment.

La légende héroïque des missions ne vaut que cela.

Ces pauvres qui vont, lamentables, quêtant le sou de la Sainte-Enfance, ces errants qui n’ont pas une pierre où poser leur tête que blanchissent les soleils terribles, ces confesseurs dont les pieds nus écrasent les ronces de tous les sentiers sans trouver jamais la maison du repos, ces prolétaires du Christ vagabond sont une puissance territoriale redoutable, ayant rizières, champs d’ananas, maisons confortables, domestiques innombrables, travailleurs gratuits et le reste.

Il y a dix ans que, dans la seule ville de Hanoï, la mission catholique possédait déjà 80 ou 90 propriétés. En Imérina et sur tout le plateau central de Madagascar, les immeubles des jésuites ne se comptent plus. En pays sakalave, les missionnaires attendent que tout péril ait disparu pour se ruer vers l’intérieur : jusqu’ici, ils sont restés prudemment sur la côte, où la pierre ne leur fait pas défaut qui soutient la tête du vagabond. Au chef-lieu de la province de Tulear, où les terres sont destinées à acquérir tôt ou tard une grande valeur, un administrateur, M. Estèbe, concéda gratuitement à une mission lazariste composée de deux prêtres et qui, à l’heure actuelle, n’a pas encore un seul converti, des terrains urbains assez vastes pour y reconstruire toute la ville. A-t-on annulé enfin cette scandaleuse concession ?

On ne trouve pas toujours de l’argent pour administrer : on en trouve toujours pour soutenir le faste des missions. L’an dernier, l’immense province de Tulear, qui s’étend du Mangoka au cap Sainte-Marie, sur une longueur de plus de 400 kilomètres, ne put obtenir un sou du budget local au chapitre des travaux publics. Dans la région immédiatement voisine, commandée par le capitaine Détrie, l’évêque de Fort-Dauphin eut une subvention de 10 000 francs.

Notez que Tulear, situé presque en face de Durban et doté d’un admirable port naturel qui n’a pas son équivalent sur toute la côte malgache, est un point stratégique de premier ordre, si important que l’occupation de Tulear assure la possession du tiers de la grande île. C’est en même temps un centre commercial à développer, en raison de son heureuse situation. Or les voies de communication — voies stratégiques et voies commerciales — lui font particulièrement défaut.

Notez encore que le gouvernement de Madagascar est un gouvernement militaire. D’où il ressort clairement que les questions stratégiques comme les intérêts économiques d’un pays intéressent bien moins les militaires que les affaires des évêques.

À mesure que l’influence des congréganistes baisse dans la métropole, elle monte dans les colonies. Elle monte irrésistible comme un raz-de-marée, sans que la République ait songé une minute à lui opposer une digue, à protéger les populations coloniales contre les siècles d’asservissement et d’imbécillité qui sont en marche.

Actuellement, les cadres administratifs se remplissent de jeunes cléricaux. Dans la correspondance officielle d’un de ces arrivistes à scapulaire qui font plus que les missionnaires pour l’évangélisation de nos colonies, j’ai cueilli cette phrase typique dont le caractère administratif n’échappera à personne : Heureux ceux qui croient ! Il crut si bien que sa foi robuste transporta sur le dos de ses collègues incrédules les montagnes qui barrent la route difficultueuse de l’avancement. Heureux ceux qui croient !

En somme, tout bien considéré, c’est pour l’Église que l’on colonise. La France ouvre au dogme le monde réfractaire. Elle suit sa vocation : complétant les monstrueuses annales qui lui ont valu d’être et de rester la fille aînée de l’Église.

Les populations indigènes, qui assistent journellement au spectacle inouï de toutes les autorités françaises courbées devant le missionnaire, tête nue et mains jointes, en concluent fort judicieusement que le missionnaire est un personnage puissant, qu’il est le plus puissant, et le missionnaire — qui représente l’autorité — est redouté à l’égal du soldat — qui représente la force.


Le soldat, lui, a généralement des idées qui ont du moins le mérite d’être peu compliquées et dénuées de toute hypocrisie. Le soldat considère la colonie comme son fief. Tous les habitants, sans distinction d’âge, de sexe ou de couleur, sont sa propriété.

Le lieutenant dont on paie le patriotisme 500 francs par mois estime qu’il est quelqu’un : le simple soldat à qui l’on jette cent sous par mois estime qu’il a le droit de se rattraper. Et c’est l’indigène qui paie des deux côtés.

Quand du militaire on a fait un administrateur, quand à la force du sabre on a ajouté la puissance de l’autorité, qu’a-t-on bien pu faire, sinon légaliser l’emploi du sabre, sinon l’inviter à trancher violemment toutes les questions de droit et de fait, à renverser brutalement tous les obstacles matériels ou moraux ?

Pour quelques unités exceptionnelles en qui l’âme se trouve assez haute pour couper la chaîne qui réunit l’administrateur et le soldat, pour quelques officiers déconsidérés qui se sont imprégnés de l’incomparable noblesse de l’œuvre à accomplir, que de barbares inintelligents et que d’épileptiques féroces !

Le militaire colonial, grand ou petit, ne conçoit rien au-dessus du militaire. Quand il demande, il commande : quand il achète, il fixe les prix : quand on lui résiste, il cogne.

On lui fera difficilement comprendre qu’à l’instant précis où il quitte les côtes de France, applaudi comme un acteur sur la scène, comme un gladiateur, comme un matador dans l’arène, il n’entre pas nécessairement en pays ennemi.

Cela, on ne le fera jamais comprendre à un conscrit, car il est remarquable — si paradoxale que la chose paraisse à première vue — il est remarquable que plus une troupe est jeune, plus elle se montre impitoyable et féroce, plus elle a la joie de l’horrible et la fanfaronnade du crime.

Quant aux troupes indigènes, conduites à coups de crosse et à coups de soulier, elles sont magnifiques de brutalité. Tous les coups reçus retombent sur l’indigène, toutes les rancunes amassées s’épanchent sur le vaincu. Il faut renoncer à peindre la cruauté féroce des bandes sénégalaises à notre solde. Elles font horreur à l’horreur.

Les milices viennent à la rescousse.

À Madagascar, où le milicien doit se nourrir, lui et sa famille — un grand nombre ont des enfants — avec une solde journalière de 50 centimes, le pillage devient obligatoire, il fait partie des ressources normales, c’est un moyen d’existence prévu.

Un de ces miliciens, de passage dans un village vézo, s’adresse à un vieillard et lui demande du lait. Le vieux proteste qu’il n’en a pas. L’autre riposte par un coup de fusil. Traduit devant le tribunal du chef-lieu, voici en quels termes il présente sa défense : « Je suis un soldat des Vazaha aussi bien que les mena satroka (chéchias rouges : tirailleurs), par conséquent je suis au-dessus des habitants, j’ai le droit de les commander. Quand j’ai faim, ils doivent me donner à manger ou je les traite en ennemis des Vazaha. Quand une femme me plaît et qu’on me la refuse, je la prends, parce que ce n’est pas à moi, c’est aux Vazaha qu’on la refuse. Tout cela est juste et je dois le faire. » Aucun commentaire ne vaudrait ces rigoureuses déductions. Le serviteur du despote ne peut être lui-même qu’une façon de despote.

Peuple essentiellement guerrier — nous l’a-t-on assez répété ! — nous ne comprenons pas un peuple sans militaires. En revanche, nous comprenons parfaitement un peuple sans civils. Nous avons même essayé de réaliser cet idéal ingénieux au Tonkin.

Le général en chef ayant ses troupes indigènes, ses régiments de linh-tap aux pieds nus, aux larges rubans rouges passés dans les anneaux de cuivre du salacô et noués belliqueusement sous le chignon de crin noir aux reflets roux, les résidents, jaloux, voulurent avoir, eux aussi, leur armée à commander, avec les galons à distribuer, les victoires à claironner, le nom des braves à mettre à l’ordre : on leur donna les linh-lé aux rubans bleus, autrement dit la milice permanente, qui leur fournit des boys, des plantons de style et des escortes d’honneur terribles aux populations. Alors les mandarins, piqués, réclamèrent à leur tour des salacô, des rubans, des galons, des carabines : M. de Lanessan leur donna l’armée aux rubans verts, les linh-cô couleur d’espérance, qui apprirent vite à présenter l’arme, plus vite encore à rançonner l’habitant inquiet.

Il y eut dès lors trois armées indépendantes qui adorèrent respectivement le Général, le Résident supérieur et le Kinh-Luoc — les trois lunes qui resplendissent sur la constellation des races tonkinoises.

De leur côté les petits fonctionnaires indigènes, caï-thuong et li-thuong, chefs de canton et chefs de village, organisèrent le reste de la population mâle en groupes armés qu’ils commandèrent victorieusement. Officiers, résidents, mandarins purent réquisitionner à volonté ces partisans pour augmenter leur attirail de guerre et la terreur des femmes et des enfants. Il n’y eut plus dans le pays que des militaires.


Nos milices coloniales, complètement militarisées, dressées à la parade, à l’obéissance passive, au salut, au port d’arme, à l’oisiveté des casernes, aux insolences de l’uniforme, au mépris des foules travailleuses, à la religion du grade et du ruban, ne sont que des armées à bon marché — par conséquent disqualifiées.

Il fut un temps où l’on prescrivait formellement de n’envoyer dans les compagnies de milice tonkinoises, en qualité de gradés, que les sous-officiers sans avenir. Pour instruire et commander une section de miliciens appelés à faire exactement le même service que les troupes dites régulières, il fallait avoir fait ses preuves d’incapacité.

Tant que les milices coloniales n’auront pas évacué les casernes où leur esprit se déprave, où elles acquièrent la dégradante conviction que la solde est due aux étrangetés de l’uniforme, non à la réalité des services, à la fainéantise professionnelle, non à une forme spéciale de l’activité : tant que les milices n’auront pas renoncé à jouer au soldat sur les places et dans les rues pour aller habiter des villages, cultiver la terre, exercer les métiers qui font vivre, sous la direction de chefs indigènes dont nous ne ferons que ratifier l’élection, elles seront un danger pour tous : pour nous dont elles exècrent le joug odieux, la discipline arbitraire et féroce ; pour les populations qu’elles dévalisent dans le but de compenser et l’insuffisance de leur solde et le mépris arrogant dont les couvre la stupidité coloniale.

Plus encore que les régiments indigènes, les milices actuelles sont l’armée permanente de l’insurrection — ce que je ne leur reproche certes pas. — Chaque milicien renvoyé chez lui, c’est un mécontent rendu à la circulation, à cette incoercible propagande du ressentiment à laquelle nul régime n’a jamais résisté bien longtemps sous le soleil.

Qu’on supprime donc ces armées de brigandage et de parade grotesque, dont jamais personne n’a su se servir, ou plutôt qu’on les transforme radicalement. Qu’on les rende au travail nourricier et que l’on paie par des avantages suffisants — exemptions d’impôt, subvention annuelle à la communauté, etc. — les services de police et même de guerre qu’on leur demandera.

Les Hova avaient, pour couvrir leurs frontières toujours menacées, des villages pareils aux autres villages, gouvernés comme les autres villages, mais fortement retranchés, et dont les habitants quittaient la bêche du laboureur pour le fusil et la sagaie chaque fois qu’il était nécessaire. Ces villages devraient servir de modèles.

Puisque Madagascar est une colonie type, qu’on commence par elle, et dans deux ans le gouvernement pourra rapatrier les trois quarts des troupes européennes et la totalité des troupes africaines qui sévissent dans la grande île. L’idée insurrectionnelle disparaîtra naturellement avec ceux qui la provoquent.

Nous ne devons être ni les bourreaux, ni les souteneurs de nos colonies : la première fonction nous coûte trop cher, la seconde coûte trop cher aux colonies.


Le fonctionnarisme colonial, en somme, c’est encore et toujours le militarisme, c’est encore et toujours le monstre parasitaire dont la luxuriance est en raison directe de l’anémie végétale qu’elle couronne somptueusement.

Entre l’autorité militaire et l’autorité fonctionnarienne, la différence est plus nominale que réelle. Le fonctionnaire est une espèce de militaire, tout comme le militaire est une espèce de fonctionnaire, et l’indigène les confond couramment dans une même haine peureuse. Le premier vaut mieux parce qu’il a les griffes moins longues, mais l’appétit est, de part et d’autre, exactement le même. Entre l’homme qui extermine les gens de Toéra et l’homme dont les vexations provoquent une insurrection foudroyante dans le nord-ouest de Madagascar, le choix est embarrassant. Entre le général Voyron qui fait brûler l’Imérina, en 1896, et le gouverneur qui accule le Canaque à la révolte pour le livrer ensuite au Fusil Lebel, en 1901, il n’y a pas l’épaisseur d’une conscience.

L’administration coloniale a adopté les principes faciles qui sont en usage dans toutes les armées. Du fond de son cabinet, l’administrateur règle le tableau de service de sa province comme du fond d’une salle de rapport on règle le tableau de service d’un régiment. Le pays obéit « sans hésitation ni murmure ». Si l’indigène réclame, il faut qu’il suive, comme le soldat, la voie hiérarchique. À Madagascar, on eut l’idée géniale de frapper d’un droit de timbre de vingt-cinq centimes toute requête écrite des indigènes. Pas de timbre, pas de requête à examiner, pas de temps perdu, pas d’ennuis.

Si le militaire déteste de tout son cœur le fonctionnaire civil, le fonctionnaire civil le lui rend bien : ce n’est pas que chacun d’eux s’élève contre la somme d’arbitraire permise à l’autre, c’est que tous deux se disputent la même somme d’arbitraire et le même troupeau misérable. Le militaire, à coup sûr, a la bosse de l’administration, et l’administrateur, sûrement, a la bosse de la violence. Ils ne se complètent pas, ils se suppléent ou font double emploi. Leurs fonctions refusent de se hiérarchiser entre elles. Ils sont deux puissances d’autorité qui s’excluent et que le sentiment indigène exclut également.

Toutes nos colonies accepteront de nous la direction politique et le contrôle économique et social, elles accepteront notre intervention autoritaire chaque fois que cette intervention aura pour but le maintien ou le rétablissement de l’équilibre des forces sociales au profit de la collectivité entière : mais jamais un peuple — barbare comme sont les tribus africaines ou canaques, civilisé comme sont les Indo-Chinois et les Hova — n’acceptera d’être la proie passive d’un organisme despotique superposé à la société indigène, appuyé sur des despotes indigènes mués en instruments de domination et sur des troupes irresponsables qui interviennent journellement dans sa vie intérieure.

On a fait en Imérina des expériences portant sur l’administration directe du pays par des fonctionnaires indigènes. Ces réalisations timides, limitées aux seuls districts, contiendraient en germe l’administration coloniale rationnelle si notre tyrannie soupçonneuse n’excluait l’idée de Conseils et de Parlements élus, sans lesquels le fonctionnarisme, même indigène, restera dans nos mains comme un moyen d’oppression.

Je sais bien que la seule imagination d’une assemblée délibérante composée de Sakalava ou de Dahoméens fait sourire nos grands politiques. Ils ne conçoivent pas qu’une discussion entre sauvages finisse autrement qu’en bataille rangée, et la sagaie leur paraît devoir être le dernier argument de ces barbares. La vérité vraie est que l’on ne rencontre plus guère de sauvages que sur les boulevards européens, que les électeurs sakalava sauraient mieux sauvegarder leurs intérêts que les trois quarts des électeurs français, et qu’un parlement dahoméen, sa puissance fût-elle très limitée, ferait sans doute de meilleure besogne que le nôtre. L’exemple de la république de Libéria ne prouve rien. Composée originairement d’hommes corrompus par l’esclavage, totalement affranchie des influences civilisatrices, on admettra néanmoins qu’elle vaut bien le Dahomey avant la conquête, et que Monrovia est moins abominable que ne fut Abomey.


Le fonctionnaire colonial qui a la vocation existe sans doute, mais combien rare, hélas ! Ce sont les inéluctables nécessités de l’existence qui font les vocations coloniales comme les autres. La majoration des soldes fait le reste.

On pourrait se demander ici pourquoi les différentes catégories de fonctionnaires coloniaux forment des castes d’agents inégalement rétribuées, pourquoi ce commis de résidence voit doubler sa solde d’Europe, et pourquoi ce douanier, dans la même colonie, voit tripler la sienne, pourquoi enfin l’unification de toutes les soldes n’a pas été réalisée, mais ne nous écartons pas du terrain administratif.

Il est si vaste, ce terrain administratif, et le fonctionnarisme tient si bien toute la place au soleil, qu’il n’en reste plus pour le colon.

Ah ! le colon ! c’est l’ennemi ; c’est un gêneur. C’est un individu, un affamé, un fantôme qui vient l’on ne sait d’où, et qui veut sa part du gâteau, et qui rôde, et qui vous espionne, et qui bourdonne à vos oreilles, sans trêve, comme les mouches impudentes dont le vol tout à coup vous agace au fond d’une moustiquaire bien fermée, où passaient des rêves et des ivresses de soleil et d’amour.

Et pendant qu’en haut la réclame s’évertue — car il faut des colons, beaucoup de colons pour construire le futur paradis, et la gloire du gouvernement, et le triomphe des statistiques menteuses — le pauvre colon qui s’est laissé prendre au mirage des belles perspectives coloniales, brusquement, dès qu’il a mis le pied sur ce sol qu’il est venu conquérir, se heurte à des visages fermés, se meut dans une atmosphère de grognements hostiles.

Il est de notoriété publique, je pense, que le colon pauvre et laborieux n’a rien à attendre de l’autorité française, que des tracasseries.

On l’écrase d’impôts. La douane et la police le surveillent comme un flibustier. On accable sa pauvreté de mépris officiel et de vexations sans fin. Et dans ce pays où, lui disait-on, la terre ne coûte rien, bien souvent il ne trouve à se loger que dans les déserts, au large de la spéculation.

Il s’en console en se taillant royalement sa part de souveraineté dès qu’il le peut, et c’est l’indigène qui paie toujours, qui se prête à toutes les escroqueries, se courbe, humble et chétif, devant le blanc, devant le fauve et le pirate, devant l’homme de caste, jusqu’à ce que, le rencontrant sur un sentier perdu, il l’abatte comme un chien — rarement !

Le colon riche, celui qui reçoit à dîner le missionnaire, l’officier, le fonctionnaire, celui qui méprise également l’indigène sans souliers, le colon sans le sou, le soldat sans galons — toute la racaille coloniale — a des destinées plus heureuses. On le conduit par les chemins de traverse, on abaisse pour lui le terrible pont-levis des formalités, on réquisitionnerait une province pour lui faire plaisir.

Il préfère généralement réquisitionner lui-même, par l’intermédiaire des chefs indigènes qu’il domine et qu’il corrompt, et on le laisse faire. Il sait se débrouiller, celui-là ; il ne cause pas de tracas. À la bonne heure !

Parfois aussi ses exigences deviennent excessives. Il s’est si bien habitué à tailler en pleine chair que, du jour où les résistances surgissent, il s’en prend à l’administration.

Car le colon prétend que l’administration soit faite pour le colon, rien que pour le colon, de même que l’administration prétend que le pays soit fait pour l’administration, rien que pour l’administration.

Le colon a des exigences fantastiques qu’il faut aller vérifier sur place avant d’y croire. Une fois dans ce cadre de banditisme violent et sournois, dans cette atmosphère saturée de despotisme et d’inconscience, on comprend tout, ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.

Il est douteux que vous rencontriez jamais un seul colon français qui ne demande pas l’expulsion immédiate de tous les colons étrangers. À Madagascar, le Mauricien, qui parle français, qui aime la France, mais qui reste Anglais comme le Canadien parce que la domination anglaise est infiniment moins arbitraire et moins oppressive que la nôtre, est déjà suspect. Le Français de la Réunion, incontestablement plus apte que nous à coloniser la grande île africaine, n’est que détesté. Il fallut soumettre à des taxes spéciales les Asiatiques et Africains, non seulement les trafiquants, qui payèrent deux taxes, mais encore les simples travailleurs qui n’étaient pas au service d’un colon français, et qui payèrent une taxe de séjour. On y ajouta les vexations administratives, la suspicion. Les colons français n’ont pas été satisfaits. Il faut chasser tous les commerçants hindous et chinois, chasser tous les Anglais, tous les Américains, tous les Allemands, tous ces « parasites qui viennent manger notre pain ». Cela fait, le gouvernement importerait des esclaves hindous et africains à qui l’on reconnaîtrait officiellement le droit de se faire exploiter bénévolement. Peut-être alors serait-il possible d’expulser les Malgaches eux-mêmes, ou, du moins, d’en faire une judicieuse sélection, à la manière de cet officier expéditif, le lieutenant Brünncher qui disait, de l’air d’un apôtre : « Ils ne travaillent pas : je les supprime ! »

On voit que les théories humanitaires esquissées ici par nos chevaliers de la plus grande France, dont quelques-uns ont exploré, au péril de leurs jours, l’île de la Grande-Jatte, ont de l’écho dans nos colonies.

Mais, d’autre part, on conçoit qu’entre le nationalisme mercantile du colon et l’administration, jalouse de son autorité, obligée du reste à des ménagements qui lui sont imposés, des querelles éclatent fréquemment.

Alors l’officier, ou le résident, ou l’administrateur met son masque noir de fonctionnaire, ce masque d’impersonnalité et de menace qui du visage ne laisse plus voir que les dents. Et c’est la guerre.

C’est alors que le plantureux colon écrit en France ces lettres indignées où il dénonce des abus, parfois des crimes, qui lui sont d’autant plus connus qu’il en a plus longtemps profité.

Et comme, dans les pays démocratiques de la vieille Europe, quand il s’agit de mesurer la valeur d’un homme et la portée d’une revendication ou d’une flétrissure, l’unité de mesure c’est le billet de banque, le colon riche a des chances d’être entendu.

Mais à quoi bon ! La belle affaire vraiment qu’un racontar de plus ou de moins ! Si les choses vont trop loin, que trop de vérités inquiétantes sortent des cavernes coloniales, il y aura le gouverneur, qui demandera à l’administration, pour le contresigner, un rapport véridique sur les faits et gestes de l’administration : après le gouverneur il y aura le ministre, dont la fonction consiste précisément à parer les mauvais coups.

Or les affirmations ministérielles, comme celles des gendarmes, comme celles des gardes champêtres, constituent la preuve. Si M. Decrais affirmait demain que la Guadeloupe a émigré en Chine, tout le monde le croirait, même les habitants de la Guadeloupe. Et qui diable sait si M. Decrais ne le croirait pas lui-même ?…

Le fonctionnarisme colonial est donc bien tranquille. Il sait que le capitonnage des mers boit le son, qu’il amortit les clameurs et qu’il éteint les hurlements au point de les changer en murmures de contrition. Les autoritaires peuvent accomplir d’héroïques chevauchées à travers les foules. Les rapaces peuvent assaillir le budget et dévaliser les passants. Les hystériques et les criminels peuvent se vautrer dans leur infamie. Nous ne voyons pas et nous n’entendons pas.

Les quelques autres — ceux qui ne sont ni des autoritaires, ni des rapaces, ni des hystériques, ni des criminels, et nous ne parlerons pas des bons, des honnêtes, des apôtres — peuvent subir patiemment ou impatiemment leur peine en attendant l’âge de la retraite. Quand ils auront fait assez de sottises dans une colonie, on les enverra se délasser dans une autre avec de l’avancement, afin qu’ils y recommencent les mêmes sottises dans un cadre nouveau, afin qu’ils traînent sous des climats divers les mêmes idées falotes, qui n’ont pas varié depuis le jour mémorable où ils se découvrirent d’indéniables aptitudes à la solde coloniale. Qu’ils signent des rapports et songent au salut de leur âme ! Qu’ils protègent la sainte Église et soignent l’avancement de leurs commis et adjoints vertueux ! Nous sommes un peuple de démocrates. Nous ne voulons pas les priver d’une retraite si bien gagnée.

Le voudrions-nous que nous ne le pourrions pas. Rien, chez nous, ne prévaudra jamais contre le romantique, et grand, et fulgurant amour de la Patrie qui nimbe — effet des lointains ! — le front anémique des pauvres coloniaux, porte-drapeaux invaincus de notre civilisation médiévale à travers les fièvres, les tigres et les serpents d’airain.

Et puis, chez nous, quand on va plus loin que Marseille on est toujours un héros.

J. Erboville