La Colonie française de Buenos-Ayres

La Colonie française de Buenos-Ayres
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 879-907).
LA
COLONIE FRANCAISE
DE BUENOS-AYRES

« Le Français ne sait pas émigrer et n’est pas colonisateur : » c’est là un des axiomes de la science sociale aujourd’hui les moins discutés, accepté qu’il est par ceux même qu’il devrait blesser le plus. De toutes les vérités que l’on se dit à soi-même, à la manière de Brid’oison, il ne saurait y en avoir pour un peuple de plus humiliante ; il n’en serait pas, si elle était justifiée, qui fît moins d’honneur à notre race, qui condamnât plus sûrement la démocratie française an néant. L’expansion au dehors, le besoin d’élargir l’aire de son action, ne sont-ils pas des nécessités de son existence ? Elle serait destinée à périr si elle se laissait enfermer dans les limites étroites de la vie de France, où toute aspiration devient empiétement, où les ambitions les plus justifiées ont toujours chance de troubler l’ordre social, où le royaume des élus est limité et partant défendu.

Si la France du XIXe siècle avait réellement renoncé à répandre au dehors, avec ses ambitions, ses qualités de race, elle trahirait les plus sûres traditions de son histoire, qui relient les Gaulois demi-barbares aux légions des croisades, cette grande émigration du moyen âge, aux soldats de Guillaume le Conquérant, ces colonisateurs sans rivaux, aux colons de la Louisiane et du Canada, restés Français après un siècle d’abandon, et enfin aux conquérans de l’Algérie et aux aventuriers de la Californie, dont l’œuvre n’a pas été stérile. Il est vrai que la France a perdu ses plus belles colonies. Elle a vu la Louisiane et la Floride, le Canada et l’Ile de France sortir de son patrimoine ; mais ses revers même semblent n’avoir eu d’autre résultat que de démontrer la vitalité posthume de ses créations coloniales. Au reste, ne sommes-nous pas un peu prompts à vanter à nos dépens nos voisins tout aussi éprouvés ? L’Angleterre n’a-t-elle pas vu l’indépendance des États-Unis se constituer sur les ruines de son empire colonial ? La perte prochaine du Canada et de l’Australie n’est-elle pas prévue par ses hommes d’état ? Les Portugais n’ont-ils pas perdu le Brésil, les Espagnols leurs immenses possessions d’Amérique ? Sommes-nous donc les seuls à avoir créé des colonies pour n’en tirer d’autre honneur que celui de leur avoir infusé notre sang et appris notre langue ? Parmi les grands états européens, nous n’en connaissons guère qui n’aient rien perdu de leur empire colonial que ceux qui ont encore à le créer, — comme l’Allemagne et l’Italie.

La légende qui condamne à l’avance toute entreprise française au dehors n’a pas seulement l’inconvénient d’être fausse ; elle est décourageante. C’est à elle que l’on doit le lent développement de nos établissemens à l’étranger. Mais c’est elle surtout qui engendre ce dédain altier avec lequel, en France, on traite, sans exception et de parti-pris, tous ceux des nôtres qui ont la témérité de tenter au dehors quelque création, dédain qui va de pair avec l’admiration que nous inspirent ces coureurs d’inconnu s’ils appartiennent à une nation voisine.

Aussi Belges, Suisses, Italiens, Anglais et Allemands, lorsqu’ils se lancent dans cette aventure aujourd’hui pourtant bien bourgeoise de l’émigration, tout aussi ordinaire que le choix d’une carrière, rencontrent-ils l’appui de tous ceux qui les ont précédés et les vœux de ceux qui restent ; le Français qui passe la mer n’est plus qu’un déclassé. Qu’il soit jeune ou vieux, qu’ayant manqué sa vie, il cherche à la recommencer dans un pays nouveau, ou qu’il en soit encore à chercher sa première voie, le jour où il part, il se déclasse et se diminue. Mais ce qui est plus étrange encore, le jour où il arrive au milieu même de Français qui l’ont précédé dans le pays qu’il a choisi, il sent qu’il a fait, en venant les rejoindre, le sacrifice de la considération à laquelle il croyait avoir droit ; s’il se présente devant son consul, il est accueilli par ce fonctionnaire avec cette froideur soupçonneuse qui jauge un déclassé de plus venant grossir les rangs des enfans perdus de la patrie ; il apprend là que c’est un quasi-délit que d’avoir voulu s’arracher à la médiocrité d’une vie toute tracée, et de s’être imposé la tâche laborieuse de chercher au dehors un succès dont la patrie qu’il a quittée partagera avec lui le profit. Ce serait cependant un travail assez consolant et plein de surprises que de relever sur une carte tous les points du globe où des Français se sont groupés et de dresser un état sommaire des résultats qu’ils y ont obtenus, des capitaux qu’ils ont créés, de ceux qu’ils ont répandus dans leur pays d’origine en attirant là où ils s’étaient établis des produits industriels et les navires français.

Sans vouloir tenter aujourd’hui ce travail, nous voudrions essayer de détourner un peu de l’attention de ceux qui s’intéressent aux progrès de la France à l’étranger, sur un pays qu’il ne s’agit de conquérir ni de civiliser, mais dès longtemps acquis à nos idées françaises, à leur influence, vivant de notre vie, partageant nos goûts, pratiquant nos mœurs, oubliant ses origines espagnoles pour rechercher surtout l’écho de tout ce qui se dit ou s’écrit en France, d’un pays en même temps où s’est formée depuis plus d’un demi-siècle et développée depuis trente ans une colonie, quelque chose de plus qu’un groupe en pays étranger, une véritable réduction de la société française démocratique, ayant ses journaux, ses assemblées, ses lettres, ses écrivains, ses artisans, ses propriétaires, ses théâtres, ses lieux de réunion, ses luttes simili-politiques, ses maisons d’enseignement, de refuge, d’asile ou de secours, puissante par son union, par ses habitudes laborieuses, son esprit industrieux et économe, utile à la mère patrie, dont elle fait aimer le nom, connaître les productions, dont elle attire, occupe et multiplie les capitaux, sans demander en retour que l’on sache même qu’elle existe, qu’elle est grande et qu’elle est prospère, heureuse seulement si elle entend dire qu’elle peut servir de modèle à toutes les créations de ce genre.


I

Ceux qui ont habité l’étranger savent combien est vivace chez les Français du dehors le culte de la patrie. Pour eux, ce sentiment résume et embrasse toutes les affections de famille, tous les souvenirs du jeune âge restés vivans au fond du cœur sous leur forme primitive, avec toute la fraîcheur qu’ils avaient au jour du départ. Aussi sont-ils toujours arrivés de la veille et disposés à repartir dans un avenir prochain qu’ils indiquent à l’avance, que leur désir rapproche, et que le succès aussi bien que les revers éloignent aussi facilement. Ils passent ainsi dix ans, vingt ans, une existence entière, travaillant toujours, laborieux, économes, honnêtes, scrupuleux, souvent plus qu’ils ne le seraient dans leur milieu d’origine, soucieux qu’ils sont de la considération des étrangers pour le groupe auquel ils appartiennent, sévères pour ceux qui tombent et font rejaillir sur leurs compagnons d’émigration les éclaboussures de leurs fautes ; Succès ou revers, le Français rapporte tout à la mère patrie : il se sent oublié par les siens, et cet oubli même double le désir de rentrer triomphalement. Les étreintes de l’adversité sont plus cruelles pour lui, parce qu’elle lui ferme le chemin du retour et que, par elle, l’émigration voulue devient exil forcé, qu’elle l’oblige à renoncer à quelque chose de plus précieux que les biens qu’il a perdus, à celui qu’il convoite avec passion, à cette douce et profonde émotion que donne, après une longue absence, le premier contact avec le sol de la patrie.

Les cent mille Français qui forment aujourd’hui ce que l’on appelle la colonie française de La Plata ne diffèrent en rien des autres groupes, moins nombreux, répandus dans les diverses contrées du globe. A quelque classe sociale qu’ils appartiennent, quelle que soit la province de leur origine, leur éducation, ils pensent tous de cette manière. Ils conservent le culte des usages nationaux, se passionnent pour ce qui agite, élève ou compromet la patrie, savent qu’ils sont oubliés d’elle, et font, dans leur éloignement et leur obscurité, des efforts constans pour attirer d’elle un regard. Tous les ans, les statistiques des douanes leur apportent, en manière de consolation, les résultats de l’année écoulée. Elles constatent que la France a exporté pour cette région des rives de La Plata, dont elle ne perçoit que dans un lointain nébuleux la situation, géographique, les mœurs et le climat, une somme de produits manufacturés qui se rapproche de 100 millions de francs et qu’elle a reçu de ces pays qu’elle croit à peine nés à la civilisation une somme à peu près égale de produits bruts destinés à son industrie, à ses filatures et à ses tanneries.

Le lecteur qui aime les chiffres tout groupés et alignés en beaux bataillons regarde défiler ceux-là avec étonnement ; peut-être y arrête-t-il un instant sa pensée. Qu’il se dise alors que si tous ces produits arrivent en France, où les apportent des vapeurs français, si d’autres, pour une somme égale, s’exportent par les mêmes voies, c’est parce que des Français expatriés ont créé là ces relations, fait connaître ces produits de notre industrie, en ont répandu le goût, en ont, par leur activité patriotique, imposé l’usage. S’il pousse son examen plus loin, s’il se rend compte de la nomenclature des articles exportés, il verra que pas une branche d’industrie ne reste en dehors de ce mouvement et qu’aussi bien l’art et la littérature que les objets les plus vulgaires y tiennent une grande place. Si ses regards pouvaient pénétrer plus loin encore, il verrait à l’œuvre, au milieu d’une société très raffinée et très instruite, des hommes d’étude sortis de toutes les écoles de France, rendant au loin ce service de propager les idées, les inventions, la langue et la science françaises : ingénieurs dans les grandes constructions et l’a direction de travaux publics de communication, de viabilité, de ports, de mines, d’assainissement des villes ; savans et professeurs dans les collèges et écoles supérieures ; médecins et avocats dans les services privés que leur profession est appelée à rendre ; industriels dans la création et le développement d’usines dont ils demandent en France les directeurs, les contremaîtres, les machines et les modèles ; éleveurs au milieu de leurs immenses domaines, où il y a toujours une place, du travail et le moyen de réussir pour tout Français qui s’y présente.

Ce groupe militant qui possède l’ambition, commune à tous les hommes, de réussir et de s’élever au-dessus de ses concurrens, en a une autre, spéciale à ceux qui luttent loin de la patrie : ils veulent que quelque chose de leurs œuvres soit constaté là-bas, dans ce coin reculé où leurs souvenirs convergent ; ils rêvent que l’on en parle chez eux. Aussi, lorsqu’un député, dans une phrase incidente, à propos de l’expédition du Tonkin, déclare à la tribune du parlement que notre plus belle colonie est la colonie française de La Plata, il circule parmi ces laborieux expatriés un souffle d’orgueil, cette satisfaction glorieuse qu’éprouve le régiment cité à l’ordre du jour.

Après quarante ans de silence, c’était la première fois, depuis les débats de 1840, soulevés à propos du blocus de Buenos-Ayres par la flotte française, que le parlement s’occupait de cette colonie unique ; et cependant, en remontant aux origines de son histoire contemporaine, on trouve une heure où le pays où elle s’est créée a pu croire qu’il allait devenir français, alors qu’un officier français, moins célèbre que Lafayette et Rochambeau, et tout aussi digne de la même renommée, présidait à l’éclosion de son indépendance et prenait en mains la direction militaire de sa résistance aux Anglais, qui devait amener l’expulsion des Espagnols.

Nous ne voulons pas tenter ici la longue histoire de l’indépendance des états de La Plata, ce serait la faire que de conter, par le menu, celle du comte de Liniers de 1806 à 1810, mais une notice sur la colonie française de La Plata serait incomplète s’il n’y tenait la première place. Né à Niort en 1737, le comte Jacques de Liniers avait pris du service en Espagne comme officier de marine et participé aux expéditions d’Algérie de 1775 à 1784. Conservant son rang dans l’armée espagnole, il fut chargé, en 1700, d’un commandement dans les Missions, qui, depuis l’expulsion des jésuites, en 1767, dépendaient des états de La Plata érigés, en 1776, en vice-royauté, avec Buenos-Ayres, déjà peuplée de 45,000 habitans, comme capitale. En 1806, Liniers, revenu des Missions, commandait le port de l’Enseñada, le plus voisin de la capitale, quand, le 27 juin, une armée anglaise, détachée du cap de Bonne-Espérance, s’emparait en quelques heures de la ville de Buenos-Ayres. Le vice-roi espagnol Sobremonte disparaissait, les Espagnols résidens acceptaient cette défaite ; seuls, les créoles, fils d’Espagnols nés dans la colonie, chez qui germaient déjà les idées d’autonomie, étaient disposés à recommencer la lutte, confondant Anglais et Espagnols dans leur haine de l’étranger. De tous les officiers au service de l’Espagne, Liniers seul était resté à son poste ; d’accord avec les patriotes de Buenos-Ayres, il s’embarqua pour Montevideo, y réunit six cents hommes, pendant que les patriotes se préparaient de leur côté, et put, après quelques jours, revenir, débarquer, grouper deux mille hommes autour de sa troupe, les armer, donner la main aux forces urbaines, faire le siège du fort, où les Anglais s’étaient réfugiés après plusieurs engagemens peu heureux, et rendre la ville à ses habitans.

Brillante improvisation historique de cet officier de fortune, à laquelle rien ne manque des qualités de la race française, dit un historien argentin : la vivacité, l’audace, la confiance en soi, l’intrépidité dans le danger, la générosité dans la victoire et le désir immédiat, au milieu de son triomphe, de faire tourner sa propre gloire d’un jour au bénéfice de sa patrie ! C’est ce désir qui perdra Liniers ; nous ne pouvons que lui pardonner. Ce crime, si c’en est un, ne méritait pas l’éclatante ingratitude des créoles, qu’il avait éclairés sur leur propre valeur et dont il avait dirigé les armes ; il se réduisait, en somme, à vouloir faire des compatriotes de ses compagnons d’armes, à leur donner sa propre patrie après leur avoir révélé les enthousiasmes du patriotisme.

Les événemens semblaient lui suggérer cette idée de l’annexion de la vice-royauté de La Plata à la nation française ; les créoles, en effet, vaincus la veille, victorieux le lendemain, imposant des conditions aux Anglais, étaient résolus à faire bon marché des autorités espagnoles, qui n’avaient su ni empêcher l’entrée de l’ennemi, ni préparer son expulsion. Au mépris des lois coloniales, ils firent par acclamation un vice-roi de leur général victorieux, du chef de cette entreprise heureuse, qui n’était ni Espagnol ni Anglais.

Cette élection, la première d’un magistrat de cette importance, faite sans droit, dans un pays de l’Amérique espagnole, par les créoles réunis dans le cabildo, ouvert à tous les citoyens, était le premier acte de la révolution ; elle consacrait la rupture des liens de famille entre la colonie et la métropole. L’audience royale, assemblée majestueuse des plus hauts magistrats coloniaux, envoyés par l’Espagne pour contre-balancer l’omnipotence des vice-rois, n’y résista pas ; elle accepta cette violation par le peuple du principe monarchique, cet effondrement de toutes les lois coloniales, dont elle avait le dépôt. Le roi d’Espagne, contraint et forcé, fit comme elle, confirma la déchéance de Sobremonte, l’élévation de Liniers, d’un Français, à la première magistrature d’une colonie d’où les lois des Indes, cependant, excluaient tous les étrangers.

Une nouvelle épreuve ne tarda pas à démontrer que ce choix était heureux. Liniers fut appelé de nouveau, en 1807, à sauver le pays d’une seconde invasion anglaise, forte cette fois de vingt mille hommes. En cette aventure périlleuse, ce fut sur lui seul et sur les nouveaux patriotes qui l’entouraient que reposa, comme en 1806, toute la responsabilité du gouvernement que l’Espagne laissait échapper.

Dans tout l’éclat de cette destinée qui le faisait présider à l’aurore de l’indépendance sud-américaine, initiateur et premier soldat de cette révolution, investi du pouvoir par l’autorité populaire, lui Français, dans un pays que l’Angleterre convoitait et attaquait sans pouvoir le conquérir, que l’Espagne était impuissante à défendre et à garder, et qui semblait ainsi n’être à personne, Liniers, imbu qu’il était d’idées monarchiques et hiérarchiques, ne songea pas qu’il pouvait être le premier citoyen d’une république indépendante et rendit compte, naturellement, des événemens auxquels il avait présidé, à l’empereur Napoléon, lui faisant hommage de la suzeraineté sur ces contrées. Il lui adressa le comte de Vaudreuil, son gendre, émigré français résidant avec lui à Buenos-Ayres. L’Espagne était alors l’alliée de la France, Napoléon ne crut pas devoir accueillir ces projets ; mais il n’oublia ni cet ambassadeur, ni ce vice-roi qui régnait pour lui et le traitait de loin en suzerain. Deux ans après, au lendemain de l’abdication de Charles IV, il décida l’envoi à La Plata d’un émissaire chargé d’instructions pour Liniers et d’un convoi d’armes, projet qui resta sans exécution. L’idée fut reprise. Le futur amiral Jurien de La Gravière, qui avait connu Liniers à Buenos-Ayres, à la fin du XVIIIe siècle, lors de l’arrivée de celui-ci, fut destiné à devenir le conquérant de ces immenses régions par le ministre de la marine Decrès, qui lui alloua cinq cents fusils et vingt-cinq hommes : subside dérisoire si l’on se rappelle l’échec des vingt mille Anglais, et qui n’aurait pu aider qu’une conquête pacifique, une prise de possession d’un domaine déjà féodalement rattaché à l’empire. Cette expédition ne partit pas plus que les précédentes ; l’empereur, hanté par ce rêve ambitieux de conquête, mais le réduisant peu à peu aux proportions d’une simple velléité, confia une mission d’encouragement à M. de Sassenasr qui lui aussi avait résidé quelque temps à La Plata, et qui n’arriva même pas à Buenos-Ayres ; la suspicion où le mit sa mission, ébruitée avant qu’il y parvint, l’arrêta à Montevideo.

Les citoyens de la république Argentine, aujourd’hui constituée, peuvent, aussi bien que nous Français, envisager de sang-froid dans le lointain vague de l’histoire ces tentatives platoniques de conquête. Les armées de Napoléon victorieux, s’il avait eu le loisir de les employer à cet objet, eussent échoué contre la résistance des créoles, peu disposés à changer de maîtres, déjà résolus à n’en pas avoir, avides d’indépendance politique après s’être soulevés, en réalité, pour échapper à l’exploitation commerciale de la métropole. Déjà initiés aux idées de la révolution française, que l’Amérique avait accueillies la première, ils n’avaient rien à prendre des principes que la France impériale leur avait substitués.

Liniers fut victime de son zèle patriotique. L’armée créole oublia qu’il avait improvisé le prologue du grand drame de l’indépendance, qu’il avait révélé l’existence de forces capables d’entrer en lutte avec une armée anglaise et, à plus forte raison, avec l’armée d’Espagne. Une émeute le destitua, lui opposa un vice-roi nommé par elle, lui arracha Montevideo et Buenos-Ayres, le forçant à chercher dans l’intérieur un centre de résistance. Il le trouva à Cordoba, tint en échec ses ennemis jusqu’au jour où, en 1810, déclaré traître à la métropole, et, par une contradiction étrange, traître à la révolution, allié des Français, usurpateurs de l’Espagne, il fut enveloppé et pris avec six de ses compagnons par l’armée créole, par ceux qu’il avait, le premier, groupés et conduits à la victoire. Fusillé dans un lieu sans nom, en pleine pampa, sur les rives désertes d’un ruisseau ignoré, où aucun souvenir n’a été conservé de cette triste fin d’un homme vaillant, il est en même temps que le premier des héros de l’indépendance le premier sacrifié par les patriotes, et commence cette série lugubre qui se continuera par l’exil de San-Martin et de Rivadavia.

Quant à la France, si elle peut regretter ce martyr d’un rêve colonial irréalisable, elle peut affirmer qu’elle n’a rien perdu dans l’écroulement de ses espérances. L’histoire de ce siècle s’est chargée de démontrer que l’annexion rêvée par Liniers n’aurait pas eu de lendemain et se serait écroulée d’elle-même avec la dynastie napoléonienne. Il n’en serait resté, après quelques années passées sans profit sous une loi commune, que le souvenir d’une humiliation ; les créoles en eussent gardé quelque rancune ; peut-être après un demi-siècle n’eût-on pas pu prononcer le nom de France dans ce pays après qu’il se serait dérobé à une domination importune. Aujourd’hui encore le nom de Liniers n’a recouvré aucun prestige ; lui, le grand initiateur, il est victime de ce sentiment très local qui consiste à nier toute influence possible d’un étranger dans les grandes journées de la patrie. Il en coûte de lui devoir quelque chose, et le mot si finement ironique de Tocqueville est toujours vrai : « Jamais un Américain ne consentira à avouer que l’Amérique n’a pas été découverte par un Américain. » Ce sentiment, poussé à l’extrême, a séparé les fils créoles de leurs pères espagnols, a mis l’idée de patrie au-dessus de celle de famille, détachant avec violence du tronc de la famille européenne un rameau pour lui donner, dans un sol nouveau, des racines et une sève indépendantes ; il s’est conservé assez vivace pour empêcher d’accorder à un étranger d’au-delà les mers et d’au-delà les Pyrénées la grande part qui lui appartient dans l’œuvre commune de la création d’une nation.

Si l’œuvre de Liniers fut méconnue de ceux à qui elle profitait, son entreprise d’annexion ne fut pas moins dédaignée en France, et l’Angleterre fut la seule à profiter avec une remarquable habileté de ses propres échecs. Venue en conquérante, battue, expulsée du territoire avec ses armées, elle ne garda aucune rancune de sa défaite. Laissant jouir au contraire les créoles de leur triomphe, exploitant au profit de son commerce ce sentiment très humain du bienfaiteur qui se passionne pour celui qu’il a sauvé, du vainqueur qui n’éprouve que des joies à revoir celui qu’il a battu, elle s’implanta dans la colonie en courtier de commerce, peu soucieux de sa dignité, que les rebuffades ne découragent pas. Les Anglais avaient mis à profit les quelques jours de leur occupation pour étudier ce marché nouveau que leurs armes avaient ouvert à leurs marchands ; pendant que les Français qui avaient eu le loisir de l’exploiter, à l’heure où le prestige de Liniers était intact, ne virent ce pays et ces événemens que par les yeux de cet officier de marine de la monarchie, étranger à toutes connaissances commerciales, et croyant avoir rempli toute sa mission quand il avait choisi entre ses supérieurs hiérarchiques celui qui avait vis-à-vis de lui le plus de droits à recevoir de ses mains l’hommage de la suzeraineté.

Aussi, de 1807 à 1825, l’Angleterre, qui aurait dû être odieuse, à ne considérer que ses tentatives de conquête violente, s’implante-t-elle à la faveur des troubles civils au milieu de ce peuple qui cherche à tâtons la loi de sa destinée, qui a rompu avec toutes traditions, qui se découvre des ennemis partout sur les champs de bataille et n’en cherche pas sur le terrain commercial et économique ; elle jette des semences fécondes dans ce sol profondément remué et prépare l’avenir de sa prépondérance, s’emparant seule, sans lutte, de consommateurs que les autres nations productives négligent : en quelques mois, les navires anglais, qui, la veille, ne connaissaient que théoriquement la situation des états de La Plata, à l’abri de leur pavillon vaincu, encombrent la douane et les magasins de la ville de marchandises en telles quantités que la consommation était dès lors pourvue pour dix ans : on se demande ce qu’eussent été les résultats d’une conquête si tels étaient ceux d’une défaite.

La France, au contraire, égarée par des illusions, ne recueille qu’une gloire vaine et sans profit, négligeant absolument les résultats utiles d’une entreprise d’un des siens. Pendant dix ans, après la mort de Liniers, elle ne prend aucun rôle, n’acquiert aucune importance, n’essaie aucun traité de commerce, reconnaît, en 1826, l’indépendance des états hispano-américains, mais ne songera qu’en 1845 à demander le profit de traités que l’Angleterre s’est assurés dès 1825. Et cependant il nous faut garder de cette période un souvenir qui est de ceux qui flattent le plus notre vanité nationale, celui d’un grand service glorieusement rendu et payé de la plus complète ingratitude.


II

Tandis que l’Angleterre poursuivait la recherche d’avantages commerciaux dont la France ne prenait aucun souci, celle-ci, cependant, ne restait pas étrangère aux événemens dont la proclamation de l’indépendance, faite en 1810 à Buenos-Ayres, avait donné le signal et qui allaient se dérouler dans tous les états de l’Amérique espagnole. On sait qu’après la chute de l’empire les survivans de cette grande épopée, représentans du parti patriote, s’éloignèrent de France en grand nombre, fuyant le spectacle humiliant de l’occupation étrangère. Ce fut l’époque la plus brillante peut-être de l’émigration transatlantique ; on vit affluer, dans tous les pays d’outre-mer, ces hommes au cœur fortement trempé par de rudes épreuves, renouant la tradition de la révocation de l’édit de Nantes, que chaque secousse de notre siècle a rajeunie et qui veut que la France se prive, à chaque évolution politique, du concours des forces intelligentes et des hommes d’action des partis vaincus. Les noms français ne sont pas rares dans les armées improvisées pour la lutte contre l’Espagne ; le plus glorieux est Brandzen, général alsacien, qui mourut en héros à la bataille d’Itusaingo.

En 1818, huit ans après la mort de Liniers, l’existence d’une colonie en voie de formation se révèle à Buenos-Ayres par un fait qui ne laisse pas de causer quelque surprise : l’apparition d’un journal en langue française, le premier peut-être qui ait été publié à l’étranger. Au milieu des troubles de la guerre civile, il poursuivait l’œuvre de Liniers, le rattachement des provinces unies de La Plata à la France. Son existence fut courte ; il n’eut que six numéros, du 29 mars au 17 mai ; ses tendances étaient hardies et l’heure sans doute mal choisie pour relever au dehors le drapeau de la France, qui comptait si peu en Europe. Les rédacteurs de l’Indépendant étaient Charles Robert, ancien préfet de la Nièvre, Jean Lagresse, Auguste Dragumette, capitaine au long cours, Narcisse Parchappe, frère du général de l’empire, et Antoine Mercher, ex-aide-de-camp du général Gautier, de l’état-major de Napoléon. Accusés de conspiration contre les Provinces-Unies, ils furent arrêtés, convaincus du crime imputé et condamnés. Robert et Lagresse furent fusillés le 3 avril 1819, leurs compagnons expulsés.

La colonie française était assez nombreuse pour leur faire de brillantes funérailles, présidées par son consul, M. Leloir, et par un savant dont la vie entière se passera dans cette région, M. Bonpland, le compagnon de Humboldt ; mais elle était impuissante à protester contre ces cruautés inattendues sous un régime de liberté. De ce groupe nombreux ne sortira personne jusqu’en 1826 pour reprendre sinon l’œuvre politique, du moins celle de propagande française par la création d’un nouveau journal. Un Français, Jean Laserre, dont le nom est aujourd’hui brillamment porté par son fils, officier supérieur de la marine argentine, sera, pendant plusieurs années, le promoteur de toutes les publications françaises. Il commence, en 1826, par l’Écho français, la série des journaux, qui, au milieu des événemens agités de cette époque, ne disparaîtront que pour reparaître : en 1827, l’Abeille, en 1828, le Censeur ; en 1829, le Spectateur ; et d’autres encore en 1831, 1832, et même en 1840 et 1841, alors que la république est en guerre avec la France et que le blocus de la flotte française, commencé en 1838, n’est suspendu que pour reprendre bientôt et ne se terminer qu’en 1846. Nous en trouvons un autre à une époque agitée, en 1854, rédigé par M. Charles Quentin, hier encore administrateur de l’assistance publique à Paris, qui, ayant pris en main la défense énergique des intérêts étrangers, fut expulsé par Urquiza. Ces nombreuses créations suffiraient à démontrer la tendance des Français à l’étranger à se grouper autour de leur drapeau, à se constituer en véritable famille ; malgré les dissentimens d’opinions, les luttes d’intérêts qu’ils peuvent avoir, ils recherchent en eux-mêmes les élémens sociaux, soucieux de créer à l’étranger la vie en réduction d’une ville de France ; nulle part ils ne se noient au milieu de la société et conservent surtout à la langue maternelle une fidélité qui peut être critiquée et qui n’en est pas moins touchante. Cette fidélité même n’a pas été étrangère à la progression constante de l’influence française à l’étranger et en particulier dans le pays dont nous nous occupons, où elle est si particulièrement remarquable, C’est bien, en effet, par ces colons et pour leurs besoins que les premiers livres français pénètrent à l’étranger, et c’est bien par eux que le grand mouvement des esprits en France qui commence en 1820 se fait connaître.

Après les écarts de la révolution, après le césarisme et l’épreuve nouvelle de la restauration, qui n’avait pas osé porter la main sur les conquêtes entrées dans le domaine de la loi et de la constitution, les oscillations gigantesques du pendule qui marquait la marche quelque peu affolée de la société française trouvaient après 1830 un équilibre momentané dans le juste milieu et l’espérance de quelques années de paix sociale. Les républiques d’Amérique avaient, elles aussi, traversé les heures sanglantes de leurs plus terribles épreuves. Tout entières aux essais inhabiles des constitutions, aux tentatives d’appropriation rapide de toutes les conquêtes de l’esprit philosophique, elles avaient encore à connaître de nouvelles luttes ; elles étaient en pleine guerre civile quand commença à se répandre sur le monde le souffle puissant de la génération de 1830. La France pacifiée, tout entière à l’art, reconquérait brillamment sa grande influence, s’emparait des esprits par sa poésie, par ces drames, par ses romans, par ses brillantes conceptions politiques, par l’écho puissant de sa tribune, par la presse nouvellement organisée, par ses journaux et ses revues, par toutes les productions de l’esprit. Le libéralisme de 1830 offrait aux hommes politiques du nouveau monde une sorte de refuge de la pensée. Il rencontrait le plus grand nombre d’entre eux dans l’exil ou dans la retraite où les reléguaient les violences des partis surmenés par les hommes de lance et de couteau qui avaient supplanté les hommes d’épée. Malgré les difficultés de communication, le grand éloignement que comblaient mal les paquebots à voiles, il n’y eut pas un nom de cette grande génération qui n’eut son heure de popularité à Buenos-Ayres. Malgré Rosas, malgré dix ans de blocus par la flotte française, « ‘est là peut-être où aboutit pendant toute cette brillante période l’écho le plus vibrant de tout ce qui se dit ou s’écrivit en France. L’influence française force le blocus ; la littérature française règne, malgré les prohibitions, malgré ces proclamations et ces décrets étranges qui font plus que réprouver et bannir tout ce qui est français, qui vont jusqu’à destituer du titre de patron de la ville de Buenos-Ayres saint Martin de Tours, et à exécuter ce bizarre décret en grande pompe avec toutes les cérémonies de la dégradation militaire infligée, sur le front de l’armée, à l’effigie du soldat gaulois, malgré ces extravagances enfantines, indignes d’un cacique impuissant, qu’imagine Rosas de faire précéder tous les actes privés et publics, toutes les proclamations, de cette formule grotesque imprimée en lettres rouges : Mueran los salvages unitarios ! Mueran los Franceses asquerosos ! Muera el chancho inmondo Luis Felipe !

Après la chute de Rosas, arrivée le 3 février 1852, à l’heure où le césarisme, s’emparant de la France, impose silence à ses penseurs, à ses écrivains, à ses orateurs, cette action sur ce pays ne sera pas moins active. Les bannis, les découragés trouvent là des chaires offertes pour y reprendre l’enseignement de la jeunesse qui leur est interdit en France. Les sympathies qui entourent ces vaincus sont d’autant plus vives que cette population vient de traverser vingt années des mêmes épreuves. La direction du collège national, l’instruction de ceux dont la destinée sera de présider et de participer à la merveilleuse transformation : de ce pays, est confiée dès la première heure à Amédée Jacques, l’un de ces exilés, qui a laissé derrière lui un traité de philosophie en collaboration avec Jules Simon et Emile Saisset. En même temps, le général Urquiza ouvre, à Parana, un collège semblable, sous la direction d’un Français aussi, M. Larroque, qui, lui, aura avant de mourir la satisfaction de voir exercer toutes les hautes fonctions de l’état, même la présidence de la république, par l’élite des élèves qu’il aura formés. L’université de Buenos-Ayres, les facultés de droit et de médecine, l’école militaire se constituent, peu à peu sur le plan des facultés et des écoles de France ; ce sont les livres d’enseignement français qui sont dans toutes les mains dans leur texte original. Le jour où le premier kilomètre de chemin de fer est décrété et entrepris par le gouvernement pour son compte, la construction en est confiée, et plus tard l’administration, à des Français ; aujourd’hui encore, aussi bien qu’en 1854, cette ligne modèle, qui fut la première entreprise et qui est la plus prospère, a conservé son caractère d’administration française. Constatons cependant que, malgré ces débuts et cet exemple, qui vaut quelque chose, pas une ligne de chemins de fer, dans cette république où il y en a tant et de si prospères, n’a été jusqu’à ce jour entreprise par des capitaux français. La destinée de notre émigration est d’être abandonnée à elle-même, de n’emporter de France que la résolution de profiter des circonstances que l’avenir fera naître, avec la conviction de n’avoir à compter sur aucun aide, aucun concours de la patrie.

La seule région française où cette règle ne soit pas applicable et qui a fourni toujours, depuis 1825, un courant constant d’émigration solidaire, agissant avec ensemble, s’aidant réciproquement et se distinguant par l’usage perpétué d’une langue spéciale, est le pays basque. L’émigration basque de La Plata a une notoriété spéciale ; on croit même qu’elle a toujours constitué sinon le seul, au moins le plus important des élémens de la colonie française. Cela n’est pas exact. S’il est vrai que des villages nombreux ont envoyé dans ces contrées la majeure partie de, leurs habitans, ce pays pauvre s’en est si bien enrichi que cette source d’émigration est à peu près tarie et que l’émigration basque de La Plata ne se recrute plus guère que sur le versant espagnol des Pyrénées. Malgré cet arrêt du courant d’immigration, la population basque garde son importance ; il n’en est pas de plus honorée, il n’en est pas qui mérite plus de l’être si l’on examine ce qu’elle a fait et créé, le degré de richesse où elle est parvenue et les commencemens pénibles qu’elle a eus. Ce n’était certes pas trop de toutes les énergies de cette race, noble entre toutes, pour surmonter les rudes épreuves de la fondation de villages, dont le premier fut le Tandil, créé par elle dans la pampa, à l’époque barbare de 1826, à cent lieues de Buenos-Ayres, dans les replis d’une sierra isolée et de peu d’importance, qui n’avait d’autre raison d’être désignée comme le centre d’une création de ce genre que l’abri qu’elle offrait contre les incursions des Indiens. Ils peuvent avec orgueil regarder le chemin parcouru depuis le jour où pour eux, nouveaux débarqués, tout était surprise et sans doute déception dans ce pays de plaines.

Après cinquante ou quelquefois cent jours de mer, il leur avait fallu entreprendre un nouveau voyage au long cours dans cette pampa si pareille à l’océan. Sur les confins de la ville, au milieu d’une esplanade qui, aujourd’hui encore, après plus d’un demi-siècle, reçoit les mêmes hôtes, étaient rangées les grandes charrettes pampéennes, longues et hautes, perchées sur des roues de 2 mètres, bariolées de couleurs éclatantes, couvertes de toitures solides ; six paires de bœufs sont souvent impuissantes à les tirer d’un mauvais pas ; mais sur la route unie, soutenues par un prodige d’équilibre, elles roulent, quelque chargées qu’elles soient, sans que les bœufs semblent en prendre souci, somnolons au milieu des flots de poussière qu’ils soulèvent. C’était dans ces frégates terrestres qu’il fallait entreprendre ce long voyage ; tout autre moyen de transport était inconnu. La vue du paysage n’était guère pour reposer des rudes secousses que le voyageur avait à supporter ; on n’y distinguait ni arbres ni habitations ; le passage des rivières n’apportait à cette monotonie quelque variété que pour augmenter les périls ; quelquefois il fallait attendre sur la rive du San-Borombon ou du Salado un mois ou deux que les eaux grossies eussent diminué ; on formait un campement et l’on comptait les jours. Il ne fallait guère songer, à cette époque, à chercher un abri en dehors des charrettes mêmes : les habitations, quand on en rencontrait, se réduisaient à d’humbles cabanes, couvertes de chaume, aux murs de boue, ayant une ouverture sans porte. Au loin, longtemps avant d’arriver au but du voyage, ces maisons mêmes ne se montraient plus ; les troupeaux disparaissaient ; on ne voyait plus ces quelques moutons à l’aspect triste, à la laine longue de plusieurs années ; on ne trouvait guère que quelques troupeaux de bœufs que les guerres civiles avaient laissés sans maîtres ou qui avaient échappé aux razzias périodiques des Indiens. Et puis enfin, on ne trouvait plus rien ; l’herbe pampéenne se montrait plus haute et plus rude, agitant au vent ses panaches blancs, au milieu desquels serpentait une route tracée par le pied des chevaux indiens. Un soir cependant, après cent lieues de plaine, on apercevait au loin, à l’horizon, une chaîne de montagnes, découpant en crêtes vives leurs cimes de marbre sur un ciel d’un bleu cru ; il restait à passer quelques ruisseaux aux eaux claires, annonçant la montagne voisine, au fond de roches, emplissant l’air d’un léger bruit de cascades, aux noms étranges, le Gualichù, le Tapalquen, le Chapaleofù, le Tandileofù. Un beau soir, on s’arrêta et on leur dit : C’est ici ! Singulier but pour une si longue expédition ! Pas d’autre abri que ces maisons roulantes qui les ont amenés et dont les conducteurs parlent déjà de lever l’ancre et de repartir ; du bois nulle part, du marbre jaspé et coloré en abondance, le ciel qui semble clément, un sol qui paraît fertile, mais qu’il faudra sans doute défendre.

La première colonie basque se fit là elle-même, ayant à veiller elle-même à sa subsistance et à sa défense ; certaines avancées que firent les Indiens la laissèrent quelque temps hors frontière, elle ne fut jamais violée. Après un demi-siècle, elle est devenue une ville, centre d’une région fertile couverte de troupeaux et de cultures, appartenant à des Basques ou à leurs fils, qui de là se répandant ont fondé plusieurs villes aux environs et rayonné dans toutes les directions. Colons laborieux, aisés, prêts à aider les nouveau-venus, ils soutiennent de loin ceux qui sont restés au pays, réalisent quelquefois le rêve de revoir leurs montagnes, s’y préparent même pour le retour une demeure digne de leur nouvelle fortune, mais n’y retournent guère que pour les quitter de nouveau, revenir à la plaine où les rappellent les souvenirs de toute une vie et les puissantes attaches de la famille qu’ils y ont créée.

iii;

Les Basques furent, parmi les étrangers, les premiers à entreprendre l’élevage du bétail. Plus tard seulement, vers 1845, les Irlandais se firent une spécialité de l’élevage du mouton. Les produits de ces troupeaux n’eurent que peu ou point de valeur jusqu’au jour où des industriels français se préoccupèrent des richesses gaspillées de la pampa. Nous avons décrit ici même[1] l’industrie des saladeros, dont le véritable créateur fut M. Antoine Cambacérès, ingénieur, qui s’était rendu à La Plata sur les conseils de Rivadavia et dont le fils aujourd’hui encore est resté fidèle à cette industrie, presque disparue, qui l’a enrichi en même temps que le pays où son père l’a créée et perfectionnée.

Ce qu’un Français avait réalisé pour le gros bétail, des Français le firent, en 1842, pour la laine absolument dédaignée. Ils payèrent les premières laines et les premières peaux de moutons 0 fr. 05 le kilogramme et en exportèrent la première année quelques ballots. Leur exemple fut suivi, leurs leçons écoutées, les bergeries de Rambouillet fournirent des béliers de choix et la production, augmentant, chaque année, en raison inverse de l’ardeur des partis politiques, atteignit les résultats que l’on peut constater aujourd’hui. Cette laine, que l’on payait alors par faveur 0 fr. 05 le kilogramme, ne se vend jamais moins de 1 franc et jusqu’à 2 sur les lieux mêmes d’élevage ; l’exportation atteint 150 millions de kilogrammes, fournis par 75 millions de moutons d’une valeur ensemble de 375 millions de francs, rendant un produit brut annuel de 225 millions, qui se répartissent entre propriétaires, bergers et travailleurs auxiliaires, laissant aux mains de chacun des profits considérables en comparaison du capital employé et de l’effort fait, grâce à la clémence du ciel, à la fertilité du sol, qui font, de ce pays celui du monde où le bétail s’élève et se multiplie à moins de frais. Il est facile de supputer ce que ces deux industries, dont le premier développement est dû à des Français, ont rapporté à la France. Les registres de notre douane relèvent pour 267 millions de francs d’échanges en 1883 entre les deux pays ; ce ne sont pas moins de 5 milliards pour les trente dernières années. C’est aussi pendant cette période que l’émigration a pris des proportions considérables. Arrêtée jusqu’en 1846 par l’état de guerre auquel mît fin le brillant combat d’Obligado, où la flotte française triomphante, sous le commandement de l’amiral Tréhouart, ne put que rendre une justice mérités aux troupes intrépides qui défendaient la côte du Parana sous les ordres du général Mansilla, détournée encore en 1848 par le mouvement qui entraîne toute l’émigration française vers les mines de Californie, elle commença à se développer après 1852. Chaque année, depuis, a constaté un progrès, et l’on pourrait fournir une longue liste de noms français qui marquent le chemin parcouru des points élevés où la fortune les a placés : combien de domaines de six, dix, douze, vingt lieues carrées entre des mains qui n’ont apporté comme instrument de fortune qu’une modeste bêche, sans savoir toujours très bien la manier ! Un de ceux-là ne possède-t-il pas, en dehors d’autres propriétés considérables et d’énormes troupeaux, un domaine de 200 lieues carrées, 540,000 hectares, sur la côte de l’Atlantique, aux confins de la province de Buenos-Ayres ?

L’industrie pastorale a cet avantage séduisant de produire de gros revenus sans peine ni travail ; le troupeau des pampas, donnant ainsi sa laine, joue le rôle de l’esclave antique travaillant pour son maître, l’enrichissant et lui laissant de précieux loisirs. Nos nationaux semblent cependant n’être entrés qu’avec hésitation dans cette industrie ; ils redoutent les ennuis de cette vie contemplative ; ils partagent le goût inné de notre race pour les relations sociales, quelque banales qu’elles soient, et recherchent les réunions et les longs bavardages. Aussi ont-ils toujours préféré la vie des villes ou des villages où l’on trouve quelqu’un à qui parler, avec qui discuter les questions politiques et sociales. Le plus grand nombre du reste possède un métier, s’il n’est commerçant, et préfère s’en tenir à l’outil connu et ne pas mettre sa patience à l’épreuve de la vie pastorale. En revanche, le nombre est considérable de ceux qui, depuis les premiers colons attirés dans l’Entrerios en 1854 par le général Urquiza, se sont consacrés à l’agriculture ; on peut dire même que ce sont eux qui l’ont implantée dans la pampa et l’ont amenée aux progrès considérables qu’elle a réalisés depuis quelques années. Ceux-là, n’osant, au début, s’éloigner, redoutant l’inconnu de la plaine, avaient commencé par le jardinage à la porte des villes, où, malgré les haies épaisses de cactus et d’aloès infranchissables, les hantaient les légendes d’Indiens armés de lances, ou de gauchos dangereux, cauchemars d’autant plus horribles qu’ils apparaissaient à leur imagination sous les traits épouvantables que leur prêtaient les naïves lithographies aperçues aux vitrines, le long des rues. Bientôt rassurés, ils comprirent que le blé a plus à redouter des sauterelles que des Indiens et apportèrent leur précieuse collaboration à la grande culture aujourd’hui si prospère.

Mais où leur rôle a plus d’importance encore, c’est dans la création des industries qui ont pour objet de transformer les produits de l’agriculture. C’est ainsi qu’ils créèrent la minoterie, représentée par d’importans moulins à vapeur, groupés autour des grandes villes où se tiennent les marchés aux céréales, appartenant presque tous à des Français, aussi bien que les quelques moulins à eau que l’on a pu créer dans la campagne. Quelques essais de distillerie ont été aussi tentés. Mais la création la plus importante dans cet ordre des industries qui demandent à l’agriculture ses matières premières est la brasserie Bieckert, dont les produits se répandent aujourd’hui dans toute l’Amérique du Sud, et qui, fondée il y a vingt ans, a constamment amélioré ses procédés et son outillage, augmenté ses caves et ses constructions ; restée propriété exclusive de son créateur, elle représente aujourd’hui un capital industriel et commercial de plusieurs millions.

Ces grandes créations de l’industrie agricole ne sont pas les seules ; à côté d’elles figurent les fabriques françaises d’huile de lin, d’olives, d’arachide, de colza, les amidonneries, les fabriques de biscuits secs, de beurre, de fromages, de conserves alimentaires, de chocolat, la carrosserie, une grande teinturerie, des fonderies, des ateliers de construction, grandes industries créées presque toutes par l’initiative privée de quelques ouvriers, en dehors de l’aide des capitaux, qui ne sont venus à elles que lorsque leur succès a été consacré. Elles produisaient dans l’ombre lorsque l’exposition locale improvisée en 1876 les révéla ; en 1881, une exposition internationale, dont l’idée et l’exécution furent absolument françaises, consacra leur importance et aida puissamment à leur développement.

Parmi ces exposans combien sont parvenus à la fortune, dont les débuts ont été des tâtonnemens industriels, à qui les premières ressources ont été fournies par les économies prélevées sur leurs salaires, accumulées pendant le stage plus ou moins long qu’il leur a fallu faire dans une industrie qui le plus souvent n’était pas la leur Le capital français n’a pas pris l’habitude d’émigrer, il est de sa nature trop prudent et sait trop qu’il y a dans toute entreprise lointaine une grande proportion d’aventures : c’est affaire aux individus de les courir, le capital ne s’y résigne pas. Ce qu’il ignore le plus, c’est que l’émigrant, celui qui précisément songe à courir ces aventures, n’est jamais le premier venu. C’est toujours un esprit entreprenant et ambitieux, ayant en lui ce ressort principal du succès, l’énergie et la résolution. Émigrer pour rester ouvrier à gages, s’enrégimenter à l’étranger comme on peut le faire dans son pays, à quoi bon ? L’ouvrier, l’artisan, l’homme qui connaît son métier ne songe qu’à devenir patron ; il serait plus juste de dire son patron ; car, dans l’industrie qu’il crée au dehors, le plus souvent avec de minces ressources personnelles, beaucoup d’entrain et d’envie de parvenir, il est généralement, au début, son chef d’atelier, son manœuvre et son apprenti, surtout son apprenti. Il s’aperçoit vite, en effet, que pour être chef d’industrie, il lui faut ajouter aux connaissances qu’il a beaucoup qu’il n’a pas, se mettre à l’école sans maître, à cette école de l’expérience personnelle, des essais et des tâtonnemens où l’amour-propre est toujours en jeu.

C’est là vraiment où s’aiguisent ces qualités d’initiative qui restent à l’état latent chez les artisans formés par l’apprentissage régulier, enfermés dans une spécialité, se laissant aller inconsciemment pendant les années de jeunesse, paresseusement ensuite à la routine d’un métier, où ils n’ont bientôt d’autre valeur personnelle que cette longue habitude de le pratiquer. L’école américaine est tout autre, et c’est là que se forment les hommes d’entreprise qui ont fait à cet adjectif continental une juste célébrité. Le Français américanisé ne reste pas en dehors du mouvement ; il acquiert là les qualités qui font le prix d’un homme disposé à tout, appliquant avec facilité son esprit à tous les essais, son intelligence à toutes les recherches, s’élevant tous les jours un peu au-dessus de lui-même, en étendant le domaine de son ambition et de ses aptitudes.

Ce qui distingue le Français, c’est qu’il est surtout artisan ; le plus grand nombre sait un métier, et le sait bien ; aussi a-t-il créé à l’étranger presque toutes les petites industries, ateliers indépendans, souvent bien modestes, que les circonstances, des hasards imprévus développent dans des directions si différentes du point de départ qu’elles ne sont souvent plus reconnaissables au bout de quelques années. Tel est devenu le chef d’une industrie, dont le plan avait été au début tout autre. Vous êtes surpris, en le voyant au milieu de son atelier, où rien de son industrie ne lui est inconnu, d’apprendre de lui quel était son premier métier ; sans qu’il ait gardé la mémoire des événemens, ce sont eux qui l’ont fait ce qu’il est, le forçant à des études nouvelles, ouvrant son esprit et le conduisant, par des analogies, à apprendre sans maître. Beaucoup, dans cet entraînement, à la remorque de circonstances qui leur imposent des travaux nouveaux, s’égarent dans leurs tâtonnemens, font une dépense d’essais, de recherches souvent peu utiles, ne trouvant pas toujours des livres capables de les renseigner, n’ayant pas sous les yeux de modèles qu’ils puissent consulter : leurs qualités personnelles s’y fortifient, et c’est avec des hommes ainsi trempés dans une atmosphère nouvelle, éprouvés par les efforts individuels, que se constituent ces colonies qui, de près comme de loin, méritent l’attention. Ces hommes, le plus souvent, rendent au pays où ils se sont ainsi formés une justice imprévue, adoptant une formule qui est vraie, quelque paradoxale qu’elle semble à ceux qui n’en ont pas reconnu la justesse par une expérience propre. Ils disent en manière d’axiome : « L’Amérique civilise. » Oui, cela est vrai, elle civilise celui, quel qu’il soit, qui vient lui demander la solution du problème de sa vie ; elle le civilise en ce sens qu’elle développe en lui ses énergies en lui posant elle-même brutalement ce problème, en en dérobant la solution au faible, au timide, à celui qui aime les chemins battus et étroits, et à qui elle n’offre que la plaine sans route, où il faut se guider d’instinct et trouver ses ressources en soi-même.


IV

Est-ce à dire que les capitaux créés, les secours venus du dehors n’auraient pas là leur emploi ? Certes, ils faciliteraient ces tentatives, épargneraient beaucoup de tâtonnemens, permettraient à l’activité humaine de trouver plus vite l’emploi de ses forces et d’une façon plus profitable. L’expérience en est faite ; il reste aux capitaux français à suivre l’exemple que leur ont donné les Anglais, cela va sans dire, mais aussi, depuis longtemps déjà, les Italiens. Dans un pays où le commerce d’importation et d’exportation avec la France seule se chiffre, comme nous l’avons dit, par 267 millions pour l’année 1883, où l’industrie française a créé des usines qui ont suffi en quelques années à rendre inutile l’importation des farines et de leurs dérivés, de la bière, de la carrosserie, des peaux, des vêtemens confectionnés, de la sellerie, de la ganterie, du sucre raffiné, et de bien d’autres articles, jamais une constitution de banque française n’a été tentée. Les capitaux créés par les colons français sont déposés par eux dans les banques anglaises ou italiennes ; la France reste en dehors des opérations considérables d’escompte et de change, comme elle reste en dehors des opérations financières que l’état ou les grandes compagnies réalisent. En quinze ans, la république Argentine a emprunté en Europe, hors de France, plus d’un milliard de francs à des taux variant entre 72 et 90 pour 100 à 6 pour 100 d’intérêt ; ces fonds, aujourd’hui cotés à 110, sont Testés en dehors du marché français, qui, pendant cette période, en a absorbé d’autres plus connus et moins bons.

Notre indifférence n’a pas seulement pour résultat de priver la colonie française de la satisfaction de voir se multiplier les entreprises sous son pavillon national ; le mal est plus grand : il se fait sentir dans l’ordre commercial. A mesure que nos colons développent l’industrie locale, l’importance de notre commerce diminue, et l’on ne niera pas que ce point de vue soit de quelque intérêt pour les producteurs de la mère patrie. Cette diminution profite à d’autres pays d’Europe, qui n’avaient autrefois qu’une importance secondaire. Le nombre des détaillans français, toujours nombreux à l’étranger, diminue lui-même, en même temps que les grandes maisons d’importation, si prospères de 1860 à 1870, disparaissent complètement. Le commerce est passé rapidement des maisons françaises aux mains des Allemands, qui ont continué à importer les produits français jusqu’à ce qu’ils les aient imités et remplacés, pendant que, d’autre part, l’industrie italienne, que jusque-là l’on ne connaissait pas à l’étranger et qui n’avait jamais paru sur aucun marché, se montrait, se développait en quelques années jusqu’à prendre un des premiers rangs.

Tout a marché de pair en Italie : émigration nombreuse, création de lignes de steamers pour la transporter et l’alimenter au dehors de produits nationaux, d’une banque très habilement dirigée dès le début, développement progressif de la consommation des produits de son industrie. Il ne viendra à personne, en Italie, l’idée de combattre l’émigration comme nuisible ; c’est elle, en effet, qui, si active depuis 1865 pour tous les points d’Amérique et spécialement pour La Plata, a donné à l’industrie locale la première impulsion et créé en Italie le commerce d’exportation. Le colon expatrié non-seulement consomme les produits de sa patrie, les recherche, en détermine l’importation, mais encore il en développe la consommation par son exemple, il les impose moins par patriotisme, — une vertu qu’il ne faut guère chercher dans le commerce, — que par habitude ; il les connaît, cela lui suffit pour les faire connaître, et c’est ainsi que les produits français, qui, il y a longtemps, se sont substitués aux produits anglais, imposés qu’ils étaient par le détaillant français, sont aujourd’hui en péril devant la concurrence italienne, agissant de la même manière, et la contrefaçon allemande, produisant à bon marché.

Malgré cet outillage inférieur, il n’en faut pas moins constater que chaque jour a apporté quelque progrès à notre colonie de La Plata. Les lignes de vapeurs qui la relient à tous les grands ports de France se sont développées d’une façon considérable. Il y a bientôt trente ans que les Messageries établissaient la ligne du Brésil et une ligne annexe de Rio-Janeiro à Buenos-Ayres, desservant les grandes républiques riveraines des grands fleuves du Sud par un seul vapeur mensuel de 1,200 tonnes réservé aux passagers, laissant encore aux voiliers le mouvement commercial. C’était là tout ce que produisait une subvention considérable, jusqu’à ce qu’un grand exemple fut donné à cette compagnie subventionnée par d’autres qui ne l’étaient pas. En 1868, pour la première fois, la Société des transports maritimes expédiait directement de Marseille pour Buenos-Ayres ses vapeurs du plus fort tonnage et réussissait si parfaitement dans cette entreprise que les Messageries, en même temps que la compagnie anglaise du Royal-Mail, imitaient cet exemple. Depuis, toutes ces lignes ont doublé le nombre de leurs voyages mensuels, doublé la dimension de leurs steamers ; les chargeurs du Havre ont supprimé leurs voiliers et constitué une puissante compagnie qui prend rang à côté des premières ; ils ont même pris l’initiative de remonter les grands fleuves jusqu’au Rosario, à deux cents lieues de la mer ; là encore, ils ont suivi l’exemple donné depuis vingt ans par un armateur français de Montevideo, M. Ribes, et créé à côté de la sienne une ligne spéciale reliant ce port à ceux de l’Uruguay et du Parana, ouvrant au pavillon français de nouvelles régions.

Ces créations, qui emploient, utilisent et multiplient les capitaux français, ont pour origine et pour cause le développement même de la colonie. Sans les efforts accumulés de ces colons, qui depuis 1825 se sont expatriés successivement, toujours avec le même espoir, souvent déçu, de conquérir un capital et d’en retourner jouir en France, celle-ci n’aurait pas vu son esprit national, ses qualités de race se répandre dans ces régions, sa langue s’y généraliser, les sympathies pour son œuvre dans le monde s’y développer et y conquérir de nouveaux collaborateurs.

Celui qui, pour la première fois, met le pied dans la république Argentine est surpris d’y trouver une grande nation vivant à l’européenne en contact continuel avec la France, où ce que fait, dit et pense Paris y est mieux connu qu’à Paris même ; c’est à peine s’il a de temps à autre l’occasion de parler espagnol, le français lui suffit. Les librairies étalent à leurs vitrines les livres français ; les romans à sensation d’auteurs populaires en France y trouvent mille acheteurs en quelques heures dès qu’ils apparaissent ; les journaux français y arrivent par ballots ; quelques-uns des anciens ont gardé encore leur célébrité, qui date de 1840, et seraient surpris d’y voir leurs lecteurs augmenter dans ce pays éloigné, quand ils diminuent en France même ; certaines revues y comptent un nombre si considérable de lecteurs qu’elles pourraient souhaiter d’en trouver un égal dans les grandes villes de France ; les livres de droit, de médecine, de sciences appliquées, à peine imprimés, y arrivent en nombre envoyés par les éditeurs de Paris, qui savent qu’ils ont là un public avide de toutes les nouveautés, qui veut connaître toutes les théories nouvelles et leurs plus récentes applications. Est-il besoin de parler des modes, des articles de fantaisie et des menus objets que Paris envoie partout et qui là plus qu’ailleurs ont le monopole du marché ? Ce qui est aussi important, c’est de voir se développer le goût du mobilier, dont les progrès en France, si remarquables depuis quinze ans, ont trouvé dans les villes de cette république toutes les portes ouvertes, les grands salons des nouvelles demeures, tous les jours plus somptueuses, préparés pour recevoir toutes les inventions de l’élégance moderne. L’art lui-même, les reproductions des sujets les plus heureux de la sculpture attirent les riches éleveurs, qui, s’ils n’en comprennent pas tous l’utilité pratique, ne se laissent du moins pas arrêter par leurs prix élevés. Toute l’année, deux théâtres, au moins, donnent des représentations en français, et si une troupe italienne ou espagnole occupe les autres, elle y joue les pièces françaises. Deux journaux quotidiens, en langue française, de grand format, s’y répandent à deux mille exemplaires environ chacun : l’un soutient une existence brillante depuis vingt ans, le Courrier de La Plata ; l’autre, depuis cinq ans, l’Union française ; un troisième se publie à Montevideo, la France. Ces journaux suivent une ligne politique à peu près identique ; il n’y a du reste pas place pour deux opinions à l’étranger, dans les colonies françaises. C’est une des particularités faciles à s’expliquer des colonies que les individus qui les composent ont tous à peu près la même tendance d’opinion : l’attachement à la patrie en fait le fond et les rallie au gouvernement établi ; leur esprit, quelque peu remuant, fait le reste et les entraîne légèrement à gauche ; mais les oppositions violentes au gouvernement établi en France n’ont pas d’autorité parmi eux ; les journaux de polémique passionnée qui se publient à Paris sont rejetés, par eux, comme traîtres à la patrie, parce qu’ils la veulent respectée et qu’ils sentent bien que ces critiques souvent frivoles, souvent de mauvaise foi et de parti-pris, ne peuvent que décrier la France à l’étranger et détruire son prestige. Sous l’empire, la colonie, pour ces raisons, était manifestement attachée aux institutions impériales, bien qu’elles ne fussent guère de nature à satisfaire les esprits élevés à l’école américaine. Il est inutile de dire que la république proclamée en 1870 n’a eu nulle part de plus chauds partisans, elle mettait d’accord les opinions et les sentimens. Depuis, la colonie a gardé le respect des institutions républicaines de la France, en a attendu le triomphe au milieu des alternatives des événemens politiques ; quant aux principes démocratiques, elle les avait dès longtemps pratiqués à la mode américaine.

Mieux que personne, les Français de l’étranger se rendent un compte exact de ce que vaut leur pays dans l’esprit des autres peuples : ils ont senti que, depuis 1871, les sympathies qui avaient chaudement embrassé le parti de la France malheureuse et vaincue se sont insensiblement rapprochées de l’Allemagne grandie. Et, cependant, que signifie l’Allemagne pour ce pays latin dont les mœurs, les usages, la langue, n’ont avec elle aucune affinité ? Il ne lit ni ses livres, ni ses journaux, il ne consomme ses produits que sans le savoir, et, seulement, quand ils prennent, sous une contrefaçon déloyale, l’aspect des produits anglais ou français ; s’il reçoit d’elle quelques immigrans, ce sont rarement des maîtres prêts à l’instruire, des collaborateurs disposés à partager ses destinées, ce sont surtout quelques employés de commerce, comptables à lunettes, pratiquant en maîtres supérieurs cette habile tactique d’insinuation, qui unit par une savante installation dans quelque bon poste. Les institutions politiques de la France, la marche de ses idées, l’autorité que prend la doctrine républicaine, c’est là ce qui préoccupe au plus haut point les esprits cultivés que la république Argentine possède en si grand nombre parmi ses nationaux justement fiers de leurs institutions politiques et sociales, qui garantissent si parfaitement la liberté de chacun et dégagent si bien l’individualité. Une chose surprend ces esprits libéraux, c’est de voir la France républicaine tenir en dehors de la direction de ses affaires, à l’heure où elle poursuit la mise en pratique de principes de liberté, dès longtemps proclamés, ceux-là même qui sont considérés à l’étranger comme les chefs et fondateurs de l’école libérale. Ils vivent encore sur les souvenirs du grand mouvement libéral de la France qui eut son aurore en 1830, qui, longtemps arrêté, reprit quelque éclat vers 1863 ; ils ne comprennent pas comment ceux qui avaient été les promoteurs et les apôtres de ce mouvement se montrent rebelles à la nouvelle marche des esprits et se tiennent dans un silence boudeur dont ils ne sortent guère que pour faire à la démocratie des critiques pleines d’aigreur en lui refusant même leurs conseils patriotiques.

Cet intérêt qu’excite la France s’attache aussi à toutes les manifestations de la colonie, à ce qu’elle fait et pense ; on sympathise avec les preuves d’union, de solidarité qu’elle donne fréquemment dans ses fêtes publiques et dans ses œuvres philanthropiques. La colonie en 1832 a fondé sa première œuvre de ce genre, société réduite à quelques membres qui s’est rajeunie chaque année par les services rendus, est parvenue à braver plus de cinquante années de fortunes diverses, à compter plus de trois mille membres, qui créent, entre eux, par leurs souscriptions mensuelles, une véritable assurance mutuelle ; contre la maladie, institution utile qui pourrait être imitée ailleurs, ne coûtant rien à la colonie, fort peu à chacun de ses membres et leur donnant en retour la sécurité du secours nécessaire à l’heure des épreuves qui attendent partout le travailleur. Disons tout de suite que toute société de secours qui ne reposerait pas sur la mutualité n’aurait aucune chance de succès au milieu de ces groupes dont le caractère dominant est la fierté et la passion de l’individualisme. Aussi, à côté de cette société qui domine toutes les autres, dix-huit autres se sont créées et reposent sur le même principe ; elles s’aident souvent entre elles, et les présidens de chacune d’elles, réunis quand il s’agit de débattre une affaire quelconque qui puisse intéresser la communauté, constituent un véritable conseil municipal de la colonie, veillant à ses intérêts, organisant les fêtes qu’elle se donne. Si même, comme en 1880, le fléau périodique de la guerre civile attire sur la ville la calamité publique d’un siège, ce conseil municipal se groupe autour du ministre et du consul de France, s’appuyant sur l’influence de ces fonctionnaires, qui trouvent, en lui, l’aide puissante de l’opinion publique et le concours efficace de toutes les intelligences et de tous les dévoûmens. Chaque société, par son président, apporte alors son contingent, et aucune souffrance, pour cachée qu’elle soit, ne reste ignorée et sans secours. Ceux même à qui tout espoir de relèvement est défendu, qui voient l’heure des infirmités incurables s’approcher et le malheur sans remède prendre possession de leur vie trouvent dans ces groupes une société de rapatriement, qui, à ceux qui voient s’évanouir tout espoir, rend celui du retour et cette suprême consolation de mourir dans la patrie.

Où donc chercher ailleurs une réalisation plus complète de la communauté de pensées, d’aspirations et de vie, une union de sentimens plus admirable ? C’est que toutes ces pensées, toutes ces créations découlent d’un même sentiment patriotique.

Ce sentiment se montre aussi bien dans les manifestations joyeuses que dans les œuvres charitables ; les unes et les autres se donnent, du reste, constamment la main. Au printemps, une fête foraine, organisée sur le modèle de celles de France, tient ses assises aux portes de la ville, elle s’intitule : fête de Saint-Cloud. Créée pour donner des ressources dans un moment difficile à l’hospice de la Société philanthropique, elle s’est perpétuée et est devenue une fondation nécessaire, bien que les 100,000 francs qu’elle produit chaque année ne soient plus indispensables et qu’il faille leur chercher un emploi. Tous les ans, elle attire une foule plus nombreuse ; son produit s’appliquera dorénavant à la création simultanée d’un asile de vieillards, d’un hospice spécial de femmes et d’écoles françaises. Ces œuvres constitueront les derniers élémens d’une véritable commune française créée à l’étranger au milieu d’étrangers. A l’automne, c’est une kermesse, donnée généralement dans un lieu clos, source de revenus pour l’institution la plus sympathique de la colonie, celle de son orphelinat, où s’élèvent jusqu’à leur mariage les orphelines françaises, recevant là l’éducation de famille et préparant des épouses recherchées par les artisans de la colonie. Enfin, au mois de juillet, au milieu de l’hiver, quelquefois contrariée par le mauvais temps, quelquefois embellie par le beau soleil de saison brillant dans une atmosphère claire et fraîche, prend place la fête nationale. C’est une habitude maintenant prise et très populaire dès le premier jour. Tout le monde se mêle à cette fête ; toutes les maisons de commerce françaises, tous les ateliers français ferment ; les rues se pavoisent ; au milieu de cette ville étrangère qui aime les manifestations patriotiques, notre fête nationale passe avec ses fanfares, sa Marseillaise, son cortège de procession civile au milieu de la ville, le bruit de ses réunions, de ses bals, de ses banquets et de ses dîners intimes ; — une vraie fête qui s’impose au milieu d’une ville qui travaille à regret et rêve de s’y mêler. Dans les villages au loin, c’est le même bruit ; il n’en est pas un qui y échappe, parce qu’il n’y a ni une ville ni un village qui n’ait son groupe de Français considérable ; ils ne sont pas 40,000 comme à Buenos-Ayres, 10,000 comme au Rosario, 15,000 comme à Montevideo ; mais ils sont ici 4,000 et là 200, partout assez nombreux pour former une famille et donner à la fête un certain éclat. Dans certains endroits, les discours des banquets seront faits en espagnol par un Français qui s’excusera de ne plus parler avec pureté sa langue ; ailleurs ils se feront en basque, ailleurs encore en patois du Béarn, un peu partout avec un peu d’accent méridional ; mais ils seront partout patriotiques, ce sont là de grandes occasions annuelles de faire battre le cœur des exilés au nom sonore de la patrie et de leur faire sentir à tous qu’ils n’ont pas perdu l’esprit de retour.

Au reste, il n’est pas un Français qui ne songe toujours à cette heure du départ, à l’heure plus désirée du retour. Ce peuple, qui croit qu’il n’est pas colonisateur sur la foi des affirmations, se suppose toujours provisoirement et de passage à l’étranger ; il n’y construit que rarement une maison, n’y achète guère de meubles durables ; à quoi bon ? c’est provisoire. Il accepte le provisoire du bois blanc, de la chaise boiteuse ; à quoi bon faire les frais d’une réparation dans ce provisoire ? Il n’y a pas de peuple qui soit plus dominé par cette pensée, et il n’y en a pas qui se fixe d’une façon plus définitive à l’étranger ; il n’en est pas dont les fils deviennent plus complètement étrangers et continuent moins les idées paternelles.

C’est là un des côtés imprévus de ces caractères ; les pères et les fils sont unis par un sentiment puissant et héréditaire d’amour pour la patrie, mais pour une patrie différente. Est-ce spécial aux colons de La Plata ? Non. C’est ainsi partout. Pareille chose s’est produite dans les colonies même créées par des Français, comme le Canada, qui a cessé d’être français sans que les colons aient abandonné leur patrie d’adoption, soumise à une loi nouvelle. Cela tient sans doute à ce que le Français qui a fait un violent effort, contraire à sa nature, pour s’expatrier, transmet à ses enfans, sur la terre étrangère, son goût pour le pays qui les a vus naître. Cela tient aussi à ce que cet effort qu’il a fait une fois, il ne se sent pas le courage de le tenter de nouveau. Après s’être expatrié, il sent que retourner dans la patrie depuis longtemps abandonnée, c’est s’expatrier de nouveau, que c’est rentrer trop vieux dans des souvenirs trop jeunes, au milieu d’amis qui vous ont oubliés et qui ont pris la longue habitude de vivre sans vous pendant que vous preniez celle de penser autrement qu’eux. S’il tente cette épreuve, Il ne la mène pas souvent jusqu’au bout ; il fuit devant les déceptions et retourne là-bas, où l’on pense comme lui, où il peut échanger les lieux-communs qui lui sont chers, sans se mettre en frais d’entendement ni d’invention, où il retrouve ses mœurs et des gens qui le saluent dans la rue. Il se console en leur racontant que, dans son pays, il se faisait l’effet d’un personnage muet contemplant une photographie où semblaient s’agiter des gens qu’il croyait reconnaître, dans un paysage déjà vu, mais au travers d’un nuage, d’une couleur de convention qu’il ne pouvait dégager, et que, fatigué, il est revenu au milieu de ceux avec qui il sait vivre. Alors il reste, cette fois pour toujours, entouré de ses fils, qui le voient avec joie rapprocher ses affections des leurs.

Ceux qui croient que les enfans nés à l’étranger aiment naturellement la patrie de leur père se trompent étrangement ; c’est là une fiction de la loi française, rien de plus. L’homme choisit sa patrie comme il choisit toutes ses affections ; il n’y a pas là de voix du sang. La patrie des ancêtres est moins une mère qu’une tante respectée ; la vraie, c’est celle où le cœur et l’esprit se sont formés, au milieu de cœurs battant à l’unisson, au milieu d’esprits subissant, à la même heure, au même lieu, les premières impressions : cette heure-là commence à sept ans et se prolonge jusqu’à vingt. C’est vers le pays où il a vécu ces heures-là que l’homme ramènera ses affections patriotiques ou le sentiment inconscient qui, chez beaucoup de gens, en tient lieu. Nous n’en devons pas moins compter comme des nôtres, tout au moins comme des neveux aimés et ingrats, les fils de Français qui tiennent, dans le pays dont nous nous occupons, les premières places ; leurs qualités de race les rapprochent de nous, et nous pouvons constater avec quelque fierté que ces qualités-là sont partout un sérieux élément de succès : beaucoup s’élèvent souvent au-dessus de la condition de leur père, qui leur a rendu la tâche plus facile qu’il ne l’a elle lui-même au milieu des difficultés de la transplantation ; nous en trouvons partout dans les fonctions les plus élevées de la politique, dans les assemblées législatives, dans la magistrature, le barreau, la médecine et toutes les sciences appliquées.

Ceux-là n’ont qu’un tort à nos yeux, c’est d’ignorer le principe français qui rattache le fils né à l’étranger à la patrie du père, et nous ne pouvons nous dissimuler ce que ce détachement général des fils de Français de la patrie de leur père a de grave. Est-ce donc un fait social ignoré que le Français veut être administré ? Même le plus américanisé de tous aime sentir à ses côtés l’ange tutélaire de l’administration : il le veut invisible et présent, il lui rappelle la patrie. Les consuls, qui sans doute comprennent cela, quand ils parlent de leurs compatriotes, disent volontiers : « Mes administrés. » Croira-t-on que cette qualification en contradiction absolue avec le caractère des consuls choque ceux à qui elle s’adresse ? Pas le moins du monde ; et même dans leur langage de convention ils baptisent en bloc ministre résident, consul, officiers de la station, de ce titre générique : « les autorités. » Cela ne déplaît ni aux uns ni aux autres, mais cela ne constitue pas un lien administratif suffisant.

Si cet attachement puissant des fils de Français au pays étranger qui les a vus naître a cet avantage théorique de démontrer à l’excès que les Français sont les meilleurs des colons, même de trop bons colonisateurs, il démontre d’une façon aussi certaine que nos entreprises individuelles, isolées, de colonisation font payer cher à la mère patrie l’abandon où elle les laisse. La loi française a beau être la plus vigilante, la plus soucieuse du sort de ses enfans, ses principes ont beau être très énergiquement accentués, elle a beau retenir au passage le fils de Français qui veut échapper aux étreintes de sa maternité, elle est, dans la pratique, impuissante à les retenir. Ce résultat, contraire aux principes, découle du manque de prévoyance et d’organisation administrative et de surveillance administrative des intérêts français en pays étranger. Les colonies ont beau raisonner, discuter, prendre l’initiative de groupemens, d’associations, emplir leurs journaux spéciaux de brillans aperçus sur toutes les questions qui les intéressent autant que la mère patrie, tenter des efforts de tous genres, aucun écho ne parvient là où il devrait résonner. Le seul lien sérieux qui existe est celui du service militaire imposé au fils de Français né et résidant à l’étranger, sans considération aucune pour le surcroît de charge qu’on lui inflige ainsi ; aussi l’évite-t-il et se détache définitivement. N’est-il pas étranger déjà depuis sa naissance, puisque le plus souvent il n’a pas d’état civil français et n’en peut pas avoir ? Le consul, qui devrait être le vrai maire de la colonie, peut-il remplir cette charge importante de tenir registre des naissances et décès survenus dans la colonie ? Dans un pays comme la république Argentine, grand comme l’Europe ; un seul consul résidant à Buenos-Ayres, à une des extrémités, est le seul autorisé à recevoir ces déclarations : quand il serait facile de multiplier les agens consulaires, de leur confier ces attributions qui appartiennent à de simples adjoints dans le dernier des villages de France. L’on rattacherait ainsi à la patrie beaucoup d’enfans qui se croient abandonnés par elle, parce qu’ils ne possèdent pas cet acte de naissance français et croient de bonne foi que c’est lui et non la loi qui doit leur conférer leur titre, leurs devoirs et leurs obligations ; ils ne voient pas l’acte de leur légitimation et se considèrent comme en dehors de la famille française. Ce n’est pas l’administration de la guerre avec son livret qui renouera ces liens que l’administration civile a dénoués.

Il faut pour des situations différentes des lois distinctes ; il ne faut pas que la loi demande l’impossible, sinon elle est violée et tout le monde y perd quelque chose. L’émigration est un élément trop nécessaire, un agent trop actif de notre influence pour que quelques faveurs ne lui soient pas accordées en échange des services qu’elle rend. On proclame aujourd’hui partout et avec raison que d’elle dépend le sort du commerce français ; on consulte publiquement et officiellement les colonies de Français à l’étranger ; on fomente chez elles la création de chambres de commerce destinées à éclairer, instruire la routine des producteurs qui ne savent se décider à sortir de France, à voir par eux-mêmes ce que l’on fait au dehors et attendent de cette création de la besogne toute faite, labeur pour les autres, profit pour eux. En revanche, il n’est venu à personne l’idée d’admettre au conseil supérieur colonial un seul représentant de ces groupes imposans de Français à l’étranger ; il y aurait cependant là une occasion de leur donner une existence officielle en même temps que de connaître leurs besoins et leurs aspirations, de les discuter, de s’éclairer sur leur vie sociale, de ne pas laisser, en un mot, s’égarer comme des enfans perdus ces bataillons d’avant-garde qui ont planté au loin le drapeau de la France.


EMILE DAIREAUX.

  1. Voir la Revue du 15 janvier 1876.