La Colonie du Mozambique et l’Alliance anglo-portugaise

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LA COLONIE DU MOZAMBIQUE
ET
L’ALLIANCE ANGLO-PORTUGAISE

Le Congrès de Berlin et les nombreuses conventions qui sont intervenues en ces dernières années ont tracé à chacune des grandes puissances colonisatrices sa part dans le continent noir ; voisines et rivales en Europe, elles se retrouvent face à face en Afrique ; toute altération ou toute rupture de l’équilibre africain a désormais sur l’équilibre européen une répercussion immédiate et dangereuse. Des différends sont nés sur le Nil ou le Niger qui ont manqué troubler le monde et le livrer aux fureurs d’une guerre générale. Les mêmes intérêts, les mêmes passions, les mêmes rancunes qui s’agitent depuis si longtemps sur la scène politique européenne se prolongent jusqu’en Afrique, comme d’ailleurs en Asie et dans le monde entier. De même qu’en Europe, il existe en Afrique une série de « questions » autour desquelles s’entre-croisent les ambitions, s’enroulent les intrigues, et s’échafaudent les combinaisons. De même qu’en Europe, il existe en Afrique des États faibles, qui redoutent leurs dangereux voisins, et dont la succession, âprement convoitée, peut devenir un sujet de querelles internationales, et des États forts, dont les moindres mouvemens sont, pour les autres, un sujet de trouble et d’alarme, et dont la puissance envahissante est une menace pour qui les approche.

Ainsi, c’est une « question » de savoir si le Portugal gardera ou non ses colonies africaines. Il en a perdu, voici onze ans, d’importans morceaux ; et, plus récemment, on a pu le croire à la veille d’une spoliation nouvelle. Une proie mal défendue est toujours tentante pour un État bien armé, et l’exemple de la guerre du Transvaal suffit à montrer que l’Angleterre, — pour me parler que d’elle, — ne craint, quand elle le croit de son intérêt, ni de troubler la paix, ni de violer les droits les plus sacrés. Il est donc permis de se demander si les débris qui restent au Portugal de son antique empire d’outre-mer ne risquent pas d’être, un jour ou l’autre, liquidés.

Or, la disparition des colonies portugaises modifierait gravement l’équilibre des forces en Afrique et dans le monde ; l’événement intéresse donc gravement les puissances africaines. L’une de ces possessions surtout, celle du Mozambique, occupe, dans l’Afrique australe, une place importante. Par sa frontière du sud et son excellent port de Lourenço-Marquès, elle touche au Transvaal et au Souaziland britannique, elle a été mêlée à tous les événemens de la guerre actuelle. Par sa frontière du nord, elle comme à la meilleure des colonies allemandes, celle de l’Est africain. Elle s’interpose en une longue bande côtière entre les possessions anglaises de la Zambézie et du Nyassaland et d’Océan Indien : elle est le débouché indispensable, la porte nécessaire de toutes ces régions où l’or attire les émigrans et les aventuriers, et où règne M. Cecil Rhodes. Enfin, ses rivages font face, le long du canal de Mozambique, à ceux de Madagascar, et déjà un courant commercial, qui ne peut que grandir, tend à s’établir entre ses ports, Beïra et Lourenço-Marquès, et les nôtres ; les bœufs de la grande de, ses produits agricoles, trouveront un marché dans les villes du continent. Il ne saurait nous être indifférent que ce soit le Portugal ou l’Angleterre qui règne sur cette longue côte et ces magnifiques baies, d’où une escadre et une armée peuvent menacer notre colonie.

Toute l’Afrique du Sud est en travail d’une organisation nouvelle. De profondes transformations, provoquées ou hâtées par la guerre actuelle, ne sauraient tarder à s’y accomplir. Un avenir très brillant s’élabore sur ces rivages et sur ces plateaux, inconnus il y a moins d’un siècle, parcourus aujourd’hui par des chemins de fer et semés de villes naissantes. La colonie portugaise du Mozambique est un des élémens qui constituent cette nouvelle personnalité politique, l’Afrique du Sud, hier encore dans l’obscurité de l’enfance, et vers qui maintenant se tourne l’attention anxieuse de tous les peuples ; c’est à ce titre qu’elle mérite de nous intéresser et que nous voudrions ici rappeler son passé, étudier ses ressources et esquisser sa physionomie.


I

C’est grande pitié quand un peuple, après avoir creusé profondément dans l’histoire humaine le sillon de son action personnelle et poussé très loin sur le globe le rayonnement de son influence, vient à faillir à la tâche commencée et, impuissant à remplir le cadre trop vaste qu’il avait tracé à son activité, laisse à des ouvriers plus courageux ou mieux outillés le soin d’achever l’œuvre ébauchée. Le Portugal, dans l’histoire de la prise de possession du monde par les nations européennes, a été l’un de ces ouvriers de la première heure, dont le labeur s’épuise et dont la force faiblit avant l’heure des définitives moissons. Placé à l’extrême occident de l’Europe, il fut son pionnier sur les routes de l’Océan, comme ces petits bateaux qu’un amiral lance en avant des lourdes escadres pour éclairer la route et tirer les premiers coups, qui se replient quand vient le moment des engagemens décisifs, et que les bâtimens plus puissans écarteraient sans hésiter de leur chemin, s’ils avaient l’imprudence de s’y attarder. Il y a, dans les annales de notre Europe, un moment où le Portugal a montré les voies de l’avenir, et où sa gloire a couvert les océans. Vers la fin du XVe siècle, les marchands lusitaniens trafiquent sur toutes les côtes du vieux monde et de l’Amérique du Sud ; Covilham, par la Mer-Rouge, Vasco de Gama, par le cap de Bonne-Espérance, pénètrent dans l’océan Indien ; en même temps l’alizé porte naturellement d’autres capitaines vers les côtes du Brésil. Partout, le long de leurs routes de cabotage, les navigateurs portugais sèment des postes fortifiés et des comptoirs de commerce ; un immense chapelet de stations s’égrène tout autour de l’Afrique, de l’Inde, de l’Indo-Chine, de la Malaisie, se ramifie vers l’est jusqu’à Macao, en Chine et au Japon, et, vers l’ouest, jusqu’aux bouches du Rio de la Plata et du fleuve des Amazones. L’Océan Indien, l’Atlantique-sud sont des lacs portugais, comme le premier est aujourd’hui un lac britannique ; et les marins de Lisbonne et des Algarves ne vont pas seulement de rivage en rivage, troquant leurs marchandises d’Europe contre l’or ou les « épices ; » leur empire est aussi fondé sur la force : ils battent et détruisent les flottes musulmanes des sultans de Zanzibar, d’Egypte et d’Ormuz ; ils s’implantent par les armes au milieu du monde arabe et des principautés indoues. La civilisation accompagne le commerce et parfois le précède : en même temps qu’elle cherche le mystérieux Cathay, l’Europe, à l’aurore de son expansion, rêve de donner aux mondes quelle découvre ce qu’elle porte en elle de plus élevé, sa foi, son idéal religieux. Le prodigieux mouvement de conquête chrétienne que symbolise le nom de saint François-Xavier s’est accompli d’abord en suivant les routes de navigation des Portugais : du Brésil au Japon, leurs missionnaires ont pris contact avec le monde païen et, les premiers, ils lui ont annoncé l’Evangile.

Que reste-t-il aujourd’hui de cet immense effort, de toute cette gloire ? Les temps ont marché, poussant au premier rang, sur la scène du monde, des nations nouvelles et rejetant dans la pénombre d’un demi-oubli l’œuvre des Portugais. Un empire sorti d’eux, mais séparé d’eux et suivant, avec ses propres forces, une carrière indépendante, le Brésil ; Madère et les îles du Cap-Vert ; sur la côte de Guinée, un lambeau enclavé dans les possessions françaises ; dans le golfe de Guinée, deux îles, San-Thomé, la perle des colonies portugaises, et l’île du Prince ; sur la côte ouest de l’Afrique, l’Angola, c’est-à-dire une vaste étendue de rivage avec un « arrière-pays » important ; sur la côte est, le Mozambique, avec ses baies magnifiques et ses plateaux salubres ; aux Indes, trois petits comptoirs, et un en Chine, Macao ; en Malaisie, enfin, la moitié de Timor, — voilà aujourd’hui de quoi se compose tout le domaine colonial du Portugal. Il est sans doute encore vaste, trop vaste même, peut-être, pour la métropole ; mais il est fait de débris épars, de pièces décousues qui ne seront jamais reliées ; plusieurs d’entre elles ne sont guère, pour emprunter une expression à la langue des physiologistes, que des colonies témoins ; les meilleures elles-mêmes, miettes d’un empire disparu, vestiges d’une antique splendeur, ne semblent appelées qu’à un médiocre avenir, parce qu’elles ne pourront jamais ni se rejoindre, ni constituer un empire. Le souffle a manqué au Portugal pour mener à bien son œuvre.

S’il ne subsistait, des vers de Camoëns, que des fragmens sans suite, le Portugal pourrait encore, de leurs strophes sonores et poétiques, nourrir et magnifier son âme nationale, mais il serait impuissant à créer de nouveau les Lusiades. Le temps a épargné l’épopée littéraire, mais, de l’épopée vécue jadis sur les mers lointaines, les événemens n’ont respecté que des parcelles : le Portugal peut encore, grâce à ces terres dispersées par le monde, arborer son drapeau sur différens rivages, exploiter çà et là quelques riches territoires, mais tout espoir d’un empire colonial vaste et cohérent a disparu pour lui. Ainsi, parfois, plus longtemps que l’œuvre des hommes d’Etat, des soldats ou des navigateurs, subsiste, par-delà les siècles et les révolutions, le chant inspiré des poètes.

C’est lentement, par l’effet longtemps continué de circonstances politiques défavorables et de causes économiques inéluctables, et non par une soudaine défaillance de son courage, que le Portugal est descendu du premier rang qu’il occupa un instant parmi les nations colonisatrices, jusqu’à la place médiocre où il est aujourd’hui relégué. Ce n’est pas le cœur qui lui a manqué, c’est l’argent et les hommes.

A mesure que des États plus peuplés, l’Espagne, la Hollande, l’Angleterre, la France, envoyèrent sur les mêmes rivages des flottes plus puissantes, la suprématie coloniale du Portugal alla disparaissant. Ni la nature de sa vie économique, ni le nombre de ses habitans ne lui permettaient de coloniser d’une façon durable les pays où il montrait son drapeau et où commerçaient ses nationaux. Ceux-ci, d’ailleurs, recherchaient au-delà des mers beaucoup moins un établissement agricole que les moyens de supplanter définitivement Venise dans le commerce des « épices. » Ce que Gama découvrit, ce que ses successeurs jalonnèrent de postes fortifiés, ce fut une nouvelle route pour parvenir aux marchés si riches de Chine, du Japon, de l’Inde. On a comparé avec raison l’empire portugais au XVIe siècle à l’empire phénicien dans l’antiquité : c’étaient bien les mêmes procédés d’occupation superficielle et d’exploitation commerciale. L’Afrique, moins riche, peuplée d’habitans moins civilisés et moins commerçans que l’Extrême-Orient, représentait surtout pour les Portugais la ligne d’escales fortifiées qui conduisait aux Indes et la patrie des esclaves qu’il était lucratif d’aller revendre en Amérique. Il serait injuste toutefois de dire, — comme on l’a fait en Angleterre, quand on a cherché des prétextes pour occuper une bonne partie des possessions lusitaniennes, — que les Portugais n’ont jamais pénétré dans « l’arrière-pays » de leurs comptoirs africains. A défaut de preuves historiques, les traces si nombreuses des fouilles de mineurs étrangers dans le Machona et sur tous les plateaux du Mozambique, suffiraient à témoigner de l’activité des anciens possesseurs du sol ; seulement, c’était surtout l’or, l’ivoire, les esclaves, qu’ils venaient chercher ; ils n’y fondaient guère des établissemens agricoles et s’installaient rarement à demeure dans le pays.

Mais, plus encore que la trop grande étendue de ses domaines, plus que ses procédés de colonisation, — qui, en somme, répondaient bien aux besoins du temps et à la nature des régions occupées, — ce furent les révolutions politiques du continent qui brisèrent l’essor de la métropole. Survint d’abord la conquête espagnole, qui, en englobant les provinces portugaises, dans les domaines de Philippe II, tarit la source même de l’énergie nationale. Quand le petit royaume fut rendu à lui-même, bien des choses dans le monde étaient changées ; ses colonies avaient périclité’ ; son commerce était déclin ; l’Angleterre disputait à la Hollande le sceptre des mers ; l’océan Indien appartenait déjà aux vaisseaux bataves, en attendant ceux du Grand Roi et ceux de la Compagnie anglaise des Indes : définitivement le Portugal passait au second plan.

Au début du XVIIIe siècle (1703), s’accomplit un acte décisif pour l’avenir du Portugal. C’était au commencement de la guerre de la Succession d’Espagne ; Louis XIV croyait s’être assuré l’alliance du petit royaume, quand un ambassadeur anglais, sir John Methuen, obtint la signature du fameux traité qui a conservé son nom. Pour quatre villes promises en Estramadure et trois en Galice, le roi de Portugal abandonnait la France ; il se jetait dans les bras de la Grande-Bretagne, il ouvrait tout grands aux marchandises anglaises ses ports et ses marchés, et n’obtenait, en retour, qu’un abaissement d’un tiers des droits sur les vins à l’entrée en Angleterre. Ainsi se nouait la chaîne économique qui allait lier, et qui lie toujours, le Portugal au Royaume-Uni. Il eut un débouché pour ses vins ; mais, à mesure que l’Angleterre se couvrit d’usines, elle l’inonda de ses produits fabriqués, elle étouffa chez lui toute velléité de transformation industrielle ; il ne fut plus réellement qu’une annexe économique de sa grande protectrice. Le commerce de ses colonies passa peu à peu tout entier aux négocians et aux marins anglais. On peut dire du Portugal, beaucoup plus vraiment que de la Hollande, qu’à partir du XVIIIe siècle, il n’est plus qu’une barque dans le sillage d’un vaisseau de haut bord.

Quand Pombal, avec le tact et les procédés d’un boucher, tenta de galvaniser le Portugal et de l’arracher à sa décadence, parmi des mesures inutilement cruelles et stérilement révolutionnaires, il en prit quelques-unes excellentes pour soustraire son pays au servage économique qui l’étouffait. Son plan semble avoir été, à ce point de vue, inspiré par des idées colbertistes : rendre son pays capable de se suffire à lui-même et de ne pas dépendre de ses voisins, tel en apparaît le principe directeur. Il fonde des fabriques privilégiées de draps et de soieries, des raffineries, des verreries ; pour favoriser l’essor de l’industrie et de l’agriculture, il frappe d’une taxe de 4 et demi pour 100 les produits étrangers et défend d’exporter les matières premières. Aux colonies, il crée des compagnies privilégiées pour faire concurrence aux Anglais. En même temps il réorganise l’armée, la flotte, et entend faire respecter son pavillon. Vaine tentative : il n’y avait pas, dans le Portugal du XVIIIe siècle, l’étoffe d’une grande puissance. Il ne put secouer le joug, et, pendant les guerres de l’Empire, il fut, aux mains de l’Angleterre, une machine de guerre contre la France ; ses campagnes servirent de champ de bataille à Wellington et à Masséna, et ses colonies n’enrichirent que les négocians britanniques.

Il était fatal qu’à travers tout le XIXe siècle l’étroite solidarité économique qui assujettit fortement le Portugal à la Grande-Bretagne se resserrât encore davantage. La concentration des capitaux et des sources de richesse entre les mains de quelques grands États a, en effet, rendu les forts plus forts et plus faibles les faibles. Ceux qui possédaient la houille et le fer, — et avant tous l’Angleterre, — ceux qui ont pu s’outiller pour l’âpre lutte moderne ont été les dominateurs du siècle : le Portugal, sans mines, sans capitaux, sans crédit, réduit à sa seule agriculture, ne put suivre l’essor des puissances mieux partagées par la nature. De continuelles discordes civiles, des guerres intestines ruineuses, la malhonnêteté fréquente des équipes de politiciens qui se sont succédé au gouvernement, l’empêchèrent de suppléer par l’économie et le recueillement à tout ce que son sol ne lui fournissait pas. En ces dernières années, la crise vinicole, dont il a fini par triompher, a encore tari momentanément la principale de ses ressources agricoles. La dette publique, accrue sans cesse par les révolutions, accula plusieurs fois le royaume à des banqueroutes partielles ; elle acheva de le mettre à la merci de sa principale créancière, l’Angleterre. Ce sont les capitaux anglais qui soutiennent l’existence du Portugal ; il vit, il s’agite, il a des colonies, il reconstitue ses vignes ; mais trop souvent ce n’est qu’une apparence, l’Anglais est là qui fournit les fonds et encaisse les bénéfices. Politiquement, économiquement, le Portugal n’est plus autonome ; il a des hommes d’État qui font le geste de tenir le gouvernail, mais c’est Londres qui commande la manœuvre. Essaye-t-il de regimber, de vouloir agir à sa guise, on sait lui faire sentir le nœud coulant serré autour de son cou et qui, d’une pression, l’étranglerait.

Le Portugal, par son climat et la nature de son sol, est avant tout un pays agricole : 65 pour 100 de ses habitans sont des agriculteurs, 60 pour 100 de ses exportations sont des denrées alimentaires. Cette circonstance explique assez comment il est obligé d’importer la plupart des produits manufacturés qu’il consomme, comment aussi la mise en valeur de ses colonies a été si lente : elles ne lui servent pas de débouché pour son industrie, mais nous verrons qu’il commence à leur demander les « denrées coloniales » dont il a besoin et qu’il tirait jusqu’ici d’Angleterre. Par malheur, sauf pour les vignes, la méthode de culture, l’éducation professionnelle des paysans sont encore dans l’enfance, et, même en produits agricoles, le Portugal, malgré des droits protecteurs, ne suffit pas à toute sa consommation. Ainsi la nature de sa vie économique, jointe à une longue habitude historique, explique la part très prépondérante du commerce britannique dans les échanges du Portugal. Un tiers environ de son trafic se fait avec le Royaume-Uni[1], et, si l’on retranche de ce total les chiffres qui représentent ses échanges avec ses propres colonies, l’on voit que l’Angleterre lui fournit la plus grande partie de ce qu’il achète à l’étranger et qu’elle est, d’autre part le débouché principal pour ses produits agricoles, et notamment pour ses vins. Tandis qu’avec la France, par exemple, le Portugal est en concurrence pour la vente des vins, il est lié à l’Angleterre comme le producteur à son meilleur client. Les demandes de l’Angleterre industrielle et surpeuplée au Portugal agriculteur vont en grandissant, tandis qu’au contraire la concurrence allemande et américaine enlève aux négocians britanniques une partie du marché portugais ; ses colonies, d’autre part, commencent à produire beaucoup de denrées que Lisbonne achetait jusqu’ici à Londres, et l’industrie locale, à l’abri des tarifs protecteurs, essaye de prendre son essor. La situation économique du Portugal devient donc meilleure à mesure que sa situation financière, grâce à une sévère gestion, s’améliore. Ainsi, au moment où s’ouvre un nouveau siècle, le petit royaume ibérique semble entrer dans une période plus heureuse, et c’est en grande partie à ses colonies qu’il le doit.


II

L’expansion coloniale des races européennes a pris dans ce siècle, et surtout dans ces trente dernières années, un caractère nouveau. Les grandes nations qui ont établi sur l’exportation des produits fabriqués l’assiette de leur fortune économique ont cherché, avec une âpreté toujours croissante à mesure que grandissait la concurrence, des marchés nouveaux. Elles ont transformé avec une rapidité prodigieuse, quand le climat s’y prêtait, des pays, à peine peuplés de quelques tribus indigènes, en États organisés selon un même mode et habités par des descendans des mêmes races, ainsi l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Cap, le Far-West américain. Depuis le Congrès de Berlin, des traités de délimitation ont partagé l’Afrique en une série de colonies et n’ont plus laissé, de l’immense continent, une seule terre, sauf le Maroc, qui n’eût, au moins sur le papier, un maître européen. — Au milieu de cette fureur d’annexions, de ce rush des ambitions européennes vers les maigres terres de l’Afrique, il était périlleux pour le Portugal, propriétaire de vieilles colonies, de n’être ni un État industriel, ni un peuple d’émigrans, de n’être pas poussé vers les terres nouvelles par la nécessité de l’exportation ou la pléthore des habitans. Il ne faut d’ailleurs pas s’y tromper : c’est moins au petit nombre de ses citoyens, qu’à la nature de sa vie économique et de ses ressources naturelles que, dans ce siècle, le Portugal a dû sa décadence. La Belgique, guère plus peuplée que lui sans doute vers 1800, a dû, au contraire, sa prospérité et l’accroissement rapide de sa population, à ses houilles et à ses fers ; et tandis que le Portugal ne parvenait pas à mettre en valeur ses possessions extérieures, elle, au contraire, que la nature ne semblait pas prédestiner à une expansion d’outre-mer, s’efforçait de s’en créer pour y trouver un emploi de son activité surabondante et un débouché pour le surcroît de sa production industrielle. Les pays agricoles, comme le Portugal, et, dans une certaine mesure, la France, colonisent lentement, et, en revanche, s’implantent fortement et s’enracinent au sol. Mais, dans les temps de crise, il est dangereux de ne pas marcher du même pas que ses voisins, surtout quand on n’a ni une armée ni une marine suffisantes pour imposer un frein aux convoitises trop peu scrupuleuses. Les deux États de la péninsule ibérique en ont fait, depuis dix ans, la cruelle expérience. Quand les terres vierges ont manqué, ni les Anglais, ni les Américains n’ont hésité à s’emparer par la force de celles que d’autres puissances européennes, moins fortes, occupaient depuis longtemps.

Il était surtout dangereux pour les Portugais de posséder leurs plus grandes colonies presque à la même latitude, sur les deux côtes opposées de l’Afrique australe. Si, en effet, selon la théorie des « arrière-pays » (hinterland) définie par l’acte de Berlin, ils parvenaient à joindre les uns aux autres leurs établissemens de l’Angola et du Mozambique, ils occuperaient dans l’Afrique du Sud, à la hauteur du Zambèze, une large bande de territoire qui couperait à jamais, à l’expansion de la colonie du Cap, la route du nord. Or, l’Afrique doit être anglaise « du Cap au Caire : » ainsi l’ont décidé les Cecil Rhodes et les Chamberlain, ainsi le veut « l’Impérialisme ; » et il ne faut pas voir là seulement la manifestation d’une ambition intempérante : l’Afrique doit être anglaise parce que l’Angleterre a besoin de nouvelles Indes pour absorber ses produits, pour que les usines du Lancashire ne viennent pas à chômer, et pour que l’immense population ouvrière qui grouille dans les comtés industriels puisse travailler et vivre. Aussi, malheur à qui barre la route ! Portugais ou Boers dans le sud. Français ou Ethiopiens dans le nord, il faut que « l’Impérialisme » passe, s’ouvre la route des Grands Lacs, l’accès des sources du Nil et, pour nous servir d’une saisissante expression de M. E.-M. de Vogüé, se réserve l’exploitation des « Indes noires[2]. »

De 1887 à 1891, la crise décisive éclate : c’est elle qui a fixé les limites actuelles de l’Angola et du Mozambique. L’histoire coloniale du Portugal a son point critique dans ces événemens et dans le traité qui les clôture : ils éclairent d’un jour étrange l’alliance récemment proclamée à Lisbonne. Sans entrer dans le détail de faits déjà connus[3], il est nécessaire d’en résumer l’ensemble : l’on risquerait sans cela de ne pas se représenter exactement l’état actuel des colonies portugaises.

C’est l’or qui, dans l’Afrique du Sud, a le premier suscité les convoitises rivales et poussé les Anglais et les Portugais vers les pays de l’intérieur où eut lieu le choc de leurs intérêts contraires et la rencontre de leurs marches en sens opposés. Là où, vers le milieu du siècle, passa le pacifique et généreux Livingstone, tout un flot d’explorateurs et d’aventuriers se ruèrent après les premières découvertes du métal précieux. Vers 1870, l’or était signalé non seulement au Transvaal, mais encore dans toute la région entre le Limpopo et le Zambèze, dans le Manica et le Machona, sur le territoire des Matabélés et jusque sur les confins du lac Nyassa. Dès lors commence pour tous ces pays une vie nouvelle, vie agitée et tourmentée, mais active et finalement féconde et créatrice.

Jusque-là les comptoirs portugais, échelonnés sur la côte du Mozambique du 10e au 27e degré de latitude sud, étaient, surtout depuis l’abolition de la traite, dans le marasme et la stagnation ; les ports, Mozambique, Sofala, Tété sur le Zambèze, faisaient encore quelque commerce ; mais les Portugais qui, au XVIIe siècle, avaient fondé des comptoirs jusqu’aux bords du Nyassa et exploré la région du lac Moero et des sources du Congo, ne pénétraient plus que rarement dans l’intérieur, et encore était-ce presque toujours clandestinement, en vue d’un commerce louche. Quant aux Anglais, ils étaient confinés à l’extrême sud, au Cap et au Natal, et séparés des établissemens portugais par les populations boers et par des tribus nombreuses et redoutables d’indigènes. La puissance magique de l’or changea brusquement cette situation ; comme un irrésistible aimant, il attira du sud les Anglais tandis que, de l’est et de l’ouest, les Portugais s’avançaient pour faire revivre leurs droits anciens, réoccuper tout le bassin du Zambèze, et joindre leurs possessions de l’Atlantique à celles de l’océan Indien.

Ce fut après le traité du 24 février 1884, qui ruinait à jamais les prétentions portugaises sur le cours du Congo et fixait la frontière entre l’Angola et l’État indépendant, que le gouvernement de Lisbonne dirigea surtout ses efforts vers les pays du Zambèze. Le major Serpa Pinto, de Saint-Paul de Loanda au Natal, ouvrit à travers l’Afrique, d’une mer à l’autre, une voie nouvelle[4] ; Capello et Ivens, dans un mémorable voyage, étudièrent avec une grande précision les hauts affluens de gauche du Congo et, partis de Mossamédés sur l’Atlantique, parvinrent à Quilimané sur l’océan Indien. Les uns et les autres reliaient par leurs itinéraires la côte du Mozambique à celle de l’Angola, et, au cours de leurs traversées transafricaines, ils n’avaient pas négligé de nouer des intelligences avec les chefs et de préparer les voies à la domination portugaise. En même temps, de la côte du Mozambique, des officiers s’avançaient pour rétablir l’autorité effective du Portugal sur les plateaux de l’intérieur. : de 1885 à 1887 MM. Cordon et Païva d’Andrade visitèrent les pays au sud du Zambèze et spécialement le Machona.

Mais déjà, à la même époque, des missionnaires et des voyageurs britanniques, se glissant entre les steppes déserts de l’ouest et le territoire du Transvaal, croisaient la route des officiers du roi de Portugal et faisaient de rapides progrès vers le nord : dès 1887, ils soumettaient à leur protectorat le pays de Khama. En même temps ils lançaient en avant, par le Zambèze, des pionniers hardis et entreprenans, les missionnaires des sociétés bibliques, qui devenaient partout les meilleurs agens de l’influence britannique et lui préparaient les voies. Protégés par les apparences de la neutralité et du désintéressement, ils s’avancèrent, sous la sauvegarde des autorités portugaises, jusqu’au cours supérieur du Zambèze et au lac Nyassa ; ils furent les premiers organisateurs de cette Compagnie des Lacs (Afrikan lakes C°) qui joua dans la crise un rôle très actif, et qui servit, pour ainsi dire, d’agent provocateur au Colonial Office. Bientôt, une grande partie du commerce du Chiré et du Zambèze se fit par les bateaux de la Compagnie, en même temps que d’autres sociétés du même genre opéraient au sud du fleuve. Les agens, missionnaires ou commerçans, de toutes ces associations devinrent bientôt si nombreux et surtout si remuans et si exigeans que le gouvernement put à son tour intervenir : la pièce était suffisamment préparée ; le prologue avait réussi à souhait ; l’on pouvait précipiter le dénouement.

Le 13 août 1887, les ministres de la Reine signifièrent au gouvernement du roi de Portugal que l’Angleterre ne reconnaissait pas ses droits sur les pays du Nyassa et du Machona ; or ces mêmes droits avaient été implicitement et même explicitement admis au cours des années précédentes.

En même temps une expédition, organisée sous les ordres de MM. Colquhoun et Seelous, s’avançait vers les territoires contestés et contractait alliance avec Lobengula, roi des Matabélés. Ce fut le prélude de l’usurpation anglaise. Bientôt l’entrée en scène d’un élément nouveau, la Compagnie de l’Afrique du Sud, constituée par la fusion de deux anciennes sociétés, et surtout issue de la volonté d’un homme résolu à tout pour parvenir à ses fins, le « Napoléon du Cap » M. Cecil Rhodes, vint hâter un dénouement qui, en dépit du droit, n’était déjà plus douteux. En vain le gouvernement de Lisbonne, pour affirmer sa souveraineté ; sur les territoires en litige, essaya-t-il de les organiser par décret en une nouvelle province avec Zumbo pour centre (9 novembre 1889) ; on lui fit entendre qu’il n’avait pas à organiser des pays qui de pouvaient être qu’anglais. Dès lors les provocations se multiplièrent ; les colonies portugaises étaient sillonnées par des agens britanniques, et « la cavalerie de Saint-Georges » se répandait parmi les tribus noires ; le consul Johnston, accrédité à Mozambique auprès des autorités portugaises, dirigeait lui-même la campagne, il était fatal qu’un incident se produisît qui fournirait aux Anglais l’occasion désirée. Un jour le major Serpa Pinto poursuivit une bande de Makololos qui avaient attaqué, sur le duré, en territoire portugais, un vapeur de la Compagnie des Lacs, les dispersa et leur enleva des drapeaux anglais qui leur avaient été récemment distribués. Cet incident bizarre fut le signal attendu : immédiatement la presse se déchaîna contre le Portugal ; Serpa Pinto fut accusé d’une odieuse violation du droit des gens, d’une invasion des territoires de la Reine ; il se produisit dans l’opinion anglaise, excitée par les journaux, un mouvement comparable à celui qui suivit l’arrivée du commandant Marchand à Fachoda. Le Portugal tenta de négocier, de faire appel à la justice, de chercher des protecteurs et d’invoquer un arbitrage. Mais ses appels au bon droit, maigre ressource des faibles qui n’en ont pas d’autres, restèrent sans écho. Aucune voix ne s’éleva pour protester contre ce grand abus de la force. Le Foreign-Office lança, le 12 janvier 1890, un ultimatum d’une dureté singulière[5], en même temps que, de tous côtés, des croiseurs cinglaient vers les ports du Mozambique. Le cabinet de Lisbonne dut se résigner et conclure une convention provisoire où il cédait sur tous les points. Les pourparlers commencèrent pour un traité de délimitation définitif ; mais le Portugal ne gagna rien à ce répit ; bien au contraire, pendant les négociations, les agens de la Chartered pénétrèrent dans le Manica, y fondèrent Fort-Salisbury, dispersèrent la troupe du colonel Païva d’Andrade et envoyèrent les officiers prisonniers de guerre au Cap (15 septembre 1890). Le traité fut enfin signé le 12 juin 1891. Le Mozambique était à jamais séparé de l’Angola ; le Manica, le Machona, le Nyassa étaient reconnus territoires anglais ; la Chartered touchait désormais au Tanganyika, M. Cecil Rhodes était vainqueur et la route du Cap au Caire ouverte ; la liberté de la navigation du Zambèze était garantie et le Portugal s’engageait à construire un chemin de fer dans la vallée du Pongoué, pour assurer aux nouveaux territoires britanniques une communication directe avec la mer.

Ainsi s’accomplit un pas décisif de l’expansion britannique dans l’Afrique du Sud. On put croire un moment que, sous la brutalité de l’affront, la fierté du peuple qui avait produit Vasco de Gama et le grand Albuquerque allait se réveiller ; et de fait, dans la masse de la nation, l’outrage, profondément ressenti, provoqua un sursaut d’indignation. Depuis trop longtemps le peuple, portugais souffrait de la demi-servitude où le tenait la Grande-Bretagne ; il sentait confusément qu’une telle alliance l’étouffait, l’empochait de développer ses énergies latentes, de donner un nouvel essor à son industrie. Dans un de ces clans de patriotisme qui viennent parfois secouer les peuples et promouvoir chez eux une bienfaisante résurrection nationale, on tenta d’organiser une sorte de « boycottage » des marchandises anglaises ; on s’adressa aux maisons françaises et on s’efforça d’orienter vers de nouvelles voies la vie économique du Portugal. Le gouvernement suivit le beau mouvement où l’engageait la nation ; déjà le ministère avait répondu en termes très dignes à l’ultimatum anglais ; le roi don Carlos lui-même renvoya à la reine Victoria les insignes des ordres du Bain et de la Jarretière ; il sembla qu’une politique nouvelle allait entraîner le Portugal vers des destins plus heureux. Attitude réservée et digne vis-à-vis de l’Angleterre, occupation effective et mise en valeur du domaine colonial, malgré tout encore enviable, qui lui restait : telles étaient les maximes qui semblaient devoir inspirer un gouvernement vraiment national. Et, de fait, depuis dix ans, la colonisation portugaise est entrée dans une phase nouvelle ; sans suffire encore à sa vaste tâche, elle a réalisé de très grands progrès et fait des efforts souvent heureux pour réussir. C’est ce que nous voudrions montrer à propos du Mozambique, qui, s’il n’est pas la plus riche des possessions portugaises, est celle qui, par sa position géographique, tient dans la politique générale africaine la place la plus importante et qui, au point de vue international, nous intéresse surtout.


III

La vie nouvelle qui, depuis quelques années, ranime la vieille colonie de Mozambique lui est venue bien plutôt de l’extérieur que d’un renouveau de l’expansion portugaise ; les anciens établissemens autrefois célèbres : Sofala, Quilimané, Mozambique, sont tombés dans une irrémédiable décadence. Mais des villes nouvelles grandissent ; le progrès général de la conquête et de la colonisation européenne dans l’Afrique australe, et surtout la découverte de l’or sur les plateaux de l’intérieur, ont amené dans les districts laissés au Portugal par le traité de 1891 le mouvement et les hommes. Le petit royaume a suivi l’impulsion des grands États et s’est appliqué, avec ardeur et succès, à mettre en valeur ses possessions d’outre-mer.

La fortune du pays de Gaza vient avant tout de ce qu’il est un lieu de passage et de transit ; ses excellens ports, Lourenço-Marquès et Beïra, têtes de ligne de deux chemins de fer de pénétration, ne doivent pas leur rapide croissance à la fertilité de leurs environs immédiats, mais au Transvaal et à la Rhodesia dont ils sont les débouchés sur l’Océan. Leur prospérité n’est donc qu’un reflet, une conséquence du mouvement intense que la recherche et l’exploitation de l’or ont provoqué autour de Johannesburg et dans les hautes terres de l’intérieur.

Depuis la baie de la Table[6], en longeant les côtes anglaises, aucune rade bien abritée ne s’ouvre avant la magnifique baie Delagoa, que l’arbitrage du maréchal de Mac-Mahon a départie au Portugal. La baie, large et profonde, s’enfonce dans les terres et s’y prolonge par un large estuaire, où trois fleuves, descendus des montagnes transvaaliennes à travers les gorges des monts Lebombo qu’ils découpent en plusieurs tronçons, viennent mêler leurs eaux et former un port naturel long de 13 kilomètres, où les navires de tonnage moyen trouvent un excellent abri et où les bâtimens plus puissans, obligés de stationner dans la rade, d’ailleurs très sure, vont bientôt, grâce à des améliorations incessantes, pouvoir pénétrer.

La ville de Lourenço-Marquès s’allonge le long de la rive nord de l’estuaire ; elle travaille avec ardeur à dessécher les marais parmi lesquels elle s’était blottie pour échapper aux incursions des Zoulous, mais qui aujourd’hui gênent son essor et enfièvrent ses abords ; les noirs, les coolies de race jaune, les marchands indous continuent de peupler les parties basses ; mais une cité nouvelle, plus saine et plus élégante, s’élève rapidement sur la colline prochaine et abrite le population blanche. Du port même part le chemin de fer qui, d’abord à travers les plaines basses, inondées et couvertes de forêts du territoire portugais, puis par-dessus les rampes escarpées du plateau transvaalien, se dirige vers Johannesburg. La cité de l’or n’est en effet qu’à 624 kilomètres de Lourenço-Marquès, tandis qu’elle est à 1 696 kilomètres du Cap ; le port naturel du Rand est donc la baie Delagoa. Aussi Lourenço-Marquès est-il bien moins un port du pays de Gaza que le port du Transvaal ; les exportations de l’étroite bande côtière portugaise, large d’à peine 50 kilomètres, sont à peu près nulles, quoique le district soit naturellement fertile. Dans la ville même, presque tout vient de l’étranger, depuis les bois de Norvège, les briques et le ciment français, jusqu’aux viandes gelées importées d’Australie et au charbon descendu, des mines du Transvaal, jusqu’aux gros négocians qui sont, pour la plupart, anglais, français, grecs, aux petits détaillans qui sont des banians de l’Inde et aux portefaix du port qui sont des coolies asiatiques ou des noirs. Lourenço-Marquès n’est donc pas une ville portugaise, mais une ville cosmopolite, où font escale les paquebots de toutes les grandes lignes de navigation dont une seule est portugaise, un caravansérail où passent les voyageurs et s’entassent les marchandises destinées à l’intérieur.

Les fonctionnaires du gouvernement sont portugais, ainsi que les quelques troupes destinées à la police du territoire ; l’administration s’acquitte du mieux qu’elle peut de sa tâche, difficile et surtout très onéreuse pour les finances de la métropole. Le dernier rapport du consul de la Grande-Bretagne lui-même reconnaît que les moyens de débarquement sont aujourd’hui suffisans, et, quoique beaucoup d’améliorations soient encore souhaitables pour le bon aménagement du port, il est maintenant avéré que les critiques acrimonieuses de la presse anglaise, à une certaine époque, n’étaient pas exemptes d’exagérations voulues et intéressées. Si le mouvement du commerce de l’empire britannique à Lourenço-Marquès l’emporte encore beaucoup sur celui des autres États, il est curieux de remarquer, d’après le même rapport consulaire, que la concurrence étrangère menace cette suprématie. Le représentant de la Grande-Bretagne constate avec tristesse que le fret sur les bateaux de la compagnie allemande de l’Est africain est moins élevé que sur ceux des compagnies anglaises ; que, de plus en plus, les matériaux nécessaires à la construction des maisons viennent d’Allemagne ou d’Amérique à meilleur marché que des usines d’Angleterre. Malgré cette baisse légère, le commerce de l’empire britannique absorbe encore les deux tiers du total des échanges qui s’opèrent à Lourenço-Marquès. Quant au Portugal, sur 87 millions de francs (en 1897), sa part n’a été que de 7 millions, et son pavillon, dans un mouvement total de 505 navires jaugeant 1 032 543 tonnes (en 1898), n’a été représenté que dans des proportions insignifiantes.

Comme Lourenço-Marquès, Beïra est surtout riche du transit qui passe dans son port, dans ses entrepôts et sur son chemin de fer ; elle s’accroît très vite, grâce au rapide essor des possessions anglaises du Manica, du Machona et du moyen Zambèze dont elle est le débouché naturel. La baie de Beïra, formée par l’estuaire du Pongoué et du Busi, s’ouvre, large, profonde et bien abritée, au fond du golfe de Sofala, sur le canal de Mozambique, et en face des côtes de Madagascar. Plus jeune que Lourenço-Marquès, Beïra a déjà presque rattrapé son aînée : elle a son chemin de fer qui, par Fontesvila et Umtali, à la frontière portugaise, gagne Fort-Salisbury, la nouvelle capitale du Manica anglais, où affluent les trafiquans et les « prospecteurs » en quête d’une rapide fortune et où, très prochainement, passera le grand transafricain « du Cap au Caire. » La croissance de Beïra rappelle, toute proportion gardée, les « cités-champignons » du Nouveau Monde. C’est en 1891 seulement que, de simple fort qu’elle était, elle devint la capitale des territoires administrés par la Compagnie du Mozambique et la tête de ligne du chemin de fer de pénétration ; elle ne comptait alors qu’environ 700 habitans dont 200 Européens, elle en a maintenant près de 6000, dont près de 2 000 Européens. Une véritable ville s’élève, au milieu des marais que l’on travaille à dessécher, avec des quais, des appontemens en fer[7], un phare et un bon port accessible aux grands navires et où toutes les grandes compagnies de navigation font faire escale à leurs bateaux. Comme Lourenço-Marquès et pour des raisons analogues, Beïra est une ville cosmopolite où les Européens, Anglais, Portugais, Français, Allemands, Hollandais, Grecs, coudoient des Indous, des nègres de toutes les tribus de l’Afrique du sud et jusqu’à des Chinois. L’empire britannique y fait environ les deux tiers du commerce total, mais il est curieux de constater que les importations directes des Indes tendent à supplanter les importations d’Angleterre ; de même le rapport du consul anglais pour 1897 signale la croissance des importations françaises. Les bateaux de nos lignes de navigation, Messageries maritimes et Chargeurs réunis, attirés dans ces parages par notre colonie de Madagascar, font escale à Beïra et y assurent à notre commerce un rang honorable[8] ; après les Anglais et les Portugais, ce sont les Français qui sont les plus nombreux. Nul doute que, dans un prochain avenir, les échanges entre notre grande de africaine et la côte qui lui fait face, dont Beïra est le principal port, ne deviennent importans, et qu’à travers l’océan Indien il ne s’établisse, entre les États riverains de nouveaux courans d’échanges. Ce jour-là, Beïra, porte d’entrée et de sortie de toute la région du Zambèze[9], deviendra sans doute l’un des ports les plus animés des mers australes.

Lourenço-Marquès, Beïra et les chemins de fer qui s’y terminent, vont chercher hors des possessions portugaises les élémens d’une prospérité qui n’enrichit que fort peu la métropole européenne ; mais le mouvement commercial a provoqué l’essor de la colonisation agricole ; les efforts du gouvernement de Lisbonne et de ses nationaux pour faire fructifier les riches territoires que renferme le Mozambique ont amené déjà d’heureux résultats : des établissemens nouveaux se développent et prospèrent peu à peu le long du Zambèze et sur les plateaux salubres de l’intérieur.

Tant que les Portugais se sont bornés à trafiquer avec les indigènes dans leurs comptoirs de la côte, ils n’ont pas fait de sérieuse tentative pour mettre les terres en valeur ; mais, en ces dernières années, les cruelles leçons de la politique ont réveillé l’activité du gouvernement et des régnicoles ; des compagnies privilégiées ont été fondées et des colons sont venus dans l’intention de pénétrer à l’intérieur et d’y créer des exploitations rurales. Les côtes du Mozambique sont, en général, basses, marécageuses ou couvertes de dunes infertiles et souvent malsaines, interrompues çà et là par des fleuves qui finissent presque tous en deltas vaseux ou en estuaires ensablés. Ainsi tout le bas pays de Gaza, entre les bouches du Limpopo et le delta insalubre du Zambèze, en général sec et stérile, couvert d’herbes, d’arbustes épineux, parsemé de lagunes, est impropre à la colonisation, et la présence de la terrible mouche tsétsé y empêche même l’élevage du bétail. Au nord du Pongoué, les flancs de la sierra de Gorongosa, qui dresse l’un de ses pics granitiques jusqu’à 2 000 mètres, mieux arrosés, couverts de magnifiques forêts, pourraient se prêter à l’établissement des blancs. Mais c’est surtout plus loin dans l’intérieur, en s’élevant peu à peu, de terrasses en terrasses, jusqu’aux plateaux, que l’on rencontre des terrains, une altitude et un climat favorables à la culture et à la vie des Européens. Les forêts sont riches en essences variées et nourrissent en abondance diverses lianes qui produisent un caoutchouc d’excellente qualité ; le sol, selon la quantité de pluie ou de soleil qu’il reçoit, fait pousser des céréales, du millet, du maïs, du riz, du blé, du sésame, des arachides ou de la canne à sucre, du cacao, du tabac[10]. C’est dans ces régions que la compagnie du Mozambique exerce, en vertu d’une charte du roi de Portugal, des droits souverains, trafique avec les indigènes et explore le pays dans l’espoir d’y trouver des champs d’or comparables à ceux du Witwatersrand ; elle commence aussi, timidement, à créer des centres de colonisation blanche, et l’on peut prévoir que c’est dans cette voie, plutôt que dans la vainc poursuite d’un nouvel Eldorado, qu’elle trouvera les élémens d’une prospérité durable.

C’est aussi une compagnie privilégiée, celle du Zambèze, qui a obtenu la concession des riches districts qui bordent le cours du grand et presque inutile fleuve de l’Afrique australe. Mais la plus grande partie du vaste district du Zambèze est divisée en prazos : on appelle ainsi de vastes territoires concédés à bail, pour une durée de dix à vingt-cinq ans, à des compagnies ou à des particuliers qui, moyennant une redevance calculée sur le nombre des habitans indigènes, exercent, pourvu qu’ils soient sujets portugais, tous les droits régaliens et assument toutes les charges de l’administration, sous le haut contrôle de l’inspection générale des prazos de la couronne[11]. Le concessionnaire d’un prazo est tenu de le mettre en culture, d’y construire ou d’y entretenir les voies de communication en se servant des corvées indigènes, d’y ouvrir une école si sa concession renferme plus de 2 000 habitans. En échange de ces lourdes obligations, les locataires jouissent de privilèges étendus : ils ont le monopole du commerce sur leur prazo et les indigènes sont tenus de s’adresser à eux pour tout ce qu’ils veulent acheter ou vendre. Ainsi tout le trafic est entre les mêmes mains, et il va sans dire que ce système, s’il enrichit les Portugais, est l’objet des plaintes générales des négocians étrangers, et surtout anglais, qui ne trouvent pas à placer leurs pacotilles et qui, au nom du free trade, réclament l’abolition de ces pratiques peut-être nécessaires pour abriter les débuts d’une colonisation agricole.

Dans les districts du cap Delgado et de Mozambique, entre le delta du Zambèze, le lac Nyassa et le Rovouma, la colonisation portugaise est encore moins avancée que dans le pays de Gaza ; une grande partie du trafic avec les indigènes est entre les mains de Banians venus de Diu ou de l’Inde anglaise, ou d’Arabes de Zanzibar. La Compagnie du Nyassa, constituée sous les auspices du gouvernement de Lisbonne et sous le contrôle financier d’un comité siégeant à Londres, a reçu le privilège d’administrer la région et d’en développer les ressources commerciales, agricoles et minières. A la fin de 1899, elle a chargé le major anglais Spilsbury d’étudier les moyens de créer un chemin de fer qui, de Pumba, atteindrait les rives du lac Nyassa et transformerait les conditions de la vie économique de toute cette contrée fertile et propice aux « cultures riches. » L’ouverture de celle route détournerait le trafic qui suit actuellement la vallée du Chiré et tracerait la voie la plus courte pour pénétrer dans la partie sud de cette région des Grands Lacs qui sera, dans un avenir plus ou moins éloigné, le foyer le plus intense de la vie africaine. Malheureusement, la réalisation de tous ces projets est encore très incertaine ; pour le moment, les exportations de la vieille ville de Mozambique n’augmentent que très lentement ; des indigènes en armes paralysent le commerce à quelques kilomètres des ports et le pays n’est parcouru que par quelques caravanes.

De ces indications, trop sommaires, sur l’état actuel de la colonie portugaise du Mozambique, il est possible cependant de tirer quelques conclusions. Les divers districts qui constituent la colonie sont, par eux-mêmes, inégalement riches, mais plusieurs renferment des mines d’or et de charbon, des territoires fertiles et salubres où les blancs peuvent s’acclimater et même travailler ; mais l’œuvre de la mise en valeur de ces ressources naturelles, si elle a fait de grands progrès en ces dernières années, n’en est encore néanmoins qu’à ses débuts. La colonie du Mozambique, malgré son étendue et ses richesses latentes, est loin d’occuper le premier rang parmi les possessions portugaises pour son commerce avec la métropole[12]. Malgré la faiblesse relative de ces échanges entre colonie et mère patrie, le Mozambique contribue, pour une part chaque jour grandissante, à fournir au Portugal les denrées coloniales qu’il consomme ; et quoiqu’un grand nombre des entreprises nouvelles qui paraissent devoir réussir dans ce légendaire empire du Monomotapa soient créées par des étrangers, ou tout au moins soutenues par des capitaux étrangers, quelques-uns de ces riches « africains, » qui commencent à prendre à Lisbonne la place qu’occupaient autrefois les « brésiliens, » y trouveront une source nouvelle de prospérité, et l’Etat portugais lui-même peut espérer d’être, dans un prochain avenir, récompensé de ses efforts et rémunéré de ses sacrifices.


IV

Ce sont précisément ces promesses d’un brillant essor économique et les avantages de sa position géographique qui autorisent à concevoir des inquiétudes sur le sort du Mozambique. Restera-t-il portugais ou deviendra-t-il anglais ? Il est légitime de se le demander ; et si les événemens de l’avenir restent, dans un tel problème, une donnée inconnue, du moins l’état actuel des choses comporte-t-il déjà, à lui seul, une solution.

Après la crise que termina le traité de 1891, une réaction patriotique violente s’était, nous l’avons vu, manifestée contre l’Angleterre et le gouvernement lui-même avait obéi à l’impulsion générale. Une ardeur nouvelle pour la colonisation, un certain élan donné à l’industrie et au commerce national, une part plus grande faite dans les importations aux États autres que l’Angleterre furent, dans une certaine mesure, les résultats de cette poussée populaire ; mais la vague de fond qui avait un moment secoué l’âme portugaise alla vite en s’atténuant et en perdant de son premier élan. La force des habitudes, les nécessités économiques, plus puissantes que les antipathies nationales, ramenèrent le Portugal à ses accointances commerciales et politiques avec l’Angleterre. La France ne pouvait ni offrir au Portugal un compte pour ses vins, ni lui fournir à aussi bon marché les pacotilles qu’il exporte dans ses colonies. Une à une, les mailles, un instant disjointes, de la chaîne qui rive Lisbonne à Londres, se resserrèrent et se rejoignirent. Les événemens de 1890-1891 avaient, d’autre part, appris au petit royaume ibérique qu’il ne pouvait, dans l’Europe divisée d’aujourd’hui, compter que sur lui-même ; en vain il avait appelé au secours du droit méconnu les signataires de l’acte ; de Berlin ; personne n’avait fait mine de parler en sa faveur, il était resté isolé en face du léopard britannique. Les hommes d’État portugais mirent à profit la leçon ; ils comprirent que, parmi les puissances qui brillent au premier rang sur l’horizon politique, aucune, — pas même la France, — n’a su reprendre la vieille tradition française de protection des États trop petits ou trop faibles pour suffire eux-mêmes à la défense de leurs intérêts. L’Angleterre avait le pouvoir d’imposer, en tout cas, sa volonté à « sa plus ancienne alliée ; » mieux valait donc se rapprocher d’elle, se mettre sous sa protection et, au risque de blesser l’opinion publique, obtenir de sa hautaine bienveillance ce que l’on était impuissant à défendre contre elle. D’ailleurs, les colonies portugaises, et spécialement celle du Mozambique, n’étaient-elles pas comme imprégnées de capitaux anglais ? Etait-il une seule entreprise considérable où les Anglais n’eussent des intérêts ? Tel fut sans doute le raisonnement qui détermina le gouvernement de Lisbonne ; et si, à vrai dire, il n’eut, en accomplissant son évolution, qu’un médiocre souci de la dignité nationale, peut-être apprécia-t-il assez sainement la réalité de sa situation dans le monde.

Les événemens, depuis 1891, ont, à plusieurs reprises, montré que les visées des Anglais sur la côte de Gaza restaient les mêmes, et que, s’ils conseillaient à ne pas s’emparer du pays, du moins prétendaient-ils y agir comme chez eux, persuadées qu’il finirait par tomber, comme un fruit mûr, en leur possession effective. Leurs convoitises se portaient ouvertement sur la baie de Delagoa, dont en 1875, la sentence arbitrale du maréchal de Mac-Mahon avait confirmé la possession au Portugal. Une première fois ils crurent trouver dans la révolte des Cafres Vatouas une occasion de réaliser leurs desseins et ils ne se cachaient guère d’exciter et de soutenir le roi Gougounhama qui tenait la campagne dans « l’arrière-pays » de Lourenço-Marquès. En 1897, la guerre durait depuis trois ans et devenait inquiétante ; les Cafres menaçaient Lourenço-Marquès et les Anglais, — péril plus grave encore, — s’apprêtaient à défendre eux-mêmes les approches de la ville, quand le major d’Albuquerque mit fin au conflit par un incroyable coup d’audace. Avec cinquante cavaliers il poussa tout droit jusqu’au camp des noirs, et, au milieu de deux ou trois mille guerriers, s’empara de la personne du roi, l’obligea à s’agenouiller devant lui et l’emmena prisonnier avant que ses sujets eussent eu le temps de le défendre.

L’allaire du chemin de fer de Delagoa-bay à Pretoria fut plus grave encore et plus significative. Quand il fut question de construire cette ligne, un syndicat portugais offrant toutes les conditions nécessaires de solvabilité et d’honorabilité se présenta, demandant seulement une garantie d’intérêts de 4 ou 5 pour 100, ce qui n’avait rien d’exagéré, si l’on considère les difficultés de la voie à tracer qui passe, surtout dans sa première partie, par un pays très accidenté, exposé à des pluies torrentielles et infesté d’animaux sauvages. La concession allait être accordée, quand un de ces aventuriers américains, lanceurs d’affaires hasardeuses, comme il en court tant par le monde, nommé Mac-Murdo, demanda, au nom d’un groupe de capitalistes yankees et surtout anglais, à construire la ligne sans garantie d’intérêts ; le ministère portugais, sans défiance et persuadé qu’il réalisait une heureuse économie au profit de son pays, qui en a tant besoin, accepta. La Delagoa-bay and East-African Railway C° travailla très lentement et mal, établit la ligue dans de mauvaises conditions, exécuta des travaux défectueux, incapables de résister à la violence des agens atmosphériques et au passage des trains lourds, et qui, en raison de l’insalubrité du pays et des difficultés techniques que l’on rencontra, coulèrent très cher, si bien que dans l’été de 1889, au moment où les délais d’achèvement du chemin de fer étaient près d’être épuisés, non seulement le syndicat avait encore une cinquantaine de kilomètres à construire, mais il était complètement sans ressources pour venir à bout de ses travaux.

Deux mois restaient à courir, il était évident que la Compagnie épuisée ne pourrait, dans ce court délai, tenir ses engagemens ; la forée des choses allait donc amener la déchéance du syndicat concessionnaire et le retour du chemin de fer à l’Etat. C’est à ce moment même que, par une aberration inexplicable, le ministre de la Marine, brusquement, sans consulter ses collègues, prononça la déchéance de la compagnie. Celle-ci aussitôt, exploitant cette heureuse chance, argua qu’elle avait été spoliée et réclama une indemnité dont le gouvernement portugais dut admettre le principe, mais dont il laissa le soin de fixer la quotité au jugement de la cour arbitrale de Berne, où ses avocats pourraient faire valoir la façon déplorable dont la Compagnie avait exécuté ses engagemens et la situation où elle était quand la faute grave d’un ministre l’avait tirée de la ruine.

Jusqu’à quel point la politique eut-elle sa part dans les origines de toute cette a d’aire, il est impossible de le dire avec certitude. Mais ce qui paraît certain, c’est que pendant la longue durée du procès de Berne, toute la presse britannique ; - en escompta l’issue comme le moyen qui ferait tomber la baie Delagoa et le chemin de fer entre les mains du gouvernement de la Reine. Les arbitres, pensait-on, condamneraient le Portugal à une indemnité telle, — on ne parlait de rien moins que de cent millions — qu’il lui serait impossible de la payer et qu’il devrait soit vendre, soit hypothéquer le chemin de fer et la baie Delagoa à l’Angleterre. Celle éventualité fut étudiée dans toutes les chancelleries, et, vers 1898, la vente des colonies portugaises, de celle du Mozambique en particulier, semblait aux publicistes anglais un événement prévu et prochain. C’est vers ce temps qu’un traité secret, auquel récemment M. le comte de Bulow faisait allusion au Reichstag, aurait été signé, en l’Angleterre et l’Allemagne auraient prévu et préparé le partage des colonies portugaises au cas où le Portugal ne pourrait pas payer l’indemnité que fixeraient les arbitres. L’Allemagne sans demie se serait étendue du côté du Nyassa et peut-être en Angola ; l’Angleterre aurait gardé Lourenço-Marquès. D’autres événemens étaient-ils prévus dans la convention ? Est-ce au moment où elle fut signée qu’il conviendrait de faire remonter la volte-face de l’empereur Guillaume II et l’abandon du Transvaal par l’Allemagne ? Autant de questions auxquelles il serait difficile de donner aujourd’hui une réponse satisfaisante, l’instrument diplomatique ; n’ayant jamais été divulgué, ce qui semble hors de doute, c’est que le cas d’un achat et d’un partage des colonies portugaises, et spécialement du Mozambique, a été envisagé, admis comme possible : et c’est tout ce que ; nous en voulons retenir.

L’arrêt de Berne vint, à la fin de mars de l’année dernière, couper court à tous ces beaux projets et décevoir l’impatience de ces convoitises indécentes. L’arbitre, en effet, fixait l’indemnité à payer par le Portugal au chiffre de 15 millions en principal et 10 millions d’intérêt, soit 25 millions : le gouvernement de Lisbonne qui, en prévision du paiement à effectuer, avait rendu disponibles des ressources, put acquitter sa dette. Vingt-cinq millions, aubaine inespérée, tombèrent dans les caisses d’une compagnie ruinée ! Mais, politiquement, le coup était manqué : le Portugal s’était sauvé tout seul ; il n’avait pas été besoin de recourir « aux remèdes héroïques, » c’est l’expression qu’employait le lendemain de l’arrêt le Morning leader et il ajoutait : « ce qui est heureux dans l’état actuel de la politique en Afrique du Sud. » Les allaires de l’Angleterre, en effet, ne semblaient pas alors s’arranger au Transvaal au gré des désirs impérialistes, et il est à croire que le gouvernement de la Reine ne tenait pas, à l’heure même où certaines puissances auraient pu songer à intervenir en faveur des Boers, à faire naître, à propos de Delagoa-bay, de nouveaux embarras diplomatiques. Le cas prévu dans le traité secret avec l’Allemagne ne s’étant pas réalisé, tout projet de partage se trouvait, pour le moment du moins, abandonné.

En ces derniers mois, un étrange revirement s’est accompli dans les relations du Portugal avec l’Angleterre. « L’étroite amitié » de la Grande-Bretagne et de sa « plus fidèle alliée » s’est manifestée ouvertement quand le gouvernement de Londres a demandé et obtenu, sans difficultés, le passage de ses troupes à travers le territoire du Mozambique pour aller attaquer par le nord les commandos boers. Pour justifier cette audacieuse violation du devoir des neutres, sir Hugh Mac Donell, ministre d’Angleterre à Lisbonne, a invoqué « les notes échangées entre M. Petre et le comte de Val boni en 1891 ; » et le représentant du Portugal à Pretoria, M. Demetrio Cinatti, a allégué « les conventions antérieures et bien connues qui obligent le Portugal à livrer ce passage. » On ne connaissait jusqu’ici rien de tel dans le traité de 1891, ni dans les négociations qui raccompagnèrent. Au reste, l’intérêt de cet événement consiste tout entier en ce qu’il a révélé la puissance et la nature des liens qui attachent le Portugal à l’Angleterre. L’alliance récemment proclamée à grand bruit est apparue moins comme le résultat d’une cordiale intimité que comme la conséquence d’une véritable vassalité.

Ainsi la colonie du Mozambique, mutilée en 1891, fréquemment menacée depuis lors de partage ou de démembrement, ouverte à toutes les entreprises et à tous les intérêts anglais, ouverte même aux belligérans quand ils sont Anglais, reste, malgré tout, sous la loi de Sa Majesté Très Fidèle ; le traité d’alliance lui en garantit, dit-on, la tranquille possession ; mais c’est plutôt de la condescendance un peu dédaigneuse, et peut-être passagère, de l’Angleterre qu’elle la tient que de ses droits historiques et de l’effort colonial de ses sujets ; c’est moins comme l’héritage inaliénable de ses ancêtres que comme un fief révocable de la Grande-Bretagne.


V

Les mariages de raison ne sont point rares en politique et ils y sont justifiés. Et si l’intérêt du Portugal l’engageait réellement à se lier à l’Angleterre par les liens d’une étroite alliance, qui donc le blâmerait d’avoir obéi à son intérêt ? Mais les peuples, autant que de colonies et de commerce, vivent d’honneur et de dignité, et certains oublis sont des abdications. Aux fêtes du mariage de 1900 on a trop oublié, parmi les hommes qui dirigent, le Portugal, les fâcheux souvenirs de 1890. Et c’est pour cela que les acclamations officielles, — le peuple, en général, a plus le sens de sa dignité, — durant les fêtes qui ont célébré à Lisbonne, le 6 décembre dernier, la venue de l’escadre de l’amiral Rawson, ont paru sonner faux et tinter comme le glas d’une nation qui s’abandonne. Déjà quelques semaines plus tôt, à Komalipoort, sur la frontière du Transvaal envahi, lord Roberts avait fait saluer, par les hourrahs frénétiques de ses troupes, le drapeau portugais. Dans les discours prononcés au banquet de Lisbonne, dans les dépêches échangées entre le roi don Carlos et la reine Victoria, dans les toasts du Majestic, on a affirmé, de part et d’autre, « la franche et loyale alliance » et « la vieille amitié » qui unit l’Angleterre et le Portugal. Les générations passent vite en Portugal, et les deuils nationaux ne se portent pas longtemps ; le beau mouvement patriotique d’il y a dix ans apparaît dans un passé aussi lointain que les exploits du grand Albuquerque, et il semble que l’on en ait porté au tombeau, avec Serpa Pinto[13], le dernier souvenir.


Deux vrais amis vivaient au Monomotapa :


il était permis, en ces derniers temps, de se demander, en parcourant les journaux de Londres et de Lisbonne, si la côte du Mozambique ne serait pas en passe de redevenir, comme aux âges heureux chantés par La Fontaine, une manière de paradis terrestre où fleurirait la véritable amitié. Trompeuses apparences, hélas ! Des deux amis d’aujourd’hui il est bien vrai que l’on pourrait dire, comme dans la fable :


L’un ne possédait rien qui n’appartint à l’autre !


Mais c’est que « l’autre, » en l’espèce, a, de plus que son intime, la force, et a montré qu’il savait au besoin en user. Dans la réalité actuelle, les Anglais ont bien la libre disposition, comme si elle était leur propriété, de la colonie portugaise du Mozambique ; mais c’est ici que cesse la ressemblance entre la vérité et la fiction ; il n’y a pas réciprocité de bons offices, et, pour que l’amitié soit réelle et durable, il y manque un élément indispensable : l’égalité. L’intimité proclamée si bruyamment à Lisbonne n’est pas née d’un élan du cœur ou d’une conformité réelle des goûts et du génie de deux nations, mais de la dure nécessité de la loi du plus fort. Neutralité très bienveillante, libre usage de ses ports et de ses chemins de fer, « porte ouverte, » l’Angleterre a tout demandé au Portugal ; et, en échange, qu’a-t-elle donné ? Le droit pour son allié de conserver ce qui est à lui, ses propres colonies ; l’ogre, pour aujourd’hui, limite ses appétits et, occupé à digérer un trop gros et trop dur morceau, garantit à ses heureux voisins qu’ils ne seront pas mangés comme ils Tout été, à moitié, voilà dix ans. Le bon billet qu’a là le roi de Portugal ! En vérité, l’alliance proclamée n’est pas un mariage d’amour, c’est une triste union de raison. Quelles en sont donc les raisons ?

A l’alliance nouvelle, le Portugal gagne de garder intactes ses colonies de l’Afrique du Sud. Possession précaire à la vérité, puisqu’elle dépend du bon plaisir de l’Angleterre, qui a montré que les traités ne sont jamais un obstacle à la réalisation de ses desseins ; mais le Portugal, encouragé ; par les résultats heureux de ces dix dernières années et par les progrès de la colonisation du Mozambique, espère sans doute développer ses intétêts sur la côte africaine, y multiplier ses établissemens et ses colons, si bien qu’il deviendrait de plus en plus difficile, de plus en plus odieux, de renouveler l’opération de 1890 et d’achever la spoliation. Peut-être espère-t-il aussi qu’en tenant pendant quelques années encore de la condescendance d’autrui ses propres colonies, il pourra attendre la venue d’un temps où le bon droit ne serait plus réduit à toujours plier devant les forts, et où il lui suffirait pour sa défense d’être évidemment le bon droit ; ou peut-être encore attend-il que se levé quelque grand vent d’orage qui, passant sur les hautes futaies, courbe les grands chênes et rouvre aux arbres plus humbles l’accès de l’air libre. En mettant les choses au pis, le Portugal, isolé dans le monde et qui se souvient de l’abandon où il fut laissé, gagne au moins au renouveau de l’alliance la protection momentanée de son ennemie la plus dangereuse : il est des heures où, pour les faibles, la seule politique possible consiste à être l’ami de qui les peut écraser.

Quant au jeu de l’Angleterre, les événemens en indiquent assez le sens et le but.

Le Portugal est un instrument de sa politique. En Europe, en Afrique, l’alliance de ce petit Etat, qui dispose de bons ports et qui ne saurait les fermer, qui a des territoires sur toutes les mers du globe, peut lui être, à un moment donné, d’un très utile secours. Les événemens de l’Afrique du Sud et le passage des troupes anglaises par Beïra en ont été une première preuve. La rupture des relations diplomatiques entre le Portugal et la Hollande, au moment même où l’alliance était proclamée à Lisbonne, et où la reine Wilhelmine s’apprêtait à recevoir le président Krüger, est encore un indice du genre de bons offices que le gouvernement de Londres attend de son allié. Mais on peut supposer que de plus graves éventualités ont été prévues dans les pourparlers entre le Foreign-Office et le ministre portugais à Londres : l’idée d’un conflit possible avec la France obsède depuis longtemps l’esprit de quelques-uns des hommes d’Etat de l’impérialisme. Il serait peut-être curieux, à ce point de vue, de rapprocher le voyage récent de M. Chamberlain à Malle et à Home de la proclamation de l’alliance anglo-portugaise. Pour consolider la domination britannique dans le bassin occidental de la Méditerranée, l’appoint du Portugal pourrait être très utile ; il pourrait aider à obtenir de l’Espagne certains avantages depuis longtemps désirés : un dépôt de charbon aux Baléares, un autre près du détroit, et, le détroit franchi, quelque nouveau Gibraltar en Galice. La rade de Lisbonne serait d’ailleurs précieuse, en cas de guerre, pour les escadres anglaises : elles commanderaient de là la route de Toulon à Brest, comme elles menaceraient, des îles du Cap-Vert, le Sénégal, de Saint-Thomas, Libreville, et de Beïra, Madagascar. Hypothèses chimériques, peut-être ? Il le faut souhaiter, et nous le souhaitons ; mais il n’en reste pas moins évident que la France, pour sa sécurité en Europe et en Afrique, ne peut pas se désintéresser du sort des colonies portugaises et particulièrement de celle du Mozambique.

Sous nos yeux trop souvent fermés, de grands empires se constituent peu à peu qui étendent leurs bras sur toutes les parties du monde et qui seront les acteurs de la lutte économique de demain : empire germanique, empire russe, empire britannique, empire américain ; peut-être aussi, si nous savions faire passer avant tout le maintien de notre situation extérieure et user des élémens que nous possédons, empire français. Autour de ces puissantes unités, de ces « tout » économiques et politiques, peu à peu les petits peuples viendront s’agréger ; ils eu seront des annexes. Dès maintenant, il faut bien le voir, le Portugal, avec ses colonies, n’est plus qu’une dépendance de « l’empire britannique ; » il est dans la mouvance de ce haut seigneur féodal ; il gravite autour dit l’Angleterre, attendant d’elle la protection et la vie, comme les cliens de l’ancienne Rome autour de l’insula d’une riche patricienne.


RENE PINON.

  1. Voici les chiffres du commerce général du Portugal en 1897 et 1898 :
    1897 1897 1898 1898
    Milreis ou £ Milreis ou £
    Importation 50 630 000 7 217 000 63 103 000 8 960 000
    Exportation 37 516 000 5 326 000 45 004 000 6 476 000
    Total 88 146 000 12 543 000 108 707 000 15 406 000


    Voici maintenant les chiffres du commerce des principaux pays avec le Portugal :

    1897

    Pays Importation « Exportation «
    Milreis ou £ Milreis ou £
    Royaume-Uni 13 406 900 1 903 000 8 158 600 1 343 000
    Colonies portugaises 7 328 300 1 040 000 5 172 400 734 000
    Allemagne 5 692 700 808 000 4 821 600 684 000
    Espagne 5 230 300 742 000 4 468 500 633 000
    Brésil 1 975 100 279 000 5 795 500 822 000
    Etats-Unis 4 736 500 672 000 1 003 900 142 000
    France 3 663 000 520 000 1 224 200 173 000
    Russie 3 273 600 464 000 1 240 900 175 000
    Belgique 1 294 500 183 000 741 100 105 000

    1898

    Pays Importation « Exportation «
    Milreis ou £ Milreis ou £
    Royaume-Uni 18 017 000 2 558 000 11 502 600 1 633 000
    Colonies portugaises 10 047 100 1 426 550 7 070 100 1 003 800
    Allemagne 7 474 300 1 061 000 5 493 200 780 000
    Espagne 5 594 300 794 000 5 563 000 790 000
    Brésil 2 127 100 302 000 6 629 800 941 000
    Etats-Unis 7 260 500 1 030 000 1 739 400 246 000
    France 4 910 300 697 000 1 541 000 218 000
    Russie 654 100 92 000 880 000 124 000
    Belgique 2 554 600 362 000 5 493 200 780 000


    Voyez dans les Diplomatic and consular Reports. Annual series, n° 2378.

  2. Voyez la Revue du 1er novembre 1890.
  3. On pourra consulter sur ces événemens : le livre intéressant de M. Jean Darry : la Conquête de l’Afrique, Librairie Perrin, 1 vol. in-12 ; ou encore le Partage de l’Afrique, par M. Victor Deville (André éditeur).
  4. Comment j’ai traversé l’Afrique, par le major Serpa Pinto. Paris, Hachette, 2 vol.
  5. Il est piquant, au moment où, 1e Portugal et la Grande-Bretagne échangent des déclarations d’éternelle amitié, de rappeler le texte de cet ultimatum qui ne date que de onze ans :
    « Le gouvernement britannique désire et insiste pour que les instructions suivantes soient envoyées immédiatement, par télégraphe, au gouverneur de Mozambique. Rappelez aussitôt toutes les forces portugaises se trouvant actuellement sur le Chiré, ainsi que sur les territoires des Makololos et du Machona. Le gouvernement britannique est d’avis que, faute de cela, les assurances données par le gouvernement portugais sont illusoires, et M. Petre (le ministre anglais à Lisbonne) se verra forcé, conformément à ses instructions, de quitter immédiatement Lisbonne, avec tous les membres de la légation, s’il ne recevait pas, cette après-midi, une réponse satisfaisante. »
  6. Pour la géographie du Mozambique, on consultera : la nouvelle édition de l’Afrique australe d’Elisée Reclus, mise à jour par Onésime Reclus (Hachette, 1901) ; — Vasconcellos, As colonias portuguezas : Géographia physica, politica et économica, Lisbonne, Cie nationale d’éditions, 1890 ; — les nombreux et très intéressans Diplomatie and consular Reports, publiés par le Foreign Office ; — l’étude de M. Hauser dans les Questions diplomatiques et coloniales du 15 janvier 1901.
  7. Ces travaux ont été entrepris par la Compagnie française du Sud-Est africain.
  8. 133 039 tonnes, sur un total de 434 684 (en 1898) sont entrées ou sorties sous pavillon français.
  9. Un chemin de fer joignant Beïra à Sena sur le Zambèze, non loin de son confluent avec le Chiré, est en projet. — Le transit de la ligne de Beïra à Uintali a été de 41 835 tonnes en 1899 contre 35 523 en 1898 (Annual Series, n° 2218 et 2427).
  10. La Société des Sucres portugais a établi, surtout le long du Zambèze, des plantations qui réussissent très bien ; une fabrique de sucre de cannes a été établie à Marromeu. — Une Compagnie marseillaise des Huiles et Savons du Mozambique exporte de grandes quantités de graines oléagineuses ; etc.
  11. Le système des prazos, que les Portugais ont jadis emprunté aux anciens sultans maures, a été réorganisé par un décret du 18 novembre 1890, mis en vigueur le 30 septembre 1892. — Voyez Vasconcellos, ouv. cité, p. 260 et suiv., et le Rapport du Consul anglais à Quelimani pour 1899 (Annual Series, no 2399).
  12. 1898
    Colonies Importations en Portugal « Exportations de Portugal «
    Milréis ou £ Miréis ou £
    Angola 6 211 700 882 000 4 661 700 661 500
    Cap-Vert 267 400 37 000 453 400 64 000
    Guinée 23 700 3 000 80 500 11 500
    Saint-Thomas et Ile du Prince 3 451 300 190 000 889 400 126 000
    Mozambique 62 500 8 800 947 100 135 000
    Goa 25 700 3 500 31 100 4 400
    Macao et Timor 1 800 250 6 900 900
    Total 10 047 100 1 424 550 7 070 100 1 003 300


    (Animal Series, n° 2378.)

  13. Mort le 30 décembre 1900.