La Colonie du Cap sous la domination anglaise

La Colonie du Cap sous la domination anglaise
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 289-338).

LA


COLONIE DU CAP


SOUS LA DOMINATION ANGLAISE.




GUERRES DE BOERS ET DES CAFRES.




Au siècle dernier la France jouissait, comme puissance colonisatrice, d’une considération qu’elle a perdue aujourd’hui. En Amérique Saint-Domingue et le Canada, l’île de France dans les mers de l’Afrique, dans l’Inde les conquêtes et les projets ambitieux de Dupleix, qui semblèrent un moment sur le point de se changer en une magnifique réalité, témoignaient hautement du génie de la France, et montraient surtout avec quelle merveilleuse souplesse ce génie savait se plier aux exigences les plus diverses de la nature et des climats, des races et des peuples répandus dans toutes les parties du monde. C’était alors un fait acquis pour nous et reconnu universellement. Les écrivains du temps, Adam Smith à leur tête, le constatent d’un consentement presque unanime. Aujourd’hui l’opinion a bien changé ; depuis notre grande révolution, époque dont nous exagérons singulièrement la gloire, et qui en définitive a laissé la France, la France d’outre-mer surtout, moindre qu’elle n’était avant 1789, nous passons, au contraire, pour être les plus incapables de tous les colonisateurs. Cela est parfaitement accrédité, et l’entreprise que nous tentons en Algérie semble avoir depuis vingt ans confirmé ce jugement si sévère. Aux résultats que nous avons déjà obtenus, on oppose la grandeur des efforts que nous avons dû faire, l’énormité des sacrifices d’hommes et d’argent que nous a déjà coûtés cette dispendieuse conquête, et, quand il s’agit de passer condamnation définitive, on nous objecte, au point de vue moral surtout, les rigueurs du système de guerre que nous avons été forcés de suivre pour vaincre la résistance de l’ennemi.

Nulle part ces accusations n’ont été répétées avec plus d’insistance et de vivacité qu’en Angleterre ; la tribune, la presse, les meetings religieux ou politiques en ont cent fois retenti, et cependant, à l’autre extrémité du continent africain, l’Angleterre, après quarante-cinq ans de possession, et dans des conditions bien autrement favorables que celles où nous nous sommes jamais trouvés en Algérie, ne semble pas avoir fait mieux que nous après vingt ans de combats. Nous la voyons en effet aujourd’hui réduite à exécuter des razzias alors que nous commençons à n’en plus faire, obligée de pratiquer à son tour le système de guerre qu’elle blâmait si fort quand il était appliqué aux Arabes par le maréchal Bugeaud, contrainte enfin de dépenser pour faire campagne autant d’argent que nous en a jamais coûté aucune de nos expéditions de l’Algérie, beaucoup plus même, si l’on compare les ressources, la force et la multitude des ennemis qui luttaient contre nous, à la misère, à la faiblesse et au petit nombre des tribus qui tiennent depuis un an sir Harry Smith presque complètement bloqué dans ses cantonnemens. Il n’importe, nous sommes jugés, et tout récemment encore nous avons eu le plaisir de voir un membre de la chambre des lords, le marquis de Londonderry, qui voulait, de son autorité privée, et avec plus de zèle que de politesse et de bon goût, s’ingérer dans l’administration de nos affaires africaines, comme si la situation des colonies anglaises était si prospère et si édifiante qu’elle ne laissât aucune occasion de s’exercer à la sagesse et à la philanthropie du noble marquis.

Je n’ai aucune envie d’exploiter à mon tour le champ stérile des récriminations, je n’entreprendrai pas la tâche parfaitement ingrate de justifier les erreurs que nous avons commises en Algérie par le récit des fautes qui ont signalé l’administration anglaise au cap de Bonne-Espérance ; mais je ne puis cependant pas ne point faire remarquer la différence des conditions dans lesquelles les deux nations se sont présentées dans les deux pays, et combien cette différence était à l’avantage de l’Angleterre. Pour nous, puissance européenne et chrétienne débarquant sur les rivages de l’Algérie, tout nous était ennemi, l’homme, le ciel, la terre et l’eau. Au Cap, l’Angleterre trouvait le plus sain et le plus beau climat qui soit au monde[1] ; elle y trouvait bien plus, une population d’origine européenne, chrétienne et protestante, vouée à la vie patriarcale des pasteurs, morale, énergique et brave, déjà maîtresse par ses seuls efforts d’une partie considérable du pays, et dont un gouvernement habile aurait dû se faire un instrument de conquête ou tout au moins de défense. Il y avait d’ailleurs long-temps qu’elle suffisait par elle-même à ce double rôle. Eh bien ! au lieu de se concilier cette population excellente et respectable à tous égards, l’Angleterre se l’est aliénée, aliénée jusqu’à la révolte, jusqu’à l’émigration en masse. Poussés à bout, hommes, femmes, enfans, vieillards, vingt ou vingt-cinq mille ames peut-être, ont fini par abandonner leur patrie, leurs biens, leurs foyers, pour se lancer à la garde de la Providence dans les profondeurs de l’Afrique centrale. Poursuivis par les armes, par les lois et par les adjonctions de territoire, ils s’enfoncent encore aujourd’hui et toujours plus avant dans ces régions inconnues, ne voulant écouter aucune promesse de paix et d’amnistie, mais emportant avec eux l’implacable ressentiment des injustices dont ils croient avoir à se plaindre.

Certes nous n’avons rien fait de pareil en Algérie. Et quant à l’ennemi extérieur qu’il faut soumettre, qui comparera jamais les Arabes et les Kabyles aux Cafres et aux Hottentots ? On compte soixante-dix ou quatre-vingt mille Cafres dans la Cafrerie proprement dite, et à peine autant dans les pays qui bordent le territoire colonial, tandis qu’Arabes et Kabyles forment une population de quatre ou de cinq millions d’ames, représentant plus de cinq cent mille combattans dans un pays où tout le monde est soldat, sachant fabriquer des armes et de la poudre, ayant d’ailleurs à portée, par le Maroc et Tunis, Malte et Gibraltar pour s’approvisionner. Les Cafres, au contraire, ceux que combat en ce moment sir Harry Smith, n’ont guère, au dire des pièces soumises au parlement, que cinq ou six mille mousquets qu’ils sont incapables de réparer. C’est depuis quelques années seulement qu’ils ont compris qu’on pouvait tirer quelque parti du cheval ; mais on ne pense pas qu’il y ait deux mille cavaliers parmi eux. De pareils ennemis, des guerriers aussi mal outillés, ne sauraient être bien redoutables en tant que soldats sur le champ de bataille ; aussi la guerre n’est-elle, à proprement parler, pour eux qu’une occasion de rapines. Comme voleurs, c’est une race active, infatigable, entreprenante ; comme soldats, ce sont des fantômes qui s’évanouissent à la vue des habits rouges. Un officier qui a fait contre eux les campagnes de 1834-35, et qui en a écrit l’histoire, le capitaine Alexander, porte à quarante-quatre hommes, femmes et enfans, soldats ou colons, le nombre total des victimes qui périrent dans cette guerre du côté des Anglais. Voici en revanche comment il estime les pertes subies par la colonie : 456 maisons brûlées, 111,930 têtes de bétail et 5,715 chevaux enlevés, sans compter les chèvres et les moutons. Ce sont certainement là de redoutables maraudeurs, mais quelle différence entre ces pillards et la belliqueuse population qui nous a livré les deux grandes batailles de Staoueli et d’Isly, qui a enlevé au prix de plusieurs centaines de cadavres le marabout si héroïquement défendu de Sidi-Brahim, et qui a soutenu les deux sièges de Constantine !

Dans les deux pays, la grande difficulté, et qui ne sera pas encore de si tôt résolue, c’est de faire vivre ensemble et en paix la civilisation de l’Europe et le fanatisme exclusif du musulman, ou la sauvagerie du Cafre. Au Cap, cette difficulté s’est compliquée pour l’administration anglaise de démêlés avec la population d’origine européenne qui habite la colonie ; mais ces démêlés mêmes n’ont pas eu d’autre cause que les tentatives de l’autorité supérieure pour régler les rapports de la population coloniale avec la race africaine. C’est une très dramatique histoire et faite pour fournir le thème d’intarissables récriminations à ceux qui poursuivent encore de leurs haines surannées la perfide Albion, ou qui s’évertuent à se créer un fanatisme de fantaisie contre l’hérésie protestante. Je m’étonne que les uns ou les autres aient négligé jusqu’ici cette mine si féconde, et je m’empresse de la signaler à leur zèle. Quant à ceux qui voient dans le spectacle des choses humaines la matière d’études plus intelligentes et plus philosophiques, je crois pouvoir aussi leur recommander l’histoire de la colonie du Cap sous l’administration anglaise comme un sujet des plus riches à explorer. On a rarement vu, peut-être même n’a-t-on jamais vu sur la terre un exemple aussi frappant du peu que vaut la sagesse des hommes et des tristes résultats que peuvent produire les plus nobles passions de notre cœur. L’observation impartiale montrera, en effet, que les plus grandes difficultés qui ont travaillé cette colonie, encore si agitée aujourd’hui, ont eu surtout pour origine les bonnes qualités et le mérite des parties qui ont joué un rôle dans son histoire. C’est une justice que nous rendrons sans peine à l’Angleterre, lors même qu’elle continuerait à être pour nous aussi injuste qu’elle l’est encore à l’endroit de l’Algérie.


I

Lorsque la compagnie des Indes hollandaises décida, vers le milieu du XVIIe siècle, la création d’un établissement au cap de Bonne-Espérance, elle ne songeait nullement à y fonder une colonie, surtout dans le sens qu’on attachait alors à ce mot. On ne considérait encore comme dignes d’être occupés à ce titre que les pays qui produisaient l’or, l’argent, les pierres précieuses, les denrées tropicales, les épices, que la Hollande trouvait ailleurs, et qu’elle ne pouvait pas demander au climat du Cap. En cédant aux suggestions d’un chirurgien employé à bord de ses navires, elle ne se proposait pas d’autre but que de ménager à ses flottes un lieu de ravitaillement à l’extrémité de l’Afrique, que de leur préparer, pour la guerre comme pour la tempête, la ressource et l’appui d’un autre Gibraltar, la clé de la mer des Indes. Elle ne demandait pas autre chose à son nouvel établissement, et ce fut seulement avec trois navires, portant à peine deux cent cinquante hommes, que l’auteur du projet, Van Riebeck, vint mouiller, le 6 avril 1652, dans les eaux de Table-Bay et prendre possession du rivage au nom de la compagnie. Cette petite troupe devait suffire à l’entreprise, car il ne paraît pas que pendant le siècle et demi où le cap de Bonne-Espérance resta dans les mains de la Hollande, la colonie ait jamais été obligée de faire appel à la métropole pour lui demander des secours importans en hommes, en armes ou en argent. D’un côté, elle ne devait être attaquée pour la première fois par une puissance européenne qu’en 1795 (après cent quarante-trois ans d’existence) ; de l’autre, elle allait rencontrer tout d’abord dans les circonstances locales des conditions d’établissement merveilleusement faciles.

Si peu que nous connaissions encore l’Afrique, les courageuses tentatives d’exploration qui ont été faites depuis plus de soixante ans nous en ont cependant appris assez pour que nous sachions que dans son relief général et d’ensemble ce vaste continent présente la forme d’une pyramide irrégulière, disposée en gradins ou terrasses plus abruptes, plus escarpées qu’en aucune autre partie du monde, et couronnée à son sommet par un vaste plateau que les cartes françaises qualifient ordinairement de désert ou plus justement de pays inconnus, mais qui renferme, tout semble aujourd’hui le prouver, d’innombrables populations noires. Nous ne saurons jamais, sans doute, l’histoire de ces races ignorées ; mais ce qui est certain, c’est que, depuis deux siècles environ, un mouvement extraordinaire s’est emparé d’elles, et qu’elles se sont mises à essaimer dans toutes les directions, se chassant les unes les autres vers les extrémités du continent et ne s’arrêtant dans leurs migrations que là où la terre leur manquait, là où des déserts incultes opposaient des barrières infranchissables à des multitudes affamées. À quoi faut-il attribuer ce mouvement qui n’a pu s’accomplir et ne s’accomplit encore qu’au prix de guerres sans fin et de massacres où l’on voit des tribus, des nations entières disparaître avec une épouvantable rapidité ? Est-ce au commerce européen qui, depuis le XVIe siècle, est venu entourer toute l’Afrique comme d’irrésistibles aimans sur lesquels les populations attirées par une force supérieure viennent fatalement se briser ? Est-ce le criminel trafic des noirs qui a déterminé ces sanglantes convulsions ? Faut-il les attribuer au contact du mahométisme, qui, frappé de mort partout ailleurs, est au contraire encore en voie de développement dans l’intérieur de l’Afrique, et qui y a pénétré jusqu’à des profondeurs incroyables, comme semble le prouver le nom collectif de Cafres, c’est-à-dire infidèles (kafir en arabe), imposé à l’ensemble des tribus qui font aujourd’hui la guerre aux Anglais ? Quelles qu’en soient les causes, le fait existe cependant, et l’histoire moderne de la malheureuse Afrique présente le tableau d’un volcan de nations, d’une cascade de peuples dont les vagues, se chassant, s’écrasant les unes les autres, n’arrivent le plus souvent sur les côtes ou dans les déserts du continent, quand encore elles y parviennent, que réduites en poussière, en débris désorganisés. Les preuves à citer sont désormais très nombreuses. Il est constaté en effet, aujourd’hui que l’établissement de certaines tribus noires dans les oasis orientales du Grand-Désert est d’origine récente, que les Gallas qui attaquent en ce moment l’Abyssinie ne se sont montrés sur sa frontière que depuis le commencement du siècle, que les noirs qui peuplent maintenant la Nigritie sont des conquérans venus de fort loin, et que la limite de la colonie du cap de Bonne-Espérance était déjà portée depuis des années fort avant dans l’est sans que l’on connût encore les Cafres, même de nom.

Le mouvement n’était donc pas commencé, ou du moins il ne se faisait pas encore sentir au cap de Bonne-Espérance, lorsque les Hollandais vinrent s’y établir. Les quelques rares et infimes tribus qu’ils y rencontrèrent, Hottentots, Bechuanas, Bosjesmans, etc., ne ressemblaient en rien aux grands et beaux noirs qui devaient plus tard arriver par l’est. Petits, laids, éparpillés par groupes et presque par familles seulement sur de vastes espaces, ils n’avaient de pareils sur la terre que les indigènes abrutis de la Nouvelle-Hollande ou de la Terre de Van-Diémen. Pour donner une idée de ce qu’ils étaient, on pourrait dire, si l’expression n’était pas trop recherchée, que c’étaient quelques gouttes de sang humain qui, parties on ne sait d’où, avaient filtré à travers les déserts, les karoos, qui protégent du côté du nord la frontière de la colonie. C’était une race trop dénuée d’industrie, trop faible sous tous les rapports pour contrarier sérieusement l’occupation des Hollandais, malgré leur petit nombre, malgré la nécessité qui les forçait, comme les Hottentots eux-mêmes, de s’établir dans le pays par habitations, par fermes isolées, par kraals éloignés les uns des autres, par campemens, selon les exigences des saisons, selon le hasard des sources et des maigres filets d’eau qui arrosent cette terre sablonneuse et sa quadruple chaîne de montagnes superposées.

Quoi qu’on en ait dit dans les meetings passionnés d’Exeter Hall, dans les réunions ou les écrits des abolitionistes, des membres des sociétés de la paix ou pour la protection des aborigènes, quoi qu’aient enseigné sur ce sujet les membres de la société des missions de Londres et surtout les méthodistes, qui ont été les plus vifs et les plus acharnés ennemis des Boers ou habitans de la colonie, il est hors de doute aujourd’hui que la domination hollandaise s’étendit régulièrement et presque pacifiquement sur le pays. Il y a quelques années encore, des calculs entachés de la plus violente exagération avaient persuadé en Angleterre au parti religieux, qui a exercé une si grande influence sur la destinée de la colonie, que la conquête hollandaise avait causé l’extermination de plus d’un million d’hommes. C’était presque un axiome de la statistique perfide et mensongère inventée pour satisfaire la vanité d’un siècle qui se prétend positif, et qui ne se laisse pas moins que les autres conduire par ses passions. Cette calomnie, répandue perdant trop long-temps sans contradiction et avec assez de persistance pour qu’elle se soit presque accréditée, a reçu un éclatant démenti des investigations sérieuses qui ont été faites, bien qu’un peu tard, pour arriver à la connaissance de la vérité. Le dépouillement des archives officielles de la colonie, fait avec soin par un officier anglais, le lieutenant Moodie, qui a publié plusieurs volumes d’extraits de ses recherches, a démontré que le gouvernement hollandais n’était ni exterminateur ni oppresseur des indigènes, qu’il veillait au contraire à leur protection, que le territoire colonial avait été successivement acheté par lui en vertu de traités amiables dont on a retrouvé les originaux, et qui « semblent avoir été, pour employer les paroles mêmes du lieutenant Moodie, aussi complets, aussi réguliers que ceux passés par William Penn, l’apôtre des quakers et le fondateur de l’état de Pennsylvanie, avec les Indiens de l’Amérique du Nord. » Bien plus, le résultat de ces travaux a appris que, pendant leur longue occupation de presque cent soixante ans, les Hollandais ne s’étaient trouvés que deux fois sur le pied de guerre déclarée avec les indigènes ; les Anglais, qui ne comptent encore que quarante-cinq ans d’occupation, en sont à leur septième guerre contre les Cafres !

D’ailleurs, si la passion n’eût pas aveuglé de son triple bandeau les auteurs de cette déplorable invention, ils en eussent bien vite eux-mêmes découvert le ridicule, pour peu qu’ils eussent voulu rechercher la puissance ; les mœurs et le chiffre de la population qu’ils accusaient d’avoir, pendant plus d’un siècle et demi, occasionné ou exécuté de ses propres mains une horrible boucherie d’environ dix mille créatures humaines par chaque année. Or, lorsqu’en 1806 la colonie se rendit par capitulation à l’Angleterre, le chiffre total de sa population n’atteignait pas encore quatre-vingt-dix mille ames, dont quarante mille environ étaient d’origine européenne, ce qui revient à dire, pour quiconque connaît la merveilleuse salubrité du climat et l’extraordinaire fécondité des mariages au cap de Bonne-Espérance, que, pendant de longues années, le nombre des Européens ou de leurs descendans établis dans le pays n’a pas dépassé quelques centaines d’hommes, et qu’un siècle même après la prise de possession par Van Riebeck, il ne devait pas être encore très supérieur au chiffre de dix mille personnes, hommes, femmes, enfans, vieillards.

Cette accusation de cruauté, absurde au point de vue de la vraisemblance, fausse en fait, était odieuse, si l’on estimait avec impartialité le caractère et les origines de la population sur qui on voulait la faire peser. Aucune colonie peut-être n’est sortie d’élémens plus purs et plus respectables. Elle n’a été peuplée en effet ni par des chercheurs d’or ou de diamans en quête de l’Eldorado ou des mines de Golconde, ni par des trafiquans avides de faire produire à la terre ces rares et riches denrées que l’Europe a long-temps payées à des prix fabuleux, ni par des aventuriers politiques ou militaires comme ceux qui ont exploité pendant près d’un siècle les révolutions et les guerres de l’Indostan, ni par ces caractères impétueux et compromettans qu’au XVIIe et au XVIIIe siècle au moins autant qu’au XIXe, les familles envoyaient aux îles ou aux Grandes-Indes chercher la sagesse, la fortune ou la mort. Encore moins la colonie du Cap fut-elle peuplée par des criminels, comme ceux qui ont été les premiers habitans européens de la Nouvelle-Hollande. Il n’y avait ni gloire, ni richesse, à recueillir sur ces plages sablonneuses qui ne produisent encore que les fruits de l’Europe, dans ces montagnes dénudées où l’eau est si rare, que les pasteurs, la première industrie de toute société naissante, y sont obligés de changer plusieurs fois par an de résidence, à la recherche de sources non encore épuisées, menant la vie nomade avec leurs troupeaux, comme autrefois Abraham et Jacob. C’étaient des gens revenus des vanités de ce monde, ceux qui allèrent s’établir les premiers sur cette terre délaissée par l’ambition ; c’étaient des opprimés qui allaient demander la liberté au désert, c’étaient les protestans persécutés des Pays-Bas espagnols ou des états ecclésiastiques des bords du Rhin, c’étaient des religionnaires qui avaient mieux aimé renoncer à leur patrie qu’à leurs croyances, c’étaient les frères moraves, les luthériens échappés aux vexations de l’Autriche ; c’étaient des calvinistes chassés de la France par la révocation de l’édit de Nantes ; c’étaient enfin des gens aussi malheureux, mais aussi dignes que les fathers Pilgrims qui ont fondé la Nouvelle-Angleterre.

Presque complètement abandonnée à elle-même par la Hollande, qui ne demandait au Cap qu’un abri assuré pour ses navires dans les eaux des baies de la Table et de Simon, cette population eut bientôt rompu avec l’Europe qu’elle fuyait. La nombreuse descendance des émigrés français a complètement oublié la langue de son ancienne patrie ; elle a oublié jusqu’à la prononciation des noms qu’elle porte et dont quelques-uns appartiennent aux plus illustres familles de la noblesse protestante de France[2]. Quelle raison avaient-ils de conserver un seul lien intellectuel avec la civilisation qui les avait chassés à cette extrémité du monde ? Ne devaient-ils pas trouver au contraire un charme suprême, eux les opprimés d’autrefois, ou les fils d’opprimés, qui avaient entendu raconter à leurs pères les horreurs de la persécution, les dragonnades du grand roi, les terreurs du service divin célébré mystérieusement dans une cave ou dans les bois et souvent interrompu par la police ou par la mousqueterie de la maréchaussée, ne devaient-ils pas trouver un charme suprême à se sentir affranchis de toutes ces misères et à briser tous les liens qui pouvaient leur rappeler le temps de la servitude ? Pour eux, protestans exaltés, fils de sectes qui avaient voulu réformer l’église et la rappeler aux jours de sa simplicité primitive, qui dans ce mouvement de réaction dépassaient souvent l’Évangile et remontaient volontiers jusqu’à l’Ancien Testament, — ce devait être presque un bonheur de se trouver au milieu des solitudes, de mener, avec leurs serviteurs et sous le plus beau climat du monde, la vie des patriarches de l’Écriture. Walter Scott a bien indiqué cette tendance des sectaires ardens du protestantisme à exagérer la réforme jusqu’au retour à l’Ancien Testament. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans les Puritains il fait parler à la vieille Mause et au farouche Balfour de Burley un langage inspiré bien plutôt des prophètes que des évangélistes. M. Michel Chevalier, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, fait la même remarque en parlant des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre. Or, ce que l’un et l’autre ont signalé en Écosse ou aux États-Unis est vrai aussi au cap de Bonne-Espérance, et c’était peut-être le lieu de la terre où cette tendance pouvait se satisfaire le plus naturellement et sans avoir besoin, pour exciter l’imagination des fidèles, de ces camp meetings qui ne peuvent jamais être qu’une exception dans la vie ordinaire des citoyens de l’Amérique du Nord, tandis qu’au contraire les scènes de la vie biblique devaient se représenter chaque jour, à chaque heure et par la force naturelle des choses, dans l’existence du pasteur africain. Je ne veux pas nier ni amoindrir la réalité des griefs qui déterminèrent le trek, la grande émigration de 1836-1839 ; je reconnais que les habitudes presque nomades des Boers leur rendaient l’adoption de ce parti extrême plus facile qu’à d’autres ; mais je crois aussi que, sans qu’ils s’en rendissent peut-être compte eux-mêmes, les souvenirs de la Bible et du séjour des Hébreux dans le désert ont prêté à cette résolution un attrait mystérieux, qui séduisit bien des imaginations par la perspective d’un nouvel Exode. N’en a-t-il pas été à peu près de même pour les Mormons des États-Unis, le seul exemple de l’histoire contemporaine que l’on puisse citer à côté de celui-là ?

Avec la suzeraineté presque nominale d’une métropole qui ne demandait qu’une chose à sa colonie, à savoir de ne point lui créer d’embarras, le gouvernement d’une population née sous l’empire de pareilles traditions et vivant dans un pareil milieu fut pour la Hollande chose des plus faciles : elle exigeait peu, on songeait encore moins à lui rien demander. Sa loi civile était plus que suffisante à la solution de toutes les difficultés qui pouvaient se présenter dans un pays sans commerce, sans autre industrie que l’agriculture, étranger par les mœurs et par les goûts, non moins que par la nécessité, à tous les litiges, à toutes les occasions de conflits qui naissent d’une civilisation raffinée, de l’agglomération des habitans dans nos villes et des complications infinies où s’égarent, se croisent et s’étouffent souvent chez nous les diverses branches de l’activité humaine. Là chacun trouvait, on peut le dire, de l’air à pleine poitrine, une place au soleil aussi grande qu’il la pouvait désirer, et, moyennant une faible redevance au gouvernement, propriétaire du sol en théorie, on lui livrait l’espace à dévorer. Avant d’être en querelle avec son voisin, il faut d’abord avoir un voisin ; or ce n’était pas le cas pour la plupart des colons répandus au nombre maximum de quatre-vingt-dix mille, leurs serviteurs compris, sur une superficie de plus de cent mille lieues carrées, c’est-à-dire égale presque aux six septièmes du territoire de la France. Aussi l’organisation administrative chargée de maintenir l’ordre et la police était-elle des plus simples : à la tête de chacun des drostdys ou districts entre lesquels on avait divisé le pays était placé un commandant qui, avec l’aide de deux ou trois veld-cornets, ses lieutenans, suffisait amplement aux besoins très peu compliqués de l’administration financière ou de la police. C’étaient des fonctions surtout honorifiques, et pour lesquelles le commandant seul recevait des appointemens, presque insignifians d’ailleurs : les veld-cornets n’avaient d’autre avantage que l’exemption de l’impôt. Il n’y avait qu’un cas où ces fonctions devenaient véritablement actives : c’était quand il fallait tirer vengeance d’une rapine ou d’un assassinat commis par les indigènes ; et, comme leurs dénominations semblent l’indiquer, c’était surtout en vue de cette expectative que ces magistratures avaient été créées. Sans attendre ou demander les ordres du gouvernement supérieur, qui n’aurait pu le plus souvent répondre qu’après de trop longs délais, le commandant, agissant sous sa responsabilité, convoquait, aussitôt qu’un acte de violence lui était signalé, un commando, un certain nombre de burghers (bourgeois, c’est-à-dire jouissant des droits du citoyen), et, à leur tête, il allait exiger des noirs une restitution ou une indemnité. Il ne rendait de comptes qu’après sa campagne, et, à voir, par le témoignage des archives de la colonie, le très petit nombre de cas où les Hollandais se trouvèrent sérieusement engagés contre les indigènes, il est à croire que ce système de répression si prompte et si vigilante, en empêchant les choses de s’envenimer par la lenteur des explications ou de formes plus régulières, ne fonctionnait pas si mal qu’on a bien voulu le dire, comme aussi, sans faire une trop belle part à la moralité et aux bons sentimens de la population, on doit penser, en thèse générale, qu’elle n’abusait pas du droit ainsi reconnu de se faire justice à soi-même. Qu’y avait-il à prendre à ces pauvres et misérables tribus ? Le butin qu’on pouvait espérer de faire sur elles aurait-il seulement valu le temps qu’il fallait passer pour le conquérir loin de sa famille et de ses affaires ?

Les habitans se prêtaient très volontiers cependant à ce service, duquel dépendait la sécurité commune. Habitués dès l’enfance au maniement des armes, passant presque leur vie à cheval comme le gaucho des pampas, rompus à toutes les fatigues, aguerris aux dangers par les chasses, qui étaient pour eux une nécessité aussi bien qu’une passion, ils formaient une milice excellente pour cette guerre du border colonial. Le capitaine Alexander, qui les a vus à l’œuvre, en parle avec beaucoup d’estime : « Les Dutch Burghers, dit-il, sont généralement des hommes d’une taille élevée ; nourris de mouton, vivant au grand air et dans le pays le plus sain du monde, ils sont aussi pour la plupart doués d’une très grande force physique. Lorsqu’ils sont appelés à prendre les armes, ils se mettent en campagne avec une paire de chevaux, montant l’un et conduisant l’autre à la main ; sur ce dernier sont empaquetés quelques vêtemens, un vel-kombaars, manteau de peau de mouton, sur lequel ils dorment, et une provision de biltong, viande sèche. Bon nombre d’entre eux se font suivre d’un petit Hottentot, qualifié pour l’occasion d’achter rijder (écuyer de suite), lequel, grimpé comme un singe sur un troisième cheval, n’a le plus souvent qu’un mouchoir autour de la tête pour tout vêtement. Ce serviteur porte en marche le long roer[3] de son baos (maître), et le lui présente lorsque celui-ci veut abattre à d’immenses portées une antilope ou un Cafre. Habitués dès l’enfance au maniement des armes, les Boers sont d’excellens tireurs, et, s’ils savaient jouer du sabre, ils seraient les plus formidables ennemis que l’on pût rencontrer. »

Telle était en réalité la simple, mais satisfaisante organisation du gouvernement hollandais. Je sais qu’il ne faut pas accorder une foi trop entière aux églogues et aux idylles que Le Vaillant nous a laissées sur le cap de Bonne-Espérance ; mais j’en appelle aux témoignages des voyageurs qui ont visité le pays pendant le dernier siècle, j’en appelle aux récits des marins de cette époque qui, jetés par la tempête sur ces côtes dangereuses et recueillis par l’hospitalité des habitans, ont vécu au milieu d’eux, et je demande si cette population n’était pas alors heureuse, et dans la pleine jouissance des biens que les premiers colons étaient venus chercher sur ces plages lointaines : le calme et la sérénité d’une vie patriarcale, la liberté des sentimens religieux[4] et l’oubli du vieux monde.

Elle ne l’avait que trop complètement oublié, elle ne l’ignorait que trop, ce vieux monde de l’Europe, lorsque, par suite des hasards de la guerre, la capitulation du 10 janvier 1806 fit passer le cap de Bonne-Espérance sous la domination anglaise. Ce n’étaient pas seulement des vaincus humiliés sous le poids d’une défaite passagère, c’étaient des gens désarmés que cette capitulation jetait en proie à une société que la pratique du régime représentatif avait admirablement façonnée à la tactique des partis, qu’un long usage de là liberté, tempérée et vivifiée par la sérieuse responsabilité des individus, avait habituée à ne considérer comme respectables, on pourrait dire comme doués d’une existence réelle, que les intérêts capables de se défendre par eux-mêmes. Les Anglais ont un mot dans leur langue qui n’a pas d’équivalent dans la nôtre, fille du despotisme, et qui doit nous sembler presque cruel, à nous trop enclins encore à caresser le rêve absurde et impossible d’un gouvernement tuteur forcé de tous et de chacun ; mais c’est un mot qui exprime parfaitement bien comment ils jugent et ce que devient chez eux celui qui manque au devoir de se produire et de se garder soi-même imposé dans un pays libre à tout intérêt collectif ou particulier ; ils disent de celui qui ne sait pas par sa virtualité, par son activité personnelle, se conquérir et se garder une place dans le monde, que c’est un nobody, littéralement que ce n’est pas un corps, une réalité perceptible aux sens ou à l’esprit. C’était comme des nobodies que les colons hollandais allaient être d’abord traités. Tombés à ce degré d’ignorance, que la plupart ne savaient pas écrire et n’avaient peut-être jamais lu autre chose que la Bible, étrangers à la stratégie politique et parlementaire, on allait les citer, sans qu’ils sussent comment s’y faire représenter, au tribunal de l’opinion publique, la véritable souveraine de l’Angleterre, devant ce juge redoutable qui, dans le parlement, dans la presse, dans les meetings, dans les associations, tient des assises perpétuelles, où il n’est pas permis de faire défaut, où l’on n’accorde de remise à aucune cause, où les arrêts rendus contre les contumaces sont des arrêts définitifs. Jusque-là ils avaient été laissés, non-seulement libres, mais presque complètement isolés : il leur faudrait apprendre avec le temps et par une dure expérience ce que c’est que d’être emportés dans la sphère d’activité d’un grand empire, d’un gouvernement tenu sans cesse en haleine par des partis vigoureusement constitués, dont les ramifications s’étendent de la métropole sur tous les points du monde, dont la savante organisation permet aux griefs les plus humbles et les plus lointains de se produire jusque dans le sein du parlement. Les malheureux Boers n’étaient, eux, d’aucun parti, et tous ces ressorts si puissans de la grande machine britannique leur étaient inconnus et d’abord interdits. Leurs gouverneurs allaient les représenter comme une race inquiète, turbulente, opiniâtre dans sa haine du nouveau régime et dans ses regrets pour le passé, et ils ne sauraient comment se défendre contre la toute-puissance de la dépêche officielle, parlant seule et sans contradicteur. Les missionnaires anglais allaient les représenter comme les exterminateurs des noirs, comme les partisans fanatiques de l’esclavage, aveuglés par l’orgueil autant que par l’intérêt particulier, et les Boers ignoraient le secret de ce redoutable pouvoir qui, au Cap et partout, a toujours pesé d’un si grand poids sur le gouvernement anglais. Cependant, comme c’était une race forte et résistante et douée d’un grand sens moral, ils devaient à la longue triompher de ces épreuves, lorsque l’infusion du sang anglais et l’établissement au milieu d’eux de colons venus de la métropole leur auraient appris les ressources de la stratégie légale et politique, auraient changé leur position de vaincus, à qui l’on ne devait que le respect des termes de la capitulation, pour celle de sujets d’une patrie commune qui leur devait, comme à ses autres enfans, tous les privilèges qui découlent du gouvernement représentatif et le gouvernement représentatif lui-même. C’est le point où ils arrivent aujourd’hui ; ils ne l’ont pas encore atteint, mais ils ne sauraient plus attendre long-temps.

En prenant possession du cap de Bonne-Espérance, l’Angleterre y apportait avec son administration des conditions politiques et morales qui faisaient honneur à son libéralisme et à la sincérité de ses sentimens chrétiens, mais qui devaient être aussi les causes principales des vicissitudes et des malheurs qui affligèrent bientôt la population coloniale. Divers griefs secondaires contribuèrent aussi à développer ou à entretenir le mécontentement des familles que la capitulation du mois de janvier 1806 avait fait passer sous le gouvernement de l’Angleterre, et il en est trois que je dois indiquer, parce qu’ils ont laissé de longs souvenirs ou parce qu’ils ont été une cause permanente de plaintes contre la nouvelle administration : c’est 1° la conversion du papier-monnaie, 2° la variabilité des droits sur l’importation des vins étrangers en Angleterre, 3° les lenteurs apportées par l’administration anglaise à la légalisation et à la délivrance des titres de la propriété qu’elle crut devoir remanier dans l’intérêt même des habitans.

Il y avait plus de dix ans que la colonie hollandaise, sinon bloquée, au moins coupée de fait de toutes ses communications avec l’extérieur, avait vu anéantir le peu de commerce qu’elle faisait avec l’étranger, lorsque les Anglais s’emparèrent du cap de Bonne-Espérance. La colonie n’était pas ruinée ; ses vignes, ses terres et ses troupeaux n’avaient pas cessé, par suite de cet état de choses, de produire leur contingent annuel, mais le numéraire manquait. Réduit à la dernière détresse, le gouvernement que l’on ne pouvait plus payer, et dont les dépenses couraient cependant toujours, avait fini par avoir recours au dangereux expédient d’un papier-monnaie hypothéqué sur le crédit de la Hollande, sur les futurs revenus de la colonie, sur le produit des terres vagues qu’il espérait pouvoir affermer un jour. C’étaient, vu les circonstances d’alors, d’assez pauvres garanties ; aussi le papier-monnaie de la colonie était-il fort au-dessous du pair en 1806. L’administration anglaise, après des tentatives inutiles pour en relever le cours, le racheta au prix très loyal, car c’était sa valeur courante sur le marché, de 1 shilling 6 pence (1 fr. 40 cent.) le rixdollar, qui avait été émis au pair, c’est-à-dire au taux nominal de 5 francs. En bonne justice, le gouvernement anglais ne devait pas être responsable des pertes que les colons eurent à subir par le fait ; mais, comme il fut l’exécuteur, c’est lui aussi que l’opinion populaire a rendu responsable de la banqueroute. Bien long-temps après que le fait était consommé, en 1844, j’ai entendu des colons rappeler avec la plus violente amertume le souvenir de cette liquidation forcée qu’ils reprochaient à l’Angleterre comme une spoliation commise à leur égard, tandis qu’au contraire l’administration anglaise avait fait de sincères efforts pour éviter cette perte à la colonie.

Le changement des droits sur l’importation des vins étrangers fut une autre cause de mécontentement. Les laines sont aujourd’hui le principal revenu de la colonie, son principal moyen d’échange avec l’étranger, la marchandise avec laquelle elle paie la plus grande partie des tissus, des métaux, des instrumens aratoires, des produits de toute espèce qu’elle tire de la métropole ou de l’extérieur ; mais ce n’est que depuis très peu de temps, à peine depuis 1840, qu’il en est ainsi, et en 1806 la colonie ne fournissait encore à l’exportation que le produit des vignobles créés par l’industrie des protestans français venus dans le pays après la révocation de l’édit de Nantes. Or, en 1806, le vin était très rare en, Angleterre par suite de la guerre continentale, et il y devint si cher dans les années suivantes, qu’en 1811 une proclamation royale, datée du 19 décembre, promit aux colons du Cap « qu’aucun moyen ne serait épargné pour protéger l’industrie vinicole, que l’appui constant du gouvernement leur était assuré, etc., etc. » En 1812, une autre proclamation assura des primes à ceux qui feraient les plantations de vignes les plus considérables, à ceux qui produiraient le meilleur vin. En 1813, un acte du parlement admit les vins du Cap sur le marché anglais au tiers seulement du droit imposé aux vins d’Espagne et de Portugal. Par suite de ces faveurs, la production s’éleva de 42,250 hectolitres, chiffre de 1813, à 110,765 hectolitres, chiffre de 1824 ; mais, en 1824, les droits sur les vins de Portugal ayant été réduits tout à coup de 28 livres sterling à 11, et les vins étrangers ayant subi pour la plupart des réductions proportionnelles et qui n’ont cessé depuis lors de devenir plus considérables, l’industrie vinicole au Cap n’a pas cessé d’être en souffrance. En 1832, malgré l’accroissement de la population, la récolte était descendue au chiffre de 97,770 hectolitres. À partir de cette époque, l’exportation a considérablement diminué, bien que le merveilleux développement des établissemens anglais de l’Australie lui ait ouvert tout à coup un débouché inattendu, et sans lequel elle serait tombée presque à rien[5].

Le troisième grief des familles hollandaises était, je l’ai dit, la lenteur apportée par l’administration anglaise à la légalisation et à la délivrance des titres de propriété. Sous l’administration indulgente, mais relâchée de la Hollande, avec une population très peu nombreuse et un territoire immense, les terres dont le gouvernement restait le propriétaire nominal n’étaient guère occupées qu’à titre de loan farms (fermes d’emprunt, fermes louées), pour lesquelles on payait une légère redevance qui composait, avec le petit revenu de la douane, les recettes peu considérables, mais suffisantes, du trésor colonial. Aux termes du contrat, la concession, qui, dans bien des cas d’ailleurs, n’avait jamais été faite d’une manière authentique, était révocable par suite de non paiement d’une seule année de fermage ; mais il est inutile d’ajouter que ce droit n’avait été que très rarement, n’avait peut-être jamais été appliqué, et qu’en vertu d’un long usage, les fermiers avaient fini par se considérer, non pas seulement comme des usufruitiers, mais comme les propriétaires légitimes du fonds. Les Hollandais avaient pu vivre pendant un siècle et demi dans cette situation peu régulière ; mais c’était un régime que les Anglais, avec leur passion pour l’inviolabilité de la propriété, ne pouvaient pas maintenir. Ils voulurent, dès les premiers jours de leur établissement, mettre leurs nouveaux sujets dans une position plus normale, plus sûre, et ils entreprirent de convertir les loan farms en perpetual quit rents, en rentes perpétuelles assimilées aux impôts, et dont le paiement vaudrait quittance. La conversion était dans l’intérêt bien entendu de la colonie ; mais cette opération, qui frappait de déchéance les anciens titres, nécessitait et un cadastre du pays et une série de formalités administratives avant que l’on pût procéder à la délivrance des titres nouveaux. Il importait de sortir au plus tôt de cette situation équivoque. Or, sur ce point, l’activité ordinaire de l’administration anglaise fit malheureusement défaut : aujourd’hui encore, en 1851, il y a des districts dépendant de l’ancien territoire colonial où les titres de propriété n’ont pas encore pu être régulièrement délivrés aux habitans, et, dans les nouvelles adjonctions faites à la colonie, dans les parties récemment occupées, presque tout est encore à faire. C’est là un des griefs qui se représentent le plus souvent, et avec le plus de vivacité, dans les interminables doléances des Boers, et c’est un grief dont on ne peut méconnaître la gravité.

Telles étaient les causes secondaires d’irritation parmi les Boers ; voici maintenant les principales. À l’époque où l’Angleterre prenait possession de la colonie, Wilberforce avait déjà conquis droit de cité à ses généreux projets de suppression de la traite des noirs et d’abolition de l’esclavage ; les disciples de Wesley devenaient, par le nombre et par l’activité de leurs prédications, une fraction importante du monde protestant. L’Angleterre, dans l’originalité de son travail intérieur, transformait en agitation morale et religieuse les germes de fermentation répandus dans le monde par la révolution française. Le gouvernement britannique, par haine de la France catholique et par crainte de l’Irlande papiste, relevait peu à peu les dissenters des incapacités prononcées contre eux par la suprématie de l’église anglicane, et les sectes de toutes les dénominations, appelées à une vie nouvelle et désireuses de faire leurs preuves par l’évangélisation des païens, se répandaient sur le monde à la suite des armées anglaises, comme il arriva au Cap, ou allaient même tenter la fortune dans des pays restés libres jusque-là du joug des Européens, comme on le vit à Taïti, aux îles des Amis et ailleurs.

Les sentimens, les doctrines et les actes de ces religionnaires devaient en faire les adversaires naturels de la population coloniale du Cap, et pendant long-temps les chefs d’une opposition redoutable aux gouverneurs, malgré le soin que prit souvent l’autorité métropolitaine de se faire représenter par des officiers connus pour l’austérité de leurs sentimens religieux. À l’intérieur de la colonie, les missionnaires prêchaient l’abolition de l’esclavage, ce qui les rendait naturellement très suspects aux habitans ; dans les établissemens qu’ils avaient fondés en dehors, mais dans le voisinage de la frontière, ils devenaient par la force des choses les protecteurs et les avocats des noirs, toujours prêts à pallier leurs torts, à contester ou même à nier absolument les rapines commises aux dépens des Boers, à exagérer la rigueur des représailles que les colons étaient habitués, par des traditions plus que séculaires, à exercer contre les maraudeurs. Il en naquit une haine réciproque d’une violence extrême. L’histoire contemporaine et le spectacle de l’Europe actuelle nous montrent une foule d’exemples des exagérations et des folies auxquelles s’emporte l’esprit de parti, même sur un grand théâtre, où l’imagination populaire est sans cesse distraite par la prodigieuse variété des épisodes et des événemens : je laisse à penser ce qu’il advint dans ces solitudes perdues au bout du monde, où la passion des hommes privée de tout aliment pouvait s’entêter à loisir dans l’ardeur du fanatisme religieux et dans l’opiniâtreté naturelle au caractère hollandais. Ceux-là seuls peuvent s’en faire une idée qui ont étudié les discordes intestines et si souvent ridicules qui travaillent nos petites villes. Dans cette lutte ardente, les Boers devinrent aux yeux des missionnaires des gens stupides et cruels, des exterminateurs qui ne trouvaient de plaisir au monde que dans l’effusion du sang noir, tandis qu’aux yeux des Boers les missionnaires étaient des intrigans et des ambitieux hypocrites qui travaillaient à l’établissement d’un empire fondé sur la destruction de la race blanche. On les accusait d’être moralement les auteurs ou les conseillers de toutes les rapines, de tous les assassinats, d’être les instigateurs de ces terribles irruptions de noirs qui, à diverses époques vinrent désoler la colonie, et se produisirent le plus souvent à l’improviste, sans que les colons ou le gouvernement sussent en deviner les causes.

Quant aux gouverneurs, représentans de l’autorité métropolitaine, ils étaient dans la situation la plus difficile, placés, comme on dit vulgairement, entre l’enclume et le marteau. D’un côté, leur conscience ne pouvait méconnaître la réalité de la plupart des griefs allégués par les Boers ; mais aussi, en leur qualité d’Anglais, de sujets d’un gouvernement régulier et de représentans de ce gouvernement, ils ne pouvaient reconnaître le droit que les Boers prétendaient avoir de se faire justice par eux-mêmes, et cependant qu’avaient-ils à dire lorsque les Boers leur répondaient : Nous dénier le droit de nous défendre, c’est prendre l’obligation de nous protéger ? — Alors ils écrivaient en Angleterre pour demander des renforts de troupes, et, après quelques mois d’attente, ils recevaient une dépêche officielle où le plus souvent on rappelait que la colonie du Cap coûtait, en temps de paix, six ou sept millions par an au budget de la métropole, que les dépenses extraordinaires du temps de guerre faisaient plus que doubler cette somme ; que c’étaient là des sacrifices bien considérables pour une colonie désaffectionnée, turbulente ; enfin qu’il n’y avait pas de troupes disponibles. D’un autre côté, lorsque, contraints par la nécessité, les gouverneurs accédaient à quelque mesure de répression contre les noirs, les missionnaires jetaient aussitôt les hauts cris. Dans la colonie même, c’eût été de peu d’importance ; mais ces cris trouvaient des échos formidables en Angleterre, dans les sociétés auxquelles appartenaient les missionnaires, dans les associations philanthropiques et religieuses, dans les meetings passionnés d’Exeter-Hall. La lecture des innombrables blue-books (recueils de pièces officielles) publiés sur les affaires du cap de Bonne-Espérance montre que la plupart des gouverneurs ont été paralysés ou intimidés par cette redoutable puissance qui réussit plus d’une fois à faire annuler les actes du gouvernement colonial, qui obtint même le rappel de sir Benjamin d’Urban, enlevé à la colonie dans l’épanouissement de la plus grande popularité qu’aucun gouverneur anglais y ait jamais obtenue. C’est un fait qui, en France, peut nous étonner, mais dont nous ne saurions pas douter, après que nous avons vu le ministre le plus ferme que l’Angleterre ait eu depuis le temps de William Pitt, l’ami le plus sincère que notre pays ait jamais vu siéger dans les conseils du gouvernement anglais, sir Robert Peel et, lord Aberdeen, contraints par l’agitation religieuse à nous dénoncer presque un casus belli à propos de la misérable affaire Pritchard.

D’une pareille situation, il résulta pendant les premières années des tiraillemens infinis dont les Hollandais furent les principales victimes. C’était dans l’ordre malheureusement naturel des choses humaines. Rendus par capitulation, isolés, sans liens avec leurs nouveaux maîtres, sans patrons et sans moyens de défendre leur cause, ils payèrent non-seulement pour leurs propres fautes, mais aussi pour celles de tout le monde. Ce fut pour eux un temps très dur. Cependant, après l’invasion générale de la colonie par les noirs en 1819, invasion nullement provoquée et qui causa de très grands malheurs, il devint manifeste que les colons n’étaient pas les auteurs de tous leurs maux, et qu’ils avaient droit à une protection plus loyale et plus efficace que celle qui leur avait été accordée jusque-là. À cette époque, l’Angleterre subissait une des crises les plus cruelles qui aient pesé sur son commerce ; le gouvernement, pour enlever à l’émeute une foule de bras inoccupés, favorisait par tous les moyens l’émigration ; il songea au Cap. 50,000 livres sterling (1,250,000 francs) demandés au parlement et votés pour cet objet servirent à transporter dans la nouvelle colonie trois mille sept cent trente-six individus, choisis avec un soin qui a porté les plus heureux fruits, recrutés en général parmi les habitans des campagnes ou parmi les soldats licenciés depuis la paix de 1815, et qu’on établit dans la province d’Albany, sur la frontière même des Cafres, comme un boulevard vivant contre de nouvelles invasions.

Ce fut une bonne fortune pour la colonie, le principe et le commencement de sa délivrance. Les nouveaux arrivés apportèrent avec eux l’esprit politique qui manquait aux Boers, ils apportèrent bien plus les droits des citoyens anglais. Ce qu’on avait eu en vue, c’était d’augmenter le nombre des défenseurs de la colonie ; ce qu’on avait espéré, c’était de créer, par l’établissement d’une population anglaise, un contre-poids au mécontentement, à l’agitation de la population hollandaise : ce qui arriva, ce fut que le gouvernement anglais, disons-le à son honneur, introduisit dans la colonie, sans s’en douter et comme une essence naturelle de lui-même, la liberté politique, en même temps que sa domination allait avoir pour conséquence l’abolition de l’esclavage.. Pour être venus se fixer dans un pays conquis, les nouveaux colons n’avaient jamais cru qu’ils pussent être réduits à en subir un régime. Cela entrait si peu dans leurs prévisions, qu’ils n’avaient même pas songé à faire régler cette question avant leur départ, et que sur l’un de leurs navires ils emportèrent le matériel d’une imprimerie destinée à la fondation d’un journal, garantie de toutes leurs libertés. Aussi, dès les premiers jours de leur débarquement, les vit-on s’agiter pour la conservation et la consécration des droits qu’ils comptaient bien avoir apportés avec eux. Ce qu’ignorait la population conquise, ce qu’elle ne soupçonnait même pas, leur était chose familière ; ils savaient comment s’y prendre pour s’adresser à la couronne, pour occuper d’eux le parlement, pour s’y créer des patrons, pour trouver des défenseurs dans la presse métropolitaine ; ils avaient été élevés dès l’enfance à tous ces manéges. Dès 1821, ils obtenaient du parlement la nomination d’un comité d’enquête qui poussait le gouvernement dans les voies libérales ; en 1822, ils faisaient signer à leurs concitoyens des pétitions pour demander une charte et des institutions représentatives ; en 1825, ils forçaient le gouvernement à leur accorder la liberté de la presse, et successivement ils arrivaient au plein développement des institutions municipales, à la jouissance de tous les droits qui garantissent en Angleterre la liberté individuelle. Quant à la grande et importante question de la charte et d’un système de gouvernement représentatif, leur persévérance infatigable, parce qu’elle avait confiance dans le libéralisme de la mère-patrie, suivit une marche lente, mais sûre. Le gouverneur, absolu d’abord et n’étant limité dans l’exercice de sa puissance que par les termes de la capitulation de 1806, vit soumettre sa volonté pour l’adoption des mesures importantes à l’approbation d’un conseil exécutif. Bientôt ce conseil exécutif devint législatif, c’est-à-dire fut autorisé à rendre toutes les ordonnances nécessaires à l’expédition des affaires locales ; puis ce conseil, composé exclusivement dans le principe des hauts fonctionnaires de la colonie, se recruta en partie par l’élection. Plus tard, grace au passage de lord John Russell au ministère des colonies, on obtint de discuter la question d’une charte définitive. Cette charte fut ensuite promise par lord Stanley, et enfin elle a été concédée par lord Grey l’année dernière. Si elle n’a pas encore été définitivement promulguée, c’est que la guerre et certaines circonstances de la politique intérieure n’ont pas permis de le faire ; mais elle a déjà subi l’épreuve d’une première publication, et d’ici à très peu de jours elle sera mise en vigueur.

Quant aux rapports des nouveaux arrivans avec l’ancienne population coloniale, ils ont toujours été excellens. La moralité des uns et des autres doit sans doute être comptée parmi les causes qui produisirent cet heureux résultat ; mais ce qui y contribua surtout, c’est que les intérêts étaient absolument identiques entre eux. Il n’était aucun des griefs que les Boers avaient à faire valoir qui ne fût pas commun aux colons anglais ; tous les privilèges que ceux-ci réclamaient du droit de leur naissance, les autres avaient encore plus d’intérêt peut-être à les obtenir. Aussi dans toutes les questions furent-ils toujours unis, plus ou moins ardens les uns ou les autres, selon leur caractère et l’importance de leurs intérêts immédiats, mais toujours unanimes.

II

Cependant, tandis que les nationalités se soudaient ainsi, tandis que la colonie marchait, à travers toutes les contrariétés que les missionnaires ne cessaient de lui susciter, à la conquête d’un gouvernement libre, la métropole de son côté poursuivait son œuvre, et en 1833 elle décrétait, au prix de 20,000,000 de livres sterling (500,000,000 de francs), le rachat des esclaves qui peuplaient encore ses colonies. Ce grand acte de réparation ne fut pas mieux accueilli par la population blanche du cap de Bonne-Espérance que par celle des autres dépendances de l’Angleterre[6] . En Europe, l’opinion, édifiée presque exclusivement sur la matière par les discours et les écrits passionnés des abolitionistes, a généralement cru que l’opposition de la population blanche à l’émancipation prenait sa source dans un sot orgueil ou dans une basse cupidité ; elle voulait, disait-on, continuer à jouir des immenses profits, des profits presque gratuits du travail servile. C’était très injuste et très faux. Les colons savaient bien que les frais du travail des esclaves sont plus élevés que ceux du travail libre[7], mais ils ne savaient pas encore comment ce travail libre pourrait être organisé ; l’expérience si heureusement faite depuis avec les Chinois et les coolies de l’Inde était encore à faire en 1833. Dans la réalité, ils se conduisaient comme se sont toujours conduits et se conduiront pendant bien longtemps encore tous les intérêts auxquels le législateur tentera d’imposer des conditions nouvelles ; ils étaient pleins de défiance, ils croyaient sincèrement aux périls de leurs familles et à la ruine de leurs propriétés. Ils pressentaient que, dans des pays où le travail des champs avait été pendant des siècles le lot exclusif et le signe caractéristique de l’esclavage, le premier usage que les émancipés feraient de leur liberté serait d’en rechercher la seule preuve qui pût les convaincre, en renonçant au travail de la terre, en quittant les ateliers où ils avaient été esclaves, en se livrant au vagabondage, qui a tant d’attraits pour les noirs. Or du vagabondage au vol il n’y a pas loin, et alors que deviendrait la population blanche ? Ces craintes, qui heureusement ne se sont pas toujours réalisées, étaient cependant légitimes et raisonnables, et de fait, si le sang n’a pas coulé, Dieu sait cependant combien en définitive de planteurs ont été ruinés à l’île de France, à la Guyane, à la Jamaïque, à la Trinité et ailleurs.

Au Cap, l’abolition de l’esclavage fut par malheur immédiatement suivie d’une nouvelle invasion des Cafres, provoquée, dirent les habitans, par les prédications des missionnaires, mais qu’il est plus juste d’attribuer seulement à la fermentation qu’un aussi grand événement répandit parmi toute la race noire. En 1834, au moment où l’on s’y attendait le moins, un torrent de barbares envahit tout à coup la colonie par la frontière de l’est, et pénétra jusqu’aux environs de Graham-Town, la capitale de la province d’Albany, ravageant, pillant, brûlant et détruisant tout ce qu’ils ne pouvaient emporter. Pris au dépourvu, les habitans ne se laissèrent cependant pas abattre. On courut aux armes dès que le premier moment de stupeur fut passé, et, après une longue et laborieuse campagne qui ne se termina qu’en 1835, les Cafres, repoussés au-delà de la frontière, ramenés dans leur pays et vaincus, étaient obligés de demander la paix[8].

Cette fois les habitans étaient tellement dans leur droit, ils étaient si évidemment des victimes innocentes, ils avaient tant souffert, et depuis si long-temps ils poursuivaient le redressement de leurs griefs, qu’ils imaginèrent que le gouvernement ne pourrait plus se dispenser de venir à leur secours, et que, s’il ne prenait pas leur parti, il leur rendrait au moins justice ; ils se trompaient. Toutefois il fallut quelque temps pour dissiper cette erreur. Le gouverneur, sir Benjamin d’Urban, qui avait pu apprécier la justice de leurs doléances, qui avait combattu avec eux, qui les connaissait et les aimait, n’avait pas plus tôt reçu la soumission des Cafres, que de son autorité privée il décrétait l’annexion à la colonie du territoire compris entre le Fish-River et le Grand-Kei, donnait à cette nouvelle province le nom de la reine régnante, et en interdisait le séjour aux Cafres, ordonnait et commençait sur le Buffalo-River, dont le cours partage ce territoire presque en deux parties égales, la construction de postes militaires, qui sont devenus plus tard King’s William Town, les forts Murray, Grey, London, etc. Pour appuyer ces positions, pour assurer ses communications avec elles, il procédait à l’établissement entre le Fish et le Buffalo-River de Hottentots qui venaient de se montrer fidèles à la cause de la colonie, et de Fingoes, débris d’une ancienne tribu qui, après avoir long-temps vécu en esclavage chez les Cafres, étaient venus chercher la liberté sous la protection de l’Angleterre. Le résultat de ces dispositions était de rejeter les Cafres bien loin dans l’est jusqu’au Grand-Kei, de laisser entre ce fleuve et le Buffalo-River un espace qui devait rester inhabité, d’établir sur les rives du Buffalo une ligne de défense, et derrière elle, dans le cas où elle serait forcée, une population noire qui aurait à supporter le premier effort de l’invasion, donnerait au moins, par sa résistance, le temps de venir à son secours, et protégerait enfin la colonie contre le retour de calamités pareilles à celles qu’on venait de subir encore une fois.

La colonie se croyait sauvée ; elle était dans la joie. À tous ces beaux arrangemens, il ne manquait, en effet, que la sanction de l’autorité métropolitaine, et qui pouvait croire qu’enfin elle ne cèderait pas ? Il n’en fut rien cependant. C’était le temps où nous entendions encore dans les chambres françaises tant de discours sur les mérites de l’occupation restreinte en Algérie, et les politiques de l’Angleterre blâmèrent assez vivement le système de sir Benjamin d’Urban, système de l’occupation illimitée, ou du moins représenté comme tel ; mais les politiques, c’eût été peu de chose encore, si toutes les sociétés religieuses et philanthropiques ne fussent venues à leur aide. Le gouvernement hésita d’abord, mais finit par céder à la pression. En 1836, le secrétaire d’état au département des colonies, lord Glenelg, un nom encore vénéré parmi les philanthropes de la Grande-Bretagne, mais resté impopulaire au Cap, écrivait à sir Benjamin d’Urban pour lui annoncer que le gouvernement venait d’annuler et considérait comme non avenu tout ce qui avait été fait, lui enjoignait de renoncer à la province Adélaïde, de restituer aux Cafres le territoire qu’ils n’avaient jamais possédé à aucun titre légitime, et de rétablir la frontière de la colonie sur le Fish-River, en laissant toute liberté aux indigènes sur la rive gauche ou orientale du fleuve. En même temps, pour atténuer l’effet que ces résolutions du gouvernement métropolitain ne pouvaient manquer de produire, on annonçait la création d’un office de lieutenant-gouverneur chargé de veiller spécialement à la police de la frontière, et l’on nommait à cette place brillante un enfant de la colonie, un fils du pays, comme disent les Espagnols, un officier des carabiniers montés du Cap (Cape mounted riflemen), le capitaine Andries Stockenstrom, élevé le premier de sa race au rang de chevalier du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande.

Riche de naissance et plus instruit que la plupart de ses compatriotes, sir Andries Stockenstrom était alors dans tout l’éclat d’une popularité honorablement acquise par l’esprit de justice et par la fermeté qu’il avait déployées comme administrateur du district de Graaff-Reinet. Il était cher à ses compatriotes ; il était leur orgueil et l’une de leurs espérances, et, d’un autre côté, l’austérité de ses sentimens religieux, circonstance dont lord Glenelg avait sans doute aussi tenu compte, le recommandait à la bienveillance du parti qui jusque-là avait toujours su forcer la main au gouvernement. Sir Andries Stockenstrom accepta avec résolution la tâche qui lui était imposée ; il se voua à ses devoirs tels qu’il les comprenait avec une activité, une vigilance et un flegmatique courage qui auraient dû lui mériter le succès, si le succès avait été possible. Il y succomba, et aujourd’hui, malgré la longue retraite où il a su vivre sans plainte et sans faiblesse, son nom est encore l’un des plus impopulaires de la colonie, d’autant plus impopulaire que les siens avaient plus compté sur lui, et que beaucoup le considèrent comme un homme qui a failli à son parti, au sang d’où il est né. Cité en 1851 devant un comité chargé d’informer pour la dixième fois peut-être sur les affaires du cap de Bonne-Espérance, sir Andries s’est rendu en Angleterre au mois de juillet dernier, et, il y a quelques jours, on pouvait lire dans les journaux de Londres une lettre signée de lui par laquelle il protestait contre certaines mutilations qu’on avait fait subir à sa déposition devant le comité. Témoignage d’une ame véritablement chrétienne, et qui désormais attend tout d’un autre monde, cette lettre modeste et fière se terminait en disant que la santé défaillante de son auteur ne lui permettait pas d’espérer de vivre jusqu’à la réouverture du parlement, jusqu’au moment où il pourrait faire rétablir ses paroles, et que, s’il occupait encore de lui le public, c’était seulement pour rendre avant de mourir un dernier hommage à la vérité.

Rien de plus malheureux que l’administration de sir Andries Stockenstrom. Obéissant aux idées d’une philanthropie sincère et exaltée, il entreprit avec plus de courage et de générosité que de jugement de traiter les blancs et les noirs sur le pied d’une égalité morale qu’il traduisit impolitiquement par l’égalité devant les règlemens et les ordonnances. C’était bon pour les blancs, qui comprenaient ce que ces mots voulaient dire ; c’était absolument faux vis-à-vis des Cafres, pour qui tous les arrêtés et tous les décrets restaient naturellement comme chose non avenue ou impossible à comprendre et impossible à respecter. Il en résulta bien vite un état de choses déplorable ; les vols de bétail, les attaques à main armée contre les personnes se multiplièrent sur la frontière sans que les malheureux colons pussent le plus souvent obtenir justice, emprisonnés qu’ils étaient dans un réseau de formalités judiciaires inextricable, mais à travers lequel la barbarie du noir, son insouciance pour le danger du lendemain, son incrédulité quant au pouvoir de la loi, son adresse à la maraude, passaient impunément. À ce fléau vint s’en joindre un autre, le vagabondage auquel se livraient les émancipés de 1833 et les Cafres à qui on avait délivré des passes, dans la bonne intention de fournir à la colonie les bras dont elle manquait. Pour ces deux classes de gens, on avait nommé des magistrats spéciaux qui, venus tout récemment d’Europe, imbus des préjugés de la métropole contre les habitans, ne connaissant pas le pays, et se considérant comme les protecteurs nés des noirs, étaient toujours involontairement prêts à faire pencher la balance du côté de la philanthropie, c’est-à-dire contre les blancs. Leurs intentions étaient bonnes, leur administration était détestable. Pour la moindre difficulté entre le maître et le serviteur, entre le colon et celui qui lui avait volé un bœuf ou une chèvre, il fallait comparaître devant ces juges spéciaux, faire dix ou quinze lieues, s’absenter de chez soi pendant des semaines entières, sauf à trouver au retour sa maison dévalisée, et tout cela pour arriver à quoi ? à un arrêt de non-lieu le plus ordinairement. L’accusé trouvait toujours à citer, aux frais du trésor public, une foule de témoins qui, ne fût-ce que pour obtenir l’indemnité allouée en pareil cas, étaient prêts à déposer de tout ce qu’on voulait. Le serment pouvait enchaîner le colon, mais quelle importance pouvait-il avoir aux yeux de ces malheureux barbares ? savaient-ils seulement ce que c’était qu’un parjure ?

Les preuves abondent de la réalité des griefs des Boers ; nous nous contenterons de produire ici le témoignage d’un officier du génie de l’armée des Indes qui, envoyé au Cap avec un congé de deux ans pour y rétablir sa santé, a écrit un livre très justement estimé sur ce qu’il a vu pendant son séjour et le curieux voyage qu’il a fait dans l’intérieur du pays[9].

« L’émigration des habitans d’origine hollandaise, dit le capitaine Harris, est un fait qui n’a pas son pareil dans l’histoire coloniale de l’Angleterre. On voit chaque jour des émigrations partielles ; mais ici on voit une population de cinq ou de six mille ames[10] se décidant tout à coup à abandonner en masse le pays de sa naissance, le foyer de ses pères, les lieux qu’une foule de pieux souvenirs rendent chers à tous les hommes, pour se lancer à l’aventure dans les solitudes inexplorées de l’intérieur, bravant les périls et les privations du désert, et, parmi ces malheureux fugitifs, il en est qui sont déjà sur le déclin de leurs ans, et qui se résignent à aller chercher un nouveau séjour sur la terre étrangère.

« La première question qui se présente naturellement à l’esprit, c’est de chercher le pourquoi de cette expatriation si extraordinaire. Les pertes qu’ils ont subies par suite de l’émancipation de leurs esclaves, le défaut de lois suffisantes pour les protéger contre les rapines et les déprédations des vagabonds qui infestent la colonie, et par-dessus tout l’état d’insécurité de la frontière orientale, l’insuffisance du gouvernement anglais à les défendre contre les agressions des Cafres, leurs turbulens et cruels voisins, dont les incursions répétées ont porté la ruine dans les plus belles parties du pays, et réduit des milliers de colons à la plus déplorable misère, tels sont les motifs allégués par les émigrans pour justifier le parti aussi extraordinaire que hasardeux auquel ils se sont décidés.

« Il est impossible de ne pas condamner le remède violent auquel ces gens opprimés et égarés ont fini par avoir recours, mais il est impossible aussi à celui qui, libre de tout préjugé, a visité cette malheureuse colonie, de nier que les maux dont elle se plaint existent véritablement. Exposé pendant de longues années aux maraudages de vagabonds hottentots dont la vie se passe dans la paresse, dans des entreprises criminelles ou dans l’abrutissement de l’ivrognerie, le colon du Cap a vu bien souvent une détresse extrême succéder pour lui à l’abondance, parce que inopportunément, et sans lui accorder une indemnité loyale, on l’a privé du travail de ses esclaves, qui, naturellement portés au vice et affranchis de la nécessité de travailler, n’ont usé de leur émancipation que pour aller grossir la foule des mécréans dont il semble que le colon est fatalement condamné à subir les méfaits. Pires que tout cela encore sont les maux qu’ont produits les calomnieux rapports de gens ambitieux et hypocrites, dont la malfaisante intervention, voilée sous le manteau de la philanthropie, a plus que tout le reste causé la ruine de la frontière orientale du pays, enceinte comme elle est de halliers épais et impénétrables, qu’une armée dix fois plus nombreuse que celle qui est aujourd’hui censée la défendre ne suffirait pas à protéger, assiégée par une population de quatre-vingt mille sauvages incorrigibles, cruels, naturellement hostiles, belliqueux, pillards, et qui, depuis de longues années, ont inondé les demeures des colons du sang de leurs proches les plus chers. Et tandis que, dans ces irruptions non provoquées des barbares, les habitans ont vu égorger sans merci leurs femmes et leurs enfans, tandis que leurs champs étaient ravagés, tandis que leurs troupeaux étaient enlevés, tandis que leurs maisons étaient réduites en cendres, comme pour empoisonner le calice de leurs infortunes, ils étaient condamnés comme étant les auteurs de tous leurs maux par des gens qu’égaraient de faux rapports, qui les jugeaient sans les entendre du haut d’un tribunal élevé à quelques milliers de milles du théâtre des incendies, du pillage et du massacre.

« En vérité, c’est un sujet d’étrange étonnement, quand on y réfléchit, qu’on ait pu laisser durer si long-temps un pareil état de choses, que ceux qui ont été chargés du gouvernement de cette colonie aient méconnu depuis si longtemps l’impérieuse nécessité, dictée et par la raison, et par la justice, et par l’humanité, de faire disparaître de la surface de la terre une race de monstres qui, ennemis implacables et exterminateurs sans motifs des sujets de sa majesté, ont perdu tout droit d’appel même à sa miséricorde. Éconduits dans leurs justes doléances, privés du droit de venger eux-mêmes les maux qui les affligent, sans espoir de recouvrer leurs fortunes ou même de jouir jamais d’aucune tranquillité, les habitans de la frontière ont fini par secouer le joug de la nationalité, et maintenant que les voilà cherchant un asile dans une autre patrie, ils commencent aussi à se faire justice sur leurs éternels ennemis. »

Si telle était la manière de voir d’un officier que le hasard avait amené passagèrement dans la colonie, on devine facilement quels devaient être les sentimens des Boers après toutes ces guerres, après tous ces dénis de justice, après toutes ces inventions de procédures légales, qui ne semblaient avoir été imaginées que pour leur ôter tout espoir. Lorsque l’on connut la résolution prise par le gouvernement sur les actes de sir Benjamin d’Urban, lorsqu’on apprit qu’en Angleterre, malgré tant de désastres, on venait de nommer un nouveau comité qui avait reçu l’insultante mission d’informer sur les traitemens que les Boers étaient censés avoir infligés aux noirs, lorsqu’on vit paraître les traités négociés avec les chefs cafres par sir A. Stockenstrom, et les règlemens qui en furent la suite, un cri de colère et d’indignation s’éleva par toute la colonie. Des milliers de familles se résolurent à quitter le pays, à aller rejoindre, au-delà de la frontière du nord, un certain nombre d’habitans qui, depuis plusieurs années déjà, étaient allés s’établir sur la terre étrangère où l’on savait qu’ils avaient vécu libres et tranquilles, et affranchis de tous rapports avec l’administration anglaise. On connaissait bien le bill qu’en vertu des circonstances même le parlement venait de rendre pour étendre la juridiction des tribunaux du Cap jusqu’au 25e degré de latitude, mais on le considérait comme lettre morte. On partit donc, les uns par groupes, les autres en colonnes organisées, qui, voyageant avec leurs charrettes, véritables maisons roulantes traînées par cinq ou six paires de boeufs, avec leurs troupeaux qu’il fallait abreuver et faire paître, ne marchaient qu’à petites journées et fournissaient l’occasion des scènes les plus pittoresques et les plus émouvantes. L’une de ces colonnes, composée de cent trente-trois personnes, reçut sur sa longue route les témoignages les plus touchans de la sympathie générale. Elle était conduite par un vieillard presque octogénaire, Jacobus Uys, et tous ceux qui en faisaient partie étaient unis par les liens du sang à des degrés très proches, si bien, raconte une lettre du temps, qu’en s’adressant à leur vénérable chef, ils devaient tous lui dire : Père, grand-père ou oncle. Partie du district d’Uitenhage, son chemin la conduisit aux portes de Graham’s Town (ville fondée par les émigrans anglais de 1820, et habitée presque entièrement par eux), où on lui fit une réception des plus brillantes et des plus cordiales, au dire du Graham’s Town Journal, rédigé par un Anglais qui a joué un rôle considérable dans les affaires de la colonie, M. R. Godlonton[11].

Tous ces émigrans allaient au hasard, poussant leurs troupeaux devant eux, franchissant le fleuve Orange, se lançant dans le désert, ou, pour mieux dire, dans l’inconnu, sans plan, sans projets arrêtés, sans savoir où diriger leurs pas. Les uns, avec Louis Trechard (un nom français), songeaient à s’établir sur le territoire portugais de Delagoà, et périssaient en partie par les maladies ou par les assegais des Cafres ; les autres tenaient à ne pas trop s’éloigner de la colonie et voulaient rester sur les bords de l’Orange ou de ses affluens, là où depuis de longues années déjà un certain nombre de leurs compatriotes avaient trouvé la paix et la liberté ; ils espéraient que le gouvernement anglais, fort embarrassé de leur départ, ne songerait pas à les troubler. D’autres, et c’était le plus grand nombre, voulaient pousser jusqu’à Port-Natal, où un établissement irrégulier s’était déjà formé, où des Anglais du Cap, le capitaine Gardiner, M. Farewell et d’autres, avaient acheté des naturels de grandes étendues de terres, qu’ils avaient tout intérêt à voir occupées par les émigrans. Toutefois, et en attendant qu’ils sussent prendre une détermination, les nouveaux venus publiaient des proclamations, offrant la paix aux tribus, signant avec quelques-unes d’entre elles des traités d’alliance offensive et défensive, promettant de respecter scrupuleusement les droits de tous, de payer tout ce qu’ils consommeraient et jusqu’à des droits pour la location des terres sur lesquelles ils étaient campés, s’efforçant, en un mot, de prouver par tous les moyens que les bruits répandus sur leur compte par les missionnaires qui triomphaient, et qui ne les avaient pas vus entrer dans le pays des noirs sans pousser les hauts cris, étaient autant de calomnies. En même temps, ils se tenaient prêts à repousser toute attaque des noirs, et ils en tiraient au besoin &’éclatantes vengeances. Un chef des Matibili, nommé Matzellikatze, en fit la terrible expérience, ses sujets ayant, sans provocation, enlevé quelques têtes de bétail aux émigrans et tué on blessé plusieurs d’entre eux.

« Le 3 janvier 1837, dit le capitaine Harris, un commando, composé de cent sept Hollandais, de quarante Griquas qui avaient signé un traité avec Peter David, et de soixante sauvages armés, mais à pied, partit du camp de Thaba-Uncha, sous la conduite d’un guerrier, qui, ayant été pris dans l’affaire du 29 octobre, n’aurait jamais osé se représenter devant son maître. Faisant un détour par le nord-ouest, l’expédition surprit les Matibili du côté où ils s’attendaient le moins à être attaqués. Une fertile et jolie vallée, fermée au nord et à l’est par les montagnes Kurrichane, et présentant l’aspect d’un bassin qui peut avoir dix ou douze milles de circonférence, contenait la ville militaire de Mosega et quinze autres des principaux kraals de Matzellikatze, habités alors par Kalipe et un grand nombre des guerriers de la tribu. C’était là que se dirigeaient les fermiers émigrés. Lorsque les premiers rayons du soleil annoncèrent la matinée du 17 janvier, la petite troupe de l’émigrant Maritz déboucha tout à coup et en silence d’une gorge située derrière la maison des missionnaires américains, et, avant que le soleil eût atteint son zénith, quatre cents cadavres de guerriers choisis, la fleur de la chevalerie barbare, étaient couchés par terre. Aucune créature n’avait annoncé l’approche du danger, et le fracas d’une balle entrant par la fenêtre de l’une des chambres à coucher des missionnaires leur apporta la première nouvelle des terribles événemens qui allaient s’accomplir. Si parfaites étaient les dispositions militaires prises en vertu des renseignemens fournis par le prisonnier, que la vallée était complètement investie, que toute issue était occupée. Les Matibili coururent aux armes et se défendirent bravement ; mais ils étaient tués comme des moineaux dès qu’ils se montraient, et pas un de leurs coups n’entama les casaques de buffle des Hollandais. »

Cet état d’incertitude ne pouvait cependant pas durer. Obligés de vivre par campemens assez éloignés les uns des autres pour trouver des pâturages à leurs troupeaux, les Boers perdaient le sentiment de l’unité qui pouvait seul les sauver. Déjà il se formait des partis, ceux-ci penchaient pour Maritz et ceux-là pour Potgieter, deux des émigrans les plus considérés, et l’anarchie menaçait de s’en mêler, lorsqu’enfin il se présenta aux Boers un chef actif, capable, respecté et aimé de tous, dans la personne de P. Retief. C’était un homme d’un esprit entreprenant, d’un caractère fier et ferme, d’un courage à toute épreuve.

« En 1820, dit le Graham’s-Town Journal du 17 novembre 1836, il habitait Graham’s-Town, et il passait pour l’homme le plus riche de la province d’Albany. La bienveillance avec laquelle il reçut alors les émigrés anglais, l’assistance qu’il leur prêta en toute occasion, l’intérêt qu’il porta à leurs premiers efforts, leur ont laissé pour lui des souvenirs d’éternelle gratitude. Malheureusement il se laissa entraîner dans quelques spéculations complètement étrangères à ses occupations habituelles, et qui lui firent perdre une grande partie de sa fortune. Dans ces derniers temps cependant, sa position s’est beaucoup améliorée. Avant pris à bail une ferme dans le district de Winterberg, il a su, à force de travail et d’industrie, y gagner beaucoup d’argent ; il s’y est acquis l’estime de tous ses voisins, et la confiance du gouvernement l’a élevé au poste de field-commandant du district, situation dans laquelle il a déployé beaucoup de talent et d’activité à la satisfaction et pour le bénéfice de tous les habitans. Ajoutons encore, pour compléter ces renseignemens, qu’il a épousé la veuve du brave field-cornet Greyling, assassiné par les Cafres en défendant et en sauvant la vie du père de sir Andries Stockenstrom. »


Ce furent cependant les démêlés qu’il eut avec sir Andries Stockenstrom, en sa qualité de field-commandant du district de Winterberg, qui déterminèrent Retief à aller rejoindre ses compatriotes dans l’exil. Ces deux caractères entiers, opiniâtres, ne pouvaient se rencontrer sans se heurter. Plus occupé de la nécessité de faire respecter la propriété et la vie de ses concitoyens que les nouveaux et souvent impraticables règlemens du lieutenant-gouverneur, Retief, qui affichait d’ailleurs tout haut son opposition, s’attirait des mercuriales toujours dures, mais quelquefois assez peu justes, de la part de son supérieur. Les journaux du temps ont publié une longue correspondance échangée entre ces deux hommes, qui montre l’incompatibilité profonde de leurs caractères. Retief fut reçu dans les campemens comme un sauveur.

« Le 8 avril 1837, dit une lettre d’un témoin oculaire, M. Maritz et l’un de ses heemraden (conseillers) partirent du camp dans une voiture attelée de quatre chevaux pour aller au-devant de M. Retief, les fermiers ayant signifié leur intention de le prendre pour chef. Après avoir long-temps refusé cet honneur, M. Retief accepta enfin, et suivit M. Maritz au camp. Aussitôt qu’il fut arrivé, des meetings publics furent convoqués par les fermiers, alors divisés en deux partis, et il fut élu à l’unanimité. Malgré tout ce qu’il put faire et dire pour décliner cette responsabilité, il fut contraint d’accepter. Il leur dit que peut-être un jour ils regretteraient le parti qu’ils allaient prendre, attendu qu’en acceptant le pouvoir il était déterminé à ne jamais permettre que la violation des lois restât impunie, qu’il poursuivrait rigoureusement tous les crimes commis contre la communauté, et qu’il tiendrait tout particulièrement à l’observance rigoureuse du divin précepte : celui qui verse le sang de l’homme verra à son tour son sang répandu par la main de l’homme. Très ému lui-même, il leur parla long-temps de l’immense responsabilité qu’ils voulaient lui imposer : il n’était, disait-il, qu’un pauvre pécheur comme les autres ; mais, dans l’unanimité des sentimens qui se faisait voir, il reconnaissait la main de Dieu, qu’il ne cesserait de prier pour en obtenir la sagesse et la force qui lui permettraient de remplir ses devoirs envers la communauté. Il ne perdit pas de temps à réconcilier les deux partis, et il y a réussi. »

La confiance des Boers était bien placée. Les journaux et les pièces publiés dans la colonie font voir qu’en effet l’arrivée de Retief au milieu d’eux sembla changer la face des affaires. À l’incertitude, à l’insouciance succèdent aussitôt une activité et une autorité qui se font sentir. Le pouvoir s’organise, des règlemens définissent les droits et les devoirs des commandans et des field-cornets ; les négociations deviennent plus actives avec les chefs des tribus noires ; des dispositions sont prises pour régler la position des gens de couleur et des esclaves émancipés par le gouvernement anglais au milieu de l’émigration où beaucoup d’entre eux avaient suivi leurs anciens maîtres ; des tribunaux sont créés, des lois sont votées par le volksraad ou conseil exécutif. Rien n’est négligé enfin pour donner à l’émigration tous les caractères d’une société régulièrement constituée, pour répondre par des faits honorables aux accusations calomnieuses que les missionnaires répandaient dans la colonie, et surtout en Europe, contre les malheureux Boers.

Quant à l’avenir de toute cette population qui grossissait tous les jours et qui lui avait confié ses destinées, Retief songeait à l’établir sur le territoire de Port-Natal. Il était trop éclairé, il avait l’instinct trop politique pour croire, comme quelques-uns autour de lui l’imaginaient, que le gouvernement anglais voulût jamais permettre la fondation d’un état libre et indépendant dans le voisinage du cap de Bonne-Espérance ; mais il espérait qu’une fois l’établissement des Boers bien assis, l’Angleterre, si l’on montrait une fermeté honorable, se contenterait, plutôt que de faire la guerre civile, d’imposer sa souveraineté, en laissant aux habitans le droit et le soin de se gouverner eux-mêmes à l’intérieur comme ils l’entendraient. Plusieurs circonstances concouraient à l’entretenir dans ces idées. D’abord les Anglais, qui depuis plusieurs années s’étaient implantés plus ou moins régulièrement à Port-Natal, étaient encore abandonnés à eux-mêmes par le gouvernement métropolitain, qui semblait presque vouloir les ignorer ; ensuite toutes les lettres qu’on recevait aux camps des Boers de Port-d’Urban, comme s’appelait le principal centre du nouvel établissement, invitaient de la manière la plus pressante les Hollandais à venir prendre leur part des terres que l’on disait posséder en vertu de contrats dressés en bonne et due forme ; enfin, le chef le plus puissant du territoire désigné sous le nom de Port-Natal faisait aussi des ouvertures dans le même sens. Ce chef nommé Dingaan était lui-même alors en guerre avec Matzellikatze, que les Boers venaient de punir si sévèrement, et il courtisait leur alliance. Un parti d’entre eux, qui avaient poussé leurs explorations jusque dans sa capitale, avait même été chargé par lui de leur faire savoir qu’il était tout prêt à leur céder des terres, qu’il désirait vivement les voir s’établir près de lui. Peut-être alors était-il sincère, et sa politique barbare rêvait-elle de trouver dans les Hollandais des auxiliaires qu’il pût opposer aux Anglais de Port-d’Urban, qu’il n’osait pas attaquer, mais qui commençaient à lui inspirer des inquiétudes.

En conséquence et vers le milieu d’octobre, c’est-à-dire au commencement de l’été dans l’hémisphère austral, Retief, voyant prospérer les affaires de ses compatriotes, partit pour Port-Natal. Sa première visite fut pour les Anglais, et peut-être était-ce une faute : les démonstrations avec lesquelles il fut accueilli par eux ouvrirent les yeux à Dingaan et lui firent comprendre qu’il ne réussirait jamais à opposer les blancs aux hommes de leur race. Aussi, quand Retief se rendit auprès de lui, ne put-il rien obtenir que de vaines paroles. Dingaan le traitait avec tous les signes extérieurs du respect et même de l’amitié ; mais, lorsque Retief lui parlait de conclure un traité définitif, le chef zoulou avait toujours à lui opposer quelque nouvelle fin de non-recevoir et renvoyait la conclusion définitive à quelques mois, si bien que Relief, rappelé aux campemens par la nécessité des affaires intérieures, dut partir sans avoir rien terminé. Toutefois les négociations n’étaient pas rompues ; elles étaient ajournées à la fin de la saison, au mois de février suivant.

Que fit pendant ce temps Dingaan ? Il se réconcilia avec Matzellikatze, il traita avec d’autres chefs pour former une ligue dont l’objet était l’extermination des blancs. Malgré le secret avec lequel il s’efforça de conduire ces intrigues, il en revint quelque chose aux Boers, et l’on a peine à comprendre comment Retief, averti par tous les bruits qui circulaient, alla se livrer lui-même aux assassins ; mais il tenait tant à son projet, il en espérait tant pour l’avenir des siens, il avait tant de confiance dans sa bravoure, qu’il ne voulut pas manquer au rendez-vous. Supplié de rester, il traita de chimériques les défiances de ses amis, et le 3 février, accompagné d’une escorte de soixante-dix volontaires et de trente domestiques, il arriva avec deux cents chevaux au camp de Dingaan.

Celui-ci avait pris ses mesures et se préparait à agir. Pendant les trois premiers jours, il reçoit les Hollandais avec beaucoup d’honneurs, il négocie avec eux, il signe même un traité qui comblait tous les vœux du chef des Boers ; mais le 6 au matin, au moment où ils recevaient leur audience de congé, les Hollandais, surpris et désarmés, sont égorgés jusqu’au dernier. « Ils étaient en train de seller leurs chevaux pour retourner chez eux après la signature du traité, dit un Anglais de Port-Natal qui tenait ces détails d’un Zoulou témoin oculaire, lorsqu’on vint les inviter à prendre congé du roi, à boire avec lui le coup de l’étrier, mais sans emporter leurs fusils. Pendant qu’ils buvaient la bière et le lait que Dingaan leur avait fait servir dans une cour de sa résidence, une multitude de barbares se précipitèrent sur eux, et, après s’être assurés de leurs personnes, les menèrent à un mille de là, où ils furent tous massacrés. Aussitôt après cette épouvantable tragédie, Dingaan expédia en toute hâte un commando fort d’environ dix mille guerriers pour surprendre les Boers dans leur camp, ce qui arriva en effet dans la matinée du 17 février. Les Boers, qui ne s’attendaient à rien de pareil, eurent d’abord quelque peine à se remettre de la confusion qui suivit naturellement l’attaque de l’ennemi, mais à la fin ils lui firent payer cher sa trahison. On parle de plusieurs milliers de morts et de blessés parmi les noirs ; quant aux Boers, il leur fut tué dans cette affaire six cent seize personnes, savoir cent Vingt fermiers, cinquante-cinq femmes, cent quatre-vingt-onze enfans et deux cent cinquante gens de couleur. »

La belle saison tirait à sa fin, circonstance que Dingaan avait peut-être prévue et recherchée ; les rivières débordaient, les communications étaient coupées entre les camps, et les Boers étaient réduits à la nécessité d’attendre avant de pouvoir tirer vengeance de cette abominable trahison. Cependant, vers les premiers jours du mois d’avril, les pluies ayant diminué de violence, les rivières et les torrens étant devenus guéables, et les Boers ayant pu se concerter avec les colons de Port-Natal qui avaient promis de faire eux-mêmes une diversion contre Dingaan, une colonne des plus ardens, forte d’environ quatre cents hommes tous montés, se mit en campagne le 6 avril 1838, sous les ordres de Piet Uys (fils de celui que nous connaissons) et de J. Potgieter.

Ce fut seulement le 11 du mois qu’elle rencontra l’ennemi au nombre de sept mille hommes, formés en trois divisions et avantageusement postés pour livrer une bataille défensive. Malgré l’immense disproportion du nombre, les Boers se précipitèrent à l’attaque, et si un certain nombre de leurs chevaux, effrayés par les cris sauvages des noirs, par le bruit qu’ils faisaient en frappant sur leurs boucliers, ne se fussent pas emportés, les émigrés eussent probablement remporté une victoire décisive, à en juger par les pertes qu’ils firent subir à l’ennemi tant dans le combat que pendant la retraite. De leur côté, ils avaient vu succomber dix des leurs, parmi lesquels Piet Uys, mort les armes à la main, et son fils, héroïque enfant de douze ans qui se fit tuer en défendant le corps de son père.

Le même jour où fut livré ce rude combat, les colons de Port-Natal, fidèles à leurs engagemens, vinrent aussi attaquer l’ennemi. Leur petite armée se composait de huit cents hommes environ, dont trois cents seulement armés de fusils. La bataille fut acharnée, et le résultat en fut désastreux : deux tiers des colons de Port-Natal y périrent, mais non pas sans vengeance, car on dit que trois des régimens de Zoulous, forts chacun de mille hommes, furent complètement détruits dans l’action.

Cette incomplète satisfaction ne pouvait pas suffire aux Hollandais, mais la saison vint les forcer de suspendre toute opération militaire. C’est vers cette époque à peu près qu’ils reçurent dans leurs camps la visite de deux habitans de la colonie, deux fonctionnaires anglais, M. Boshoff et l’enseigne Gédéon Joubert, qui venaient leur apporter les témoignages du vif intérêt que leurs compatriotes ne cessaient pas de prendre à leurs destinées. L’émigration, en effet, ne discontinuait pas, et ceux qui restaient dans la colonie avaient ouvert des souscriptions pour envoyer dans les camps de l’argent, des munitions, des armes, des semences, des outils d’agriculture et des vêtemens, dont on commençait à manquer. C’était ce fraternel tribut que MM. Boshoff et Joubert apportaient aux émigrés. Quelques passages du compte-rendu que M. Boshof a publié de son voyage nous montrent que le mouvement imprimé par Retief ne s’était pas arrêté avec sa mort, et prouvent les sentimens d’ordre de cette brave et honnête race, la fausseté des accusations qui la représentaient comme une population inquiète, turbulente et incapable de gouvernement.

« La principale autorité, dit M. Boshoff, est un conseil exécutif composé de vingt-quatre personnes élues par tous les citoyens, lequel fait les lois et les règlemens, nomme à tous les emplois, connaît et décide de toutes les affaires importantes. Maritz, à son titre de magistrat, joint celui de commissaire en chef ou président, et, comme tel, il a l’administration des finances publiques, tient compte des recettes et des dépenses, etc., etc. Les magistrats jugent souverainement et en matière sommaire les affaires civiles et criminelles ; mais, lorsqu’il s’agit en matière civile d’une somme de 7 liv. st. 10 sh., et au criminel d’un mois de prison ou d’une amende de 5 liv. st., ils sont assistés par six heemraden. Les jugemens ainsi rendus sont sans appel. Dans les affaires criminelles qui peuvent entraîner la déportation, le fouet ou le travail forcé pour plus de six mois, et à plus forte raison la peine capitale, les magistrats sont assistés d’un jury de douze personnes nommées gezworenen (littéralement jurés). Aucun arrêt de mort n’est exécutable, s’il n’a pas reçu la sanction du volksraad, lequel a aussi le pouvoir de faire grace. Ce conseil tient des sessions tous les mois, et plus souvent s’il est nécessaire.

« Le code de la Hollande, tel qu’il est reconnu dans la colonie, a aussi force de loi parmi eux, excepté dans les affaires purement locales. Les membres actuels du conseil et les magistrats ont été élus pour un an, période qu’on trouve suffisante dans les circonstances actuelles, mais qu’on se propose de modifier plus tard, lorsque la colonie se sera enfin fixée pacifiquement dans quelque pays. En somme, je les ai trouvés animés tous de dispositions conciliantes, se conduisant bien et observant scrupuleusement les lois qu’ils se sont données. Pendant notre séjour au milieu d’eux, nous n’avons pas entendu parler ni de querelle ni de rixe, bien que plusieurs ne fussent pas très rassurés à cet égard, vu les quantités de vins et de liqueurs spiritueuses qu’on venait de se procurer à Port-Natal. Les émigrans sont encore en général assez décemment, quoique très pauvrement vêtus. Je n’ai pas vu un seul enfant en haillons. Un certain nombre d’entre eux, des veuves surtout, ruinées par Dingaan, ne vivent que de la charité publique.

« On a établi plusieurs écoles, et les parens se plaignent de ce que le manque de locaux convenables empêche les maîtres de recevoir autant d’élèves qu’on voudrait leur en envoyer. D’autres sont forcés par la misère de veiller les troupeaux de leurs parens, et ne peuvent recevoir qu’une très défectueuse éducation. Quelques parens instruisent eux-mêmes leurs enfans.

« On voit parmi les émigrans un assez grand nombre d’apprentis, anciens esclaves ; mais, à leur égard, il a été ordonné par le conseil qu’ils seraient mis en liberté définitive le 1er décembre prochain, c’est-à-dire le même jour que dans la colonie. Les émigrans ne paraissent songer aucunement à faire le trafic des noirs, comme ils en sont si injustement accusés par leurs ennemis, et ils s’offensent quand on les questionne sur ce sujet : « Nous ne sommes pas hostiles à l’émancipation des esclaves, disent-ils ; ce ne sont pas les colons qui ont jamais fait la traite, ce sont les gouvernemens européens qui nous ont imposé ce fléau ; ce dont nous nous plaignons, c’est que l’Angleterre, en émancipant nos esclaves, nous avait promis une équitable indemnité, tandis qu’elle ne nous a pas remboursé le tiers de ce qu’elle nous a ôté. »

Que l’on compare ce récit avec tous ceux qui nous sont venus de la Californie, où cependant, il faut le reconnaître, la race anglo-saxonne a déployé avec une singulière énergie sa merveilleuse aptitude au self government, et on ne pourra contester que les Boers possèdent encore à un degré supérieur l’ensemble de qualités morales nécessaires pour assurer le maintien de l’ordre dans tout état de société.


III

Cependant, tandis que les émigrés hollandais perfectionnaient leur gouvernement intérieur, le temps s’écoulait, et le retour de la belle saison rendait la mobilité à leurs colonnes guerrières. Un commando fut décrété pour tirer enfin vengeance de la trahison de Dingaan, et, le 27 novembre 1838, quatre cent soixante-dix hommes bien montés, suivis de cinquante-sept chariots, entraient en campagne sous le commandement de A.-P.-W. Praetorius, qui, un mois plus tard, rendait ainsi compte au conseil exécutif des résultats de l’expédition.

Umkinglove, capitale de Dingaan, le 22 décembre 1838.

« Messieurs, je viens vous rendre compte de ce qu’a fait notre commando. Aussitôt après que le peuple, réuni pour une élection générale, m’eut nommé commandant en chef, nous partîmes pour aller chercher cet ennemi formidable, ne nous confiant pas dans notre force, — car nous n’étions pas plus de quatre cent soixante-dix hommes, — mais dans la justice de notre cause. Notre seule espérance était en Dieu, et le résultat a prouvé que « celui qui place sa con« fiance dans le grand Dieu verra qu’il n’a pas bâti sur le sable. »

« Pendant les premiers jours, nous fîmes quelques prisonniers, à qui je remis des drapeaux blancs en témoignage de notre désir de faire la paix, et avec l’ordre d’aller trouver leur roi, et de lui dire que, s’il voulait nous rendre d’abord les chevaux et les armes qu’il avait enlevés à nos concitoyens, nous étions tout prêts à commencer des négociations pacifiques ; mais je ne reçus aucune réponse. Cependant nous avancions toujours, et le samedi 15 décembre, sur le soir, nous eûmes enfin connaissance de l’armée ennemie, que nous trouvâmes campée sur une montagne de difficile accès.

« J’allai moi-même la reconnaître avec un parti de deux cents hommes ; mais, ne voulant rien tenter d’important avec aussi peu de monde, je rentrai au camp. Le lendemain dimanche, nous nous proposions de ne pas bouger afin de pouvoir remplir nos devoirs religieux ; mais dès le malin nous vîmes que nous étions entourés par une multitude que nous crûmes d’abord représenter toute l’armée des Zoulous. Le combat s’engagea aussitôt. Les Zoulous avaient quelques fusils, et donnèrent bravement plusieurs assauts. Quand ils étaient repoussés, ils allaient se reformer à quelque distance, et revenaient à la charge. Il y avait déjà deux heures qu’ils combattaient ainsi sans abandonner le terrain, lorsqu’ils reçurent un renfort de cinq divisions.

« Vous vous feriez difficilement une idée de la scène qui nous entourait alors. Il fallait certes beaucoup d’empire sur soi pour ne pas laisser voir sur son visage les émotions qui devaient assaillir tous les coeurs. Jugeant que rien ne pouvait nous sauver que le courage du désespoir, je donnai l’ordre d’ouvrir à la fois les quatre portes du camp, je fis charger vigoureusement par quelques-uns de nos cavaliers lancés au galop, tandis que ceux de l’intérieur continuaient à faire un feu meurtrier sur l’ennemi. Les barbares reçurent nos charges de pied ferme pendant quelque temps ; mais enfin, voyant leurs rangs s’éclaircir rapidement, ils se sauvèrent dans toutes les directions. Je les fis poursuivre par autant de nos cavaliers qu’il fut possible d’en dépêcher sans compromettre la sûreté du camp ; puis, ayant pris mes dernières mesures, je m’élançai moi-même à la poursuite de l’ennemi. Notre victoire était complète, nous n’avions pas perdu un seul homme et nous ne comptions que trois blessés, Gerrit Raats, Philip Fourie, et’ moi qui ai eu la main gauche traversées d’un coup de lance.

« Le lendemain, nous reprîmes notre marche, et nous sommes arrivés ici aujourd’hui. Hier, à notre approche, Dingaan a ordonné de brûler sa capitale, et son palais a été consumé dans l’incendie. Nous avons appris par deux femmes zoulous que l’un des capitaines de Dingaan qui ne s’était pas trouvé à la bataille avait proposé de recommencer l’attaque contre nous, mais que les autres s’y étaient refusés, disant que leurs hommes étaient morts ou en fuite. Le résultat de tout cela a été la retraite précipitée de l’ennemi. Après la bataille, j’ordonnai de relever le nombre de ses morts, et j’appris qu’il montait à trois mille et quelques cents ; je pense que, pour éviter toute erreur, il faut le compter à environ trois mille.

« Nous sommes maintenant campés sur les ruines de la capitale de Dingaan. Nous y avons trouvé les ossemens de nos malheureux compatriotes, de Retief et de ses compagnons d’infortune. Nous les avons ensevelis aussi décemment qu’il nous a été possible. On lit sur leurs squelettes les preuves des cruels traitemens qu’ils ont dû subir. La vue de ces tristes débris aurait attendri le cœur le plus insensible, et le compte que les prisonniers zoulous rendent de cette épouvantable tragédie montre que nos compatriotes se sont bravement défendus jusqu’à la dernière extrémité, bien qu’ils n’eussent d’autres armes que leurs coutelas et des bâtons arrachés aux Zoulous. On nous dit qu’avant de mourir, ils ont tué une vingtaine de leurs assaillans et blessé un beaucoup plus grand nombre. Les Zoulous n’ont pris de leurs dépouilles que les chevaux et les armes. Parmi les ossemens, nous avons, entre autres choses, trouvé le porte-manteau de M. Retief, qui contenait encore des papiers, dont quelques-uns sont méconnaissables ; mais le traité signé avec Dingaan est encore lisible[12]. En voici une copie :

Umkinglove, 4 février 1838.

« Il est fait savoir à tous

« Que Pieter Retief, gouverneur des fermiers émigrans hollandais, ayant repris les troupeaux que Sinkongella m’avait volés, et que ledit Retief me les ayant restitués, en conséquence, moi, Dingaan, roi des Zoulous, je certifie par les présentes et je déclare qu’il m’a plu de concéder audit Retief et à ses compatriotes le territoire connu sous le nom de Port-Natal avec toutes les terres qui en dépendent, c’est-à-dire depuis le fleuve Togela jusqu’à l’Omzovoobo à l’ouest, et depuis la mer au nord jusqu’aussi loin que le pays s’étend et m’appartient[13].

« Voilà ce que j’ai fait et ce que je leur donne en toute et perpétuelle propriété.

« Signé de la croix de Dingaan.

« Témoins présens au contrat :

« M. Oosthuisen, M. A.-C. Greyling, M. B.-J. Liebenberg qui ont signé, et les grands conseillers Moaro, Juliavius et Manondo, qui ont apposé leurs croix. »


Le résultat de ce combat et de celui qui fut encore livré le 26, combat dans lequel les Zoulous perdirent un millier d’hommes et les Boers seulement cinq des leurs, détermina Dingaan à abandonner la partie devant des ennemis aussi redoutables. Il s’enfuit vers le nord, faisant des propositions de paix, renvoyant une partie du bétail qu’il avait enlevé aux émigrans, restituant quelque peu du butin qu’il avait fait sur eux, des fusils, des selles, etc., et promettant de les indemniser de tout ce qu’ils avaient perdu ou dépensé par suite de la guerre. Ces ouvertures, que l’on était en droit, après tout ce qui s’était passé, de ne pas regarder comme très sincères, ne purent aboutir ; les Boers, qui avaient la très ferme intention de garder la légalité pour eux et de montrer par toute leur conduite qu’ils ne songeaient nullement à rompre avec l’Angleterre, ne voulaient rien conclure que sous la garantie du gouvernement, et le gouvernement, fort incertain de ce qu’il avait à faire dans une situation si extraordinaire, refusait d’intervenir.

Cet état d’incertitude, qui se prolongea pendant toute l’année 1839 amena la ruine de Dingaan. Voyant qu’il ne pouvait arriver à rien, ses chefs l’abandonnèrent successivement ; au mois de juin, son frère Panda vint lui-même solliciter l’alliance des Boers, qui le proclamèrent immédiatement chef des Zoulous, et, au mois de février 1839, se remirent en campagne contre l’ennemi commun. Ils n’eurent pas la peine de le joindre. Vaincu dans un premier combat par son frère Panda, trahi par les siens, Dingaan fut réduit à aller comme un fugitif demander un asile aux Amasura, qui l’assassinèrent. Son frère Panda lui a succédé, et il règne encore aujourd’hui sur le pays situé au-delà du Togela, qui forme jusqu’à ce jour la limite septentrionale de l’établissement de Port-Natal.

Les Boers cependant n’avaient pas attendu jusqu’à ce moment pour venir occuper le pays que le traité signé avec Retief et la première défaite de Dingaan leur avaient livré. Dès que le bruit de la victoire de Praetorius s’était répandu dans leurs camps, une foule d’entre eux avaient levé leurs tentes, et, franchissant la chaîne du Quatlamba, étaient descendus dans les plaines de Port-Natal, aussi joyeux, aussi pleins d’espérance que durent l’être jadis les Hébreux en mettant le pied sur la terre promise. Pour les familles errantes depuis deux ou trois ans déjà à la recherche d’un établissement nouveau, c’était la terre de Chanaan. Ils se mirent activement à l’œuvre, et dès la première année on les voit défricher une partie de leur territoire, bâtir des églises et des maisons, fonder des villes, commencer un travail cadastral, constituer la propriété, perfectionner leur organisation administrative, songer aux travaux d’utilité publique, etc. Tout leur souriait, et s’ils fussent parvenus à régler leur position vis-à-vis du gouvernement anglais, il est à croire qu’ils auraient enfin vu le terme de leurs longues infortunes ; mais c’était la chose impossible, parce que l’autorité anglaise, sans y mettre une mauvaise volonté systématique, ne savait elle-même à quel parti s’arrêter. Cette administration, ordinairement si ferme et si sûre de ses desseins, montra dans toutes ces affaires une indécision déplorable. Combattue entre la conscience qu’elle avait du droit des Boers et la crainte que lui inspirait l’influence du parti religieux en Europe, humiliée de se voir abandonnée par des gens qui ne s’en allaient, disaient-ils, que parce qu’on ne savait pas leur assurer la paix du foyer domestique, irritée par l’enthousiasme avec lequel les nouvelles des succès des Boers étaient accueillies dans la colonie, elle se laissait aller tantôt à menacer les émigrés de toute sa puissance, et tantôt à prendre des demi-mesures qui semblaient révéler le désir d’entrer en accommodement, jusqu’à faire croire aux Boers qu’elle était presque disposée à reconnaître leur indépendance. C’est ainsi qu’elle faisait occuper militairement la baie de Port-Natal par un détachement de troupes, et qu’elle le retirait, quelques mois après, sans donner aucune explication de sa conduite. C’est ainsi que tantôt elle interdisait le commerce des armes et des munitions en dehors des limites de la colonie, et tantôt publiait une dépêche officielle par laquelle lord John Russell faisait savoir que le gouvernement était disposé à traiter avec les Boers, à leur laisser toute leur autonomie intérieure, ne réservant à l’autorité métropolitaine que le droit, très modeste à coup sûr, de choisir le gouverneur de la nouvelle colonie parmi les vingt-quatre membres élus du conseil exécutif que les émigrés avaient mis à la tête de leur gouvernement.

Cette irrésolution, ces tergiversations, qui ne durèrent pas moins de cinq années, depuis le commencement de 1836 jusqu’au milieu de 1841, jetaient les Boers dans les plus cruelles perplexités, et finirent par leur faire adopter un parti qui força l’Angleterre à se prononcer. Dans le principe, ils avaient très sincèrement voulu éviter à tout prix une rupture avec la colonie et avec le gouvernement anglais ; mais, lorsqu’en mars 1839 le commandant des troupes qui occupaient la baie de Port-Natal refusa d’intervenir entre Dingaan et eux, lorsqu’à la fin de la même année un ordre ministériel retira ces troupes, les Boers imaginèrent que la mère-patrie les abandonnait définitivement à leur fortune, bonne ou mauvaise. Ils se constituèrent donc en état indépendant, sous le nom de république de Port-Natalia, et hissèrent un drapeau national. En souvenir de leur première origine, ils avaient repris les couleurs de la Hollande ; seulement, au lieu de les porter horizontalement, ils les avaient disposées en bandes perpendiculaires, de sorte que leur pavillon était exactement semblable au pavillon tricolore de la France, circonstance que la plupart d’entre eux ignoraient sans doute. Si portée qu’elle fût aux concessions, l’Angleterre ne put se résoudre à voir s’établir ainsi à ses portes un gouvernement indépendant qui menaçait d’attirer à lui la plus grande partie de la population coloniale. C’est ce qu’aucune puissance n’eût voulu accepter. Toutefois il ne semble pas que le gouverneur d’alors, le général sir George Napier, se soit cru par le fait même autorisé à agir, car ce n’est que long-temps après cette proclamation de l’indépendance des Boers, sans doute après avoir demandé et reçu les ordres de l’autorité supérieure, qu’il prit des mesures pour les faire rentrer dans le devoir. Le droit public de l’Angleterre, les précédens historiques et la raison politique justifiaient cette résolution, si tardive qu’elle fût ; aussi est-il à regretter qu’au lieu de rappeler purement et simplement les Boers à l’obédience, comme c’était son droit, le gouverneur ait d’abord imaginé d’arriver à son but par des moyens d’une franchise quelque peu hésitante. S’il se fût contenté d’annoncer que la république de Port-Natalia ne pouvait être reconnue, les Boers, qui ne recherchaient rien aussi vivement que la paix, se seraient sans doute empressés de traiter, et il en serait résulté, selon toute vraisemblance, une transaction amiable et honorable pour les deux parties ; malheureusement on ne sut pas ou l’on ne voulut pas entrer dans cette voie si simple et si loyale. Loin de là, on réveilla toutes les anciennes déclamations de la philanthropie, et le 27 janvier 1841, sans dire un mot de la question principale, le gouverneur annonça aux Boers par une lettre officielle que certains chefs cafres, Faku, N’Capaï, ayant (à l’instigation des missionnaires wesleyens) réclamé la protection de l’Angleterre, un détachement allait être expédié par terre à leur secours. Pour la millième fois, les Boers protestent contre l’injustice des accusations dont ils sont l’objet, et avec beaucoup de bon sens ils demandent à traiter, affirmant qu’ils ne réclament que le droit de légitime défense contre les tribus barbares qui les entourent, offrant de donner toutes les garanties raisonnables que l’on voudra exiger d’eux dans l’intérêt de la population noire. Le gouverneur répond à son tour : il ne veut pas entrer dans le fond de la question, mais il permet quelquefois aux Boers, par l’obscurité de ses paroles, de concevoir les plus trompeuses espérances. C’est seulement lorsqu’il se sent vaincu dans la discussion que, changeant tout à coup d’attitude, il leur annonce, le 10 juin, que désormais ils seront traités comme des sujets rebelles, s’ils ne reconnaissent pas sans condition la suprématie de la reine, s’ils ne se soumettent pas aux lois et aux autorités de la colonie. Toutefois il leur accorde un certain répit, et il attend jusqu’au mois de janvier 1842 avant de donner l’ordre au capitaine Smith, déjà campé sur l’Umgazi, d’aller avec ses deux cent cinquante hommes prendre possession de Port-Natal au nom de la Grande-Bretagne.

Après tant d’années de luttes, de combats, de privations et de misères de tout genre, voilà donc le résultat où les Boers étaient parvenus et la perspective qu’on leur offrait. Avoir conquis malgré l’Angleterre un magnifique territoire dont elle réclamait aujourd’hui la possession, avoir tant souffert pour retomber sous un joug qu’ils avaient cru devoir fuir au prix de tous les sacrifices ! — quel parti prendre ? Les uns, et c’étaient les plus nombreux, voulaient résister à la force par la force ; les autres, et c’étaient les plus sages, sentaient bien qu’il ne s’agissait pas seulement de se défendre contre les deux cent cinquante hommes du capitaine Smith, mais qu’après la première goutte de sang versée, c’était l’Angleterre elle-même et toute sa puissance qu’il faudrait amener à capitulation. Ils conseillaient d’attendre et d’opposer la force d’inertie, convaincus que le gouvernement ne voudrait pas pousser les choses au pire, et, satisfait d’avoir établi son autorité, entrerait dans la voie des concessions. Néanmoins, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas, l’avis des plus violens prévalut. On laissa sans l’inquiéter le capitaine Smith traverser le territoire et s’établir avec sa troupe à Port-Natal ; mais, lorsqu’il y fut arrivé, les Boers, en réponse à ses sommations, vinrent établir leur camp vis-à-vis du sien. L’officier anglais essaya d’abord les voies de la conciliation ; il offrit aux Boers un délai de quinze jours pour leur donner le temps de réfléchir sur leur situation ; puis, lorsque, ne recevant aucune réponse, il vit leur petite armée grossir incessamment, il se décida à prendre l’offensive. Prendre l’offensive avec deux cent cinquante hommes contre une population ennemie, à deux cents lieues peut-être du poste militaire anglais le plus proche, c’est une résolution qui doit sembler hardie, téméraire, mais qui n’étonnera pas celui qui commit l’histoire coloniale de l’Angleterre, la merveilleuse discipline de son armée et la confiance absolue qui anime ses officiers. Arrivé à Port-Natal le 1er mai 1842, le capitaine Smith alla attaquer les Boers dans la nuit du 23. Il y perdit presque le tiers de sa troupe, soixante-treize hommes tués ou blessés, et ce fut à grand’-peine qu’il rentra dans son camp, où il fut assiégé à son tour. Étroitement bloqué, manquant de vivres, il allait être réduit à capituler, lorsque le 25 juin les vigies signalèrent au large une grande frégate et deux bâtimens de transport qui le lendemain débarquèrent, au milieu d’une insignifiante fusillade, cinq ou six cents hommes de troupes réglées, sous les ordres du lieutenant-colonel Cloete.

Le choix de cet officier, qui appartient à l’une des familles les plus considérables de la colonie, principale propriétaire des riches vignobles du Haut-Constance, témoignait des intentions conciliantes du gouvernement. En quelques jours, il eut heureusement rempli sa mission. Les Boers comprenaient enfin que l’Angleterre était désormais engagée de manière à ne pouvoir plus reculer sans avoir obtenu satisfaction de leur résistance, et de plus il avait suffi de l’apparition des bâtimens de guerre et du débarquement des troupes pour soulever toute la population noire, pour que Panda, leur créature, se retournât contre eux. Des troupeaux avaient été enlevés, des hommes isolés avaient été assassinés. Pour leur rendre la soumission plus facile et moins humiliante, on leur envoyait un homme de leur race : ils demandèrent à capituler. Les conditions ne furent pas rigoureuses. En vertu des pleins pouvoirs qui lui étaient confiés, le colonel docte commença par proclamer une amnistie de laquelle cinq personnes (amnistiées quelques mois après) furent seules exceptées ; en même temps il garantit aux colons respect pour leurs propriétés, protection contre les attaques des Zoulous, et enfin, ce qui était peut-être le point principal, il leur promit qu’il ne serait rien changé à leurs institutions civiles et à leur administration intérieure.

Quand on connut dans la colonie les termes de cette généreuse et sage capitulation, le parti religieux cria à la trahison et poursuivit le colonel Cloete des plus virulentes invectives ; cette fois du moins, il en fut pour ses frais d’indignation. Le gouverneur, qui enfin n’hésitait plus, s’empressa d’approuver hautement tout ce qui avait été fait : il nomma au poste de commissaire civil de la nouvelle province un parent du colonel, M. A.-D. Cloete, et il sollicita vivement en Europe la, ratification du traité. De son côté, le gouvernement métropolitain accorda tout ce qu’on lui demandait, et même plus. Il fit de Port-Natal une colonie à part, dont le gouverneur relève seulement du ministère à Londres ; il confirma toutes les institutions que les habitans s’étaient données et leur reconnut le pouvoir de faire, sous la sanction de l’autorité royale, toutes les lois que réclameraient les besoins de l’administration intérieure, ne leur imposant d’autre charge que celle de subvenir par eux-mêmes aux dépenses de leur propre gouvernement. Depuis lors l’Angleterre n’a plus entretenu à Port-Natal qu’un très faible détachement de troupes, juste ce qu’il faut pour constater son droit de souveraineté, et la colonie, livrée à elle-même, mais jouissant des bienfaits du gouvernement représentatif dans toute leur plénitude, a prospéré sans troubles, sans secousses, sans guerre contre les noirs, ou plutôt en vivant toujours en paix avec eux, à ce point même que cette année on avait pu lever parmi les tribus qui bordent la frontière méridionale de la colonie un corps d’environ deux mille volontaires pour aller au secours de sir Harry Smith. S’ils ne sont pas partis, c’est que l’autorité anglaise elle-même a donné contre-ordre. Aujourd’hui, la colonie de Port-Natal compte une population de vingt-deux mille habitans, qui s’accroît avec une très grande rapidité, grace aux efforts que font le gouvernement et plusieurs compagnies de colonisation, séduits par les premiers résultats qu’a donnés la culture du coton. On connaît les efforts que fait depuis long-temps l’industrie anglaise pour s’affranchir du monopole des États-Unis, pour créer une concurrence aux longues soies de la Georgie ; or nulle part ces efforts ne semblent devoir aussi bien réussir qu’à Port-Natal, et, si l’avenir tient les promesses du présent, il n’y a pas à douter que le nouvel établissement ne soit appelé à une grande importance commerciale.

Toutefois, si certaines gens trouvaient que la transaction opérée par les soins du colonel Cloete était trop généreuse à l’égard des Boers, il s’en fallait de beaucoup que ceux-ci fussent du même avis. Depuis cinq ou six ans déjà, ils vivaient dans l’idée et avec la volonté d’échapper à l’autorité directe de l’Angleterre ; la plupart rejetèrent les termes d’un traité qui leur imposait avant tout la nécessité de se reconnaître sujets anglais. Très peu de ceux qui, avant la capitulation de 1842, n’avaient pas encore eu le temps de se transporter avec leurs familles et leurs troupeaux à Port-Natal, s’y sont établis depuis, et, parmi ceux qui s’y étaient rendus avec l’avant-garde des émigrons, un certain nombre a repassé le Quatlamba pour rentrer dans le désert, sur la terre libre. Ils y ont vécu jusqu’en 1848, au nombre de douze ou de quinze mille ames répandues entre les frontières de Port-Natal, le fleuve Orange et son grand affluent du nord, le Gariep ou Waal-River ; ils y ont vécu dans un état d’indépendance et de paix comparatives, mais en contestation perpétuelle avec les missionnaires fixés au milieu des tribus noires qui les entouraient eux-mêmes. Ils se voyaient en même temps engagés dans des discussions sans fin avec le gouvernement colonial, qui, poussé bien malgré lui par le parti religieux, était contraint de temps à autre de rappeler aux émigrés les prescriptions du bill de 1835, qui avait étendu la juridiction des tribunaux du Cap jusqu’au 25e degré de latitude. Ce bill resta comme lettre morte jusqu’en 1848 ; mais alors la question de l’occupation illimitée, déjà fort avancée par l’établissement de Port-Natal, ayant été définitivement tranchée par l’annexion de la Cafrerie anglaise, on résolut de soumettre aussi au gouvernement direct des autorités coloniales tout le pays où les Boers s’étaient établis. Sous le nom d’Orange-River Sovereignty, on créa une nouvelle province, partagée en cinq districts, administrés chacun par un agent politique anglais à qui l’on construisit une résidence fortifiée, à qui l’on donna l’appui d’une troupe armée, absolument comme sont en Algérie les officiers de nos bureaux arabes, avec leurs goums et leurs maisons de commandement. De plus on institua dans la province anglaise auprès de chaque chef de tribu des missionnaires chargés non-seulement de le convertir, mais aussi de l’éclairer, de le guider, de lui servir de conseil et d’interprète dans ses rapports avec les commissaires civils. Seulement, afin que les Boers n’imaginassent pas qu’on voulait les livrer à leurs anciens ennemis, il fut arrêté en principe que tous ces missionnaires seraient exclusivement choisis dans le sein de l’église hollandaise réformée. Ceux des autres confessions conservaient la faculté d’aller exercer leur ministère au milieu des noirs, mais ils ne pouvaient avoir ni caractère officiel, ni subsides du gouvernement. Enfin et pour achever de gagner les Boers, on leur garantit la possession des terres qu’ils occupaient, on leur promit de respecter leur administration intérieure comme on respectait celle des tribus. Toutes ces concessions furent sans effet sur cette race opiniâtre. Dès qu’ils eurent connaissance de ces nouveaux projets, la plus grande partie d’entre eux, une dizaine de mille ames comptant, au dire de sir Harry Smith, plus de deux mille hommes en état de porter les armes, reprirent encore le chemin de l’exil. Ils sont allés s’établir entre le 25e et 22e degré de latitude, où ils errent aujourd’hui avec leurs troupeaux, sans qu’on sache bien précisément quelle a été leur fortune et leur histoire dans cette nouvelle migration. Depuis tantôt seize ou dix-sept ans qu’ils sont absens de la colonie, ils ont peu à peu rompu leurs rapports avec elle, et, séparés qu’ils en sont aujourd’hui par une bande de terrain large de plus de cent cinquante lieues, ils échappent à l’attention publique, qui, distraite par d’autres événemens, s’occupe peu de leur destinée.

Les Boers émigrés viennent cependant de rompre tout à coup le silence et d’une manière qui fait honneur à leur générosité. L’insurrection de la Cafrerie anglaise, bien qu’elle soit, comme démonstration armée, confinée sur une superficie peu importante, a néanmoins mis en émoi toute la race noire du sud de l’Afrique ; l’agitation s’est propagée jusque chez les tribus qui errent dans le voisinage des camps hollandais. Au fond de leur exil, les Boers ont appris que, parmi les populations qui bordent la frontière nord de Port-Natal, il se tramait de sinistres projets contre cette colonie laissée presque sans défense et composée en partie de gens de leur race. Alors leur conseil s’est rassemblé, et en son nom A.-W. Praetorius, qui, depuis sa victoire sur Dingaan est toujours resté leur chef militaire, a fait savoir aux tribus suspectées que, si elles commettaient aucun acte d’hostilité contre Port-Natal, il irait leur en demander satisfaction à la tête d’un commnando.

Ce grand événement de l’émigration des Boers remplit à lui seul toute l’histoire de la colonie du cap de Bonne-Espérance jusqu’en 1846. Les choses à cette époque allaient encore tant bien que mal, lorsque tout d’un coup une irruption des Cafres, aussi peu provoquée et aussi inexplicable, mais plus terrible que les précédentes, inonda la province orientale de la colonie d’un torrent de barbares. Comme toujours, l’autorité anglaise fut prise au dépourvu ; mais, comme toujours, lorsqu’elle a eu le temps de réunir ses forces, elle reprit l’offensive et força les Cafres à demander la paix. Cette fois du moins les philanthropes ne furent pas appelés à en régler les termes, et les politiques, éclairés par l’expérience, ne parlèrent plus de l’occupation restreinte. On en revint au plan proposé par sir B. d’Urban en 1835, mais en le perfectionnant. Le projet qu’il avait eu de créer un désert entre les Cafres et la colonie peut se comparer à l’obstacle continu qu’il fut question d’établir dans la Mitidja ; ce qu’on fit au Cap est la contre-partie très exacte de ce que la France a fait elle-même, lorsqu’avec le maréchal Bugeaud elle entreprit de gouverner directement les Arabes. On sait qu’en Algérie le système repose, comme organisation administrative, sur un certain nombre d’officiers chargés du gouvernement des tribus, et, comme base militaire, sur une longue ligne de postes répandus dans l’intérieur, depuis Constantine et Sétif jusqu’à Orléansville et Tlemcen, et qui montrent aux Arabes une dizaine de colonnes mobiles toujours prêtes à rayonner dans tous les sens et à écraser partout, à leur naissance, les tentatives d’insurrection. C’est le même système qui a été suivi dans le territoire qu’on a annexé pour la seconde fois, en 1848, à la colonie du Cap, sous le nom de Cafrerie anglaise. Ce territoire comprend maintenant dans ses limites l’ancienne province d’Adélaïde. Comme base d’opérations, sir Harry Smith reprit la ligne du Buffalo-River, qui coupe le pays en deux parties presque égales, et il y organisa un certain nombre de postes militaires sur les mêmes lieux qu’avait désignés son prédécesseur, sir B. d’Urban. Ces postes, occupés par des garnisons européennes, devinrent la résidence des marchands auxquels il fut permis de fréquenter le pays des noirs. En même temps il établit au milieu des tribus des commissaires civils, véritables officiers de nos bureaux arabes, qui prirent en main l’administration directe, appuyés qu’ils étaient par un corps régulier dit de police cafre, et qui fait le pendant de nos goums algériens. Toutefois, il en coûta cher pour monter cette nouvelle machine, et, en 1850, nous avons vu le chancelier de l’échiquier demander au parlement un crédit de 2 millions de livres sterling (50 millions de francs), destiné à liquider les dépenses de la dernière guerre contre les Cafres. Ajoutons que le ministre était obligé de déclarer qu’il lui était impossible de fournir des pièces régulières à l’appui de cette demande de crédit, et que la chambre des communes dut voter de confiance. Notre comptabilité algérienne n’a peut-être pas toujours offert un modèle de régularité, mais à coup sûr elle ne s’est jamais trouvée prise en si grand défaut. On vota néanmoins, et, si l’on ajoute à ces 2 millions de livres sterling les sommes qui furent supportées par les budgets de 1846, 1847, 1848 et 1849, il est à croire que cette guerre doit avoir coûté au trésor métropolitain bien près d’une centaine de millions.

Quoi qu’il en soit, et quelque induction que l’on veuille tirer de la prise d’armes du mois de décembre 1850, il faut reconnaître, pour être juste, que la nouvelle organisation de la Cafrerie a produit des résultats avantageux, et dont l’humanité n’a qu’à se louer. Les trois ans de paix dont les Cafres ont joui sous la direction de leurs administrateurs européens ont amené dans le pays des changemens que l’on n’aurait pas osé espérer. Grace à la vigilante action de la police, les vols sont devenus beaucoup plus rares ; les querelles entre les tribus ont été prévenues ou rapidement étouffées ; le commerce a fait de notables progrès au milieu des sauvages ; ils ont pris l’habitude d’une foule de produits jadis ignorés d’eux ; le travail, dont les fruits permettent d’acquérir ces produits, a été stimulé ; l’agriculture a pris des développemens inattendus, et, fait presque incroyable, on a vu des tribus aider à la construction de quelques routes destinées à la circulation des voitures dont l’usage commence à se répandre dans le pays des noirs. Ce sont des faits attestés par les témoignages les plus respectables. D’où vient donc que les Cafres ont encore repris les armes l’année dernière ? On en a donné une raison qui semble être la véritable, car cette fois, comme les autres, on en est encore réduit à des conjectures sur les causes de cette explosion. S’il fonctionne bien au point de vue des espérances de la civilisation, le nouveau système, au point de vue des chefs indigènes, a l’inconvénient capital de réduire à rien leur autorité, de la supprimer presque. Pour essayer de la ressaisir, ils ont formé une conspiration qui a éclaté lorsque l’apparition de redoutables phénomènes naturels, — une sécheresse extraordinaire et une invasion de sauterelles qui ont dévoré les récoltes sur pied, — leur a fourni les moyens d’agir sur l’imagination de leurs sauvages sujets. Ils y ont été aidés par un certain Umlanjeni, espèce de Bou-Maza ou de Bou-Bagherla, qui, se disant prophète ou sorcier et prétendant connaître les secrets des puissances surnaturelles, s’est mis à prêcher la guerre sainte, annonçant que l’apparition de ces fléaux présageait l’expulsion de la race blanche. Ainsi que tous ses prédécesseurs, sir H. Smith fut surpris par cette levée de boucliers au moment où il s’y attendait le moins, car il n’avait pas alors répandus dans tous les forts de la Cafrerie, y compris les quatre cents soldats de la police cafre qui désertèrent dès le premier jour, plus de treize cents hommes. Avec l’énergie et l’activité qui le caractérisent, il se jeta aussitôt sur la ligne du Buffalo-River, y concentrant toutes les troupes qui se trouvaient alors dans la colonie, appelant la population aux armes, demandant des renforts aux établissemens anglais les plus prochains, s’adressant surtout à la métropole pour en obtenir des secours. Comme militaire, sir Harry Smith pense avec raison qu’il faut à tout prix se maintenir sur la basé du Buffalo-River, et qu’il vaut toujours mieux faire la guerre en pays ennemi que sur son propre territoire ; mais la faiblesse des moyens dont il dispose ne lui a pas permis de défendre toujours efficacement cette ligne, longue de plus de quarante lieues. Des troupes de maraudeurs ont glissé à travers les espaces qui séparent ses forts, sont allés porter le pillage et l’incendie jusque dans l’intérieur de la colonie, et ont paralysé ses forces d’autant. En voyant l’ennemi à ses portes, la population coloniale n’a pas voulu quitter ses foyers pour aller prêter main-forte au gouverneur dans le pays des Cafres ; il n’y a que les Fingoes, fidèles à leur haine héréditaire contre leurs anciens maîtres, qui aient véritablement répondu à son appel. Aussi le gouverneur anglais a-t-il dû de se maintenir dans ses positions et les approvisionner au moyen de petites colonnes mobiles qui vont de fort en fort, portant à chacun les vivres et les munitions nécessaires à la consommation courante. C’est tout au plus s’il a pu tenter dans les montagnes Amatolas deux razzias qui ne semblent avoir produit aucune impression sur l’ennemi. Cependant les renforts qu’il a dû demander à de si longues distances commencent à arriver ; treize régimens de troupes régulières représentant un effectif d’environ huit mille hommes lui composent aujourd’hui une armée respectable. Avec l’aide des volontaires, c’est probablement à peu près autant qu’il en faut pour qu’il puisse prendre à son tour l’offensive et forcer les Cafres à la soumission.


Telle est dans ses traits généraux l’histoire de la colonie du cap de Bonne-Espérance sous la domination anglaise. Ainsi qu’on l’a souvent fait remarquer pour d’autres pays, ce que cette histoire met surtout en lumière, ce sont les agitations, les discordes qui troublent la destinée des hommes ; ce qu’elle passe sous silence, c’est ce lent travail des générations qui ajoutent chaque jour quelque chose aux progrès et à la richesse des sociétés. Ce travail s’est accompli au Cap sans avoir à souffrir du contact de l’Angleterre ; bien loin de là, en produisant des fruits qui sont évidens même aux yeux les plus passionnés. Si l’Angleterre devait abandonner le Cap demain, elle pourrait le faire en rendant des comptes dont la balance serait tout à son honneur. Depuis qu’elle a planté son drapeau sur ces rivages, la population y a triplé et de son propre fait, car l’on calcule que, de 1806 à 1850, il n’est pas venu s’établir six mille émigrans nouveaux dans la colonie, même en y comprenant les quatre mille personnes envoyées en 1820 par le parlement. L’agriculture a fait d’immenses progrès, et la laine, dont auparavant on ne savait que faire, est aujourd’hui la source d’incalculables richesses pour la colonie, parce qu’elle a l’insatiable marché de la métropole pour l’écouler. L’Angleterre a aboli au Cap le hideux commerce des hommes et l’esclavage ; elle a remis au pas de la civilisation la plus avancée une population respectable sans doute, mais qui s’alanguissait dans son isolement et dans les contemplations de la vie patriarcale ; elle y a. réveillé l’instruction et les lumières éteintes par suite de l’ancienne rupture avec l’Europe ; elle y a apporté des institutions civiles et municipales qui font l’admiration et l’envie de tous les hommes sensés ; elle y a implanté l’intelligence et la pratique de la vraie liberté politique, le plus grand bien qui puisse échoir dans ce monde à un peuple qui se respecte et qui veut être respecté. Tout cela s’est fait sans que la population, qui croissait si rapidement en intelligence, perdît rien de sa valeur morale. Le Hollandais du Cap a conservé intacte la simplicité, la sévérité des mœurs et la ferveur de ses pères ; seulement sa charité est devenue plus éclairée et surtout plus active. Je ne prétends pas faire la statistique de tous les établissemens de bienfaisance ou d’instruction qui abondent dans la colonie, mais je dirai que la ville du Cap, avec sa population de vingt et un mille habitans, possède 5 sociétés littéraires, qui ont pour but de répandre l’instruction, et dont une seule dépense pour cet objet plus de 100,000 francs par an ; 3 sociétés de bienfaisance, exclusivement composées de femmes ; 9 sociétés diverses de bienfaisance ; 10 loges de francs-maçons, qui sont encore d’autres sociétés de bienfaisance ; une société d’agriculture, qui a rendu de très grands services à la colonie ; une société médicale, une société pour la protection des jeunes émigrans, une société pour l’exploration de l’Afrique, 11 sociétés religieuses, dont une, la Wesleyenne, compte 35 stations, dont une autre, la London Missionnary society, en a 33, dont une troisième, celle des catholiques français, en a 7, etc. J’ajouterai que, sur 2,069 électeurs municipaux, on compte 1,239 blancs et 830 hommes de couleur, fils d’affranchis ou même affranchis de 1833, qui exercent sérieusement leurs droits et sont sincèrement conviés à le faire par leurs concitoyens d’origine européenne. Pourrions-nous citer en France beaucoup de villes qui, proportionnellement à leur population et aux ressources du milieu qui les entoure, possèdent de pareilles richesses intellectuelles et morales ? Je crois facilement que pour un Parisien du boulevard de Gand le monde du Cap doit être un monde ennuyeux ; j’ignore ce que nous réserve le hasard impénétrable des destinées qui approchent, mais ce que je sais, c’est que si jamais je devais être enlevé du sol de la patrie, ce serait au milieu de ce monde sévère, mais libre, que je voudrais être jeté certain que je serais de trouver d’honorables compensations aux misères de l’exil parmi ces hommes respectables et bons, fils des proscrits de 1685, qui en 1844 m’appelaient encore leur compatriote.

Voilà ce que l’étude impartiale des faits et l’inspiration locale m’ont appris et suggéré. C’est fort différent, je l’avoue, de ce que je pensais moi-même retirer de mon passage au Cap le jour où j’y débarquai. J’arrivais avec le contingent ordinaire de connaissances superficielles et de préjugés que les Européens apportent naturellement toujours avec eux en arrivant du vieux monde. La situation maritime et militaire du pays admirablement placé entre deux océans, l’étrangeté de cette nature aride, mais vigoureuse et forte, qui ne produit rien que d’excellent, la merveilleuse salubrité du climat, l’inconcevable splendeur de ces nuits étoilées qui avaient retenu sir John Herschell captif sous le charme pendant plus de trois années, voilà ce qui allait, je le supposais du moins, attirer mon attention. J’avais bien entendu parlez des discordes intestines qui agitaient le pays, mais je croyais qu’on pouvait les juger par le mot célèbre de Charles III d’Espagne : « Mes sujets sont comme les enfans, ils crient quand je les nettoie, » et j’imaginais que toute cette agitation ne représentait pas en définitive autre chose que la blessure faite à la fortune et à l’orgueil de la race blanche par l’émancipation des noirs. Combien j’étais loin des sentimens que je devais retirer de la pratique des hommes et d’une étude plus sérieuse ! Un philosophe de l’antiquité disait que le plus beau spectacle que la verre pût offrir aux regards des dieux, c’était celui de l’honnête homme aux prises avec l’adversité. Ne pourrait-on pas, en suivant la même idée, mais en la réduisant à des proportions plus modestement humaines, dire que le spectacle le plus attachant peut-être que présente l’histoire, c’est celui d’un peuple qui de la mauvaise fortune s’élève à la bonne par ses mérites et par ses vertus ? Or, c’est là ce que j’ai dû voir au cap de Bonne-Espérance. Fils d’une race étrangère, livrés par capitulation presque à la merci du plus puissant empire de la terre, en lutte avec les sentimens et les passions les plus généreuse, de leurs dominateurs, les Boers sent arrivés en définitive à conquérir leurs droits de citoyens et leur liberté dans les conditions les plus honorables pour eux-mêmes et pour ceux qui les associent aujourd’hui sur le pied de l’égalité à leur grandiose destinée. C’est là la moralité philosophique à tirer de cet intéressant épisode de l’histoire contemporaine. La politique a, je le sais, une autre manière de voir, et déjà il me semble entendre quelques-uns des orateurs qui ne manqueront pas de prendre part au débat, lorsque la question va se représenter devant le parlement anglais. La discussion sera vive et animée, et je m’attends à lui voir prendre une physionomie assez différente de celle que je viens d’esquisser. Je ne m’en trouble pas cependant ; parce que je sais aussi que la situation passée, présente ou à venir de la colonie du cap de Bonne-Espérance sera seulement l’occasion, mais non pas le sujet réel du débat. Parmi les membres du cabinet si menacé de lord John Russell, il n’en est pas qui soit plus attaqué, ou que l’on suppose être plus vulnérable que le comte Grey, ministre des colonies. Dans les circonstances actuelles, une victoire remportée sur lui forcerait sans doute le ministère whig à se dissoudre, et c’est par conséquent à enlever ou à défendre sa position que s’attachera le véritable effort des partis. Lord Grey succombera peut-être, mais ce ne sera pas sans honneur pour lui et sans qu’il ait le droit de revendiquer une belle part dans le merveilleux mouvement qui, depuis un demi-siècle et principalement depuis la paix, entraîne l’Angleterre sur tous les rivages, jette partout avec elle les fondemens de sociétés régulières et puissantes, répand à sa suite sur le monde les germes de la liberté civile, politique et religieuse, comme le vent qui emporte dans son souffle le pollen invisible et fécondant des fleurs, espérance d’une riche moisson. Engagé par les discours qu’il avait prononcés dans le parlement, tandis qu’il appartenait à l’opposition, Grey est entré dans le cabinet avec la volonté et comme avec la mission spéciale d’affranchir les colonies, autant qu’il serait possible, de toutes les entraves politiques, commerciales, industrielles, administratives, qui pesaient encore sur elles au bénéfice ou au détriment de la métropole. Sa maxime générale, c’est que les colonies sont d’autant plus prospères et apportent une part contributive d’autant plus grande à la fortune et à la puissance de la mère-patrie, qu’elles sont plus libres, et que l’autorité métropolitaine les aide plus sincèrement à entrer dans la voie du self-government. La théorie est très belle, mais on conçoit que dans un empire qui, indépendamment des immenses possessions de la compagnie des Indes, compte quarante-cinq colonies répandues dans toutes les parties de l’univers, la plus légère tentative de réalisation a dû froisser une multitude infinie d’intérêts de tout genre. Aussi n’est-il pas étonnant que, de tous les collègues de lord John Russell, lord Grey soit le plus attaqué, et que souvent il ait été réduit à l’impossibilité d’appliquer ses principes. Il l’a pu faire cependant dans l’hémisphère méridional pour la terre de Van Diémen, pour la Nouvelle-Galles du Sud et ses sœurs de l’Australie, pour la Nouvelle-Zélande, pour le cap de Bonne-Espérance, monde nouveau qui éclot aujourd’hui à la vie avec tous les pronostics du plus brillant avenir, empire à part que les mers unissent plutôt qu’elles ne le divisent, constellation spéciale dont les astres procèdent de la même création et s’élèvent ensemble à l’horizon des choses humaines, animés qu’ils sont d’une vie commune par la fraternité des races, de la religion, de la langue et des intérêts.

Ne fût-ce que pour la part de vie qu’il a donnée à ces états nouveaux, la page consacrée à lord Grey dans l’histoire coloniale de l’Angleterre sera belle encore. Je ne sais si je me fais illusion, mais, à contempler ce qui se passe dans ces lointaines régions, il me semble qu’il s’y prépare pour l’autre hémisphère quelque chose d’analogue à ce qu’on vit dans les temps antiques, lorsqu’à la suite des premiers siècles de barbarie la civilisation naquit tout à coup sur les bords enchantés de la mer de Grèce avec les colonies que le hasard d’événemens ignorés y amena presque simultanément en Égypte, en Crète, dans l’Attique ou sur les rivages de la molle Ionie. C’est un pressentiment qui peut paraître aventureux ; pour moi cependant, c’est déjà plus qu’une espérance, c’est presque une riante certitude qui m’inspire néanmoins un regret, le regret de voir la France, amoindrie et de plus en plus oubliée hors de l’Europe, compter pour si peu dans le travail de ces destinées nouvelles.


XAVIER RAYMOND.

  1. Pour n’en donner qu’un exemple, mais que je crois concluant, je citerai quelques paroles empruntées au rapport officiel du docteur Murray, chirurgien en chef de la petite armée qui fit en 1835 la guerre contre les Cafres : « Sur une colonne de 3,254 hommes, dit-il, et pendant cinq mois de très laborieuse campagne au milieu d’un pays désert, il ne mourut de maladie ni un officier ni un soldat ; il n’y eut pas même un seul homme obligé de quitter son corps pour cause de maladie, ce que j’attribue en partie à l’excellence du service, mais surtout à la salubrité du climat, rapport sous lequel le Cap est égal, je devrais dire supérieur, à tous les pays du monde. » Comparez ce témoignage au plus consolant de tous ceux que contiennent les innombrables documens publiés par le ministère de la guerre sur l’Algérie.
  2. Dans une course que nous faisions aux environs de la ville du Cap, nous eûmes un jour le plaisir d’être reçus de la manière la plus gracieuse et la plus aimable par une famille qui nous réclamait à titre de compatriotes, et, comme preuve du fait, ils nous citaient leur nom, qu’ils prononçaient Téfélierse. S’apercevant, à notre air d’hésitation, qu’aucun de nous ne semblait reconnaître un nom français dans le mot ainsi prononcé, nos hôtes nous montrèrent la Bible, sur les premières feuilles de laquelle s’inscrivent, de génération en génération, les naissances, les mariages, les morts, les grands événemens de la famille. Nous apprîmes ainsi que leur véritable nom était de Villiers. Il y a aussi au Cap des Duplessis, des de La Noue, des Saint-Léger, des de Lange, des Mornay, si ma mémoire est fidèle, et beaucoup d’autres noms historiques.
  3. Roer, fusil : il en est de presque aussi grands que nos fusils de rempart et du calibre de six à la livre.
  4. La loi hollandaise autorisait au Cap le libre exercice de toutes les religions. Elle ne faisait qu’une seule exception contre la religion catholique ; les origines de la colonie ne justifient pas, mais elles expliquent cette dérogation au principe de la liberté. Je ne saurais affirmer que le gouvernement anglais ait légalement relevé les catholiques des incapacités civiles, politiques et religieuses qui pesaient sur eux, mais de fait ces incapacités sont maintenant abrogées, et nul ne pourrait songer, à moins d’être frappé de démence, à les remettre en vigueur. Le Cap est aujourd’hui le siège d’un évêché, et la plus belle église de la ville est sans contredit la cathédrale catholique. Cette cathédrale, qui n’était pas encore achevée lors de mon passage au cap de Bonne-Espérance, mais qui doit l’être aujourd’hui, a été élevée avec le produit de souscriptions volontaires dont les trois quarts ont été fournis par la population protestante. Des missionnaires catholiques français résident sur divers points de la colonie, ou exercent leur apostolat au milieu de ses dépendances, et ils jouissent d’autant de liberté, ils obtiennent de la part du gouvernement autant de faveur et de protection que les missionnaires d’aucune autre confession.
  5. Il est bon de noter en passant que la culture de la vigne, introduite depuis quelques années déjà en Australie par des émigrés allemands, s’y acclimate et y fait de notables progrès. J’ignore quelle est la valeur et la qualité des vins de l’Australie, mais j’ai lu récemment dans une correspondance de Port-Philipp, publiée par le Morning Chronicle, que des vins du pays, adjugés en vente publique, avaient non pas seulement soutenu la concurrence contre les produits de l’Europe, mais avaient même, pour de certaines parties, obtenu des prix supérieurs a ceux de nos crûs les plus estimés. Le correspondant ajoutait que, s’il fallait comparer pour le goût et pour la qualité les vins de l’Australie à ceux de l’Europe, ce serait surtout dans les produits du Médoc et de la rivière de Bordeaux que l’on trouverait des analogues.
  6. Le nombre des esclaves rachetés au Cap par la loi de 1833 fut de 29,111, au prix de 1,193,085 livres sterling (29,827,125 fr.), ainsi réparties :
    au prix de :
    Esclaves attachés à la culture des terres 11,727 541,297 liv. st.
    Esclaves domestiques, ouvriers, etc 17,384 651,788
    Totaux 29,111 1,193,085 liv. st.


    Comme il doit arriver de tout marché où l’une des deux parties n’est pas admise à débattre ses conditions, les propriétaires d’esclaves au Cap ainsi que dans toutes les autres colonies anglaises ont crié à l’injustice et à la spoliation. C’était cependant une moyenne de 1,025 fr., bien autrement libérale que celle accordée depuis par la France aux propriétaires de ses colonies.

  7. Pendant un séjour de presque un mois que j’ai fait à l’île Bourbon en 1844, j’ai cherché à me rendre compte du prix d’entretien par jour d’un esclave valide. Les élémens d’un calcul pareil sont si compliqués et si difficiles à apprécier, que, malgré ma bonne volonté, je n’ai pu arriver à un chiffre que j’ose indiquer avec quelque certitude. Il résulte cependant pour moi de mes recherches la conviction que l’entretien d’un esclave valide sur une habitation devait par chaque jour de l’année (y compris les dimanches, fêtes et samedis réservés à l’esclave pour le travail de son jardin) dépasser la somme de 2 fr. 50 cent., tandis qu’en Europe, et en France par exemple, la journée d’un ouvrier des champs ne vaut pas même dans les pays les plus riches, plus de 1 fr, 50 cent. ; encore n’a-t-on pas à le payer les jours de dimanches et de fêtes, c’est-à-dire pendant plus de soixante jours par an.
  8. Pour donner une idée de ce que sont ces guerres du Cap, il ne sera peut-être pas hors de propos de citer ici le dénombrement de l’armée qui, sous les ordres de sir Benjamin d’Urban, chassa les Cafres de la colonie et les força, après les avoir battus dans leur propre pays, à implorer la paix. La colonne d’opérations qui franchit la frontière et envahit à son tour la Cafrerie se composait, d’après les documens officiels, de 3,154 hommes dont :
    1,515 soldats de l’armée royale,
    1,639 burghers (habitans), tous montés,
    Total 3,154 hommes, plus 6 pièces de canon.


    Le corps de réserve, qui n’alla que jusqu’à la frontière et l’occupa tandis que sir Benjamin d’Urban opérait entre le Fish-River et le Great-Kei, se composait de 2,001 hommes, dont

    516 soldats de l’armée royale,
    620 burghers montés,
    865 Hottentots formés en deux bataillons d’infanterie,
    Total 2,001 hommes, plus 4 pièces de canon.
  9. Le succès très mérité de ce livre a mis l’auteur en lumière et a fait sa fortune politique. Le capitaine Harris est l’officier qui a été envoyé par le gouvernement anglais en Abyssinie, afin de surveiller, sinon de contrarier les nombreux voyageurs français qui, de 1840 à 1848, ont visité ce pays. L’expédition du capitaine Harris au Cap a été racontée dans la Revue du 13 janvier 1843.
  10. Depuis le temps où le capitaine Harris écrivait ces lignes, le chiffre de l’émigration a plus que triplé : on le porte aujourd’hui à plus d’une vingtaine de mille ames.
  11. M. Godlonton est en ce moment à Londres, cité, lui aussi, devant le nouveau comité d’enquête. Il vient de faire paraître un petit écrit sur la dernière prise d’armes des Cafres en décembre 1850.
  12. Une circonstance qui explique la conservation presque miraculeuse de cette pièce, c’est que la superstition défend aux Cafres de toucher à aucun des objets qui ont appartenu à des morts. Leur cupidité n’avait pas pu résister au désir de s’approprier les chevaux et les armes des blancs, mais ils avaient respecté le reste.
  13. C’est-à-dire du 29e degré au 31e degré 30 minutes de latitude méridionale, et du 27e degré 30 minutes au 31e degré 30 minutes de longitude à l’est du méridien de Greenwich, comprenant une superficie de plus de 7,000,000 d’hectares. Du fleuve Omzovoobo (Ivoire) au Togela, on compte environ 300 milles (100 lieues) ; de la côte aux montagnes Quatlamba ou Drakenberg, où s’arrêtaient les possessions de Dingaan, on compte une profondeur variable de 60 à 100 milles (de 30 à 40 lieues).