La Colonie de Saïgon - Les Agrandissemens de la France dans le bassin du Mékong

La Colonie de Saïgon - Les Agrandissemens de la France dans le bassin du Mékong
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 427-456).
LA
COLONIE DE SAÏGON

LES AGRANDISSEMENS DE LA FRANCE DANS LE BASSIN DU MEKONG.

Il est des circonstances où l’attention se reporte sur certains incidens politiques que des événemens plus voisins et plus retentissans feraient aisément oublier. C’est ainsi qu’en voyant figurer parmi les dépenses prévues au budget de 1868 une subvention spéciale qui est destinée à l’entretien d’un corps expéditionnaire en Cochinchine, et qui se reproduira probablement dans l’avenir, on se sent amené, au milieu même d’autres complications, à étudier de nouveau la situation de l’établissement de Saigon. Il n’est pas difficile de voir que les dépenses déjà faites, sans être pourtant très considérables, ne trouvent pas encore de compensation dans les bénéfices réalisés soit par l’état, soit par l’industrie privée. L’Exposé de la situation de l’empire n’en fait d’ailleurs pas mystère, et même il classe les établissemens de Cochinchine en dehors des colonies définitivement constituées. Cet état de choses, hâtons-nous de le dire, n’a rien qui doive inquiéter ni surprendre. La prospérité d’une colonie ne s’improvise pas, et l’installation de la France en Cochinchine est de date trop récente pour que les espérances s’y soient déjà converties en réalités. On n’aurait donc qu’à attendre du temps, de la méthode, de l’esprit de suite, les résultats que l’on s’est promis, si certains incidens, certaines rumeurs répandues à Saigon ne faisaient naître d’autres sujets de préoccupation. La France, qui, en dehors des limites qu’elle s’était primitivement assignées, a étendu son protectorat sur un état voisin, le Cambodge, se voit obligée de lui fournir un appui efficace et matériel entraînant des dépenses et des complications nouvelles. On parle en même temps d’acquisitions destinées à accroître le territoire que la métropole se charge de gouverner et d’administrer directement. Quels sont donc les bénéfices que peut offrir le protectorat du Cambodge? Est-il opportun de songer aujourd’hui à s’agrandir et à engager au loin une partie des ressources de la France au moment où l’on semble s’occuper de les rendre plus immédiatement disponibles? Faut-il croire que l’on cède à l’entraînement qui, au nord de l’Asie, aux Indes, au sud de l’Afrique, conduit les Européens à reculer constamment leurs frontières aux dépens de leurs voisins indigènes, et à ne trouver de sécurité que dans une succession de conquêtes? Ou bien les établissemens français se trouvent-ils vraiment à l’étroit dans leurs limites actuelles, et si la France étend le rayon de son action, est-ce non pour obéir à un vain désir de domination, mais seulement pour donner une satisfaction légitime à des besoins réels? Cette question mérite d’être étudiée, à cette heure surtout où le pays s’attache à se rendre exactement compte de sa position à l’extérieur et semble prêt à répudier toute entreprise dont l’urgence ne lui semblerait pas démontrée; c’est en indiquant nettement la situation, en en précisant les exigences que l’on peut éviter les hésitations et les incertitudes qui ont accompagné nos premiers pas en Cochinchine. Le but que la France a recherché étant connu[1], il convient d’examiner si la situation géographique et politique de ses établissemens y répond suffisamment et ne demande pas à être rectifiée, si l’histoire même du pays ne fournit pas à cet égard des indications dont il y aurait lieu de profiter, si enfin, sans s’imposer les frais et les embarras d’une extension de frontières, il n’y a pas quelque moyen d’obtenir les résultats que l’on désire. Ce sont là autant d’élémens d’appréciation dont on peut tirer des conclusions différentes, mais dont la connaissance semble nécessaire pour former l’opinion.


I.

On n’en est plus aujourd’hui à considérer comme profitable à la grandeur d’un état le fait seul d’une acquisition territoriale, quelle qu’en soit la nature. Si l’échange des richesses du sol asiatique contre les produits de l’industrie européenne s’opérait sans péril et sans entraves, nul peuple de l’Europe n’aurait plus intérêt à s’imposer les frais et les embarras d’établissemens lointains. La méfiance et les violences dont certains gouvernemens de l’Asie ont usé envers les Européens, l’obstination qu’ils mettent à interdire tous rapports avec les étrangers, sont aujourd’hui les motifs et les excuses de la conquête. Conduits par les besoins du commerce à aller chercher au loin les productions devenues nécessaires que le soi de l’Europe ne fournit pas, les états européens se voient forcés de s’établir en maîtres là où ils eussent souvent préféré être reçus en alliés. C’est ainsi que la France, en s’installant à Saïgon après une série d’incidens qu’elle n’a pas toujours dirigés à son gré, céda surtout à l’espoir de s’y créer d’importantes relations commerciales. Dans quelles conditions ce désir était-il réalisable? On n’a pu se flatter de faire de Saïgon un vaste entrepôt maritime rival de celui de Singapour, réunissant dans son port le commerce de l’Europe, des Indes et de l’extrême Orient. La différence des situations excluait tout rapprochement. Singapour, à l’entrée du détroit de Malacca, sur la route directe des navires qui se croisent entre l’Europe et l’Asie, est un de ces points que la nature désigne pour devenir un des centres commerciaux du monde. Saïgon au contraire, situé à cinquante-cinq milles dans les terres, au fond d’un fleuve dont la navigation n’est pas toujours exempte de difficultés, exige des navires qui s’y rendent un détour assez long, une perte de temps et une augmentation de frais que le commerce est rarement disposé à subir.

L’objet auquel la colonie française semble se prêter, c’est à réunir en abondance les matières premières cultivées dans l’intérieur et que recherchent les fabriques européennes, à écouler en échange dans la consommation indigène les produits sortant des manufactures françaises à mesure qu’ils seront mieux connus et plus appréciés. Tel est aussi le but que les Hollandais ont atteint dans leur magnifique colonie de Java, et celui que les Anglais poursuivent en Birmanie: mais le peu d’étendue des établissemens français de Cochinchine, réduits à mille cinq cents lieues carrées[2], le chiffre minime de la population, qui s’élève au plus à neuf cent mille âmes, ne suffiraient pas à alimenter un marché de production et de consommation assez considérai)le pour attirer et retenir un grand commerce. La France est-elle en mesure de suppléer à cet inconvénient par la facilité de ses communications avec les pays voisins? a-t-elle entre les mains tous les débouchés du trafic intérieur de façon à s’en assurer le monopole ? Les Anglais, nos maîtres en fait de colonisation, quand ils se sont établis en Birmanie, ont tenu à s’emparer des bouches du fleuve Irrawaddy. De toutes les voies fluviales qui traversent la colonie de Saïgon, une seule, le fleuve Mékong, dépassant la ligne des frontières, peut mettre l’influence et le commerce français en mesure de pénétrer au loin. Il importe donc d’en connaître le cours et d’examiner jusqu’à quel point la colonie en dispose.

Le territoire de l’Indo-Chine est partagé en trois bassins principaux correspondant à trois divisions politiques : à l’ouest, le bassin de l’Irrawaddy, où s’est constitué le royaume de Birmanie, et dont l’Angleterre possède toute la partie méridionale ; au centre, le bassin du Meïnam, formant le royaume de Siam ; à l’est enfin, le bassin du Mékong, partagé entre plusieurs états. C’est à l’extrémité orientale de ce dernier bassin qu’est située la colonie de Saïgon, et c’est dans cette enceinte que doit s’exercer le plus immédiatement l’influence française. Le fleuve Mékong prend sa source dans les montagnes du Thibet, au-delà des frontières chinoises, dont il longe une partie. Il pénètre dans l’Indo-Chine par une large vallée que bornent à l’est les monts des Moïs, séparant du bassin du fleuve les principales provinces de l’Annam, le Tonkin et la Haute-Cochinchine avec Hué et Touranne. À l’ouest, une chaîne d’ondulations, prolongée du nord au sud jusqu’au golfe de Siam, sert de limite commune aux bassins du Mékong et du Meïnam. Quatre-vingt-dix lieues environ avant d’arriver à la mer de Chine, le fleuve, qui a franchi la cataracte de Kong, se partage en trois bras. L’un remonte du sud-est au nord-ouest pour aboutir à un grand lac[3], les deux autres, formant un angle très aigu, continuent presque parallèlement leur route au sud jusqu’à la mer, où ils se jettent par plusieurs bouches espacées sur une étendue de côtes d’environ trente lieues. Les deux derniers bras, désignés souvent, le bras de l’est sous le nom de fleuve antérieur, celui de l’ouest sous le nom de fleuve postérieur ou Bassac, communiquent soit entre eux soit avec d’autres cours d’eau, — tels que la rivière de Saïgon, — par des canaux naturels ou artificiels. Enfin un grand canal creusé de main d’homme, que l’on appelle canal de Hatien ou de Kankao, met le bras du Bassac en communication directe avec le golfe de Siam. Un rapide examen de la carte suffit pour faire apprécier l’importance commerciale et politique du point d’où le fleuve principal projette ses trois branches. Aussi la bourgade cambodgienne qui s’y élève a-t-elle reçu le nom de Namvang (Splendeur du Sud)[4]. Les officiers de notre marine donnent à cet endroit le nom des Quatre-Bras.

Le cours total du Mékong, compris entre le 9e et le 36e degré de latitude nord, présente entre sa source et son embouchure une distance en ligne droite d’environ six cents lieues; mais ce n’est pas l’étendue seule du parcours qui mérite de fixer l’attention. Tous les ans, vers le mois de juillet, le fleuve, grossi par la fonte des neiges dans le montagnes du Thibet, enfle ses eaux, sort de son lit et se répand sur la campagne. La crue cesse vers le mois d’octobre. Cette inondation périodique et bienfaisante ressemble à celle de l’Egypte. Toutefois le Mékong a sur le Nil une incontestable supériorité; le moyen de régulariser les crues, que les anciens pharaons avaient cherché à obtenir en creusant le lac Mœris, la nature elle-même le fournit dans l’Indo-Chine. A mesure que les eaux croissent, le trop-plein, remontant à Namvang le bras du nord-ouest, va se déverser dans le grand lac, qui offre alors l’aspect d’une immense nappe d’eau de plus de quatre cents lieues carrées, d’où surgissent les cimes vertes de quelques grands arbres. Dès que le fleuve n’est plus assez élevé pour verser daris la branche nord-ouest un courant remontant vers le lac, celui-ci, faisant office de réservoir, se dégorge en sens contraire, et rend aux deux bras descendant vers la mer les eaux qu’il leur a momentanément empruntées. Ce mouvement de va-et-vient fournit en toute saison un volume d’eau suffisant à la navigation, et maintient un courant assez fort pour lutter contre l’influence des vents de nord-est, presque constans en Cochinchine, et qui tendent à ensabler les embouchures.

La crue du Mékong, comme celle du Nil, donne aux territoires qu’elle a recouverts, et qui forment la plus grande partie du Cambodge actuel, une fertilité exceptionnelle. Une exploitation intelligente en tirerait des richesses considérables. S’il faut en croire certaines affirmations, entre autres les récits d’un naturaliste français, M. Mouhot, qui, de 1858 à 1861, a remonté le Mékong, et dont la mort a trop tôt interrompu les travaux, outre l’abondance des produits agricoles, parmi lesquels il faut placer en première ligne le coton, la soie et une sorte de chanvre particulier au pays, les territoires voisins des Quatre-Bras renfermeraient des richesses métallurgiques. L’état misérable dans lequel vit aujourd’hui la population s’explique aisément par les vices d’une administration détestable, par l’incurie et le despotisme du gouvernement, par la fréquence des guerres et des révolutions. Cependant on sait qu’autrefois un peuple nombreux, riche, actif, industrieux, a prospéré dans ces lieux presque déserts maintenant. Les preuves de sa grandeur et de sa puissance, on les voit non-seulement dans les livres indigènes dont on ne connaît encore qu’un trop petit nombre, mais surtout dans les ruines immenses, témoignages irrécusables de la splendeur du passé, que l’on trouve éparses sur divers points du pays. Quand il rencontre enfouis sous la végétation des tropiques ces restes d’une civilisation disparue, le voyageur habitué au spectacle des misérables cases où végètent les Cambodgiens de nos jours demeure stupéfait en voyant ce qu’ont été leurs ancêtres et ce que pourrait devenir le pays.

D’après l’exposé topographique qui précède, il est permis d’établir que le cours du Mékong se scinde en deux parties[5]. La première s’étend sur des espaces encore inconnus de l’intérieur de la Chine à la cataracte de Kong. A cet endroit, la chute des eaux interrompt la navigation; mais au-delà on poursuit sans obstacle sa route jusqu’à la mer. De Namvang, les produits indigènes se dirigent vers l’océan par l’un ou l’autre des deux bras indifféremment, et choisissent, pour effectuer leur sortie, soit une des nombreuses embouchures du fleuve, soit le canal de Hatien, qui, du bras de l’ouest, descend au golfe de Siam. Ainsi les établissemens situés sur la côte, s’ils veulent s’assurer le monopole du trafic de l’intérieur venant par la voie du Mékong, la seule ouverte, doivent enclaver dans leurs frontières toutes les embouchures des deux bras et le canal de Hatien, ou bien posséder Namvang et le cours entier de l’un des bras jusqu’à la mer. Des motifs de sécurité semblent même exiger que Namvang soit sous leur dépendance, car de ce point une attaque bien combinée peut, grâce au courant, être portée rapidement vers le sud. Il y aurait enfin quelque danger à laisser en dehors des frontières le grand lac et le bras de l’ouest, si un peuple plus puissant venait plus tard y remplacer les possesseurs actuels; mais on peut croire qu’en dominant, à quelque titre que ce soit, — possession, suzeraineté ou protectorat, — la partie du bassin du Mékong comprise entre la mer et la cataracte, on satisferait amplement à toutes les exigences. Une attaque par le fleuve ne serait plus à craindre. Le commerce exploiterait un territoire de près de huit mille lieues carrées dont il dirigerait à son gré les produits sur tel point à sa convenance par l’un ou l’autre des deux bras dont la navigation lui demeurerait également assurée.

En 1858, la France trouva cette partie du bassin comprise entre la cataracte et la mer partagée entre plusieurs états différens d’origine et de civilisation. N’ayant fait que se substituer à l’une de ces puissances, sa présence a laissé subsister les divisions que nous allons faire connaître. La partie sud, avec toute la ligne des côtes, forme la province de la Basse-Cochinchine, annexe de l’empire d’Annam, dont les autres parties se trouvent en dehors du bassin. La Basse-Cochinchine, traversée du nord-ouest au sud-est par les deux bras du Mékong, se dessine à peu près sous la forme d’un triangle dont la pointe sépare la mer de Chine du golfe de Siam ; la plus grande largeur est approximativement de quatre-vingts lieues, la plus grande hauteur de soixante-quinze. La superficie totale mesure environ trois mille lieues carrées, sur lesquelles réside une population évaluée à deux millions d’âmes. Au-dessus de la Basse-Cochinchine, entre le golfe de Siam et les monts des Mois, s’étend le royaume de Cambodge avec une surface de quatre mille lieues carrées et une population qui n’atteint pas huit cent mille habitans. Les Siamois, sortant du bassin du Meïnam, ont usurpé à l’ouest sur le bassin du Mékong et aux dépens du Cambodge les deux provinces de Battambong et d’Angcor, riveraines du grand lac, et s’avancent près du bras ou canal qui du lac conduit à Namvang. Au nord du Cambodge, si l’on dépasse la cataracte, on trouve le bassin du fleuve divisé sur une hauteur de trois ou quatre cents lieues en petits états fort peu connus encore, dont quelques-uns sont peut-être restés indépendans, mais qui, pour la plupart, sont complètement assujettis à l’Annam, à Siam et à la Birmanie, ou placés sous la suzeraineté plus ou moins effective de l’un de ces trois royaumes. L’ensemble de ces états est désigna sous le nom de Laos. Les Anglais y ont déjà pénétré par l’ouest et ont traité avec certains petits princes dépendans de Siam[6].

La Basse-Cochinchine se divise en six provinces situées de l’est à l’ouest dans l’ordre suivant : Bienhoa, touchant à l’est la province annamite de Binthuan; Gyadinh ou Saigon, Dinhtuong ou Mytho, dont la frontière ouest s’appuie sur l’embouchure la plus orientale du bras est du Mékong; Vinluong et Angiang, qui enclavent dans leurs limites toutes les autres embouchures des deux bras; enfin Hatien sur le golfe de Siam, traversée par le canal de Hatien ou de Kankao.

On sait comment la France, conduite et par le désir d’assurer la sécurité aux chrétiens persécutés, et par l’espoir d’ouvrir à son commerce des débouchés nouveaux dans des pays riches et peu connus, voulut faire accepter au gouvernement annamite un traité analogue à celui qu’elle avait obtenu de Siam. Les négociations pacifiques ayant échoué, une expédition combinée avec l’Espagne se dirigea contre Touranne, au centre même de l’empire d’Annam, en dehors du bassin du Mékong. Une résistance plus obstinée qu’on ne s’y attendait contraignit l’amiral Rigault de Genouilly à s’établir dans le pays. Descendant au sud, il choisit comme siège d’une occupation qui à l’origine semblait ne devoir être que provisoire, la capitale de la vice-royauté de Basse-Cochinchine, Saigon, située sur un fleuve navigable, dans une contrée riche et cultivée. Le corps expéditionnaire y conservait ses communications avec la mer et trouvait des ressources en subsistances. Divers incidens prolongèrent l’occupation tout en la bornant à Saigon. Enfin en 1861, les Annamites persistant dans leur refus de traiter, l’amiral Charner sortit de ce rôle d’attente et d’observation pour étendre la conquête. Il eut bientôt enlevé Mytho, à l’ouest de Saïgon. Son successeur, l’amiral Bonard, emporta Bienhoa à l’est, et, sans dépasser le Mékong à l’ouest, s’étendit au nord jusqu’à la frontière cambodgienne. C’est alors que la cour de Hué, songeant à arrêter des progrès trop rapides, envoya au quartier-général français deux plénipotentiaires qui signèrent le 5 juin 1862 un traité dont les clauses laissaient la France maîtresse des trois provinces de Bienhoa, de Saïgon et de Mytho, tandis que les trois autres demeuraient à l’Annam. Le territoire devenu français est ainsi limité : à l’est par la frontière de l’ancienne province annamite de Binthuan, à l’ouest et au nord-ouest par l’embouchure la plus orientale du Mékong, sur laquelle s’élève Mytho, au nord par la frontière cambodgienne. Les autres embouchures du Mékong demeurent enclavées dans le territoire annamite.

Si l’on s’attache à examiner la position de la conquête française, soit sous le rapport de la facilité et de l’abondance des transactions commerciales, soit au point de vue de la sécurité et de la tranquillité intérieures, on voit qu’avec des avantages sérieux elle offre ainsi des inconvéniens manifestes, et l’on est induit à penser qu’aux yeux du négociateur elle n’eut probablement rien de définitif. Saïgon, au centre des établissemens, à distance à peu près égale des deux frontières extrêmes, est mis par le fleuve Soirap en communication directe et facile avec l’océan. Ce chef-lieu de nos possessions n’est pas malaisé à défendre contre une attaque venue de la mer. Des batteries élevées le long du fleuve, une suite de barrages et d’estacades en interdiraient facilement l’accès, déjà difficile par suite de méandres et de détours nombreux. L’îlot de Poulo-Condor, qui appartient également à la France, sert de poste avancé et de point de ralliement aux forces navales de la colonie. Enfin à l’est un des affluens du Soirap, à l’ouest un canal dit arroyo de la Poste, relient Saigon à Bienhoa et à Mytho, et permettent une rapide concentration des forces militaires en même temps qu’ils établissent des relations faciles entre les centres importans de la colonie.

C’est au point de vue des relations commerciales avec les pays voisins que la situation se montre moins favorable. Le fleuve de Saigon et les autres cours d’eau qui sillonnent la colonie forment un admirable réseau de voies intérieures, ressource précieuse dont le défaut se fait si vivement sentir en Algérie; mais ces fleuves, de leur source à leur embouchure, ne dépassant pas la ligne de nos frontières, ne transportent que les produits fournis par la colonie ou destinés à sa consommation. Or, on l’a fait remarquer, le territoire trop peu étendu, le chiffre de la population trop minime, ne donnent pas les élémens d’un trafic suffisant pour attirer à une telle distance le commerce métropolitain; quant au Mékong, le seul grand fleuve qui mette Saigon en communication avec l’intérieur de l’Indo-Chine, il n’est pas d’une manière certaine à la disposition de la France, qui ne possède qu’une seule des embouchures du bras est, et se voit dominée au nord dans ce bras par la ville et la citadelle annamite de Vinluong. Le traité de 1862 réserve, il est vrai, la liberté de la navigation du Mékong et de ses affluens; mais, si l’on tient compte du peu de respect que les gouvernemens de l’extrême Orient professent en général pour les conditions de traités que le plus souvent ils n’ont pas acceptés de leur plein gré, on conviendra qu’en se renfermant dans les stipulations de 1862 le commerce français dans les pays voisins pourrait se trouver à la discrétion de l’Annam, surtout si ce royaume rencontre plus tard quelque protecteur étranger. C’est là une éventualité que l’état des relations politiques et commerciales entre les diverses puissances européennes ne rend pas encore absolument improbable.

Le partage de la Basse-Cochinchine, tel qu’il s’est opéré entre la France et l’Annam, présente encore d’autres inconvéniens. L’empire d’Annam n’oublie pas les pertes qu’il a subies, et ne se décide pas à renoncer au désir de les réparer. Ce sentiment est peut-être entretenu par la crainte qu’il éprouve de se voir un jour dépouillé du reste de la Cochinchine. Qu’il cherche à créer mille embarras aux envahisseurs, espérant les contraindre à abandonner une possession sans cesse troublée, rien de plus naturel, et la situation s’y prête. A l’est comme à l’ouest, les frontières françaises touchent celles de l’Annam. Les mandarins envoyés de Hué sur la rive droite du Mékong passent nécessairement sur notre territoire, et se mettent ainsi en rapport avec le peuple qu’ils ont autrefois gouverné. Ce n’est pas sans quelque peine qu’une population se fait aux allures et aux usages de conquérans nouveaux. Des ambitions, des intérêts ont été froissés, et les fonctionnaires annamites, en traversant nos possessions, ont les moyens de développer ces germes de mécontentement, et de promettre aux insoumis un point d’appui et un asile sur les deux frontières, à Vinluong et à Barriah. La masse de la population est actuellement peu disposée à la rébellion; mais il se rencontre toujours un certain nombre d’individus facilement enclins au désordre. Le gouvernement annamite, qui autrefois les eût sévèrement châtiés, les excite peut-être aujourd’hui, et quelques bandes de pillards, qui savent où se réfugier, suffisent pour troubler la tranquillité. Tel est le caractère que présentent les révoltes de 1862, 1864, 1866. Le gouvernement de Hué nie toute participation à ces troubles. Le plus souvent il a été assez habile pour n’en pas laisser de traces; mais parfois aussi la saisie de barques chargées d’armes descendues de Vinluong à Mytho, l’arrestation d’émissaires annamites porteurs de proclamations séditieuses, ont rendu sa complicité manifeste. En 1864, tandis qu’on négociait à Paris et à Hué la rétrocession des trois provinces conquises, Quandinh, le mandarin que l’amiral Bonard avait déjà chassé en 1863, reparut près de Mytho. Plus tard, en 1865, ce furent les tribus sauvages des Moïs de l’est, reste d’une population différente des Annamites et enclavée dans les frontières de l’empire sans être entièrement soumise à ses institutions, qui, sous une inspiration venue de Hué, descendirent des montagnes pour ravager la province de Bienhoa. En mars 1866, une nouvelle insurrection a éclaté, et peut-être, malgré les protestations des mandarins, les troubles qu’appuient leurs intrigues ne sont-ils pas entièrement calmés. Cette nécessité de protéger contre des voisins mal disposés les deux frontières ouvertes de l’ouest et de l’est exige le maintien d’un corps d’occupation d’un peu plus de cinq mille hommes. L’extension de la domination française jusqu’au golfe de Siam diminuerait, dit-on, plus qu’elle n’augmenterait ce chiffre, la frontière de l’est, peu étendue entre les montagnes et la mer, restant dès lors seule à couvrir. Tous ces argumens tirés des intérêts commerciaux ou politiques, on les invoque à Saigon pour établir la nécessité de sortir d’une situation fausse, que l’on représente comme de nature à retarder les progrès de la colonie.

Pour apprécier les motifs qui déterminèrent en 1862 l’amiral Bonard à s’arrêter à la limite du Mékong quand il eût pu, avant de traiter, s’étendre jusqu’au golfe de Siam, et pour savoir si ces mêmes motifs ne sont plus également valables aujourd’hui, il importe de rappeler les conditions dans lesquelles se trouva le négociateur français. L’esprit public en France, se défiant des guerres lointaines, ne voyait pas sans appréhension l’expédition de Cochinchine succéder à celle de Chine et se prolonger sans amener de résultats définitifs. Les dépenses semblaient excessives, 50 millions en 1860, 60 millions en 1861. — Ces chiffres comprenaient, il est vrai, les frais de la guerre de Chine; mais on ne s’en rendait pas exactement compte. Le gouvernement lui-même, engagé au Mexique, n’était pas absolument décidé à s’établir en Cochinchine, et n’avait pas de plan bien arrêté à cet égard. On est du moins fondé à le croire, puisqu’en 1864 il se montra longtemps disposé à restituer à l’Annam la plus grande partie du territoire cédé en 1862. Le corps expéditionnaire dont l’amiral disposait se voyait réduit à six mille hommes, et était menacé d’être encore diminué. Enfin la situation intérieure des provinces déjà conquises sembla exiger qu’on mit un terme aux hostilités. Le gouvernement annamite, convaincu après une dure expérience que ses armées régulières ne sauraient tenir devant les troupes européennes, recourut à d’autres moyens pour se débarrasser des envahisseurs. Le peuple des campagnes, maintenu jusqu’alors dans une sujétion rigoureuse, fut appelé en masse aux armes. Les chefs de cantons et de communes reçurent l’ordre de former, chacun sur son territoire, des centres partiels de résistance. La fréquence des révolutions, la violence de certaines passions, — le jeu par exemple, — prouvent que la population cochinchinoise, loin d’être lente et apathique, s’exalte au contraire facilement. Débarrassées par son gouvernement même de l’obéissance aux lois, mais peu soucieuses de se joindre aux troupes régulières, des bandes armées, désertant les travaux des champs, se livrèrent volontiers au brigandage et à la piraterie, auxquels les indigènes sont déjà naturellement enclins. Si cet état de choses se fût prolongé, la France, au lieu d’un territoire en plein rapport et d’un peuple de travailleurs, n’eût plus trouvé qu’un pays ruiné, dévasté par des troupes de pillards, et la substitution de son autorité à celle qui existait précédemment eût présenté d’autant plus de difficultés que son installation eût été moins rapide, et la conquête plus étendue. Telles furent les raisons qui décidèrent l’amiral Bonard à accéder aux propositions annamites et à se contenter pour la France des trois provinces de l’est, Bienhoa, Saigon et Mytho, sauf à attendre, pour parfaire la conquête, des conditions plus favorables.

II.

Si l’on se guide sur ce qui s’est produit ailleurs et à d’autres époques, on conçoit que, sans considérer la conquête comme bornée définitivement aux premières acquisitions, on ait préféré s’en tenir à une expérience restreinte avant de décider s’il serait nécessaire de s’étendre plus loin. Après la guerre de 1825 contre les Birmans, la compagnie anglaise des Indes, restée maîtresse seulement d’une partie du Pégu, occupa quelque temps dans le bassin de l’Irrawaddy une position comparable à celle que le traité de 1862 donne à la France dans le bassin du Mékong. Plus tard, malgré la défaveur avec laquelle cette première tentative pour s’avancer au-delà du Gange fut généralement accueillie, malgré les dépenses excessives qu’elle avait entraînées, la compagnie n’hésita pas à acquérir au prix d’une nouvelle lutte la possession de toutes les bouches de l’Irrawaddy, dès qu’il lui fut démontré que c’était le seul moyen de faire produire à sa première conquête des résultats suffisans.

Sans même chercher d’autres exemples, l’histoire de la Basse-Cochinchine, enlevée par l’Annam au Cambodge, outre l’intérêt qu’elle peut offrir aux nouveaux possesseurs du pays, fournit d’utiles indications sur la marche suivie par les conquérans que la France a remplacés, et sert d’argument à ceux qui voudraient porter la frontière française jusqu’au golfe de Siam. Au milieu du XVIIIe siècle, toute la portion méridionale du bassin du Mékong, de la cataracte à la mer, c’est-à-dire le Cambodge actuel, la Basse-Cochinchine et les deux provinces siamoises de l’ouest, formait, sous le nom de royaume du Cambodge ou des Kmer, un état unique qui, bien avant l’ère chrétienne, était déjà riche et florissant. La population, mélange des anciennes races autochthones avec les bandes d’émigrans hindous et malais, résista victorieusement aux invasions venues du nord, qui faisaient du Tonkin et de la Haute-Cochinchine des annexes de l’empire chinois. Le bouddhisme, introduit de Ceylan ou de la Birmanie, donna un nouvel essor à la civilisation. Une littérature nombreuse et variée, les restes récemment retrouvés de vastes édifices et d’immenses cités permettent d’apprécier le degré de grandeur qu’atteignit alors le peuple cambodgien[7]. Quelles furent les causes de son déclin rapide? Des révolutions intérieures, des guerres étrangères, quelque nouvelle invasion? On l’ignore. On sait seulement qu’au IIIe siècle de l’ère chrétienne les Chinois, jusqu’alors repoussés, se trouvent maîtres du Cambodge, et font de Namvang le centre d’un commerce actif et florissant. Le système du mandarinat, introduit avec eux, échelonne sa hiérarchie de fonctionnaires choisis d’après le mérite, sans égard à la naissance, et qui ne constituent pas une caste à part et privilégiée. Cette organisation sociale propre aux races chinoises, où le principe de l’égalité des individus ne cède que devant les services et le talent, n’est pas dans les mœurs des peuples hindous ou malais, qui acceptent volontiers les distinctions de castes. Peut-être cette différence dans le caractère national, aussi bien que l’opposition entre le fanatisme religieux, si développé chez les Hindous, et le mysticisme philosophique des Chinois, explique-t-elle les motifs de la profonde antipathie qui sépare les deux races. La population cambodgienne ne se plia pas à la domination chinoise. Elle conserva sa langue, son écriture, sa religion, ses coutumes nationales, et au VIIe siècle elle reprit son indépendance. Les souverains cambodgiens n’en ont pas moins cherché à conserver les institutions laissées par la Chine, dont la hiérarchie savante se prête mieux à l’exercice du pouvoir absolu que les classifications aristocratiques de l’Inde et de la Malaisie. Ils durent toutefois les modifier conformément au caractère des peuples. Ces altérations, qui conservèrent les défauts de l’organisation chinoise sans en garder les avantages, n’ont sans doute pas été étrangères à la chute de la puissance cambodgienne. A peine libre, le pays fut bouleversé par une série de révolutions. La population diminua, la civilisation disparut; un excessif arbitraire régna partout. Les rois s’attribuèrent la propriété entière du sol, n’en laissant que l’usufruit au travailleur. Fixant eux-mêmes le chiffre de l’impôt, ils le rendirent d’autant plus lourd que la culture produisait davantage. Nul n’eut plus intérêt à améliorer le sol. Le commerce, l’industrie, disparurent. Ce peuple, autrefois si riche et si puissant, tomba au dernier degré de misère et de faiblesse malgré la fertilité du territoire. De même que les autres provinces cambodgiennes, la Basse-Cochinchine se trouvait dans ce triste état lorsque l’Annam en entreprit la conquête.

Restée longtemps sous la domination chinoise, la population primitive de l’Annam, c’est-à-dire du Tonkin et de la Haute-Cochinchine, s’était fortement mélangée de sang chinois. Aussi, tout en luttant pour reconquérir son indépendance, s’assimilait-elle entièrement les mœurs, les usages et les institutions de la Chine, et quant au XIVe siècle l’Annam réussit enfin à se constituer en état séparé, il n’en resta pas moins, on peut le dire, un calque complet de l’empire du Milieu. Le code annamite, que nous connaissons par une traduction récente[8], est emprunté aux lois chinoises de la dynastie des Ming. Les coutumes, les usages sont chinois. La religion officielle est, comme en Chine, la religion de Confucius, mêlée de pratiques superstitieuses. L’écriture et la littérature chinoises sont seules adoptées, du moins par les hautes classes. La langue annamite n’existe que comme langue parlée[9]. Il y a bien quelques petits poèmes écrits, mais le peuple seul les connaît et les répète; les lettrés et les mandarins affectent de les ignorer. C’est par une innovation toute récente que nos missionnaires ont essayé de reproduire au moyen de l’alphabet en vingt-quatre lettres les mots de la langue annamite. Une organisation plus vigoureuse et mieux adaptée au caractère national assura bientôt à l’Annam, malgré ses divisions intérieures, une supériorité marquée sur les états voisins du Cambodge et de Siam. Il en profita pour s’introduire dans le bassin du Mékong, pour établir, non sans résistance, sa suzeraineté sur le Cambodge, et même pour lui enlever pièce à pièce la possession des territoires de la Basse-Cochinchine, les mêmes dont la France occupe aujourd’hui une partie. Un haut fonctionnaire annamite, le mandarin Trang-hoï-duc, lieutenant du vice-roi de Cochinchine, a pris soin de retracer dans un livre écrit vers 1830[10] les phases diverses de cette conquête.

Le récit débute en ces termes : « Dans le commencement de la dynastie actuelle (1650), les divers empereurs d’Annam n’avaient pas encore jeté leurs vues sur le Cambodge. Ce pays, situé aux limites sud de l’empire, offrait simplement et sans interruption le tribut habituel. » La suzeraineté, d’ailleurs contestée du Cambodge, ne suffit pas à l’ambition des souverains annamites. Ils préparèrent de longue main l’annexion de la Basse-Cochinchine. « Déjà la province cambodgienne de Bienhoa était habitée par des Annamites vagabonds qui étaient venus se mêler et vivre avec les Cambodgiens. Ceux-ci, qui redoutaient beaucoup la dynastie d’Annam, n’osèrent pas s’opposer à cette sorte de colonisation et d’occupation des territoires qui leur appartenaient. » L’occasion qu’attendaient les Annamites ne tarda pas à s’offrir. Une bande d’émigrans chinois, refusant de se soumettre à la dynastie tartare des Tsing, se présenta devant Touranne, et offrit, moyennant la concession de quelques terres, de se soumettre au gouvernement de Hué. Celui-ci n’imagina rien de mieux que de les lancer sur la Basse-Cochinchine, à condition qu’on l’aiderait à conquérir les trois provinces, aujourd’hui françaises, de Bienhoa, Saigon et Mytho. « L’empereur d’Annam, dit naïvement l’historien, réalisait d’un seul coup trois excellentes opérations : la conquête d’une partie du Cambodge, l’expulsion des habitans, et enfin il se débarrassait de ces inquiétans Chinois. Les coutumes et les habitudes du grand empire de Chine s’établirent ainsi en Basse-Cochinchine avec autant d’élégance que dans la Chine même. » La conquête, préparée à l’avance par l’émigration annamite, ne rencontra pas de résistance. La population cambodgienne s’enfuit ou se soumit, et les Chinois mélangés aux Annamites se reconnurent sujets de l’empire d’Annam.

Cette première période de l’établissement de maîtres étrangers dans la Basse-Cochinchine reproduit exactement la marche qu’a suivie depuis la conquête française. Comme la France en 1862, l’Annam au XVIIe siècle occupe les trois provinces de l’est, et s’arrête à la rive gauche de l’embouchure la plus orientale du Mékong. Comme la France, il renonce d’abord à étendre sa conquête au-delà du grand fleuve, et voue tous ses soins à réorganiser les contrées dont il vient de s’emparer.

Peu confiant dans la soumission des Chinois ses nouveaux sujets et dans l’obéissance des restes de la population cambodgienne, il s’empresse de former une administration nouvelle, dont le personnel est tout entier recruté parmi les mandarins de Hué. Ceux-ci apportent naturellement avec eux les institutions de l’ancien Annam et les imposent à ce peuple nouveau, formé d’un mélange de trois peuples. Nous laissons ici la parole au mandarin Trang. « Il fut ordonné de réunir des gens du peuple, surtout parmi les vagabonds, dans les anciennes provinces annamites dépendant de Hué[11], et de les transporter comme colons dans les nouvelles provinces. Les terres labourables furent exactement cadastrées. L’assiette de l’impôt fut établie tant sur les propriétés que sur les personnes. Les Chinois se confondirent avec les Annamites. »

Ce travail d’assimilation, qui substituait aux coutumes locales une organisation étrangère, demanda du temps. En 1720 seulement, l’Annam se crut assez fort pour reprendre la série des annexions et aviser aux moyens de se rendre maître des embouchures du Mékong, et d’étendre définitivement sa domination sur tout le sud du bassin. Hatien, à l’extrémité ouest de la Basse-Cochinchine, sur le golfe de Siam, fut envahi. Une nouvelle colonie chinoise s’y établit dans les mêmes conditions qu’à Saïgon. Angiang et Vinluong subirent le même sort. Les six provinces formèrent la vice-royauté de Basse-Cochinchine, dont Saïgon devint la capitale. Toutefois la conquête totale de ce territoire jusqu’aux limites qu’il atteignait vers le nord au moment de l’expédition française ne s’acheva que sous le règne de Gya-Long, au commencement de ce siècle. Il faut lire dans l’historien annamite le mélange curieux de ruse et de violence qu’employa le gouvernement de Hué pour arracher chaque lambeau de province aux malheureux rois du Cambodge, menacés encore à l’ouest par les Siamois, et dont le territoire servait d’enjeu et de champ de bataille dans les querelles de ces deux voisins plus puissans.

La révolte des Tayson, les luttes que la dynastie des Nguyen, désireuse de se rendre complètement indépendante, eut à soutenir soit contre les populations rebelles et les ambitions rivales, soit contre les rois du Tonkin, qu’elle finit par déposséder, retardèrent la réorganisation de la Basse-Cochinchine. Néanmoins le royaume de Siam, déchiré aussi par des révolutions intérieures, ne put, malgré ses convoitises, profiter de cette période de faiblesse pour enlever à la domination annamite soit la suzeraineté du Cambodge, soit les territoires situés à l’ouest de la Basse-Cochinchine et que traverse le canal de Hatien. Malgré les révoltes, la guerre, l’anarchie et l’ébranlement de la monarchie annamite, les institutions de l’Annam eurent assez de force pour maintenir la Basse-Cochinchine dans l’obéissance. à faut croire pourtant que les espérances de l’ancienne population cambodgienne, très antipathique à la domination annamite, s’étaient ranimées, puisque nous voyons Trang nous parler de nouveaux efforts tentés en 1800 pour compléter la colonisation et l’organisation définitive de la vice-royauté. Comme la France se trouve aujourd’hui occupée d’un travail de tous points analogue, il n’est pas sans intérêt d’examiner les mesures auxquelles recourut alors le gouvernement annamite. « L’empereur donna ordre de lever les plans et de faire la carte des différentes provinces de la Basse-Cochinchine. Ce pays est coupé d’un grand nombre de cours d’eau et couvert de forêts. On y amena des habitans du reste de l’Annam[12]. On fut alors extrêmement facile et coulant sur la façon de gouverner le peuple. Le but principal étant de faire cultiver et d’attacher au sol, on laissa les nouveaux colons libres de leurs mouvemens et maîtres de cultiver la terre là où il leur convenait le mieux. Le peuple eut donc l’entière liberté de se fixer et de défricher où bon lui semblait. Le lot de terre qui lui convenait étant choisi, il n’avait qu’à en exprimer le désir au mandarin pour devenir propriétaire. On ne mesurait point le terrain quand on le concédait. Chacun payait l’impôt suivant l’étendue du sol qu’il possédait, soit en argent, soit en nature, à son gré. Mais sous l’empereur Gya-Long, les choses changèrent, et furent désormais réglées (1801). L’impôt fut basé avec équité d’après les produits du sol. Les terrains furent exactement mesurés ainsi que les champs. On nota les différentes productions du sol. Les cours d’eau et les montagnes, les terrains bas et ceux élevés furent indiqués par des cartes. » Trang termine en effet son livre par une description très détaillée du pays. Les productions propres à chaque partie y sont minutieusement indiquées, et ce travail serait peut-être encore bon à consulter.

Toutefois l’assimilation des provinces enlevées au Cambodge avec le reste de l’Annam n’était pas complète au moment où écrivit le mandarin Trang (1830). Malgré l’arrivée des colons annamites et chinois, il est à présumer que, sur les deux millions d’habitans qui peuplaient le pays, la plupart étaient encore de race cambodgienne, surtout dans les provinces de l’ouest, au-delà du Mékong. Bien que le code annamite s’appliquât également dans la vice-royauté et dans le reste de l’Annam, bien que le personnel administratif ne se recrutât que dans les anciennes provinces annamites, et que les mandarins originaires de la Basse-Cochinchine fussent plus volontiers employés en dehors de leur pays natal, bien que la cour de Hué ne négligeât rien pour établir une complète uniformité entre la Basse-Cochinchine et les autres provinces de l’empire, l’historien signale encore certaines différences dans les usages et dans les mœurs, qui parfois en effet s’éloignent du type chinois, que le mandarin Trang-hoï-duc considère comme l’idéal de la perfection. Après la conquête totale de la Basse-Cochinchine, le gouvernement annamite, qui visait toujours à la conquête de tout le bassin sud du Mékong, maintint d’autant plus énergiquement sa suzeraineté effective sur le Cambodge qu’il prétendait la faire découler de la possession même de toutes les côtes. Maître des embouchures du fleuve, il s’attribuait des droits sur le cours des deux bras jusqu’à Namvang et à la cataracte. Siam, qu’une organisation militaire et politique moins vigoureuse rendait incapable de lutter contre l’Annam, essaya vainement de contester ces prétentions ; les droits qu’on y invoquait n’avaient pas d’ailleurs de fondement plus légitime, et la force ne pouvait les appuyer ; c’est à peine si les Siamois s’avancèrent timidement dans les provinces de l’ouest, près du grand lac, que les Annamites ne leur eussent probablement pas laissées. En effet, aux yeux de l’Annam, la suzeraineté du Cambodge n’était que le prélude d’une annexion complète. Les mêmes moyens dont il avait usé en Cochinchine, il commençait à les employer dans le Cambodge. Des sujets annamites s’établirent en grand nombre en dedans des frontières cambodgiennes : le roi Minh-Miang essaya d’imposer aux rois de Houdon une administration annamite ; mais les haines de race se soulevèrent, les mandarins partis de Hué furent massacrés. Minh-Miang et son successeur Tu-Duc renoncèrent momentanément à étendre leur conquête.

Ainsi, tout imparfaitement qu’elle soit connue, l’histoire du pays où la France s’est établie nous apprend que pendant une longue suite de siècles tout le sud du bassin du Mékong, de la cataracte à la mer, a formé un état unique, et que les conquérans qui nous y ont précédés, après s’être arrêtés ainsi que nous à l’est du grand fleuve, n’ont pas tardé à considérer comme indispensable une extension de conquête qui, mettant entre leurs mains tous les débouchés du fleuve, les renfermât dans les mêmes frontières que sous les plus anciens possesseurs. Le livre du mandarin Trang-hoï-duc établit qu’aux yeux du gouvernement annamite les territoires arrachés au Cambodge et annexés pièce à pièce à l’Annam constituaient un ensemble indivisible dont aucune partie ne pouvait sans inconvénient se détacher, et qui devait même se compléter par la réunion du reste de l’ancien Cambodge ; mais le but des conquérans annamites, ce n’était pas l’extension du commerce qui, lorsque rien ne l’entrave, trouve autant de bénéfice à opérer chez des peuples alliés que sur des territoires conquis. En ce point, la conquête française diffère essentiellement de celle de l’Annam.

L’expédition française coupa court aux projets ambitieux que l’on caressait à Hué : tout d’abord les Siamois se disposèrent à prendre la place des Annamites. Depuis longtemps, les rois de Bangkok visaient à pénétrer dans le bassin du Mékong. En 1834, profitant d’une révolte de la Basse-Cochinchine contre Hué, ils avaient réussi à établir dans les deux provinces cambodgiennes de Battambong et d’Angcor des fonctionnaires siamois chargés d’administrer ces provinces. Après qu’en 1853 les Anglais, maîtres du Pégu et des provinces de Martaban et de Ténasserim, se furent constitués les protecteurs du reste de la Birmanie, Siam, forcé de renoncer à toute idée d’agrandissement sur sa frontière de l’ouest, porta des vues d’autant plus ambitieuses à l’est, vers le Mékong. L’Annam, assailli par la France, lui parut hors d’état de s’opposer désormais à ses projets de conquête. Les mandarins siamois pénétrèrent dans le Cambodge, dont Siam revendiquait depuis longtemps la suzeraineté avec plus de persistance que de succès. Ils s’installèrent auprès du roi à Houdon, désignèrent à sa mort celui de ses enfans qu’ils entendaient lui donner pour successeur, et, favorisés peut-être par l’affinité de la race et des institutions, agirent tout à fait en maîtres dans le pays. Déjà ils songeaient à prendre possession de Namvang, et, obéissant aux mêmes désirs que les Annamites, ils réclamaient au nom du Cambodge, qu’ils comptaient bien maintenir sous leur dépendance, la restitution des provinces ouest de la Basse-Cochinchine où sont enfermées les embouchures du bras de Bassac et le canal de Hatien.

Les avantages que la position de Namvang offre au double point de vue commercial et politique avaient frappé tous ceux qui dirigèrent successivement notre expédition. S’il était dangereux pour l’établissement français de Saigon de rendre aux Annamites, voisins déjà embarrassans à l’est et à l’ouest, la suzeraineté du Cambodge sur la frontière du nord, on reconnut que les prétentions des Siamois pouvaient devenir tout aussi périlleuses. A Siam en effet domine l’influence d’une autre puissance européenne, alliée de la France il est vrai, et dont rien n’autorise à suspecter la bonne foi et l’amitié, mais dont le commerce n’en a pas moins dans ces parages des intérêts rivaux du nôtre. Déjà les Siamois connaissent le chemin de Singapour, déjà les produits anglais ont pénétré à Siam en certaine abondance. Fallait-il, au détriment de Saigon, leur abandonner le marché du Cambodge, rapproché du golfe de Siam et de Bangkok par le bras ouest du Mékong et le canal de Hatien.

Obligée d’agir sans retard pour ôter à la domination siamoise le temps de s’asseoir au Cambodge, la France prit le parti de s’en attribuer à elle-même le protectorat. Un traité signé à Houdon (août 18G3) entre l’amiral de La Grandière et le roi du Cambodge, Norodom, consacra la suzeraineté de la France sur toute cette partie du bassin du Mékong; les Siamois conservèrent néanmoins les deux provinces de l’ouest. Quant à l’Annam, il resta déchu de tout droit.

Ainsi la France se trouve aujourd’hui dans la situation d’où l’Annam est parti pour s’avancer à l’ouest du Mékong, jusqu’au golfe de Siam; mais outre que l’Annam, tout voisin qu’il fût de sa conquête, en a pourtant différé assez longtemps le complément, il obéissait seulement au désir d’agrandir son territoire. Dirigée par d’autres mobiles, la France n’a-t-elle pas déjà les moyens d’obtenir ce qui lui importe le plus, c’est-à-dire la facilité de créer et d’accroître ses relations commerciales? Pour donner à ses établissemens une valeur suffisante, ne peut-elle se dispenser de suivre la marche envahissante des Annamites?


III.

À ce point de vue, l’acte diplomatique qui place le Cambodge sous le protectorat de la France introduit un élément nouveau qu’il importe d’apprécier. Un pareil acte doit avoir, les termes mêmes l’indiquent, une portée tout autre que n’en aurait un traité de commerce tel que celui qui règle depuis 1856 les rapports entre la France et le royaume de Siam. Il est de nature à modifier à plusieurs égards les conditions où l’on se trouvait après le traité de 1862. Bien que le Cambodge conserve son indépendance nominale, bien qu’il reste théoriquement maître de diriger les détails de son administration intérieure, il est évident que la France, en substituant son influence à celle de Siam et de l’Annam, n’a pas eu seulement en vue de protéger le gouvernement cambodgien, mais qu’elle a entendu également améliorer sa propre situation. Elle n’a pu se dissimuler toutefois que l’état si misérable et si agité du pays nécessiterait souvent de sa part une intervention très active. En effet, à diverses reprises déjà, le roi Norodom s’est vu l’objet de violentes attaques, car les prétendans ne manquent point au Cambodge, et ne sont pas sans espérer des appuis dans le voisinage. Pour soutenir son protégé, la France a fourni des secours matériels. Les derniers courriers de Saigon ont apporté la nouvelle qu’une expédition française se dirige contre des rebelles cambodgiens recrutés de quelques Annamites, peut-être aussi de Siamois, qui bloquent Houdon, la capitale. Aussi, en compensation des embarras qu’elle prévoyait, la France s’est fait céder en 1863 la position des Quatre-Bras, si importante au point de vue stratégique et commercial. Elle y a établi un dépôt fortifié de charbon, qui s’est déjà augmenté, et qui met entre ses mains l’entrée du bras du Mékong, dont Mytho commande une des embouchures. En affirmant sa domination sur le Cambodge en échange de l’appui qu’elle lui donne, en se rendant maîtresse de diriger tout le trafic du haut du fleuve dans le bras de l’est, que l’arroyo de la Poste relie à Saigon, elle sera en mesure de faire de Namvang un entrepôt français où se réuniront, pour être ensuite dirigées vers Saigon, les matières premières fournies par le Cambodge et par les parties voisines du Laos, — le coton, la soie, le chanvre et certains produits métallurgiques. Autrefois, au temps de la prospérité du Cambodge, Namvang fut le centre d’un commerce important. Depuis lors, les Chinois établis à Cholen, près de Saigon, ont continué à en tirer les produits que, malgré sa misère, le Cambodge fournit encore, pour les répandre dans la Basse-Cochinchine et même dans le reste de l’Annam. On peut donc trouver dans le protectorat, sans recourir à la conquête, les moyens de parer à la plupart des inconvéniens précédemment signalés. La population cambodgienne, plus apathique que celle de l’Annam, est aussi plus aisément gouvernable. On n’a pas à s’occuper des difficultés de la lutte, ni du soin toujours pénible de substituer l’autorité étrangère à l’administration nationale. Toutefois les bénéfices ne sont pas réalisables immédiatement et sans efforts. Ce qui suffisait aux Chinois de Cholen, établis dans le voisinage, ne fournit pas un aliment satisfaisant à des opérations entamées au loin. La création d’un commerce de quelque importance à Namvang tient à l’extension de la production indigène, presque nulle aujourd’hui, et pour l’obtenir il faut que l’aspect du pays change complètement. Le détestable système d’administration en vigueur doit disparaître. La propriété du sol ne doit plus appartenir au souverain, ni les impôts arbitrairement fixés absorber tout le profit du travail. Il faut que le peuple reprenne l’habitude de la culture et que le nombre des habitans augmente pour produire et consommer davantage. L’Annam, après la conquête de la Basse-Cochinchine, quand il projetait l’annexion totale du Cambodge, y jetait plusieurs milliers de ses sujets, agriculteurs attirés par la fertilité du sol. Il serait désirable que cette émigration continuât, et que de préférence on attirât des émigrans malais, travailleurs dociles et moins accapareurs que les Chinois et les Annamites. Peut-être, si on adopte des mesures analogues à celles que les rois de Hué prirent autrefois dans la Basse- Cochinchine, si on laisse chaque nouveau colon, qu’il soit Européen ou Asiatique, libre de s’établir sur les terres incultes qu’il trouve à sa convenance sans autre obligation que celle de les cultiver, ne serait-il pas impossible d’obtenir quelque heureux résultat. Dans ces régions lointaines, l’intérêt est le seul moyen puissant de s’attacher les populations.

De pareils changemens ne peuvent être opérés par les gouvernemens indigènes. Ils exigent l’appui et l’ingérence constante de la France, qui, pour tirer un parti avantageux du traité de protectorat, devra non-seulement défendre le Cambodge contre les attaques du dehors et les révolutions, mais encore prendre la direction de ses affaires intérieures. Concilier ainsi ses propres intérêts avec ceux des peuples voisins, chercher à leur rendre la civilisation et la prospérité, c’est là certes une entreprise digne de la France; toutefois elle constitue une tâche ardue et délicate, qu’il serait imprudent de compliquer hors de propos. Aussi, en songeant aux embarras qui en résultent, aux soins et à la vigilance qu’elle réclame, on se demande si, malgré quelques inconvéniens qui subsistent encore, il est bien urgent de s’occuper en ce moment d’accroître les possessions françaises. D’ailleurs, sans même parler de tout ce qui est à faire au Cambodge, peut-on se flatter de voir la domination de la France assez solidement établie dans les provinces qui lui appartiennent directement, la population conquise assez pliée à ses nouvelles institutions, pour qu’il n’y ait plus qu’à transporter sans tâtonnement et sans hésitation sur de nouveaux territoires un système pleinement en vigueur, et dont les résultats soient suffisamment appréciés? Il n’existe, il est vrai, entre la population indigène et ses nouveaux maîtres aucune cause de profonde antipathie. On ne rencontre pas en Cochinchine le fanatisme religieux que les Anglais ont si fort à ménager dans les Indes. Les persécutions édictées autrefois contre les missionnaires n’eurent pas pour but le désir de satisfaire aux colères et aux vengeances populaires; elles résultaient de craintes politiques inspirées au gouvernement, qui tenait à empêcher tout rapport avec les Européens. Jadis même la foi religieuse n’a pas mis obstacle à ce que les chrétiens obtinssent dans l’état des situations importantes. On n’ignore pas qu’à la fin du siècle dernier un évêque catholique, Mgr Pigneau de Béhaine, fut l’un des principaux conseillers du roi Gya-long et contribua très efïïcacement à l’établissement de la dynastie actuelle. Son tombeau est resté vénéré du peuple de Saigon aussi bien que celui d’un autre de nos compatriotes, le matelot breton Manuel, qui se fit tuer au service des rois d’Annam. La France n’a pas davantage à lutter contre la haine d’une caste aristocratique et privilégiée, jalouse de maintenir un ordre de choses auquel son existence resterait attachée. Les mandarins se sont sans doute montrés fort hostiles à la conquête française; mais leur influence, qui est purement personnelle, n’a pas de profondes racines dans le pays, où elle ne s’appuie ni sur des privilèges ni sur la fortune. C’est un des principes suivis par le gouvernement annamite, en Cochinchine comme ailleurs, d’interdire à ses fonctionnaires toute acquisition de propriété dans la province où ils exercent leurs fonctions et de leur défendre même d’y contracter mariage.

Nous n’avons donc pas été contraints de changer les institutions civiles qui existaient avant nous en Cochinchine. L’ancien code annamite régit encore les rapports des indigènes entre eux, à moins qu’ils ne préfèrent se soumettre aux règles de la législation française appliquées par le tribunal siégeant à Saigon. Les contestations entre Annamites demeurent soumises à des juges annamites. L’esclavage seul a dû disparaître d’un sol devenu français; mais il était si peu en usage, et la condition de l’esclave se rapprochait tellement de celle des serviteurs ordinaires que la suppression en a passé inaperçue. La religion nationale, quelque peu d’attachement que le peuple lui porte, n’en est pas moins soigneusement respectée. Si le christianisme est prêché et pratiqué à côté d’elle, la persuasion est le seul moyen employé pour attirer les conversions, et les ecclésiastiques bornent leur ministère à un enseignement que nul indigène n’est forcé de suivre. Les pénalités souvent rigoureuses qu’édictaient les lois annamites ont disparu; le bâton, dont l’ancienne administration se montrait prodigue, les supplices qui accompagnaient parfois la peine de mort, ne s’appliquent plus. Là ne s’est pas borné ce respect de la personne humaine que les Européens importent avec eux en Asie : les hôpitaux et les infirmeries installés à Saigon et sur d’autres points reçoivent les indigènes comme les Européens; l’instruction, si fort en honneur chez ce peuple fidèle imitateur des Chinois, est l’objet de soins vigilans. Des écoles confiées à des maîtres indigènes, des collèges que dirigent les missionnaires, donnent aux enfans les divers degrés d’instruction et d’éducation. Aux uns on apprend la langue annamite écrite avec l’alphabet de vingt-quatre lettres; aux autres on enseigne la langue chinoise, celle des lettrés, en usage dans les actes officiels de l’ancien gouvernement. Quelques-uns même, qui se familiarisent avec la langue française, sont ensuite admis à venir perfectionner leurs études en France. Un journal mensuel rédigé en langue annamite s’imprime à Saigon depuis 1865, et se répand dans les villages. Il paraît que les indigènes n’ont pas été sans prendre déjà du goût à cette nouveauté. L’agriculture, que favorisait le gouvernement de Hué, n’est pas négligée. Une exposition locale a permis récemment d’encourager par des récompenses les tentatives sérieuses de perfectionnement. Ce sont autant de bienfaits de la conquête dignes sans doute d’être appréciés.

Toutefois un peuple ne se préoccupe pas seulement des lois et des institutions qu’on lui donne. Ses mœurs, ses coutumes, ses habitudes, qui constituent sa vie journalière et son originalité, et auxquelles il s’attache d’autant plus fortement qu’il prend moins de part au gouvernement et aux affaires publiques, méritent souvent à ses yeux des égards et un respect dont les étrangers s’affranchissent trop aisément. C’est pour avoir froissé ces sentimens par des actes en apparence peu importans que les Européens se sont souvent attiré des haines implacables et ont causé la ruine d’entreprises qui paraissaient le mieux conduites et le plus habilement combinées. Malgré certaines différences de race, les anciens mandarins, de quelque point de l’empire annamite qu’ils fussent originaires, avaient de nombreux points de contact avec les populations de la Basse-Cochinchine dont l’administration leur était confiée. Que leur autorité se montrât souvent arbitraire, que le peuple fût laissé ignorant de la protection que les lois lui accordent et exposé sans défense à des concussions tyranniques, que la justice fût même achetée[13], du moins les plus hauts fonctionnaires, partageant les idées, les sentimens, le caractère du plus pauvre de leurs administrés, se trouvaient à même d’apprécier la situation morale du pays, de satisfaire à ses besoins et à ses inclinations. Il n’en est pas de même aujourd’hui. A la suite de la conquête française, quelque désir que l’on eût d’abord de conserver sous l’autorité de la France une administration indigène, les anciens mandarins et les lettrés, peu désireux de se rallier aux Européens, dont ils ne pouvaient attendre ni respect ni obéissance, quittèrent le pays. L’amiral de La Grandière, chargé du soin difficile d’organiser la colonie, dut, pour constituer une administration toute nouvelle, se servir du personnel qu’il avait sous la main. Les anciennes divisions administratives conservées reçurent à leur tête des officiers pris dans le corps expéditionnaire, et ce n’est que dans quelques villages voisins de Saigon qu’il a depuis été possible de rétablir des fonction- naires annamites. Ces villages ne sont pas, il faut le dire, les plus mal administrés. Il n’entrera dans la pensée de personne de méconnaître le zèle et le dévouement dont ont fait preuve les officiers de notre marine. Demeurer dans une sorte d’exil, dans un isolement presque absolu, au milieu d’une race étrangère dont on ignore la langue et les usages, s’astreindre à des occupations auxquelles des études antérieures ne vous ont pas préparé, n’avoir aucun motif personnel et intéressé qui attache à des fonctions tout à fait temporaires et en dehors de la vie habituelle, c’est une tâche pénible, que les officiers français ont pu accepter avec abnégation quand la nécessité l’a exigé, mais dont on doit chercher à les décharger au plus tôt.

Dans ces contrées lointaines encore imparfaitement connues, l’administrateur étranger a besoin d’être mis au courant de la situation et d’étudier longtemps le pays pour apprendre à l’exploiter d’une manière profitable. Il lui faut se familiariser avec la langue, les institutions, le caractère et les coutumes des peuples dont la direction lui a été confiée. Il importe que ses administrés le connaissent et qu’il soit connu d’eux. La différence des races est déjà une cause suffisante d’éloignement entre les gouvernans européens et les sujets asiatiques sans y joindre encore les mutations fréquentes de personnes. Aussi doit-on espérer que le gouvernement songera bientôt à imiter l’exemple des Anglais aux Indes et des Hollandais à Java en créant pour ses établissemens de Cochinchine un corps spécial d’administrateurs dont les membres, après avoir reçu en Europe les élémens d’instruction indispensables, tels que la connaissance de la langue, de la législation, de l’histoire du pays et certaines notions d’agriculture et d’économie politique, viendront ensuite perfectionner et parfaire leurs études dans la colonie même, pour s’accoutumer à la population qu’ils auront ensuite à surveiller. Sans doute il n’y a pas lieu encore à fonder immédiatement un établissement spécial analogue à celui qui existe en Angleterre[14] et que ne comporte pas le nombre restreint des élèves à former. L’institution des jeunes de langue, qui fonctionne dans certains lycées impériaux où des élèves destinés à la carrière du drogmanat reçoivent une instruction toute spéciale, pourrait servir de modèle à l’organisation d’un cours d’études pour les futurs fonctionnaires de notre colonie de Saigon.

Les changemens dans le personnel ne sont pas les seuls qu’ait subis l’ancienne administration. Sous les rois de Hué, il existait une sorte d’administration cantonale ou communale, indépendante de l’action du gouvernement central, et dont les membres, qui offraient une certaine analogie avec nos maires et nos conseillers municipaux, étaient nommés à l’élection par les habitans de la commune ou du canton. Le peu de confiance qu’inspiraient les indigènes engagea l’amiral de La Grandière à ôter aux communes la nomination directe de leurs administrateurs, que le gouverneur choisit aujourd’hui sur des listes dressées par les notables. Si l’on songe combien peu les habitans de l’Annam étaient initiés à la vie politique, cette restriction n’a peut-être pas une grande portée. Les élus du peuple, sous le gouvernement annamite, servaient à répartir l’impôt entre les individus et à désigner les soldats et les miliciens. Choisis par le gouverneur, ils n’en sont pas moins aptes à remplir utilement les mêmes fonctions sous la surveillance de l’autorité française, plus disposée que les mandarins à empêcher toute malversation; mais il est une autre dérogation aux anciens usages, qui touche à des intérêts matériels et qui a peut-être été moins aisément acceptée : c’est celle qui modifie le mode de perception de l’impôt. Le gouvernement annamite acceptait pour l’impôt foncier le paiement soit en nature, soit en espèces. Aujourd’hui, sauf dans les villages les plus voisins de Saigon, l’impôt foncier doit s’acquitter en argent. De plus, l’entretien[15] des soldats pris par le recrutement et incorporés dans le corps expéditionnaire en compagnies indigènes, et qui restait autrefois à la discrétion des communes, est maintenant remplacé par un impôt en argent exigé de chaque village. Il est vrai que le numéraire, fort rare avant l’arrivée des Français, devient plus abondant, que les échanges et les transactions commerciales sont plus fréquents et plus faciles. En tout cas, les anciennes habitudes sont contrariées par cette innovation. Cependant il n’est que juste de reconnaître que, malgré le désir d’équilibrer le plus tôt possible les recettes de la colonie avec ses dépenses et de réfuter ainsi les critiques dont l’acquisition de Saigon a été l’objet au point de vue financier, les impôts qui frappent la population soumise à la France restent moins considérables que ceux dont les Anglais ont chargé certaines de leurs colonies. Aux Indes, la moyenne de l’impôt est de 6 francs par habitant; elle est à Ceylan de 9 fr. 65 centimes, à Singapour, Malacca de 12 à 20 francs; elle n’est à Saigon que de 5 francs 55 centimes, en comptant même toutes les recettes comme impôts.

Malgré ces innovations, malgré les froissemens qui naissent du dédain trop peu déguisé parfois dans lequel les Européens tiennent le caractère et les coutumes nationales, la masse du peuple, soit crainte, soit habitude et conscience de la supériorité des étrangers, se montre de moins en moins disposée à la rébellion. Ce sont même des milices indigènes qui, sous la direction d’officiers français, ont arrêté en 1864 l’insurrection soulevée près de Mytho par le fameux Quan-Dinh. Elles ont bravement soutenu la lutte dans laquelle ce mandarin a été tué. L’expédition conduite aujourd’hui contre les rebelles cambodgiens compte aussi, à côté de quelques compagnies françaises, un assez grand nombre de miliciens annamites qui ne se refusent nullement à combattre avec leurs nouveaux maîtres. Enfin depuis 1862 les recettes ont constamment progressé. Elles donnaient en 1863 un total de 1,800,000 francs; elles sont évaluées pour 1867 à plus de 5 millions de francs, auxquels il faut ajouter l’estimation du travail fourni par les deux journées de corvée, que, conformément aux anciennes lois annamites mitigées, chaque travailleur indigène doit au gouvernement. Ces corvées représentent en ouvrage effectué une valeur de près de 900,000 francs.

Néanmoins la révolte qui a éclaté en mars 1866, et qui, réprimée dans les provinces françaises, s’est propagée au Cambodge, n’autorise pas à accorder une pleine confiance à une population habile, ainsi que tous les Asiatiques, à déguiser ses véritables sentimens. Par le fait, bien que l’administration française ait signalé sa présence par d’incontestables progrès, elle s’est principalement attachée à améliorer l’ensemble des institutions, et ce genre de bienfait qui intéresse la masse est pourtant moins vite apprécié par un peuple ignorant que s’il s’agissait de satisfactions matérielles et sensibles accordées aux individus. Le système que les Hollandais ont implanté à Java depuis 1832 a cet avantage, qu’il enrichit le travailleur indigène en même temps qu’il augmente la production dans les conditions les plus favorables à la métropole. Le gouvernement hollandais, soit par lui-même, soit par des tiers auxquels il fait sans intérêt les avances nécessaires, achète au paysan javanais la récolte venue à maturité des produits, canne à sucre, café, thé, etc., qu’il a lui-même désignés. Le prix, indiqué à l’avance d’une manière invariable, est payé au paysan à terme fixe pour chaque mesure de terre dont la récolte a été achetée, quel que soit d’ailleurs le rendement de cette récolte. Toutefois, si le rendement excède une certaine quotité, le paysan reçoit un supplément de prix proportionné à l’excédant. Il est ainsi intéressé à fournir des produits de meilleure qualité. Ce système, dont il n’est possible de donner ici qu’une esquisse imparfaite, et où l’état ne prend d’ailleurs que le soin d’indiquer les produits qu’il achète et d’avancer le prix qu’il en donne, stimule la paresse naturelle à l’Asiatique par le mobile puissant d’un profit certain et connu. L’indigène malais ou cambodgien[16], car il y a une grande différence entre ces deux peuples et les Chinois, qui répugnerait à un travail dont e rapport est subordonné aux chances variables du commerce, à l’aléa de l’offre et de la demande, hésite moins quand il sait que de toute façon sa récolte lui vaudra un profit déterminé.

Le Cambodge, où, dans l’intérêt du commerce français, la culture a si grand besoin d’encouragement, où la population, abâtardie et énervée par une oppression séculaire, ne se réveillera que sous l’aiguillon de l’intérêt personnel, ne pourrait-il pas faire quelque emprunt à un système auquel Java doit une prospérité inouie dans les fastes coloniaux? L’état ne pourrait-il point se charger de l’achat de certaines récoltes, coton, soie, indigo, à un prix déterminé et payable à époque fixe, dans le cas où le travailleur ne trouverait pas ailleurs un prix plus rémunérateur? Ce n’est qu’avec hésitation que j’avance ici une opinion si contraire aux doctrines économiques les mieux consacrées, en provoquant l’état à se faire commerçant; mais faut-il affirmer avec certitude que les théories dont ne saurait s’écarter l’Europe du XIXe siècle doivent être maintenues avec autant de rigueur vis-à-vis de populations telles que les Cambodgiens et les Malais, qui au dégoût du travail joignent une ignorance complète des lois les plus élémentaires du crédit et du commerce, qui ne consentent à sortir de leur apathie qu’en voyant en quelque sorte à l’avance l’argent qui doit payer leur plus mince effort? Si l’on s’en rapporte aux résultats acquis, un système qui a si complètement réussi à Java, qui a notablement augmenté le bien-être de chaque indigène et la prospérité de l’ensemble du pays, qui attache par l’attrait du gain le Javanais à ses maîtres européens, et qui fournit à la métropole un revenu considérable en enrichissant la colonie, mérite d’être soigneusement étudié.

Quoi qu’il en soit, après le traité de 1862 la France, pour donner à ses établissemens un complément nécessaire, et procurer à son commerce des facilités analogues à celles dont le commerce anglais dispose en Birmanie, avait, ce semble, le choix entre les deux partis qui ont été indiqués plus haut : ou bien s’étendre à l’ouest jusqu’au golfe de Siam en prenant possession de toutes les embouchures du Mékong, ou bien s’assurer au nord la position de Namvang avec le cours entier du bras est. Diverses raisons l’ont conduite à adopter ce dernier plan. Il semble dès lors qu’avant de songer à de nouveaux agrandissemens, elle doit se préoccuper de tirer tout le fruit possible de ce qu’elle a déjà acquis.

Le maintien de la domination annamite sur les frontières de l’ouest laisse, il est vrai, aux mandarins de Hué plus de facilité pour entretenir le désaccord entre les indigènes et l’administration européenne; mais leur hostilité aura d’autant moins d’effet auprès d’une population peu attachée au fond à ses anciens maîtres que la France satisfera plus aux intérêts individuels, et, connaissant mieux le pays, évitera d’en blesser les sentimens. D’ailleurs est-il impossible de s’entendre avec le gouvernement annamite, et n’y trouverait-on pas un immense avantage? Dans la solution des questions relatives à la Cochinchine, il ne faut jamais perdre de vue que la conquête française a eu pour motif et pour but le désir d’étendre le commerce métropolitain, et que, loin de vouloir en renfermer les opérations dans la limite des territoires conquis ou soumis, on espère bien les transporter au-delà des frontières dans les pays indépendans. A l’ouest, le royaume de Siam est acquis à l’influence anglaise; le commerce britannique s’y est assis depuis longtemps. Il n’est pas aisé d’entreprendre contre lui une concurrence profitable. A l’est au contraire, l’empire d’Annam, non pas seulement dans les provinces voisines du Mékong, mais dans la Haute-Cochinchine, dans le Tonkin et jusqu’aux frontières chinoises, reste encore libre de tout engagement. Les hauts fonctionnaires de Hué, qui ont souvent montré dans les négociations avec nos amiraux un grand sens des affaires, sont-ils incapables d’entendre que la France n’accroîtra son territoire que si elle ne peut étendre autrement son commerce? On regrette à Paris que l’augmentation des droits de douane empêche les marchandises françaises de pénétrer dans l’Annam : c’est là un effet naturel des défiances que conservent les mandarins, et que l’on n’a peut-être pas assez cherché à dissiper. La France, qui entretient un agent diplomatique à Siam, n’en a pas encore à Hué. La nécessité de se trouver dans toutes les négociations en présence d’un chef militaire commandant d’un corps d’armée n’est-elle pas faite pour perpétuer les craintes d’un gouvernement très formaliste, et qui sent bien qu’on le traite toujours en ennemi? Les Français restent à ses yeux des spoliateurs au Cambodge comme en Cochinchine; les bruits d’agrandissement dont l’écho lui arrive de Saigon sont une menace permanente contre laquelle il tient à se prémunir en conservant l’ancien système d’isolement et d’exclusion et en cherchant toujours à nous créer des embarras. Ne peut-on l’amener à comprendre que la France n’a nul intérêt à déposséder une puissance qui n’entravera pas ses desseins, qui joindra franchement ses efforts aux siens pour maintenir l’ordre et la tranquillité, que la conservation de ses provinces du Mékong dépend de son attitude à l’égard de la France et des facilités plus ou moins grandes qu’il laisse à son commerce? Il est difficile de savoir comment une tentative de ce genre serait accueillie, et quel en serait le succès; mais, s’il était possible d’obtenir l’introduction du commerce français dans les plus riches parties de l’Annam, on n’aurait pas à regretter l’abandon définitif de toute prétention sur les trois provinces de l’ouest, surtout alors que plusieurs des avantages qu’on en attend, on est en mesure de les acquérir au Cambodge.

En résumé, la situation des établissemens français demande encore bien des soins et des efforts, et il semble qu’une extension de frontières d’où naîtraient de nouvelles complications est aujourd’hui peu opportune et peu désirable. Néanmoins l’opinion publique doit prévoir cette éventualité, et, le cas échéant, ne pas s’en inquiéter outre mesure. Le maintien du statu quo dépend, pour une large part, de l’attitude ultérieure que prendront les Annamites, du soin qu’ils mettront à refuser tout appui matériel ou moral aux tentatives d’insubordination. Tant que la France ne cherchera pas à sortir des limites naturelles que lui tracent dans le bassin du Mékong les conditions géographiques comme les traditions historiques, il sera encore permis de croire qu’elle ne fait qu’obéir au besoin de mieux protéger les intérêts auxquels sa première installation à Saigon a eu pour objet de satisfaire, et qu’elle ne cède pas à une ardeur irréfléchie de conquête, engageant sans nécessité et sans mesure les ressources et la politique du pays.

Aujourd’hui les premières difficultés sont vaincues, les plus grandes dépenses sont faites, la question du maintien de l’occupation a été tranchée : il ne reste donc qu’à poursuivre, sans le compliquer hors de propos, un plan bien arrêté ; le développement commercial d’une colonie, la plus riche de toutes celles que la France possède encore, la seule qui semble promettre des profits assurés, mérite bien quelques efforts et quelques sacrifices au milieu même de soucis plus voisins. Manquer de l’énergie nécessaire pour achever une entreprise qui se présente sous l’aspect le plus favorable, ne pas savoir réussir, soit par précipitation, manque de réflexion et amour-propre, soit par dénigrement et par lassitude, tandis qu’à nos côtés d’autres peuples européens, nos inférieurs en puissance et en moyens d’action, ont obtenu de si beaux résultats, ce serait donner raison à ceux qui accusent la nation française de trop de légèreté et d’imprévoyance pour conduire jusqu’au bout toute œuvre dont le succès dépend de la patience et de la ténacité.


P. DUCHESNE DE BELLECOURT.

  1. Voyez dans la Revue du 15 novembre 1862 le récit de la Campagne de Cochinchine en 1861, par M. Léopold Fallu, et dans la Revue du 1er mai 1804 le travail de M. Henri Galos sur l’Expédition de Cochinchine et la politique française dans l’extrême Orient.
  2. Exactement 22,380 kilomètres carrés.
  3. C’est pour plus de clarté que nous désignons sous le nom de bras du Mékong un cours d’eau qui est véritablement un affluent sorti du grand lac.
  4. Namvang est à quinze lieues de la frontière de la Basse-Cochinchine. Nous renvoyons le lecteur, pour des détails plus techniques, aux notices sur les colonies françaises publiées par ordre du ministre de la marine. Paris 1866.
  5. Il ne faut pas oublier qu’au nord de Namvang le cours du fleuve est encore très mal connu.
  6. C’est dans le Laos que le gouvernement français dirige actuellement une mission d’exploration dont il attend d’importans résultats.
  7. Nous regrettons que le cadre que nous nous sommes tracé ne nous permette pas de donner au lecteur quelques détails sur les vastes ruines découvertes en divers endroits, à Angcor notamment. Plusieurs publications en ont déjà parlé, mais ces descriptions font en général honneur à l’imagination plus qu’à la véracité de leurs auteurs. Les ruines cambodgiennes sont pourtant assez remarquables pour qu’il soit inutile d’y rien ajouter. Nous apprenons qu’un recueil de photographies tirées sur les lieux par un Français et un Anglais doit être prochainement publié à Saigon. La science accueillera cette publication avec un vif intérêt.
  8. Publié à Paris en 1865 par M. le capitaine de frégate Aubaret, actuellement consul de France à Siam.
  9. Il en est autrement au Cambodge, dont la civilisation provient d’une autre source. La langue de ce pays dérive du sanscrit et ressemble au pâli de l’Inde, dont elle a à peu près l’alphabet. La race annamite diffère à beaucoup d’égards des autres peuples de l’Indo-Chine.
  10. Histoire et Description de la Basse-Cochinchine, traduite par M. le capitaine de frégate Aubaret; Paris 1863.
  11. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque les gouverneurs de Hué, les ancêtres de la dynastie de Nguyen, qui règne aujourd’hui sur l’Annam, s’étaient à peu près rendus indépendans des rois légitimes résidant au Tonkin, et gouvernaient à leur guise la Haute-Cochinchine et Hué.
  12. Ces colons, nous le savons, étaient pris dans les dernières classes de la population, vagabonds ou criminels. Il n’est pas étonnant que le brigandage et la piraterie aient désolé les territoires ainsi peuplés.
  13. Il est rare que les appointemens payés par le gouvernement annamite aux mandarins les plus élevés dépassent cent francs par mois. Ceux-ci suppléent à la modicité de leur traitement officiel par les cadeaux plus ou moins volontaires de leurs administrés.
  14. Bien que depuis la réunion à la couronne la condition de l’admission des fonctionnaires anglais aux Indes ait subi quelques modifications, on peut étudier avec fruit à ce sujet les intéressans travaux de M. le major Fridolin, — les Anglais et l’Inde, — publiés dans la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1856.
  15. Le mode de recrutement, appliqué individuellement conformément à la loi française, est contraire aux anciens usages annamites. Il a, dit-on, causé quelque mécontentement. Il existe aussi des milices indigènes chargées de la police.
  16. Il ne faut pas oublier que la population de nos provinces est formée d’un mélange de Cambodgiens, de Malais et de Chinois ou Annamites.