La Collection Carcano
GALERIES ET COLLECTIONS
La COLLECTION CARCANO
H. Daumier.
Le Charcutier
Parmi les collections vraiment significatives
parce qu’elles dénoncent, dans leur variété, l’unité du goût clairvoyant qui les a
formées, les unes restent confinées dans une époque afin de l’explorer tout entière, les autres parcourent l’histoire de l’art à condition de la résumer aux yeux dans plusieurs pièces capitales. Tel est le cas de cet instructif
ensemble, depuis longtemps réuni par une haute intelligence féminine, et qui présente à l’étude autant qu’à l’admiration, dans un cadre somptueux du Second Empire, l’évolution du coloris enseigné silencieusement par quelques-uns
de ses maîtres : la Venise grandiose de Véronèse, les Flandres décoratives de Rubens, la Hollande mystérieuse de Rembrandt, la France ondoyante et diverse de Greuze, d’Eugène Delacroix, de Théodore Rousseau, de Corot, de Meissonier, d’Hébert, de Baudry,
d’Henri Regnault, l’Espagne virtuose de Fortuny, la Bavière intime de
Leibl rapprochent ici leurs témoignages contrastés pour nous redire,
avec l’accent particulier de la bonne peinture, combien la personnalité
d’un artiste excelle à refléter son heure, sans se laisser absorber par elle.
À la veille des Salons, la leçon n’est guère à dédaigner.
Ici, point de ces primitifs de Florence ou de Bruges que M. Ingres adorait à genoux ; et c’est en pleine Renaissance vénitienne que Véronèse
nous fait vivre en présence du Portrait de la belle Nani : l’art n’est il pas l’amour souverain, puisqu’il est réellement plus fort que la mort et qu’il
peut seul transmettre à l’avenir, dans sa tonalité d’ambre et de gris
ardoisés, la grâce auguste de cette beauté blonde, jadis exaltée par les
P. Véronèse. — Portrait de la belle Nani.
épitres de l’Arétin ou les sonnets de Porchini ? Comme le style de ces poètes amis des belles et des peintres, la palette italienne a son dialecte vénitien : Véronèse le parle
avec la simplicité largement lumineuse qui retiendra les coloristes, depuis Watteau jusqu’à Delacroix ; et, pour venir jusqu’à nous avec sa splendeur et ses perles, l’image de cette grande dame n’a quitté la maison Nani que pour recevoir l’hospitalité de l’abbé Celotti, du marquis Orlandini, du prince Demidoff, vers le milieu du siècle dernier, dans cette galerie de San Donato d’où proviennent également une Déposition de Rubens et l’un des plus frais portraits de la jeunesse de Rembrandt, qui vont nous retenir.
Alors que l’Italie du XVIIe siècle veut concilier l’enveloppante innovation du clair-obscur avec le souvenir du grand style qui persiste dans les nus mythologiques de Francesco Furini, Rubens colore tout de son souffle vivant, même la pâleur de la mort : n’est-il pas « l’Homère de la peinture », mais un Homère absolument flamand, qui ne transporte point
le Golgotha dans l’Olympe ? Et ses admirateurs lui pardonnent volontiers ses grosses formes triviales en faveur de cette « prodigieuse vie » qu’il répand même autour d’un cadavre divin. Venise magnifiait la volupté périssable ; Anvers humanise le drame de la croix : ne lui demandez jamais le pathétique linéaire et romain d’un Spozalizio ; Rubens à vu l’Italie, mais est resté à Bologne, puisqu’il ne cesse pas d’être lui-même au pied du Calvaire, où sa fougue naturaliste anime tout, même le silence. Et comme l’éclat de ce vermillon qui rehausse le profil rose de la jeune figure de saint Jean vient accentuer à propos, comme la sonorité d’un cuivre dans la grave mélancolie des basses, la funèbre atmosphère et le jour un peu lunaire de la scène, le gris-bleu d’une draperie tragique sous le ciel couvert, la double lividité de la douleur prête â défaillir et d’un beau corps exsangue que la nuit du sépulcre attend ! Par la couleur, sinon par l’ordonnance, le Christ pleuré par les Saintes Femmes est proche parent du Christ à la paille qu’on admire au musée d’Anvers.
Si Rubens domine sans effort la riche patrie flamande des Brueghel et de Jordaens, l’évocateur des Trois Parques, qui suivit sa trace, — Rembrandt reste un phénomène lumineux dans la Hollande paisible de son aîné de neuf ans, Thomas de Keyser. Portraitiste sobre et simple, comme la nature même, des bons bourgeois d’Amsterdam, Franz van Limborck et sa femme, Thomas de Keyser auprès de Rembrandt, c’est la conscience auprès du génie ; et rien ne surpasse, ici-bas, le scrupule d’un regard de peintre en présence de la réalité, si ce n’est l’éclair du génie qui la transfigure : Rembrandt van Ryn est le sorcier du moulin paternel, qui fit resplendir obscurément son humble entourage à la lueur de son âme. Encore cet avenant portrait de fillette au teint vermeil, connue sous le nom de la Sœur de Rembrandt, n’appartient-il pas à l’heure farouche de son grand parti pris que Waagen appelait son « âge d’or » : ce sourire annonce une œuvre de jeunesse qu’il faut sans doute situer aux environs de 1633 ; mais la facture de la collerette et des cheveux, la chaude fraîcheur du regard, les roses de la joue présagent tout l’avenir du magicien familial dont la vision ne doit jamais séparer la réalité du rêve. Achetée à Londres, vers la fin du XVIIIe siècle par le baron Nagel van Ampden, de La Haye, et gravée en rapide croquis par M. Bracquemond pour le catalogue de la collection San Donato (1868), comme le vaste Rubens et deux portraits minutieux de Mieris, cette aimable image du printemps de la vie a reçu le no 15 dans le Supplément de Smith.
(Collection de Mme la Marquise Landolfo Carcano).
Au XVIIIe siècle, qui ne fut pas seulement le temple des Grâces, mais le berceau de la modernité, Rubens ni Rembrandt ne restèrent sans influence sur l’émancipation de la proverbiale sagesse de l’art français, qui respire ici dans deux beaux dessins de Poussin et de Prud’hon ; et même « le retour à la nature », prêché par nos philosophes, s’accommodait fort bien des plus brillantes audaces de la palette ou du sentiment : « Courage, mon ami Greuze, fais de la morale en peinture ! » s’écriait Diderot, félicitant le peintre « d’avoir donné des mœurs à l’art » ; mais ces mœurs ne sont nullement puritaines, et la leçon de morale se fait aisément souriante, un peu mystérieuse, presque légère, pour être mieux entendue d’un siècle poudré. Les Deux Sœurs ne sauraient nous contredire en leur négligé matinal : c’est évidemment un symbole ; mais sa gravité ne se dévoile pas immédiatement au plaisir des yeux. Greuze rejoint Frago dans ce demi-jour de frottis bruns et de pâtes roses, et sa morale est encore moins austère que celle de Raoux dans son Mariage païen.
Annoncé par les écrivains, le retour à la nature amène le romantisme et le paysage, ces deux triomphes de la couleur. Le premier se nomme Eugène Delacroix ; et ne suffit-il pas de retrouver l’Assassinat de l’évêque de Liège pour comprendre le mot du novateur qui sonnait, au Salon de 1831, comme un blasphème : « Rembrandt est peut-être un bien plus grand peintre que Raphaël » ? À plus de quatre-vingts ans d’intervalle, après avoir traversé la galerie du duc d’Orléans, les collections Villot et Khalil Bey, ce drame pittoresque ne nous impose plus la même angoisse qu’aux jeunes lectrices sentimentales de Walter Scott, traduit par Defauconpret ; mais la page de Quentin Durward, où « le Sanglier des Ardennes », avec ses vassaux casqués, mêle le sang d’un vieillard au vin de l’orgie, nous explique cette imagination passionnée d’un coloriste incapable de concilier son rêve avec la lente correction des formes : le modèle ne pose point pour de telles scènes. La réalité ne propose pas non plus un tableau tout fait, pour évoquer Roméo et Juliette, leurs adieux au balcon de Vérone, que Baudelaire avait remarqués au Salon de 1846, dans les vapeurs violacées du crépuscule romantique et les froides clartés du matin.
Avec Delacroix orientaliste, à son retour du Maroc, avec le soleil d’Anatolie que Decamps ne délaisse que pour gonfler sons le ciel gris l’habit rouge de son petit Chasseur, voici « la victoire de l’art moderne » ; et le paysage, que l’Anversois Blœmen réduisait aux purs horizons romains d’une pastorale antique, va manifester ici l’antithèse capitale de l’observation précise et du vague souvenir avec deux chefs-d’œuvre : l’Allée des Châtaigniers, de Théodore lîousseau, refusée par le jury du Salon de 1835 ; la Solitude, de Corot, discutée par la critique au Salon de 1866. Les doctes jurés de 1835 n’avaient donc jamais entrevu la campagne française pour ne pas apprécier aussitôt, tout au bout de cette ombreuse Allée, peinte, non pas à Fontainebleau, mais en Vendée, près de Bressuire, l’étonnante dégradation des ombres portées par les branchages, ni la tendresse ensoleillée des verdures lointaines ? En retrouvant, trente ans plus tard, chez Khalil Bey, le tableau devenu fameux, Théophile Gautier félicitait noblement son âge mûr « de n’avoir rien à réformer des admirations de sa jeunesse » ; et soixante-dix-sept printemps n’ont point terni cette vigoureuse merveille du romantisme, maintenant classique à son tour par la souple fermeté de son architecture végétale. En sa pâle clarté sur les prés verts et beau mauve, la Chaîne des Alpes vue du col de la Faucille avoue, chez ce traducteur alors audacieux de l’univers, une conscience qui ressemblait de plus en plus au remords de l’exactitude et d’un savant passé.
Ce tourment d’un observateur n’a jamais hanté l’heureux poète qui trouvait dans son rêve de peintre, réalisé sur le tard, « une compensation â la jeunesse envolée ». Pour oublier la mort subite de son ami Dutilleux, Corot peignit cette élégiaque Solitude en son atelier, d’après une étude ancienne ; et ce Souvenir de Vigen (Limousin), qui fut exposé la même année qu’un Soir idyllique, exprimait, par son titre même, toute la poétique de cet incorrigible Anacréon du paysage. Émile Zola, salonnier, disait préférer à cette humide aurore n’importe quelle pochade exécutée « face à face avec la réalité puissante » ; aussi bien la critique positive ne
pouvait soupçonner la suave eurythmie, de cette atmosphère de nacre et d’opale, et le mystique souverain qui l’acheta pour la collection de l’impératrice Eugénie fut plus clairvoyant. Souvenir moins estompé de la nature matinale, l’Étang de Ville-d’Avray paraît lui-même un poème en ce bel ensemble, à côté d’un Courbet, d’un Fromentin, d’un plantureux Troyon.
Trop d’exacte réalité favorise involontairement les fantaisies de « l’art pour l’art » ; et deux races ne se sont jamais si vivement dévoilées qu’en
opposant à la patience française de Meissonier la désinvolture espagnole de
Eortuny : Liseur rose de 1857 ou Fumeur noir de 1864, — les petits personnages
du premier n’ont jamais pu se rencontrer, malgré leur habit
J.-B. Greuze. — Les Deux Sœurs.
d’autrefois, dans la Vicaria du second… Au demeurant, cette étincelante Vicaria datée de 1870, et qui ne séduisit pas seulement Zamacoïs ou Rico, nous semble aujourd’hui plus et mieux qu’une fête des plus mondaines pour la joie des yeux : c’est une comédie peinte, en pleine pâte fluide par un Beaumarchais d’outre-monts ; et parmi la fraicheur de ces costumes Directoire égayant la sacristie de l’église espagnole devant ce marié pimpant qui signe, cette jolie mariée très décolletée, cette demoiselle d’honneur très écourtée, devant ce bouquet de chairs et de soies, devinons la malice du peintre, heureux de saisir la gaucherie du clerc abasourdi par l’invasion du « siècle ». En ce riche décor, l’humilité de cette noire soutane ne serait pas mieux vue
par l’auteur, né malin, du Mariage de Figaro.
Pendant que Fortuny copiait Goya, son ancêtre, et ses portraits royaux, l’Espagne pouvait réclamer une part dans le succès d’un nouveau
(Collection de Mme la Marquise Landolfo Carcano).
contre ce rêve de coloriste, au nom de la vie moderne. Aujourd’hui, sous la patine des ans, le tableau « le plus voyant du Salon » semble un fruit mûr pour la consécration que donnent les musées : or sur or et clair sur clair, le paroxysme de son brio juvénile est devenu symphonie de nuances ingénieusement opalisées, où s’harmonisent les cheveux d’encre et le bracelet d’émail vert. Et la discrète mélancolie d’une Vierge ou d’une Nymphe des bois devient opportune pour justifier l’émoi d’Ernest Hébert, alors directeur de l’École de Rome, en présence de ce « tintamarre de palette » qui n’offusque plus les sages.
Cette Salomé, pourtant, ne laisse pas que de trancher toujours sur « le mérite trop modéré » de ses contemporains (pour parler comme M. Thiers découvrant Delacroix à l’aube incertaine du romantisme) et d’opposer son caprice à l’intimité profonde qu’exhale un portrait féminin de Leibl : en cette figure, aux blanches mains croisées sur la robe gris-perle, respire toute l’Allemagne qui passait encore pour rêveuse. Ce réaliste fut un poète du foyer. Malgré son succès au Salon du Palais de l’Industrie, en 1870, la France artiste ne se souvient guère de Wilhelm Leibl qui séjourna quelque temps dans la capitale du monde : admirateur de la franchise d’un Gustave Courbet sans vouloir imiter sa rudesse, assez volontiers solitaire et silencieux, comme notre Fantin-Latour, et plus préoccupé de bien peindre que d’obtenir de fragiles suffrages, il ne possédait rien pour conquérir Paris. Peu fait pour captiver par la flatterie l’indilférence, le recueillement de son caractère et de son œuvre ne pouvait intéresser que des regards d’élite ; et c’est pourquoi nous le rencontrons sans surprise ici. La sentimentalité même est absente de cette argentine peinture d’outre-Rhin ; délicate et drue, sa loyauté devant la vie n’admet que le rayonnement tout inférieur de la tendresse, ce Gemüth indéfinissable autant qu’intraduisible en français qui distingue les blondes héroïnes de Schumann ou de Weber. La belle antithèse de Salomé la danseuse tenant sur ses genoux le plat de cuivre et le couteau damasquiné !
Leible revint promptement à Munich : mais d’autres étrangers avaient de bonne heure adopté la France glorieuse pour seconde patrie. Quoique né Belge, Alfred Stevens était devenu Parisien : sa Rêverie de 1860, une
jeune liseuse de romans à l’ombre d’un vieux parc, symbolise la femme coquettement enjuponnée du Second Empire ; et ce luxueux instant de grâce française ne renaît-il pas encore mieux dans la nudité mutine d’une Diane sans rigueur de Baudry ? Depuis les Joueurs d’orgue devant la grille du château jusqu’à l’heure plus véridique des pastels féminins, Joseph de Nittis, non plus, ne doit pas être oublié : Napolitain d’origine, mais vite naturalisé Parisien, comme Stevens, et mort à la fleur de l’âge, comme Fortuny, comme Regnault, le peintre de genre avait refusé de suivre ces enchanteurs dans une Espagne chatoyante et sémillante, encore emplie
L’histoire commence pour cette époque de luxe et de charme insouciants où Daumier rentrait dans l’ombre, où Gustave Doré, peintre des Mères et dessinateur des Titans, donnait plus d’une preuve de son invention parfois shakespearienne, où Frémiet devançait M. Rodin dans la préhistoire et dans la puissance, où M. Bonnat préludait à sa galerie de portraits par de robustes études italiennes, près de Bida, près de Heilbuth, près de Jules Lefebvre et de Bouguereau, fidèles amis de près de Ribot, de Vollou, déjà beaux peintres. Chacun de ces noms peut se lire ici comme dans un musée. Un portrait de femme, par Mme O’Connell nous transmet l’inclination de l’auteur pour Van Dyck. Un harmonieux paysage d’automne rappelle justement le nom trop obscur et le talent vite oublié de Nazon (1821-1902). Un superbe fusain que M. Lhermitte a fait, en 1883, au pays natal, les Laveuses, nous rapproche de l’actualité la plus récente où M. Renard, copiste avisé de la Joconde, est représenté par la plus délicate de ses toiles, le Déjeuner des orphelines, le jour de la première communion, qui lui valut la médaille d’honneur au dernier Salon : note contemporaine, exceptionnelle en cette imposante collection de la marquise Carcano, qui méritait l’hommage d’un souvenir avant d’être bientôt dispersée.