La Colère ou mon premier tricot

Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901
◄     ►


SOUVENIRS D’ENFANCE

LA COLÈRE OU MON PREMIER TRICOT



Parmi nos souvenirs, il en est d’agréables, de douloureux, etc…

Je ne parle pas des souvenirs désagréables ; ceux-là, je les élimine, car, avec de la volonté, on les chasse.

Les gens qui ont beaucoup souffert savent accomplir cet effort difficile.

Pour eux, c’est un jeu de mettre à la porte de leur mémoire les pensées ennuyeuses, et ceux qui ne connaissent pas la douleur ont une énergie toute neuve qui peut, facilement, les débarrasser de ces importunes.

Quant aux tristes souvenirs, il en est que nous chérissons et conservons pieusement au fond de notre cœur, mais je parlais, en commençant, de souvenirs agréables… revenons-y donc bien vite.

Avez-vous remarqué comme une chose insignifiante en apparence, telle qu’un parfum, une couleur, un air, vous transporte immédiatement dans le passé ?

Ainsi, je ne peux sentir l’odeur des lilas, sans « revoir » un petit jardin dans lequel j’ai joué quand j’étais enfant.

Ah ! qu’ils étaient beaux, nos lilas ! Avec quelle impatience j’attendais l’épanouissement de leurs jolies grappes, lorsque, après l’hiver, on apercevait les premiers bourgeons !

Il y avait aussi dans ce coin chéri un Sainte-Lucie, et, un jour de printemps, qu’il était tout couvert de ses fleurs blanches et parfumées, je me demandai s’il n’y aurait pas moyen d’atteindre ses branches inaccessibles pour moi.

J’aperçus dans un angle une grande perche qui me sembla de mesure.

Oh ! ce fut bien simple. Je fendis l’extrémité de ma perche, j’écartai un peu les deux moitiés, je saisis la branche entre elles, et je fis tourner vivement mon instrument.

Au bout de quelques secondes, j’eus la joie de posséder les fleurs désirées.

Il ne fut pas malaisé d’obtenir un gros bouquet que, toute fière, j’allai montrer à ma famille.

« Tu as encore grimpé sur le Sainte-Lucie ? me dit ma mère.

— Non, répondis-je, puisque j’ai promis de ne suivre mes chats que sur la branche du bas ; mais j’ai inventé quelque chose… »

J’expliquai mon moyen, et mon père ravi s’écria :

« Tu n’es pas bête, mon enfant, c’est très simple, en effet, mais, il fallait y penser. »

Je n’étais pas bête ! C’était la première fois qu’on me le disait, et je pensai alors que je pourrais faire beaucoup de belles et bonnes choses.

L’idée qui me vint tout d’abord à l’esprit fut de tricoter des bas.

J’avais vu, quelques jours auparavant, une pauvre femme dont les bébés allaient pieds nus, disait-elle ; ma mère lui avait donné des bas devenus trop étroits pour moi, mais ils ne dureraient pas longtemps, et, puisque « je n’étais pas bête », pourquoi n’en ferais-je pas ?

Sûrement, je réussirais.

La réflexion de mon père ne m’avait pas inspiré d’orgueil, mais une grande confiance en moi-même.

Je possédais un peloton de laine rouge, trois aiguilles à tricoter ; je me mis à l’œuvre.

D’abord tout alla bien, mais je ne tardai pas à m’apercevoir qu’une quatrième aiguille me serait grandement nécessaire.

« Bah ! me dis-je, je n’ai qu’à enfiler toutes mes mailles sur deux aiguilles et je continuerai avec la troisième. »

Hélas ! mon bas avait la forme d’un sac de papier avant qu’on l’ait ouvert pour le remplir, et il m’était de plus en plus difficile de poursuivre mon entreprise.

Combien de fois ai-je recommencé, m’ingéniant, cherchant et ne trouvant pas, je n’en sais rien.

Cela dura des heures.

Enfin, ma mère m’entendant pousser de gros soupirs, me demanda si j’étais malade.

Je jetai alors laine et aiguilles au milieu de la chambre et m’écriai en pleurant :

« Que je suis à plaindre ! Je ne suis pas bête, et il m’est impossible de tricoter un bas ! »

Je tremblais, j’avais la fièvre, causée par la trop longue application nécessaire à mon essai malheureux et l’effort prolongé qu’il m’avait fallu faire.

Ma mère me consola, me promit de jolie laine et de belles aiguilles, surtout si je voulais travailler pour les petits enfants dont la maman était, en effet, bien pauvre.

Elle me gronda aussi un peu, mais très peu.

La leçon avait été bonne et plus jamais je ne perdis mon temps à tricoter avec trois aiguilles, c’est-à-dire à tenter l’impossible.

Cependant, je dois avouer que, lorsque je fus plus habile, j’essayai de me contenter de quatre et, à la rigueur, elles suffisaient.

Hélas ! je sus plus tard qu’on pouvait faire des bas avec deux ! Ma confusion fut grande et ma confiance en moi-même considérablement diminuée… pendant quelques jours.

Néanmoins, grâce à l’indulgence de ma mère qui, au lieu de punir ma colère, me fit doucement comprendre mes torts, mon premier tricot, étant lié à une des innombrables preuves de sa bonté, est resté, pour moi, un de mes meilleurs souvenirs.

A. Lyx.