La Colère de Jésus




 
I

Fils de la femme, ô Christ, vous aviez entre tous
La face la plus belle et le cœur le plus doux !
Sans qu’une voix d’en haut vous rendît témoignage,
O Seigneur ! j’aurais cru devant votre visage,
Même au sépulcre, et pâle, et sans l’éclair sacré
Que les Douze y voyaient, mais tel qu’il s’est montré,
Vers le Tibre ou le Rhin, à nos pieux ancêtres,
Tel que sur un fond d’or nous l’ont peint les vieux maîtres !

Ah ! qui n’adorerait ton front plein de grandeur,
D’où rayonne l’amour plus fort que la douleur !
Soit qu’on t’ait vu portant la couronne d’épines,
Ou parlant aux petits sur les choses divines,
Ou dans l’humble festin, par Marie embaumé,
Pressant contre ton cœur l’Apôtre bien-aimé !

Comme j’aurais voulu t’adoucir ton Calvaire !
Porter un peu ta croix et t’offrir le suaire,
Entre la Véronique et le Cyrénéen ;
Etendre mon manteau sur ton rude chemin ;
Te garantir des coups et des clameurs infâmes,
Et pleurer sur tes mains avec les saintes femmes !

Car, tu fus calme et bon ; car, sur ton front divin,
La colombe du ciel ne plana pas en vain.
Car, ô roi plein de grâce et de mansuétude,
L’homme a mis dans sa loi tout ce qu’il a de rude ;
Et, sur les malheureux qu’il s’applique à punir,
Tu n’étendis jamais les bras que pour bénir.
Tu voyais le péché troubler la race humaine,
Et tu vécus trente ans sans colère et sans haine !
Et moi je lis ces mots dans ton calice amer :
Le mal est une goutte et l’amour une mer.
Sois béni de tous ceux qu’on maudit, qu’on délaisse !
Jamais un mot de toi n’effraya la faiblesse,
Jamais, sans t’attirer vers son lit de douleur,
Lépreux d’âme ou de corps ne te cria : Seigneur !
Ta main fermait sa plaie et touchait sa souillure,
Sans craindre les regards ni cesser d’être pure.
Ah ! c’est que de ton cœur, comme de son milieu,
Coulait la charité, ce baptême de feu !

Tu donnas l’Evangile à la Samaritaine
Pour une goutte d’eau puisée à sa fontaine.
La courtisane même eut grâce devant toi ;
L’adultère s’y mit à l’abri de ta loi ;
Ton esprit prévalut sur la lettre homicide,
Et tu ravis sa proie au docteur qui lapide.
Tu bénis tes bourreaux, au moment d’expirer ;
Penché sur le larron, tu lui dis d’espérer ;
Un regard triste et doux fut le seul anathème
Que tu voulus, Seigneur, lancer sur Judas même !

Une fois, une seule, — ô Jésus, ô bonté,
O front orné de paix et de sérénité,
O cœur qui par l’amour répondait à l’injure !… —
La colère atteignit ta divine nature ;
Ta face resplendit d’une sainte rougeur,
Et ta droite, ô Jésus, s’arma du fouet vengeur !

C’est le jour qu’inondant la maison de ton père,
L’impur négoce avait détrôné la prière.
Au milieu des troupeaux de bœufs et de brebis,
Les tables des changeurs souillaient les saints parvis ;
Les vils marchands, aux voix aigres et discordantes,
Discutaient avec bruit les achats et les ventes.

Tu vins ; et, furieux des autels profanés,
Tu frappas à grands coups sur ces hommes damnés ;
Ta voix tonna contre eux, précipitant leur fuite,
Et la maison de Dieu fut rendue au Lévite.


II

O poète ! sois calme et beau par la douceur ;
Qu’elle éclaire ton front et siège dans ton cœur !
Sois comme le grand chêne au feuillage sonore,
Où mille voix d’oiseaux s’éveillent à l’aurore,
Et qui chante à la brise, et qui porte en son flanc
Un miel pur et secret goutte à goutte coulant.
Que la haine jamais, que jamais l’amertume
N’enveniment tes flots de leur sanglante écume.
Au sarcasme jamais n’ouvre ta bouche d’or ;
Qu’en tes vers, blonde gerbe où nul serpent ne dort,
La tendre sympathie, ou visible, ou voilée,
Comme une fleur du ciel soit toujours recelée.
Que ta parole enfin, pour qu’on y croie un jour,
Vive par l’harmonie, et surtout par l’amour.
Va, fécond par le cœur, va, comme la nature ;
Donne un peu de ton être à toute créature ;

Relève les épis et les roseaux courbés ;
A l’ombre du buisson remets les nids tombés ;
Aide à vivre à tous ceux à qui la vie est bonne,
Verse en eux ce trop-plein que le Seigneur te donne.
Si quelque chose en toi s’agite incessamment,
C’est que Dieu t’a créé pour aimer vaillamment.
Aime donc, aime donc, c’est là ta sainte tâche !
Monte sur la montagne et bénis sans relâche,
Bénis, de ce trépied où le cœur s’agrandit,
Et la terre qui chante, et l’homme qui maudit !

Ah ! quel que soit le vent qui tourmente la plage,
Qu’il passe sur tes flots sans soulever d’orage.
Que jamais souffle humain, pacifique océan,
Ne trouble, pour un jour, ton repos de géant,
Et ne puisse ternir, dans le bleu de ton onde,
L’image de l’esprit qui flotte sur le monde !

Que jamais ton front calme, où Dieu doit résider,
D’un vulgaire courroux ne daigne se rider !
Reste, au fort de l’outrage, absorbé dans tes cultes ;
Ta lyre a plus de chants que l’homme n’a d’insultes.
Chante, et laisse tomber, sans honte et sans effroi,
Les flèches du méchant, s’il ne vise qu’à toi.
Quand tu ne sauras plus où reposer ta tête,

Bénis encor Sion qui chassa le prophète ;
Pardonne sur la croix au Juif lâche et moqueur,
Et meurs sans que la haine ait effleuré ton cœur.

Va ! quand le monde impur te flagelle et te foule,
Tu n’es pas sans amis cachés dans cette foule ;
Cherche leurs yeux en pleurs à travers les soldats,
Songe à ta mère, à Jean, pour oublier Judas !

Cependant, ô poète, ô foudre qui sommeille,
Il vient parfois une heure où Dieu même t’éveille,
Où l’anathème en feu gronde à travers tes chants,
Devant le Saint des saints souillé par les marchands !


III

L’anathème du Christ pèse encor sur vos têtes,
        Hommes sans âme, impurs vendeurs !
Dieu vous chasse ; rentrez, sous le fouet des prophètes,
        Dans vos cavernes de voleurs.
Au nom du temple en deuil, de ses splendeurs ternies,
        De tous les cultes profanés,

Au nom de l’amour même et des choses bénies,
        Soyez maudits, soyez damnés !

L’abomination remplit la maison sainte ;
        Et l’avarice ose s’asseoir
Jusqu’aux pieds de l’autel, pour trafiquer sans crainte
        De la lyre et de l’encensoir.
Le temple est un marché plein d’ignobles boutiques,
        Avec des crieurs au portail ;
Autour des bancs de cèdre et des piliers antiques,
        Rumine et beugle un vil bétail.
Du lieu pur et voilé la banque a chassé l’arche,
        Dont les quatre anges sont vaincus,
Et l’avide changeur y trône en patriarche,
        Faisant briller ses faux écus.
L’or des sept chandeliers sert à dorer le cuivre ;
        Les vases sculptés sont dissous ;
La grande mer d’airain où se vautre un peuple ivre,
        Attend qu’on la fonde en gros sous !

Tout se toise ou se pèse ; il n’est chose éthérée,
        Rien de si noble et de si grand,
Dont l’homme d’aujourd’hui ne fasse une denrée,
        Qui se délivre au plus offrant.


La gloire, le pouvoir, l’honneur sont aux enchères,
        Les rois vendent la royauté,
Les nobles leurs blasons, les soldats leurs bannières,
        Les nations leur liberté.
Au démon de l’argent on signe un pacte à vie ;
        On met son âme pour enjeu.
La femme vend son cœur, l’artiste son génie ;
        L’homme a vendu jusqu’à son Dieu.

Le sceptre est monnayé ; nos seigneurs portent l’aune,
        Tyrans plus vils et plus méchants ;
La bêtise opulente accapare le trône,
        Les rois ont fait place aux marchands !
Le peuple aux usuriers a, pour quelque centimes,
        Cédé l’héritage des rois ;
Et quand il n’a plus faim, sans désirs plus sublimes,
        Il dort tranquille sur ses droits !
Et les vendeurs sont là ; palais, chaires, portiques,
        Temples sont par eux envahis.
Ils rognent à leur gré les contrats politiques
        Et les frontières des pays ;
En deniers, sous leurs doigts, tout se métamorphose :
        Art, prière, amour, équité ;
Ils trafiquent du mot et détruisent la chose ;
        Le mensonge est leur vérité !


Ô toi, parole ! ô voix, qui féconde et qui crée,
        Parole, ô don terrible et grand,
Part de l’âme divine à l’homme conférée,
        Parole, un des noms que Dieu prend !
Ô parole, ô puissance, ô forme diaphane
        De tout ce que l’œil ne voit pas,
Ô verbe, ô poésie, en ce siècle profane,
        Combien n’as-tu pas de Judas ?
Les hommes d’à présent ne se font tes apôtres
        Que pour te vendre à meilleur prix ;
Et nos pharisiens, à l’exemple des autres,
        Te poursuivent de leur mépris ;
Ton sanctuaire est plein de vendeurs, de faux prêtres,
        Scribes, trafiquants éhontés,
Chiens qu’on voit aboyer au signe de leurs maîtres,
        Contre les saintes vérités ;
Là se vend le sophisme, à la page, au volume ;
        Là tout vil mensonge a son taux ;
Là se dresse l’échoppe, où le valet de plume
        Exploite l’ignoble et le faux ;
Là se cote le prix des pamphlets, des harangues ;
        Se règle la part de chacun ;
Là se tresse le fil qui fait mouvoir les langues
        Du courtisan et du tribun.

Là, sous l’œil des chalands, le docteur qu’on délaisse
        Met la science en écriteaux,
Il a des vérités pour la hausse et la baisse,
        Il parade sur des tréteaux !
Vérité, vérité, prêtresse au front pudique !
        Rois et peuples, grands et petits,
Chacun cherche à voler un pan de là tunique
        Pour le vendre ensuite aux partis ;
Sur son corps ténébreux chaque histrion le roule
        En s’offrant aux marchés rivaux ;
Le riche paye avec ses écus, et la foule
        Avec ses stupides bravos !

Le poëte, — oh ! pleurez, vierges des chœurs antiques,
        Le poëte, l’homme inspiré,
Qui marchait devant vous, dans les fêtes publiques,
        Le front ceint du rameau sacré ;
Qui chantait noblement, sur le luth de Phrygie,
        Les chastes amours et les dieux, —
Le poëte aujourd’hui se loue à tant l’orgie,
        Pour amuser les mauvais lieux ;
Tout rôle bien payé pour lui devient commode,
        Il est tribun, ou bateleur ;

Il exploite, selon le caprice et la mode,
        Ou l’ironie ou la douleur.

L’art, c’est l’argent ! Seul Dieu, seul idéal des âmes ;
        L’argent qui fait l’homme de bien ;
Qui soumet au banquier les princes et les femmes ;
        Qui donne rang de citoyen !
On en veut ! Car il faut, aux penseurs, aux poëtes,
        Festins, salons, coursiers de choix ;
Car il faut fréquenter et vaincre par ses fêtes,
        Les banqueroutiers et les rois !
Car il faut oublier, dans les plaisirs profanes,
        L’amour trahi, le ciel perdu,
Et payer lès bouffons, les vins, les courtisanes
        Avec le prix de Dieu vendu !

Vieux artistes du temple, hommes ravis en gloire,
        Qui, jadis pauvres et cachés,
N’aviez d’autre souci que travailler et croire,
        Trente ans sur une œuvre penchés !
Maîtres, maudissez-nous ! on pille sans mystère
        Les vases, les trépieds, l’autel,
Et l’on met à l’encan les voix du sanctuaire,
        Et le Kinnor, et le Nebel !

On dresse sur l’étal la chair des hécatombes ;
        L’arche est ouverte sans remords ;
On y vole la manne, on fouille dans les tombes
        Pour exploiter les os des morts !
On arrache l’ivoire et l’or pur de la lyre,
        Et l’on jette le reste au feu !
O temple, qu’a-t-on fait de tes blocs de porphyre
        D’où l’on gratte le nom de Dieu ?
On t’a prostitué ! L’esprit d’en haut le quitte,
        Le lucre est l’idéal nouveau ;
A peine, en ce moment, quelque rare lévite
        Offre un culte pur au vrai beau !
O honte !… oh ! prends le fouet, frappe, écrase l’impie,
        Brise à grands coups son crâne épais,
Ton courroux fait ta gloire, et Dieu le sanctifie,
        Homme d’amour, homme de paix !

Ah ! trafiquants maudits, prêtres de l’avarice,
        Dont l’âme est un coffre béant :
Que vos vœux exaucés fassent votre supplice.
        Vivez avec l’or et l’argent !
Que Dieu vous paye en or ce qu’il doit à chaque être
        Des moissons de sa charité ;
La part qui vous revient dans le droit de connaître
        Et d’aspirer à sa beauté !

Qu’entre vous et le ciel un monceau d’or se dresse
        Vous cachant le seul vrai trésor ;
Pour votre lot d’amour, d’amitié, de sagesse,
        Ayez de l’or, rien que de l’or ;
Qu’il soit votre penser, dans les bois, sur les grèves ;
        Votre entretien avec la nuit ;
Que son œil fauve et louche éclaire seul vos rêves-
        Ayez pour musique son bruit !
Que l’or vous tienne lieu des baisers de vos mères
        Et des sourires paternels,
De tous les biens sans nom qui vous semblent chimères
        Et qui sont les seuls biens réels !
Que l’or jette sans cesse à votre lèvre ardente
        Son embrasement glacial ;
Quand vos bras s’ouvriront tendus vers une amante,
        Étreignez des flancs de métal ;
Ne trouvez pour vos soifs que des sources étranges
        Où l’or bouillonne à flots ardents,
Que les fruits de la terre et le froment des anges
        Soient changés en or sous vos dents !

L’anathème du Christ pèse encor sur vos têtes,
        Hommes sans âme, impurs vendeurs !
Dieu vous chasse, rentrez, sous le fouet des prophètes,
        Dans vos cavernes de voleurs,

Au nom du temple en deuil de ses splendeurs ternies,
        De tous les cultes profanés,
Au nom de l’amour même et des choses bénies,
        Soyez maudits, soyez damnés !


IV

Ah ! même en servant Dieu, que la colère est rude !
Ah ! qu’elle laisse au cœur de sombre lassitude ;
Qu’il est dur de mêler l’anathème à ses chants,
Et qu’on souffre à frapper, même sur les méchants !
Ah ! malheur au mortel investi de la lyre,
S’il la garde montée au ton de la satire,
S’il lance l’ironie et le mépris par choix,
S’il s’arme enfin du fouet plus d’une seule fois !
Sois doux et patient, même à l’heure où nous sommes ;
Demande à Pieu pardon d’avoir maudit les hommes ;
Pour frapper sans pécher il faut pouvoir guérir ;
Il faut, comme Jésus, aimer jusqu’à mourir.

Cherche, ô poëte ! cherche une douce fontaine
Pour t’y purifier de cet instant de haine ;
Reviens aux champs, aux flots, sous les fleurs endo

rmis,
Aux oiseaux du désert qui sont tous tes amis ;
Aux forêts des vieux jours qu’effleure un vent paisible,
Où ton oreille s’ouvre aux voix de l’invisible ;
A la grande nature, à cette mer sans fond
Où ce fiel d’un instant s’abîme et se confond ;
Au berceau de l’amour qui lie entre eux les êtres ;
A toute chose où Dieu se manifeste ; — aux maîtres
Dont le doigt t’a montré le chemin du vrai beau ;
A l’art pur et serein qui crée un ciel nouveau.

Pour que l’on boive une heure à ton vase d’argile,
Puise aux flots qu’épanchaient Euripide et Virgile ;
Erre autour de William, torrent au bord fleuri ;
Vois d’en bas s’éployer l’aile d’Alighieri ;
Vois les livres puissants du sculpteur et du peintre,
Les reliefs du fronton et les fresques du cintre,
Phidias, Raphaël dont Dieu guida les mains ;
Rêves de marbres grecs et de tableaux romains,
De beaux fronts amoureux, d’Héloïses pudiques,
Cœurs chrétiens qui battraient sous des formes antiques !

Songe à ton œuvre aussi ; sculpte un vers trop confus ;
Émonde tes rameaux aux jets gris et touffus ;
Poursuis la couleur nette et la forme finie ;
Va dorer ta statue au soleil d’Ionie ;

Apprends des maîtres grecs les secrets du contour,
Sans fermer ton oreille aux maîtres de l’amour.
Fais ton livre émouvant, mais de style sévère,
Beau vase athénien, plein de fleurs du Calvaire !

Viens, viens ; la Muse encore a des bois ignorés
Où l’on écoute et voit danser des chœurs sacrés ;
Où tu peux, à l’abri de toute haine impure,
Aimer l’homme dans l’art et Dieu dans la nature,
Voile, en passant, tes yeux pour ne pas voir le mal ;
Et quand vers tes pieds nus monte le flot fatal,
Quand ton cœur est gonflé d’émotions trop vives,
Va prier et pleurer au jardin des Olives !