La Cochinchine française depuis l’annexion des provinces du sud

La Cochinchine française depuis l’annexion des provinces du sud
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 957-980).
LA
COCHINCHINE FRANCAISE
DEPUIS L'ANNEXION DES PROVINCES DU SUD

Depuis de longues années, la France ne semble plus croire les colonies nécessaires à la grandeur et à la prospérité du pays. Nous avons presque perdu le goût de ces possessions lointaines qui créent d’immenses débouchés à l’industrie nationale, et portent, comme en Angleterre et en Hollande, la richesse expansive d’un grand état ou d’un petit royaume à son plus haut degré de puissance. Les causes de cette indifférence sont multiples, et nos pertes douloureuses au siècle dernier, nos désastres maritimes, l’ancien régime commercial, l’abolition de l’esclavage, ont beaucoup contribué à paralyser notre élan. Peu à peu notre pavillon a cessé de dominer sur les mers, les capitaux français ont abandonné les opérations coloniales, et la nation a déserté le champ des explorations lointaines. Sous tous les régimes néanmoins, les gouvernemens ont essayé de jeter encore la France dans ces grandes entreprises en créant pour nos produits, pour nos marines de guerre et de commerce des ports de relâche, des centres nationaux sur divers points du globe. C’est à cette préoccupation constante que nous devons le maintien de nos droits sur Madagascar et les établissemens de Taïti, de la Nouvelle-Calédonie, de Cochinchine ; mais ces prises de possession n’ont réveillé en France aucune ardeur, et l’esprit public ne s’en est ému que lorsque des complications fortuites, nées sur le sol même de ces contrées, menaçaient de troubler la paix de l’Europe. En un mot, il y a chez nous tendance à considérer une conquête lointaine comme l’idée et l’œuvre personnelle d’un souverain ou d’un ministre, et bien rarement on la regarde comme une nécessité et une richesse pour la France. Alors l’opinion reste froide, critique l’opération, doute du résultat économique, craint une cata, strophe finale, et le commerce maritime suit sa routine ordinaire.

C’est ainsi que l’annexion des trois provinces du sud de la Basse-Cochinchine, faite au mois de juin dernier en quelques jours, sans pertes d’hommes ni dépenses sérieuses, a passé presque inaperçue. Cependant c’est de cette époque seulement que la colonie, après six années de luttes et d’efforts, s’est assise sur des bases durables, et qu’elle a conquis sa véritable position politique et commerciale dans le monde de l’extrême Orient. Nous n’avons en effet plus rien à craindre des trahisons de la cour de Hué, maintenant que ses mandarins n’ont plus d’accès sur notre territoire. Le roi Tu-duc, avec des ressources financières restreintes et des moyens d’action relativement bornés, ne peut plus revendiquer ces provinces, qu’il a perdues pour avoir déchiré le traité signé avec le vice-amiral Bonard. L’annexion n’a point eu pour mobile de vaines idées d’agrandissement ; nous avons voulu conquérir un gage de sécurité pour l’avenir en occupant le foyer d’insurrections incessantes fomentées contre notre autorité et nos droits. Du côté de l’est, une chaîne de montagnes nous sépare de l’empire d’Annam ; au nord, nous sommes couverts par le protectorat que nous exerçons depuis quatre ans sur le Cambodge ; à l’ouest et au sud, la mer nous sert à la fois de limite et de défense. La colonie a donc ses frontières naturelles. Son territoire représente le quart de la superficie de la France ; la fécondité de la terre rappelle celle des deltas que forment les grands fleuves avant de se jeter à la mer ; les recettes locales approchent sensiblement de 9 millions ; la valeur des exportations et des importations a, l’année dernière, atteint près de 64 millions de francs, et la navigation a occupé un nombre de bâtimens jaugeant ensemble 500,000 tonneaux environ, en faisant entrer dans ce compte les barques annamites pour le chiffre de 130,000 tonneaux ; enfin la demande du riz à Saigon est illimitée ; la qualité produite dans notre colonie fait prime sur les marchés de Chine, et le cours de cette denrée s’y établit d’après les prix français.

Tels sont les principaux élémens de prospérité que la France est appelée à mettre en valeur. Aussi les esprits prévoyans sont-ils en droit de demander si les idées gouvernementales qui régissent cette population agricole de trois millions d’Asiatiques sont à la hauteur des progrès de la civilisation moderne en matière d’initiative individuelle, de liberté commerciale et d’économie politique. Involontairement aussi, dès que l’on s’occupe de colonisation, on se prend à penser à cette poignée de Hollandais qui commandent à 50 millions d’indigènes dans les Indes néerlandaises. On sait qu’ils ont implanté à Java un système de culture et d’administration qui a fait la richesse des habitans et rapporté à la mère-patrie jusqu’à 40 millions de francs par année. Sans tenir compte des différences de temps et de mœurs, on espère que sur cette terre neuve de Cochinchine les mêmes principes pourraient être adoptés. Il est donc intéressant, après avoir étudié les causes qui nous ont conduits à l’annexion des trois provinces du sud de la Basse-Cochinchine, de connaître les raisons qui ont fait adopter à Saïgon la liberté illimitée du commerce et de l’achat des ferres par les hommes de toute race au lieu du monopole exclusif et du régime féodal suivi à Java.

Nous avons repris bien tard notre rang parmi les nations colonisatrices ; aussi, de tous les systèmes de gouvernement, de culture et d’exploitation, nous avons dû choisir le plus rapide et le plus sûr pour atteindre le but vers lequel tendent toutes les nations en fondant un établissement lointain, c’est-à-dire indemniser la métropole de ses dépenses extraordinaires ou payer l’intérêt de la dette contractée pour créer la colonie sans appauvrir le sol, ni pressurer les habitans. En ce moment, l’Angleterre, dégagée de ses préoccupations continentales, n’hésite pas à s’imposer d’un nouveau penny sur le revenu pour trouver les 100 millions nécessaires au maintien de son prestige en Orient et fonder peut-être des comptoirs en Abyssinie ; la Hollande n’a pas craint non plus de créer en 1832 une compagnie au capital de 75 millions de francs pour mettre en valeur l’île de Java, tandis que nous avons fondé notre colonie de Cochinchine sans emprunts et sur les ressources des budgets ordinaires ou extraordinaires. Les points de départ sont donc bien différens, et c’est de l’histoire de notre passé, de l’examen de notre état présent et de la comparaison avec les progrès et le but de nos puissans voisins que l’on pourra conclure si les institutions en Cochinchine assurent ou non à notre établissement un avenir prospère.


I

La géographie de la Basse-Cochinchine a été faite ici[1], elle n’est donc plus à faire ; mais, pour généraliser la connaissance parfaite des lieux, pour fixer dans les mémoires l’assiette du pays et notre position politique avant l’annexion des trois provinces du sud, il est nécessaire de comparer physiquement notre colonie à une terre familière à tout le monde, à l’Égypte par exemple. Si l’on ne tient pas compte de l’orientation, un observateur placé dans la Méditerranée peut se figurer l’empire d’Annam représenté par les déserts de Libye et les côtes de Tripoli. Après une conquête et un traité, nous serions devenus maîtres dans le delta du Nil du port d’Alexandrie et de la branche de Damiette, laissant à l’ennemi la souveraineté des bouches de Rosette, tanitique et pélusiaque, avec libre passage sur notre possession pour ses agens, ses préfets, ses lettrés et ses barques. Dans cette hypothèse, et pour compléter la similitude, la Haute-Égypte figurerait le royaume du Cambodge, et la Mer-Rouge le golfe de Siam ; le Nil rappellerait alors le Mékong, avec lequel il a tant de ressemblance par ses crues périodiques et fécondes. Nous formions, on le voit, une enclave dans l’empire cochinchinois, et on comprend combien nous étions abordables par tous les points, avec quelle facilité les bandes de pirates et de pillards trouvaient en quelques heures un refuge assuré chez leurs compatriotes par le réseau d’arroyos qui relient entre eux les bras du Cambodge que nous ne possédions pas encore. A la rigueur même, les Annamites pouvaient se concerter, se réunir au large, sur les bancs, au milieu des pêcheries qui encombrent les embouchures du fleuve, tomber à l’improviste sur les centres ralliés à notre domination, et, profitant d’une marée favorable, disparaître, laissant l’incendie derrière jeux, sans que l’on pût les poursuivre efficacement, ni soupçonner leur connivence avec les autorités des trois provinces du sud.

Jusqu’à l’année dernière, la cour de Hué n’avait cependant, jamais manqué ouvertement aux clauses du traité conclu par l’amiral Bo-nard. Les échéances de l’indemnité de guerre stipulée pour nous et les Espagnols, souvent reculées, finissaient toujours par être soldées ; mais les mandarins abusaient étrangement de leur droit de libre circulation sur nos terres. Ils encourageaient les résistances à nos ordres et semaient partout des doutes sur la perpétuité de la présence de nos troupes dans le pays. Notre attitude les encourageait peut-être dans cette voie, car un instant nous avions paru hésiter devant les dépenses de première installation, et l’on avait pensé même à ne garder de nos provinces que quelques comptoirs commerciaux, espèces de ports francs intérieurs, reliés entre eux par des routes stratégiques et défendus par une garnison réduite. C’était perdre les résultats déjà obtenus sans compensation dans l’avenir et compromettre les Annamites qui s’étaient dévoués à notre cause. On sait quelles hécatombes humaines signalent toujours la rentrée d’Asiatiques sur un territoire qui leur est rendu par traité, ou qu’ils reconquièrent par les armes. Les représailles eussent donc été terribles, et, si cette idée d’occupation limitée eût été mise à exécution, la marine l’eût frappée d’une réprobation générale. Cependant les mandarins avaient eu bien vite connaissance de ce projet avorté, et ils l’exploitèrent habilement pour ébranler notre crédit et diminuer notre prestige aux yeux de ce peuple crédule, craintif et ignorant. D’ailleurs, il y a quatre ou cinq ans, la langue et l’écriture annamites nous étaient encore peu connues ; les lois, les mœurs et les habitudes ne nous étaient pas familières, et nous froissions souvent le peuple ou les principales familles quand nous cherchions le plus à nous les attacher. Il suffisait alors de donner un peu d’argent aux mécontens, de montrer un cachet de mandarin, de parler d’un ordre secret venu de Hué, de lancer dans les campagnes quelques hommes influens, pour mettre en un instant tout le pays en feu. Il nous fallait un effort considérable pour comprimer vite et à propos ce mouvement qui n’avait pourtant rien de national ; l’année de culture était compromise, le commerce souffrait, et notre population se désaffectionnait parce qu’elle n’avait pas toujours été protégée à temps. Malgré, ces troubles incessans, nos recettes locales, au mois de mars 1860, s’élevaient à près de 4 millions ; l’administration coloniale commençait à fonctionner avec intelligence des hommes et des choses, la marine et l’armée rivalisaient de vigilance et de fermeté : aussi les bandes de pillards ne pouvaient-elles plus s’établir nulle part avec solidité. Une inquiétude sourde, une sorte de malaise planait toutefois sur le pays. Les Annamites ne cultivaient que ce qui leur était strictement nécessaire pour se nourrir et payer l’impôt, et les transactions restaient nulles. Chacun voyait d’où venait le mal, et sentait que, pour y porter un remède immédiat, il fallait non plus garder une sorte de défensive, mais frapper l’ennemi chez lui, au cœur de la rébellion.

Cette solution était naturelle, nettement indiquée par les événemens du passé. D’ailleurs les griefs contre la cour de Hué étaient si réels et si sérieux, qu’au nom même de notre sécurité personnelle il fallait en finir. Notre invasion dans les trois provinces du sud paraissait tellement imminente aux mandarins militaires de Vinluong et de Chandoc, qu’effrayés de la responsabilité qu’ils avaient encourue, impuissans à nous résister en face, ils tentèrent une diversion et nous suscitèrent les plus graves embarras au nord de nos possessions, entre Tayning et le Cambodge. Depuis 1863, ce dernier royaume avait été placé sous notre protectorat, autant pour le sauver de lui-même que pour mettre fin aux prétentions que les cours de Hué et de Siam s’arrogeaient sur ce pays, déchiré et affaibli depuis un siècle par la plus effroyable anarchie. De tout temps, le roi de Cambodge avait été un souverain absolu, le régime des terres féodal et la polygamie admise. A la fin de chaque règne, les prétendans au trône, toujours nombreux, cherchaient à conquérir le pouvoir par la guerre civile. Ces divisions intestines étaient éternisées encore par les mandarins de Bangkok ou d’Annam, qui se disputaient la suzeraineté de cet état au nom d’anciens droits fort douteux. À ce jeu terrible pour un peuple, les Cambodgiens, malgré leur ancienne et puissante, civilisation, attestée par les ruines d’Angor, avaient perdu tout sens moral et politique ; profitant du manque absolu d’administration intérieure, les Siamois avaient pu leur enlever deux de leurs provinces.

Il était impossible de laisser subsister un désordre aussi permanent sur notre frontière nord ; cette grande vallée du Mékong, riche en produits précieux, comme le coton, l’indigo, l’ivoire, les arachides, fournissait de plus à notre colonie un nombreux bétail, dont nous ne consommions pas moins de 12,000 têtes par an, au prix de 35 francs la tête à Saïgon. Aussi l’amiral de La Grandière, qui venait d’être nommé gouverneur de la Cochinchine, se hâta-t-il de faire élire Norodon roi du Cambodge. Il lui donna l’investiture, lui fit accepter notre protectorat, plaça près de lui un officier pour le guider, une petite garnison pour le défendre, et fit renvoyer à leurs cours les ambassadeurs de Hué et de Siam. Afin d’éviter toute difficulté dans l’avenir, le gouverneur amena et interna à Saïgon Fracleo-fa, frère du roi, et un Cambodgien du nom de Pou-Combo, espèce d’illuminé se disant de sang royal, qui avait erré vingt ans comme bonze dans les forêts du Laos.

Pendant trois années, tout resta calme du côté du Cambodge. Un jour, en mars 1866, Pou-Combo disparut de Saïgon et gagna le terrain vague situé entre le Mékong et Tayning. Montrant à quelques fanatiques des tatouages qui, selon lui, prouvaient son origine royale, il sema l’agitation sur toute notre frontière. Le capitaine de Larclause, qui le connaissait, alla au-devant de lui sans armes et en ami. Pou-Combo le laissa assassiner sous ses yeux. La rébellion alors redoubla d’intensité, et la mort du colonel Marchaisse, tué peu après dans une reconnaissance hardie, vint augmenter la confiance de l’ennemi. En quelques jours, l’insurrection prit des proportions considérables. Oudon, la capitale sacrée du Cambodge, Pnon-Pen, le chef-lieu politique et militaire, étaient menacés au nom du prétendant Pou-Combo. Tout le long du grand bras du Mékong, qui nous séparait des provinces annamites, des attaques journalières effrayaient les indigènes, troublaient les centres de population, fatiguaient les troupes, et menaçaient presque la banlieue de Saïgon. Au fond, le danger n’était pas grand : l’ennemi, peu nombreux, organisait sa résistance dans les rizières et les terrains inondés pendant la saison pluvieuse plus qu’il ne songeait à une attaque sérieuse pour nous jeter à la mer ; mais on comprend l’effroi que peuvent causer dans un pays plat des incendies qui s’allument chaque soir sur plusieurs points de l’horizon, sans parler des marches mystérieuses de soldats à travers la campagne et des coups de feu que l’on entend au loin. Nos troupes, rapidement concentrées sous les ordres du commandant d’infanterie de marine Alleyron, marchèrent au nord, appuyées dans les arroyos, les vaïcos et le Mékong par des canonnières, et entamèrent contre un ennemi insaisissable, dans la boue, sous un soleil de plomb ou des orages diluviens, une des campagnes les plus pénibles qui se soient faites en Cochinchine. Dans ce pays, où l’ennemi a vis-à-vis de nous une infériorité notoire, il y a peu de gloire à acquérir ; mais le soldat européen, énervé par le climat et les marches dans des marais sans fin, a besoin de toute son énergie, de tout son honneur militaire, pour ne pas s’arrêter en route, brisé par la fatigue ou la fièvre. Rien ne vient l’animer : les engagemens sont rares ; le paysage splendide se répète avec une monotonie qui fatigue, on croit toujours revenir au même point, tourner dans un même cercle. L’histoire de cette campagne, malgré l’importance des résultats, peut donc se résumer en quelques mots. La colonne Alleyron, opérant dans le nord de Tayning, rejeta l’ennemi sur les troupes du général Reboul, qui gardait le Cambodge. Pou-Combo, pris entre deux feux, serré de près par la flottille, laissa débander ses hommes et disparut. Au commencement de l’année 1867, tout paraissait rentré dans le calme. En étudiant avec soin la situation, on eut bien vite acquis la certitude que les mandarins des trois provinces étaient les auteurs de cette levée soudaine de boucliers. Les papiers trouvés sur les morts et les renseignemens fournis par les prisonniers ramassés sur les champs de bataillé ne laissèrent plus de doute à cet égard. Pou-Combo avait été payé par les autorités annamites ; celles-ci avaient fourni les vivres, l’argent, les hommes, les plans, ainsi que les barques qui portaient les fuyards dans un asile assuré et les renforts aux points vulnérables. L’amiral gouverneur se plaignit à Fan-tan-gian, chef suprême pour Tu-duc des provinces annamites limitrophes, de cette violation des traités et de la connivence des mandarins placés sous ses ordres. Fan-tan-gian n’était pas personnellement coupable, il usait au contraire ses forces à faire respecter la foi jurée ; mais, comme tous les représentans des pouvoirs faibles ou expirans, il était peu obéi. L’amiral n’insista point, et attendit avec patience les événemens. Dans tous les pays agricoles, il est des époques périodiques pendant lesquelles les agitateurs peuvent facilement recruter des hommes, organiser une Vendée. C’est le moment où les travaux des champs sont terminés. En Cochinchine, ce chômage tombe à peu près vers la fin du mois de mars, au commencement de la saison des pluies. En prévision de nouveaux troubles, on distribua donc les troupes, les irréguliers et les canonnières pour la défense et pour l’attaque ; puis, sans mouvemens apparens, on se tint prêt à tout. Au mois de mai 1867, à date fixe et prévue pour ainsi dire, Pou-Combo se retrouva aux mêmes lieux avec les mêmes projets et les mêmes prétentions au trône de Norodon. L’amiral ne l’attaqua pas directement ; il lança contre lui Fra-cleo-fa, le frère du roi, qui demandait avec instance à se mettre à la tête de Cambodgiens fidèles. Pou-Combo fit son jeu ordinaire, inquiéta plusieurs points à la fois, signalant son passage par des incendies ; mais Fra-cleo-fa, bien armé par nos soins, appuyé de loin par la garnison de Tayning et une petite colonne mobile, marcha vigoureusement en avant, prenant chaque jour plus d’ascendant sur ses hommes et gagnant du terrain sur l’ennemi, qui ne tint nulle part. Pou-Combo, abandonné de tous, même de ses partisans les plus dévoués, prit la fuite vers les déserts et ne reparut plus. Pendant ce temps, les troupes et les bâtimens de flottille se concentraient à Saigon et à Mytho, où chacun attendait fiévreusement le signal du départ pour les trois provinces annamites. C’était moins un désir de gloire qui animait les troupes que la certitude de terminer bientôt et à jamais d’éternelles rébellions. Pour le commerce, tant français qu’étranger, le moment était enfin venu où il allait pouvoir s’asseoir solidement ; on tenait le vrai remède à tous ces pillages de champs ou de barques, la solution des incertitudes qui ruinaient les combinaisons les plus sûres, et annulaient les forces productives d’un pays si riche.

Le 19 juin dernier, à la pointe du jour, les canonnières, portant un millier d’hommes, mouillèrent devant Vinluong et l’investirent en quelques instans par terre et par eau. Les habitans, plus curieux qu’effrayés, étaient groupés sur les rives du fleuve. Aucune résistance ne fut faite à notre entrée dans la citadelle, restée ouverte. Bientôt après le gouverneur Fan-tan-gian, accompagné des mandarins militaires et civils, sortit de la place et vint à bord de l’Ondine, où flottait le pavillon du vice-amiral de La Grandière. Si petit que fût le cadre, l’entrevue empruntait aux circonstances une certaine solennité, car Fan-tan-gian nous apportait la soumission d’une population de plus de 500,000 âmes. Dans une allocution courte et digne, il recommanda les provinces à la clémence du vainqueur, et, après avoir fait ses réserves pour les propriétés particulières de l’état, il revint à terre donner des ordres pour que toute l’administration et les armes nous fussent remises sans luttes et sans tromperies.

Le 21, nous prenions Chandoc et bientôt après Hatien, chefs-lieux des deux autres provinces. En moins d’une semaine, les principaux marchés, les villages et les centres importans étaient occupés sans difficultés. Partout nos inspecteurs voyaient les maires annamites leur remettre paisiblement les cahiers d’impôts, leur confier la garde des forts et des édifices publics et abandonner ensuite leurs fonctions. En quelques jours, l’annexion était faite sans un coup de fusil et sans le moindre préjudice pour la navigation fluviale, qui ne perdit pas une marée. Les douanes intérieures et les fermes d’impôt iniques furent abolies le jour même de notre entrée ; le gros de nos troupes regagna Saigon, laissant des garnisons suffisantes, et le voyageur qui eût traversé ces provinces nouvelles la veille de notre prise de possession et le lendemain n’eût rien trouvé de changé dans l’attitude calme des habitans.

Les fonctionnaires d’un grade un peu élevé demandèrent et obtinrent de retourner à Hué par la voie de terre ou de mer : Fan-tan-gian resta seul. Il voulait, disait-il, négocier, attendre des ordres, remettre entièrement l’administration et surtout assumer sur sa tête la responsabilité des événemens accomplis. Il avait tout fait pour les conjurer, et, s’il avait été impuissant à faire comprendre aux mandarins militaires que la vraie politique nationale était de respecter le traité pour nous enlever tout droit de terminer ces violations incessantes par une annexion, il sut au moins empêcher que les villes ne fussent fermées, les arroyos barrés, les citadelles défendues. Il ne voulait ni rendre ni vendre son pays ; mais il avait été en Europe, il connaissait nos forces, savait la lutte impossible, et à tout prix il voulait empêcher l’effusion du sang. Il y réussit ; cependant, pour que sa mémoire fût sans tache aux yeux de ses concitoyens et de son roi, il devait périr. Il tenta inutilement de se laisser mourir d’inanition, et il attendit ainsi de longs jours, sans que son intelligence si vive parût affaiblie, sans que son sourire si fin et si triste disparût de ses lèvres. Arrivé à la dernière limite d’épuisement, il prit un peu d’opium, fit appeler les siens et quelques-uns de nos officiers qu’il aimait, recommanda solennellement à ses petits-enfans, jeunes encore, de se faire Français de cœur, et s’éteignit. Cette mort fut simple et digne. Elle termina noblement la carrière d’un homme d’état et d’un patriote. La vie de Fan-tan-gian avait été une lutte énergique contre nous. Son dernier acte fut un sacrifice pour sauver son honneur et l’existence de plusieurs milliers de ses concitoyens.


II

Le plus aisé de notre tâche en Cochinchine était heureusement terminé ; la conquête d’empires lointains sur des races inférieures à la nôtre par l’intelligence et la force matérielle n’a jamais été d’une grande difficulté pour les Européens de toutes nations. Même dans les contrées les plus peuplées, les soulèvemens religieux ou nationaux ne triomphent jamais de poignées de blancs, bien commandés ; mais, une fois maîtres des principaux forts, des capitales, des clés du pays, les Occidentaux agissent à l’égard des vaincus selon le génie de la nation à laquelle ils appartiennent et les tendances politiques de la société où ils ont vécu. Il y a trois siècles, à l’époque de leurs principales découvertes et de leurs premiers établissemens, les Européens n’eurent guère que deux procédés de colonisation : dans le Nouveau-Monde, c’était l’extermination des indigènes et le remplacement de ceux-ci par des nègres ; en Asie, on prenait de vive force une ville comme centre d’un territoire, on s’agrandissait sans cesse par l’annexion rapide des petits royaumes, et on absorbait peu à peu les princes plus puissans, dont on dissolvait les forces par des traités onéreux ou des discordes intestines. Quel que fût d’ailleurs le système de conquête employé, dès que le peuple était soumis, le gouvernement de la mère-patrie était remplacé par l’autorité d’une grande compagnie, véritable société en commandite, dont l’objet fut d’abord la recherche de l’or, et dont la principale source de richesse consistait dans le monopole de tous les autres produits pour ses actionnaires à l’exclusion de ses propres nationaux. Ce fut un moment épouvantable dans la vie des peuples de plus de la moitié du monde, et ces horreurs n’aboutirent qu’à la banqueroute pour les compagnies et à la ruine pour les contrées qu’elles administraient. L’état, désarmé d’abord contre les exactions de ces fermiers, reprit peu à peu sa tutelle sur les populations décimées, et rentra dans la propriété du sol, partout appauvri par ce détestable système de régie. Au commencement de notre siècle, la compagnie des Indes anglaises subsistait seule ; mais son action était surveillée strictement par la couronne, dont les droits s’accrurent chaque jour jusqu’à la disparition de la compagnie, il y a quelques années.

Aujourd’hui toutes les colonies qui n’ont point reconquis leur liberté avant ou après notre révolution sont donc gouvernées directement par les métropoles. Les blancs y jouissent des droits ordinaires qu’ils possèdent dans leur patrie ; les naturels y sont traités humainement, suivant leurs traditions séculaires et leurs anciens codes. On respecte la religion, les coutumes et surtout le mode de propriété ; mais l’égalité civile n’existe pas encore. L’indigène n’est point jugé par ses pairs, par les hommes de sa race, et ne parvient pas aux grands emplois. En général aussi, le pouvoir militaire perd sa suprématie dès que l’énergie des populations a été domptée, que la force de rébellion a été éteinte, et c’est au pouvoir civil qu’est dévolu le soin d’administrer.

Cette manière de gouverner a fait l’Inde anglaise riche et prospère, soldant son budget local en équilibre ou même en excédant, sans compter les sommes énormes qu’elle rapporte indirectement à l’Angleterre par le commerce, le monopole du sel et de l’opium. Les Hollandais, malgré cet exemple, maintinrent jusqu’en 1830 à Java l’ancien système de colonisation ; mais le déficit grandit si promptement que, pour y remédier, ils n’hésitèrent pas à rompre avec les idées économiques les plus accréditées et à organiser tout un système d’administration qui mit l’indigène en tutelle et fit l’état à la fois propriétaire et négociant. C’était créer le servage complet de toute la population autochthone et le monopole de tous les produits ; mais les résultats obtenus sont si merveilleux, la similitude du climat avec celui de la Cochinchine est si grande, qu’il est utile de suivre les procédés employés à Batavia pour bien comprendre les motifs qui nous les ont fait rejeter à Saïgon.

Avant l’arrivée des Européens, l’île de Java, malgré la religion mahométane, implantée cinquante ans après l’hégire, était restée bouddhique quant aux institutions : la terre appartenait au souverain ou au conquérant, le régime était féodal, le paysan astreint à la corvée et tenu de travailler les terres de son seigneur. Les Hollandais ou la compagnie qui les représentait, à mesure qu’ils s’établirent, adoucirent ce que ce système pouvait avoir d’excessif en demandant une très faible part des produits des champs de riz qui font vivre l’indigène ; mais ils conservèrent la prestation en nature, et l’appliquèrent à la culture forcée des produits exotiques, comme le sucre, le café, le poivre, les épices, qu’ils monopolisaient pour les exporter exclusivement aux Pays-Bas. Lorsque les Anglais s’emparèrent de Java, ils héritèrent des magnifiques routes que venait de tracer en dix-huit mois le maréchal Daïndels, gouverneur pour le roi Louis, et cherchèrent à discréditer le régime hollandais en émancipant le paysan. Ce dernier n’avait eu jusqu’à ce jour en effet que l’usufruit du sol, sans jamais pouvoir en devenir propriétaire. Les Anglais vendirent le plus de terres qu’il leur fut possible, et traitèrent même directement pour le revenu ou l’impôt avec chaque indigène, qu’ils considéraient comme fermier et non plus comme serf. Ils appliquaient ainsi les procédés suivis par eux dans l’Inde, et rendaient aux Hollandais, en cas de rétrocession de la conquête, leur rentrée en possession plus difficile. En 1816, les traités contraignirent les Anglais à quitter l’île ; mais en l’évacuant ils fondèrent un port franc, Singapore, pour lutter, au moyen d’un entrepôt général de toutes les marchandises et de tous les produits de ces contrées, contre l’exportation similaire de Java. C’était agir en bons politiques, car ils dominaient ainsi le détroit de Sumatra, et se campaient à l’entrée des mers de Chine, où leur marine de commerce, la seule qui naviguât à cette époque, restait maîtresse de l’importation et de l’exportation.

Les Hollandais, en rentrant dans leurs droits, respectèrent les ventes faites ; mais, au lieu de traiter en quelque sorte avec chaque habitant indigène, ils s’arrangèrent avec les villages entiers pour la quotité et la répartition de l’impôt. Ils gardèrent la corvée, qui, selon la semaine javanaise, était due un jour sur cinq, et la coutume du pays qui donnait au maître un tiers du revenu de la terre. Ces charges devinrent bientôt exorbitantes, car les indigènes, par respect et par religion, continuaient, après avoir soldé leur redevance aux Hollandais, à payer leurs anciens seigneurs et l’entretien de leur propre culte. On estime qu’à cette époque l’impôt que payaient réellement les Javanais s’élevait à un tiers et souvent à la moitié du produit net. Aussi, jusqu’en 1832, non-seulement l’île ne rapportait rien, mais, l’excédant des dépenses sur les recettes augmentant toujours, le déficit atteignit en 1833 près de 70 millions, c’est-à-dire la valeur d’une année et demie du revenu total à cette époque ; tous les impôts étaient en arrière, les terres obérées, engagées dans les mains des Chinois, les usuriers du pays. La Hollande ne pouvait longtemps supporter une pareille charge. La colonie et la mère-patrie marchaient à leur ruine d’une manière si évidente, que tout remède, même violent, paraissant un moyen de salut, on accepta, bien qu’elles exigeassent pour être appliquées une première mise de fonds considérable, les idées proposées par le général van den Bosch, qui partit en 1832 comme gouverneur des Indes néerlandaises. Il fit reconnaître en principe que l’état restait propriétaire de tout le sol, que la terre ne serait plus aliénée, et que les Hollandais gouverneraient au deuxième degré. Des seigneurs indigènes qualifiés du titre de régens furent ainsi accrédités auprès des résidens européens comme chefs directs de toute la population. Ayant seuls le droit apparent de donner des ordres, ils assumaient la responsabilité et au besoin l’odieux de tous les actes de l’administration. C’était accorder aux Javanais un semblant de gouvernement national, tout en laissant aux résidens une autorité réelle sur les régens, qu’ils conseillaient, nommaient et payaient.

Le général fit liquider immédiatement l’arriéré par les Pays-Bas eux-mêmes, en ouvrant en Hollande un livre de la dette de l’île, dette purement administrative, au capital de 74 millions, chiffre qui représentait celui du déficit, et dont la colonie dut payer la rente à perpétuité. Il fut fait remise à chacun de toute la valeur de l’impôt en retard ; les terres furent libérées, ainsi que le travailleur, qui n’en garda que l’usufruit. Le travail forcé fut à peu près aboli, la corvée en nature fut maintenue un jour sur sept seulement, enfin l’impôt foncier fut fixé comme auparavant au cinquième du revenu. Une compagnie privilégiée, au capital de 75 millions de francs avec intérêt à 4 pour 100 garanti par l’état, fut créée à La Haye pour faire les avances nécessaires au planteur et fonder les usines à sucre. Le travail des villages fut encouragé et la rentrée des impôts facilitée par le gouvernement, qui payait d’avance, un peu avant la maturité, la moitié de la récolte sur estimation des notables, et l’autre moitié quand on la faisait rentrer dans les magasins coloniaux. Le prix d’achat au poids pour les divers produits dut être fixé d’avance et rester immuable. On choisit pour l’indigène un taux rémunérateur, mais bien au-dessous de la valeur réelle. L’état bénéficiait donc de la plus-value de la vente faite postérieurement en Hollande, et l’indigène ne se plaignait pas d’être insuffisamment rétribué, car les vivres, les objets de nécessité première, se maintenaient à des prix extrêmement modérés. Les bâtimens nationaux pouvaient seuls transporter les produits de l’île. Ils étaient à cet effet nolisés à tour de rôle, et les armateurs de Hollande avaient à peu près tous les deux ans un voyage assuré au fret élevé de 120 francs le tonneau. Dans les premières années de ce système, le monopole de l’état accapara la culture du thé, du tabac, de l’indigo, du sucre et du café. Il abandonna bientôt les trois premières productions, qui ne pouvaient donner aucun bénéfice sérieux, et se réserva la plantation exclusive des cannes et des caféiers. Les terres restées libres depuis les Anglais et celles vendues par l’empereur de Solo et le sultan de Préanger, en vertu de leurs droits régaliens, respectés par les Hollandais, furent seules exemptées de l’obligation de vendre toute la récolte à l’état ; elles payèrent seulement l’impôt du cinquième du revenu en nature.

Le mécanisme de ce vaste engrenage est facile à saisir. Le blanc, à de rares exceptions près, n’est que l’employé, le gérant pour l’état. Il contrôle, surveille et dirige. Le gouvernement encourage et protège la culture du riz, base de l’impôt foncier et nourriture du peuple ; mais il cultive presque exclusivement, au moyen de ses corvées, le café et le sucre, et achète à un prix fixé d’avance ce qui reste de la récolte après que le tribut, c’est-à-dire le cinquième du revenu, a été prélevé. De plus l’état emmagasine, conduit à la mer et transporte en Hollande les produits. Il profite donc de l’intérêt des sommes avancées par lui-même, et vend aux enchères publiques, au cours des bourses d’Europe, les denrées principales de l’île sans se payer de droits fiscaux, bien qu’il les maintienne sur les marchandises dont il laisse la culture libre. Ces revenus se trouvent augmentés par le monopole du sel et de l’opium, par les recettes provenant des îles de Sumatra, des Moluques et des Cêlèbes, administrées directement, et par des droits de douane qui s’élevaient au commencement jusqu’à 25 pour 100 ad valorem pour les marchandises importées par pavillons étrangers. Ce système, établi presque instantanément, était appliqué par une armée de 15,000 fonctionnaires civils soutenus par une force de 10,000 soldats blancs au plus pour une population générale dans tout l’archipel de près de 50 millions de Malais.

En moins de vingt ans, l’île de Java eut 12 millions d’habitans au lieu de 6. Les revenus s’élevèrent de 50 à 200 millions. Le déficit croissant fut remplacé par un excédant de recettes de 90 millions, qui a comblé et au-delà le capital, l’intérêt de la dette et les avances faites pour l’introduction du système. Les dépenses locales et les travaux publics nécessaires au développement des ressources du pays absorbèrent plus de 100 millions, les exportations montèrent à 170 millions, les importations à 125, et, si les guerres entreprises à Sumatra et à Bornéo n’avaient pas entraîné de fortes dépenses, la métropole eût pu encaisser 75 millions par année. Il est admis en général que la moyenne des recettes en Hollande a atteint le chiffre de 40 millions, toutes dépenses payées. L’effet produit en Europe par ces résultats fut immense. Il n’y eut que des admirateurs pour cette administration paternelle et prévoyante, enlaçant l’île entière, descendant aux plus intimes détails, et gérant un empire comme une propriété particulière dont on veut tirer 10 pour 100. Sans doute ces revenus se fussent maintenus indéfiniment à la même hauteur, si l’on n’eût touché à aucun des rouages de cet immense mécanisme ; mais les idées marchent, et les nations maritimes, au lieu de chercher la fortune et le bien-être des masses dans le monopole, les trouvent dans la liberté du commerce et l’égalité des pavillons. La Hollande fut donc amenée peu à peu par la force des choses à diminuer ses tarifs de douane, d’entrée et de sortie sans distinction de nationalité, à modifier, de concert avec la France et l’Angleterre, sa loi sur les sucres au détriment de sa production coloniale et de son propre entrepôt en Europe.

Il est rare que l’on puisse allier sans froissemens une demi-liberté à un monopole. Les abus s’infiltrèrent rapidement dans les brèches faites à cet édifice si complet du système de culture. Le gouvernement hollandais restait bien en effet le cultivateur exclusif de Java, mais la Hollande n’en était plus le marché unique. Toutes les anciennes lois se trouvèrent donc d’une application difficile, en contradiction même avec les intentions du législateur, qui avait cherché à concilier les intérêts si opposés de la colonie et de la métropole. D’un autre côté, la Hollande tient à la rente qu’elle tire de l’île, à ces 40 millions payés chèrement, si l’on veut, mais qui l’aident en Europe dans ses travaux et maintiennent ses impôts à un taux relativement peu élevé. Elle ne consacre donc à l’entretien des routes et des ports de Java que des sommes insuffisantes pour accomplir les améliorations impérieusement demandées par les progrès commerciaux. Les chemins de fer sont encore à l’état rudimentaire ; les denrées se transportent de l’intérieur à la mer à des prix onéreux, et souvent les communications, interrompues par la saison pluvieuse, déterminent des famines factices dans certains districts, tandis que d’autres regorgent de riz.

L’antagonisme entre la colonie et la mère-patrie est donc bien établi. Deux camps sont en présence, deux théories se disputent ardemment le terrain, et les chambres de Hollande se trouvent elles-mêmes divisées en deux partis : les libéraux, qui veulent l’abolition plus ou moins radicale du système, le retour à l’initiative individuelle, à la liberté d’achat ou de vente des terres, et les conservateurs, qui cherchent à garder, en l’atténuant, si cela est possible, un régime si productif pour l’état et qu’une expérience de près de quarante ans a consacré. La majorité parlementaire des états-généraux de La Haye est libérale. Le gouvernement, trop constitutionnel pour résister longtemps au vœu de la nation, a cependant dissous une fois la chambre. Le pays lui a renvoyé une majorité plus compacte encore, et les ministères qui se succèdent cherchent un expédient qui rende la transition moins brusque, moins préjudiciable à l’équilibre du budget de la Hollande. En principe, on peut affirmer que l’œuvre inaugurée en 1832 par le général van den Bosch est condamnée, et que la grande colonie de Java entrera bientôt, après deux siècles et demi d’existence, dans la période douloureuse d’une réorganisation complète.

Il est évident que l’état compensera promptement les déficits causés momentanément par le changement d’assiette des impôts. Ses revenus seront plus indirects, mais croîtront certainement en proportion rapide du défrichement et de la mise en exploitation de toute la superficie du sol de l’île. Les Pays-Bas trouveront donc plus tard de larges compensations à la secousse qui va se produire dans leur colonie au nom de la liberté de chacun et pour l’émancipation de la race javanaise. On peut tout attendre du reste du caractère énergique et patient des Hollandais. Leur existence chez eux est une lutte perpétuelle contre la nature ; à Java et dans tout l’archipel, chaque pas qu’ils ont fait en avant a été une victoire contre des ennemis nombreux et braves ; ils ont gouverné les vaincus avec douceur, et admirablement mis la terre en valeur par leur système de culture. Le temps leur montre tout ce que ce régime poussé à outrance a de factice, ils profitent des avertissemens de l’expérience, et, malgré une polémique violente qui les pousse à la prompte destruction de tout l’édifice, ils attendent le moment favorable pour le reconstruire sur des bases larges et durables, sans pertes pour l’état ni la colonie.


III

Cette marche lentement progressive du gouvernement néerlandais vers un changement de régime intérieur à Java était encore peu appréciable aux premières heures de notre prise de possession de la Cochinchine. On ne connaissait guère du système du général van den Bosch que les rapides résultats économiques qu’il avait produits. Les observations lues dans les livres écrits sur la colonie ou faites en passant à Batavia, dans une courte relâche, portaient plus à l’admiration qu’à la critique. Une ville splendide, une nature luxuriante, une large hospitalité, une population nombreuse, sage et riche, tout enfin séduisait.

On comprend tout de suite le désir de bien des Français, dès la conquête des trois premières provinces, de prendre pour modèle ce système d’administration qui faisait pour ainsi dire jaillir les millions de la terre. D’ailleurs à cette époque, au commencement de 1862, nous marchions presque dans l’inconnu en ce qui concernait les rapports de l’ancien gouvernement annamite avec ses administrés. Les codes indigènes, déjà traduits cependant, ne suffisaient pas toujours à bien expliquer le mécanisme social de la nation. Les interprètes étaient peu nombreux et obscurcissaient plus souvent qu’ils n’éclairaient les textes douteux. Dans ces conditions, on se sentait porté à changer tout ce qui existait, à suivre des idées préconçues copiées chez des voisins, plutôt qu’à subir le genre d’administration qui avait eu force de loi jusqu’à notre arrivée ; mais la mise en vigueur des institutions de Java demandait des capitaux considérables, et l’état présent comme l’avenir de la Cochinchine étaient trop peu connus en France et à l’étranger pour qu’on pût faire un appel de fonds et créer une compagnie d’exploitation générale capable d’encourager l’agriculture par des prêts à longue échéance. Tout au plus pouvait-on espérer d’organiser une petite compagnie financière à laquelle on eût affermé les impôts qui se payaient alors en nature, et qu’elle eût remboursés en argent. En Asie, on n’hésite pas à louer les impôts indirects, comme ceux sur l’opium et le sel, pour éviter les frais considérables de gérance ; mais confier à une ferme le soin de faire rentrer des revenus directs, c’eût été revenir aux mauvais jours et aux gabelles de l’ancien régime colonial, créer un état dans l’état et surtout engager l’avenir. D’ailleurs les troubles du pays auraient rendu le fonctionnement de cette régie des plus difficiles. La perception, le mesurage et l’emmagasinage des denrées dans des lieux qu’il eût fallu garder par des forces nombreuses seraient venus encore compliquer notre position mal assise.

Les idées s’arrêtèrent un instant à la forme du gouvernement au deuxième degré. Le pays eût gardé ses lois, ses coutumes, ses impôts ordinaires, avec ses propres mandarins, surveillés par des résidens français et appuyés par nos baïonnettes. En conservant à la nation sa tête et en réservant des places à l’ambition personnelle des Annamites instruits, on espérait s’attacher plus facilement les masses et les diriger sans secousse ; mais le mode de recrutement des fonctionnaires cochinchinois, copié sur celui de la Chine, offrait peu de garanties. On sait en effet que les candidats doivent, devant des inspecteurs, dans des examens oraux et écrits, faire preuve de mémoire plutôt que d’intelligence. L’instruction publique est restée stationnaire depuis des siècles dans l’extrême Asie ; on n’apprend, pour les réciter, que des faits, des contes, des dates, des axiomes religieux ou philosophiques. La carrière ne commence pour les mandarins que lorsqu’ils sont reçus lettrés. Le bon sens et le tact politique leur viennent plus tard sans doute au frottement des hommes et des affaires ; mais ils restent toute leur vie emprisonnés en quelque sorte dans un milieu d’idées particulières qui les rendent incapables de s’assimiler nos connaissances et nos progrès. Leur cerveau est comme barré, leur esprit atrophié pour des notions que tout Européen comprend et explique couramment. La langue et l’écriture phonétiques contribuent à les maintenir dans ce cercle qu’ils ne peuvent franchir ; les sciences morales ou naturelles et les mathématiques restent lettre morte pour eux.

Nous laisser guider par les lettrés annamites pour assurée notre domination, c’était une illusion généreuse, mais peu pratique. C’était faire reculer la civilisation européenne et maintenir la nation à un niveau intellectuel qui rendait dans l’avenir tout progrès, même matériel, irréalisable. En supposant qu’ils se fussent ralliés franchement à notre drapeau, la vénalité des dignitaires asiatiques, vénalité qui est passée là-bas dans les mœurs et qui fait partie, pour ainsi dire, des formes de politesse et de gouvernement, nous les eût rendus très promptement impossibles à conserver dans leurs emplois. Nous ne fîmes du reste jamais l’essai de ces différens systèmes, proposés et discutés avec tant d’ardeur par les premiers arrivés. Le seul dessein de la France fut de se mettre à la place de l’administration tombée, en faisant disparaître tout ce que les mandarins annamites avaient eu de dur et d’injuste dans leurs procédés envers la population.

A mesure que l’on connaissait mieux le pays, on comprenait d’ailleurs trop bien la différence radicale qui existe entre les mœurs des Cochinchinois et les coutumes des Javanais pour imposer à la race conquise des principes en contradiction complète avec des habitudes invétérée, qui sont tout pour ces Asiatiques, et qu’un vainqueur doit respecter, au moins les premiers jours, sous peine de révoltes et d’émigrations en masse. Dans la Basse-Cochinchine en effet, le régime communal est complet et homogène. Les villages nomment eux-mêmes leurs maires, choisis seulement par les riches propriétaires ou notables, qui portent le nom d’inscrits. Ces derniers répondent de l’impôt, le répartissent en assemblée générale entre les terres communales et les propriétés particulières appartenant aux habitans inscrits ou non inscrits. Ceux qui n’ont rien paient de leurs personnes, soit en corvées pour l’état dues quatre jours par mois, soit en travail supplémentaire sur les terres de tous, soit comme miliciens. L’ancien régime annamite exigeait un homme sur sept comme soldat, que le village nourrissait, habillait et payait. En outre les recettes du gouvernement étaient basées sur la superficie et sur les qualités des terres, qui étaient divisées en quatre classes, suivant la richesse du sol et la nature des produits. La rente foncière, équivalant au dixième du revenu, se payait en nature ; les contribuables transportaient à leurs frais les denrées dans les magasins du chef-lieu. Des cahiers tenus dans les villages, au centre principal, auprès du chef suprême du pays, et semblables à nos rôles de contributions, enregistraient les noms des inscrits, des non inscrits et des miliciens, la superficie et la nature du sol, l’impôt total du village et la cote de répartition entre tous les membres de la communauté.

La centralisation et le contrôle administratif étaient faciles, car, si le village était mal géré ou trop lourdement chargé d’impôts, les non inscrits disparaissaient. On ne les retrouvait plus au recensement qui se faisait tous les six ans, et les notables ou inscrits, obligés de faire face aux mêmes contributions et de payer pour les absens, avaient tout intérêt à défendre la cause commune et à établir la taxe de chacun avec équité. Au-dessus de ces villages se gouvernant eux-mêmes régnaient despotiquement les mandarins, qui se gardaient bien de toucher au régime intérieur des centres. Dans leurs tournées d’assises ou d’inspection, ils recevaient des cadeaux moyennant lesquels ils consentaient à ne pas trop augmenter l’impôt, et pour les améliorations de détail s’en rapportaient volontiers aux notables, qui restaient souverains maîtres à cet égard. Il est inutile d’insister sur la simplicité de ce système. Si l’on suppose le pays tranquille, les routes ouvertes et la navigation fluviale libre, l’achat des produits augmentera ; la population, le défrichement du sol, suivront une progression ascendante, et le revenu général croîtra sans que l’impôt du dixième ait varié, sans que l’indigène soit pressuré. L’administration locale française pouvait sans danger simplifier encore ces rouages en mettant quelques Européens à la place des mandarins, trop nombreux dans les centres principaux, et en s’en servant pour répartir l’impôt par village, percevoir les droits, rendre la justice et commander les irréguliers de la milice chargés de la police des provinces.

Dès la fin de l’année 1863, l’hésitation n’était plus permise, nos trois provinces étaient pacifiées en grande partie, on n’y signalait plus que des incursions et des rébellions sans importance. On pouvait rendre dans une certaine mesure le pays à lui-même et lever l’état de siège, maintenu jusqu’alors. Les pouvoirs militaire et civil furent donc séparés, et l’administration des indigènes remise entre les mains d’un corps particulier d’inspecteurs relevant d’un directeur de l’intérieur résidant à Saigon. Cette organisation fut complétée par un ensemble de mesures propres à développer rapidement les forces vives du pays. La liberté illimitée du commerce fut proclamée par la déclaration de Saigon qui affranchit tout notre territoire de Basse-Cochinchine des droits de douane extérieure ou intérieure. La liberté civile fut reconnue par l’admission de toutes les races du monde dans nos possessions. L’égalité fut maintenue entre tous, vainqueurs, vaincus et immigrans, par les mêmes charges devant l’impôt, les mêmes devoirs devant la loi et à l’égard les uns des autres. Enfin la dignité de l’indigène fut relevée et sauvegardée par l’abolition des coups de bâton et l’adoucissement des punitions barbares qu’édictaient les codes annamites.

Ainsi, sans augmenter les impôts, sans toucher à l’assiette des revenus ni au système suivi depuis cent ans dans les provinces, on arriva peu à peu à percevoir les taxes en argent, et on n’hésita point à chercher une amélioration dans les recettes par des contributions indirectes, les seules que le peuple le plus soumis supporte facilement. Les fermes de diverses natures, les droits d’enregistrement, de mutation et de patente, enfin l’impôt foncier des grands centres, supérieur à celui des champs de culture, furent successivement augmentés ou établis depuis 1863. En même temps l’on abaissait l’impôt des milices de un homme sur sept a un sur quatorze : le régime des corvées était adouci par la faculté de rachat et la facilité pour les villages de compter par journées de travail dû pendant l’année au lieu de fournir un nombre d’hommes fixe à la première réquisition. On évitait par là de dépasser les charges que peut supporter une population en pleine voie de prospérité, et l’on faisait correspondre les accroissemens d’impôts indirects à une augmentation dans le bien-être de tous et au développement du mouvement commercial. Aussi la statistique du port de Saigon accusait-elle pour l’année 1867 la présence de 887 navires ou barques représentant un déplacement de 500,000 tonneaux, dont 260,000 pour l’importation, et une valeur de 55 millions de francs, dont 30 d’importation. Les budgets de recettes locales des années 1864, 1865, montaient de 4 millions à 4 millions 1/2 ; au mois d’avril 1867, les comptes définitifs arrêtaient l’exercice à 5 millions, sans compter la valeur des corvées, estimées 900,000 francs et appliquées aux travaux publics. Durant notre occupation restreinte, les dépenses nécessaires de la colonie s’élevaient à 5 millions, y compris une subvention de 1 million qu’elle consacrait au service de la marine. Le ministère de son côté restait grevé de 15 à 20 millions pour l’entretien d’une garnison de 8,000 soldats et marins, d’une flottille de 26 navires, pour la construction d’ateliers, de casernes et d’hôpitaux. L’écart entre les dépenses générales de la colonie et les recettes locales avait été ramené dans ces derniers temps à 14 millions ; il pouvait même être réduit à 8 millions en faisant supporter par la métropole certaines dépenses de matériel et de solde. On prévoyait des augmentations certaines de revenus dans l’avenir, soit par l’augmentation du nombre des habitans, soit par les défrichemens et les taxes indirectes ; mais les calculs les plus sages, basés sur les élémens de prospérité dont on disposait dans les trois provinces, ne pouvaient faire espérer, en 1877 par exemple, plus de 10 millions de recettes. Ainsi, en dix ans, les ressources de l’état doublaient ; mais les dépenses se maintenaient forcément au même niveau, puisque la garnison et la marine gardaient un effectif aussi fort et que les édifices de l’état étaient pour la plupart à réparer ou à construire. Notre ancienne situation rendait donc l’équilibre des budgets impossible à réaliser, même d’ici à de longues années, et la colonie restait une lourde charge pour la France.

Après la prise des trois provinces du sud, les cahiers d’impôts des villages, dépouillés avec soin, permirent d’établir aussitôt un avant-projet de budget de recettes basé sur les chiffres officiels de l’ancien régime annamite, et l’on acquit la certitude que les revenus de toute la Basse-Cochinchine s’élèveraient, pour l’exercice 1867-1868, à plus de 8 millions et demi, sans compter la valeur des corvées. Dès le lendemain de notre prise de possession, les ressources locales atteignaient donc un chiffre que nous n’osions pas espérer de longtemps avec notre position sans frontières sérieuses. L’annexion des trois provinces nous a fait avancer de dix années en un jour, et à ce point de vue on ne saurait trop approuver une décision qui a créé la sécurité de la colonie, et double ses revenus sans effusion de sang. Là ne s’arrêtent pas les résultats obtenus par notre conquête. Les mêmes calculs qui faisaient prévoir l’accroissement des revenus dans notre occupation restreinte acquièrent une précision bien plus grande pour la même période de dix années, maintenant que nous dominons sur la totalité du sol. Dès à présent en effet disparaît toute incertitude sur les événemens qui vont se produire, car la pression occulte des mandarins sur la population annamite est anéantie. On ne verra plus cette masse de gens et de produits changer en quelques heures de rives de fleuve, et par conséquent de patrie, laissant par leurs continuelles émigrations des terrains en friche aussi bien de notre côté que de celui de l’ennemi. A l’extérieur, nous redevenons maîtres de tout le commerce du golfe de Siam. La piraterie cesse sur ces côtes. Le cabotage de Bangkok, rassuré déjà par un traité récemment conclu avec nous, peut reprendre son ancienne route si productive des ports d’Hatien et du Rac-gia. L’écoulement des denrées du Cambodge s’effectue à l’intérieur par le réseau de nos arroyos ou par les bras du Mékong sans dommages ni droits fiscaux. Les impôts de guerre, payés en nature chez les Annamites et diminuant ainsi l’exportation du riz, disparaissent. Les douanes inutiles qui barraient pour ainsi dire chaque coude de canal et gênaient toutes les transactions sont abolies. L’impôt des milices, qui pesait lourdement sur les villages en hommes et en argent, abaissé d’abord de un homme sur sept à un soldat sur quatorze, est descendu à un sur vingt et un. La circulation si grande des barques augmente encore, et les causes de misère, amenées par l’état de trouble permanent, le manque de bras et de commerce, s’évanouissent par le seul fait de notre domination. Notre présence rassure ainsi non-seulement les indigènes, mais encore toutes les nations de l’Europe, dont les navires viennent à Saigon charger les riz de ces contrées, où il y a deux récoltes par an.

L’augmentation certaine de recettes que produiront le défrichement des terres, la culture des produits coloniaux, principalement celle du riz, en se basant sur le maintien de l’impôt actuel, qui est d’un dixième du revenu, permet donc d’estimer que la Basse-Cochinchine doit rapporter dans dix ans environ 15 millions de francs, sans faire entrer dans ce calcul la valeur des corvées, estimée à 2 millions. Les revenus indirects, l’exploitation des forêts, la plantation des cannes à sucre, la culture et l’exportation du coton du Cambodge, viendront plus tard augmenter ces ressources locales ; mais, en fait de prévisions de budget, il est plus sage de compter sur les revenus qui tiennent à la nature et aux habitudes du pays que de s’appuyer sur des productions qui demandent des capitaux européens pour prospérer et grandir. Une guerre ou un manque de confiance peut trop facilement détruire les plus belles espérances.

Ainsi, en admettant même que notre situation à Saïgon nous défende de réduire l’effectif de la garnison, de diminuer le nombre des bâtimens armés, les dépenses ne peuvent augmenter, tandis que les revenus tendent vers un maximum de 15 millions autour duquel ils oscillent en plus ou en moins jusqu’à ce qu’un nouvel élément de richesse s’introduise ou que l’assiette de l’impôt change. Il n’appartient en effet qu’aux événemens, à l’expérience de quelques années peut-être, de montrer jusqu’où pourra descendre le chiffre des soldats blancs et des navires nécessaires à la défense de notre territoire contre les agressions étrangères ; mais il est admis en principe par nos voisins anglais et hollandais que dans les contrées tropicales le soldat et le marin européens ne doivent être que l’exception et former le noyau d’une armée composée en majeure partie d’indigènes. C’est une question d’humanité aussi bien qu’une question d’argent. Un peuple d’Asiatiques, une fois soumis, se garde bien mieux par des hommes tirés de son sein que par des soldats qui souffrent du climat, et ne peuvent, avec leur armement et leur nourriture difficiles à transporter, être constamment en campagne. Les milices irrégulières annamites suffisent pour éclairer et surveiller, le Français n’apparaît plus que dans les situations graves. Les économies que l’on réalise ainsi sont d’autant plus grandes que le milicien coûte seulement 140 francs par an, tandis que le soldat blanc, tout compris, revient à près de 1,000 francs. D’un autre côté, les frais de constructions indispensables, comme les hôpitaux, les logemens d’officiers, les casernes, l’achèvement des arsenaux, le creusement d’un bassin de carénage pour le commerce, ne peuvent dépasser, d’après les devis, une dizaine de millions, et il sera nécessaire de les répartir dans une période de huit ans, car l’approvisionnement du chantier en hommes et en matériel, aussi bien que la saison pluviale, qui dure six mois et arrête toute construction, ne permet pas de construire pour plus d’un million par année. L’augmentation des recettes, en permettant l’envoi en 1869 d’un million à la métropole, amènera la réalisation d’espérances qui n’étaient plus douteuses pour ceux qui combattent et travaillent en Cochinchine.

Tout le monde à Saigon croit à la vitalité et à la prospérité d’une colonie que nos guerres n’ont pas dépeuplée, que la cour de Hué considérait comme son grenier d’abondance, et où l’on vient d’inaugurer la liberté complète du commerce pour les hommes de toute race. L’œuvre de la colonisation n’est donc pas attaquée dans son ensemble, elle est critiquée dans ses détails. On pourra témoigner une compassion railleuse à notre capitale naissante, qui paraît bien petite auprès de Calcutta, de San-Francisco, de Batavia, de Melbourne ; mais ces grandes villes ont eu de chétifs commencemens, elles sont restées longtemps stationnaires, la splendeur en est toute moderne et ne date que de la découverte des métaux précieux trouvés dans le voisinage, ou de l’extension prodigieuse de la vente de l’opium. Certes le gouvernement pouvait dépenser 15 millions pour élever tout de suite à Saïgon les édifices nécessaires au logement des hommes et du matériel ; mais on a préféré attendre que les ressources nouvelles eussent grandi pour faire face à ces obligations sans grever le budget de la métropole. Pendant ce temps, une administration simple, point tracassière, a fonctionné, tracé 492 kilomètres de routes, élevé des marchés, des écoles et pacifié le pays. On trouve bien les inspecteurs armés de trop de pouvoirs civils ; mais c’est seulement le manque de personnel, limité longtemps par le manque de fonds, qui a forcé de concentrer tant de fonctions disparates dans une même main. Il a fallu des gens de cœur et de tête pour déblayer le terrain, apprendre la langue et les mœurs. Dans peu de temps, le corps sera organisé, les règles locales formulées, l’application en deviendra facile, et l’administration civile, séparée du pouvoir militaire, fonctionnera régulièrement.

Ces nuances d’opinions locales sont à peu près inconnues en France, où l’on se fait une idée générale de la Cochinchine d’après notre situation aux Antilles, à la Réunion, à Cayenne et même en Algérie. Dans ces contrées, où les bras manquent, l’essor de l’industrie et de la culture est souvent arrêté, depuis l’abolition de l’esclavage, par les difficultés et les incertitudes des immigrations de travailleurs. A Saigon, comme dans toute l’Asie, rien de pareil n’existe. Non-seulement la population indigène peut doubler en vingt années, mais elle est naturellement renforcée par une immigration considérable de Chinois, toujours disposés à suivre les Européens dès que s’ouvre un nouveau port. A Saigon, il est inutile d’aller les chercher à grands frais, ils accourent d’eux-mêmes, et ce sont les meilleurs ouvriers en tout genre ; leur intelligence du commerce et leur connaissance de l’écriture de ces pays en font les plus utiles intermédiaires pour toutes les transactions.

La vitalité de la Cochinchine est donc bien assurée, La colonie soldera plus tard son budget en équilibre et peut-être même en excédant de recettes. La défense des côtes contre les attaques des grandes puissances maritimes ne nécessite aucune fortification permanente. Quelques torpilles à l’embouchure des fleuves, la garnison, la flottille ordinaire et les milices indigènes suffisent au maintien de l’intégrité de notre territoire et à l’honneur de notre pavillon. L’occupation de Saigon ne compromettra jamais toute notre marine et n’engagera pas, comme jadis dans l’Inde et au Canada, une notable partie de nos forces de terre. Le temps n’est plus du reste où des guerres générales ensanglantaient le monde pour la possession de quelques pouces de neige en Amérique ou d’une île sous le soleil. Des complications européennes ne produiraient qu’un accroissement de commerce en Cochinchine ; les navires neutres et les faibles rallieraient bien vite cette terre franche, inabordable pour l’ennemi, et trouveraient dans cette colonie née d’hier toutes les libertés, tous les secours. Notre annexion récente a été saluée avec joie par les Anglais eux-mêmes, qui aiment mieux voir une contrée si riche ouverte à tous que d’en être à jamais éloignés par la méfiance des mandarins annamites. Notre marine de commerce, vivifiée par l’immense exportation du riz, qui lui assure un fret de retour, peut donc prendre bien vite un rang digne d’elle dans les mers de Chine, ce grand marché du globe. En résumé, si notre présence dans l’extrême Asie est un gage de sécurité pour les possessions voisines de la Hollande et de l’Espagne, la colonie de Saïgon est pour la France dans ces parages un élément de prospérité commerciale et de prestige moral.


DES VARANNES.

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1867.