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CHAP. XXVI et dernier.


Heureux et les plus heureux des mortels, ceux dont une étoile bienfaisante a formé l’union indissoluble, et qui mêlent et confondent dans un seul et même destin, leurs cœurs, leurs fortunes et leur être !
Tompson.


Au bout de quelques jours, la santé d’Alphonse lui permit de visiter le château de Cohenburg. Par les ordres du père Nicolas, le cercueil qui renfermoit les restes du dernier comte, avoit été replacé dans le caveau. Mais il se passa bien du tems avant qu’Alphonse pût prendre sur lui d’entrer dans la chapelle et dans la chambre où il étoit couché, lorsque sa mère vint lui donner l’ordre mystérieux de s’éloigner du château.

Le comte Byroff et le père Nicolas, se chargèrent de faire faire les préparatifs que le long abandon du château avoit rendu indispensables.

Dès que Jacques eut appris qu’Alphonse alloit enfin reprendre son rang, et rentrer dans ses biens, il ne fut plus le maître de sa joie. Lorsqu’il ne pouvoit pas l’exprimer au comte, à Alphonse, ou à Lauretta, il se félicitoit lui-même, et ne cessoit de chanter et de danser.

L’hôte, depuis l’arrivée de nos voyageurs, leur avoit prodigué les soins les plus attentifs. Mais il ne sut pas plutôt qu’il avoit l’honneur de posséder chez lui l’héritier du château de Cohenburg, que ses attentions devinrent fatigantes, et perdirent tout le prix que leur donnoit auparavant la naturelle bonté de son cœur. Il avoit l’air continuellement affairé ; et quoiqu’il fût très-bavard, il ne daignoit plus que très-rarement répondre aux questions qu’on lui adressoit.

Les visites fréquentes que le père Nicolas faisoit depuis long-tems au village voisin, en sa double qualité de prêtre et de médecin, lui en avoient fait connoître tous les habitans. Il choisit parmi eux tous les domestiques nécessaires au nouvel établissement d’Alphonse. Il n’oublia pas d’affoiblir par tous les moyens possibles la surprise que la soudaine apparition de l’héritier de la famille de Cohenburg avoit excitée.

Le jour où Alphonse fixa enfin sa résidence au château de ses pères, il reçut les félicitations des moines du Saint-Esprit. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner s’ils avoient le cœur sur les lèvres ; toujours est-il certain qu’ils s’expédièrent de bonne grâce.

Lorsqu’ils se retirèrent Jacques étoit dans un coin de la cour. Lorsque ses éclats de rire le lui permirent il s’écria :

« Ah ! mes amis, vous avez bu à la santé de l’esprit fort à propos. S’il plaît à Dieu, vous n’y boirez pas de si-tôt. »

Le père Nicolas n’avoit pas perdu de tems, et avoit écrit immédiatement à l’évêque pour l’instruire des circonstances du serment d’Alphonse, et pour le recommander à l’indulgence de l’église. Il obtint promptement son absolution, à condition qu’Alphonse fonderoit une rente perpétuelle, en faveur d’un couvent de pauvres religieuses, et se soumettroit à une légère pénitence.

Alphonse résidoit déjà depuis trois mois au château de Cohenburg, les scènes ravissantes du bonheur domestique commençoient à lui faire oublier le passé, lorsqu’un jour Jacques hors d’haleine entra dans le salon, et, s’adressant au comte Byroff, lui dit :

_ « Oh ! monsieur, quel bonheur ! Grâces à Dieu, monsieur, nous n’avons plus maintenant d’ennemis dans le monde, que mon oncle Perlet et la Bastille. »

Le comte Byroff s’empressa de lui demander le motif d’une joie si extraordinaire. Jacques fut quelque tems à reprendre haleine, avant de pouvoir répondre. Enfin il dit :

« Je vous apprends, monsieur, que, Kroonzer a été envoyé aux galères avec toute sa bande. »

« Et comment sais-tu cela ? » lui demanda le comte.

« Je vais vous le dire, monsieur. J’ai été me promener jusqu’à la petite auberge. (C’étoit la promenade habituelle de Jacques, devenu l’ami intime de l’hôte.) Pendant que j’y étois, monsieur, il est arrivé un homme, un étranger. — « Quelles nouvelles ? lui a demandé l’hôte. » — L’étranger a répondu qu’on venoit de découvrir une bande de voleurs dans un vieux château, situé à une journée de chemin d’Inspruch. — Vous pensez bien, monsieur, que j’ai su tout de suite ce qu’il vouloit dire. — « Comment les a-t-on découverts ? » ai-je dit. — « Un gentilhomme, répondit l’étranger, voyageant sur cette route, a été attaqué par eux. Ses domestiques sont parvenus à faire prisonnier un des bandits, qui a tout avoué et désigné leur repaire. Ils ont été immédiatement arrêtés et condamnés par l’empereur, à être vendus aux turcs, comme galériens. »

Le comte Byroff prit sur-le-champ des mesures pour s’assurer de la vérité de ce rapport. Les informations en confirmèrent l’exactitude, à la grande satisfaction de Jacques, qui, depuis sa fuite du vieux château en ruines, avoit toujours eu grande peur d’être rejoint par les bandits, et sévèrement punis par eux de sa désertion. Le comte Byroff lui-même ne fut pas fâché de n’avoir plus à craindre la vengeance, dont Kroonzer l’avoit menacé.

À cette époque, Alphonse envoya en Italie une personne recommandée à sa confiance par le père Nicolas, pour s’assurer si le comte Arieno vivoit encore. En cas qu’il ne fut pas mort, son intention étoit d’aller lui-même à Venise avec sa Lauretta, qu’il regardoit comme l’héritière légitime et unique des biens du comte Arieno. Il espéroit la faire reconnoître par son grand-père ; mais son messager revint avec la triste nouvelle que le comte Arieno, après avoir été jugé complice d’un autre sénateur qui avoit diverti les deniers publics, étoit mort sur un échafaud, et que tous ses biens avoient été confisqués au profit de l’état.

Le comte Byroff et sa fille ne purent s’empêcher de donner quelques larmes, au sort affreux, mais bien mérité, de cet homme, dont la vie avoit été un outrage continuel à l’humanité.

La comtesse Anna ne vécut que peu de mois dans la retraite qu’elle avoit choisie, pour y terminer sa déplorable existence. Certain que le Dieu des miséricordes lui avoit pardonné un crime involontaire, Alphonse ne put pas donner des larmes à une mort, qui mettoit un terme aux longues douleurs de sa mère.

Quelques années après, un événement imprévu fit trouver ensemble Alphonse et le baron de Smaldart. Le tems avoit adouci le ressentiment, que la mort du chevalier d’Aignon avoit d’abord excité dans le cœur du baron contre Alphonse. Ce dernier avoit toujours désiré de se réconcilier avec son généreux protecteur. La réconciliation se fit, sans que ni l’un ni l’autre eussent fait pour cela la moindre démarche, mais à leur mutuelle satisfaction.

Le baron accepta l’invitation, que lui fit Alphonse, de venir passer quelque tems au château de Cohenburg. Son cœur sensible fut touché du spectacle dont il y fut témoin. Alphonse et sa Lauretta, vivant dans tout l’éclat de leur rang, et jouissant du premier des biens, le bonheur domestique ; le comte Byroff révéré par son gendre et sa fille, aimé et caressé par ses petits enfans ; ces innocens enfans, heureux de croître sous les yeux d’une mère tendre, plus heureux encore peut-être d’être élevés par un père digne de cette importante fonction.

« Craignez, mes enfans, leur répétoit souvent Alphonse, lorsqu’ils furent plus avancés en âge ; craignez la méfiance et la jalousie, elles enfantent tous les crimes ; elles sont elles-mêmes des crimes ; elles ne savent pas distinguer l’innocent du coupable ; elles font le tourment de celui qui s’y livre ; elles ne meurent qu’avec lui, et trop souvent la malédiction qu’il a encourue s’étend sur sa postérité. La méfiance et la jalousie sont filles de l’enfer ; la charité doit en triompher, elle est fille du ciel. »



Fin du second et dernier volume.