Traduction par anonyme.
H. Nicolle (1p. 5-28).


LA CLOCHE


DE MINUIT.



CHAPITRE PREMIER.


Je ne suis pas folle ! Ces cheveux que j’arrache, sont les miens ! Je ne suis pas folle ! Que ne le suis-je, ô ciel ! Alors je ne serois plus moi ; et avec le sentiment de mon être, j’aurois perdu celui de ma douleur. Si j’étois folle, j’aurois oublié mon fils ! Dans ma folie, une poupée seroit pour moi mon fils. Non, je ne suis pas folle ; je sens trop fortement, trop profondément que c’est mon fils que j’ai perdu, et non pas la raison !
Shakespeare.


Le comte de Cohenburg descendoit d’une des plus nobles familles de la Saxe. Son château, situé sur un des bras de l’Elbe, étoit un des plus magnifiques de la Germanie ; ses richesses étoient immenses ; il passoit pour l’un des premiers hommes de son siècle.

Jeune encore, il avoit épousé la seconde fille du marquis de Brandenburg, dont il avoit eu cinq fils. L’aîné et le plus jeune avoient seuls survécu à leur mère.

Le comte de Cohenburg, après avoir pleuré sa femme pendant plusieurs années, la suivit dans le tombeau. Alphonse, son fils aîné, étoit alors âgé de vingt-six ans. Frédéric avoit cinq ans de moins.

Le nouveau comte, Alphonse, avoit une physionomie agréable, plutôt que belle. Sa taille étoit moyenne, son esprit bien cultivé, son caractère doux et bienveillant, mais soupçonneux.

Frédéric sembloit être fait pour enchaîner tous les cœurs. Ses traits étoient beaux et réguliers ; sa physionomie étoit expressive et prévenante, sa taille haute et élégante. Il avoit eu, comme son frère, une éducation très-soignée. Mais ne s’étant pas, à beaucoup près, autant livré à l’étude, il étoit moins instruit. Cependant, sa conversation étoit vive et spirituelle. Naturellement violent et emporté, sa colère ne duroit qu’un instant.

Parvenu à sa vingt-deuxième année, Frédéric devint amoureux d’une demoiselle du Luxemburg. Elle étoit belle, mais extrêmement délicate, orpheline, et très-riche. Frédéric acheta une maison dans le voisinage du château de son frère, et lorsqu’il eut épousé sa bien aimée Sophie, il crut s’être assuré, pour toujours, le plus haut degré de bonheur, dont il soit donné à l’homme de jouir.

Avant la fin de la première année de son mariage, la naissance d’un fils vint le combler de joie.

Le comte Alphonse, témoin du bonheur de son frère, désira de le partager. Il résolut de se marier, et choisit parmi toutes les beautés, qui faisaient alors l’ornement des cours de l’Allemagne, Anna, fille unique du duc de Coblentz. C’étoit une femme douée de tous les attraits. Sa taille étoit svelte, ses manières affables et polies. Il y avoit dans sa physionomie une expression, un je ne sais quoi supérieur même à la beauté, et dans sa conversation un charme, auquel il étoit impossible de résister.

Bientôt Alphonse n’eut plus rien à envier à son frère. Au bout de dix mois, son Anna lui donna un fils, précisément le même jour où Sophie accoucha d’une fille, son second enfant.

Le nom de son père fut donné au fils du comte Alphonse.

L’année suivante, Sophie mit au monde un troisième enfant, dont la naissance coûta la vie à sa mère.

La nature avoit fait à Frédéric, le funeste présent d’une sensibilité profonde. Son courage l’abandonna presque entièrement. Cependant ses larmes, essuyées par la main d’un frère, devinrent par degrés moins amères.

Anna, sœur tendre, prodigua aux enfans de Frédéric les soins d’une mère. Elle ne cessoit de les caresser. Elle consoloit leur père, et cherchoit par tous les moyens à le distraire. Enfin, elle parvint à alléger le fardeau de sa douleur.

Le comte Alphonse aimoit son frère avec tendresse ; il compatissoit à son malheur. Il eût voulu l’adoucir au prix de ce qu’il avoit de plus cher, les soins et les assiduités d’Anna exceptés. Il la croyoit incapable d’accorder à un autre la plus petite part de l’amour qu’elle lui devoit. Il se disoit à lui-même que c’étoit cet amour pour lui, qui la portoit à ne pas quitter son frère, afin qu’il ne restât pas seul avec sa douleur. Alphonse d’ailleurs connoissoit son malheureux penchant à la jalousie. Il s’efforçoit sans cesse de le combattre. Mais cette passion faisoit partie de son être. Il ne lui étoit pas donné d’en triompher.

Sans cesse il observoit son frère. Il cherchoit à lire dans les traits de la comtesse, lorsqu’elle étoit avec Frédéric. Il fut convaincu de son erreur. Il fut même sur le point de demander pardon à sa femme de l’injure qu’il lui avoit faite dans son cœur. Mais il pensa que cette démarche ne serviroit qu’à instruire Anna d’un défaut qu’elle ne lui soupçonnoit pas. Il résolut seulement de fermer plus étroitement à l’avenir l’entrée de son âme à la jalousie.

Le dernier des enfans de Frédéric, n’avoit pas survécu à sa mère que quelques heures. Trois ans après, l’aîné rejoignit sa mère et son frère dans la tombe. L’infortuné Frédéric ne se remit de ce coup terrible que pour en éprouver un plus affreux encore. — Sa fille mourut dans ses bras. — Le destin sembloit prendre plaisir à l’accabler. — Il résolut de quitter le théâtre de tous ses malheurs, et de voyager. — Il fit avec précipitation ses adieux à son frère et à sa sœur. Il partit.

Son absence dura quatre ans. À son retour, il étoit entièrement changé. Il n’ouvroit plus la bouche que pour se plaindre, et il étoit devenu rêveur et distrait. En un mot, il ne restoit plus aucune trace du brillant comte Frédéric.

Le comte Alphonse fut touché de son état ; mais la jalousie triompha encore une fois de tous ses efforts. Les soupçons se réveillèrent dans son âme. Il parvint cependant à ne pas les trahir aux yeux de sa femme et de son frère. Au bout de huit mois, Frédéric quitta de nouveau la Saxe.

Alors la pitié l’emporta dans le cœur d’Alphonse. Il crut s’être apperçu que son frère aimoit Anna, et qu’il cherchoit à triompher de son amour par l’absence, ou du moins à le cacher. La comtesse parloit souvent du changement extraordinaire de l’humeur de Frédéric. La manière dont elle s’exprimoit dans ces circonstances, convainquit Alphonse que son frère n’étoit pas aimé. Cette conviction lui causa la satisfaction la plus vive. Cependant il désiroit toujours que Frédéric ne revînt pas.

Cinq années s’écoulèrent, avant qu’il reparût en Allemagne. Il fit un court séjour en Saxe ; après quoi il fut encore absent pendant deux ans. À son dernier retour, l’inquiétude et l’agitation de son esprit, parurent changées en une profonde mélancolie. Il se retira dans sa maison, et annonça le désir d’y mener une vie très-retirée.

Alphonse s’imagina que son frère avoit trouvé quelque moyen de gagner le cœur d’Anna, et que sa retraite n’étoit qu’un prétexte, pour éloigner ses trop justes soupçons. Cependant, il prit de nouveau la ferme résolution de poser toujours le doigt sur ses lèvres ; mais de tenir sans cesse ses oreilles et ses yeux ouverts.

Le fils unique du comte Alphonse, avoit alors atteint sa dix-septième année. De beaux yeux noirs, des sourcils bien arqués, embélissoient sa mâle physionomie. Ses cheveux tomboient en boucles naturelles autour de son col. Son teint frais et animé annonçoit sa robuste santé. Le sourire du bonheur étoit toujours sur ses lèvres. Son esprit, naturellement vif et pénétrant, étoit orné des plus rares connoissances.

Il y avoit déjà un an que Frédéric étoit de retour dans son pays natal, lorsqu’une affaire importante, relative au testament de leur père, appella le comte Alphonse dans la capitale de l’Allemagne.

La veille de son départ, il alla voir son frère. Il fit de tendres adieux à sa femme et à son fils. — « Mon Anna est maintenant au pouvoir de Frédéric. » — Cette idée arrêta un instant ses pas, au moment où il traversa le vaste vestibule du château pour se rendre à la voiture qui l’attendoit. — « Mais n’est-il pas de son honneur de la protéger ? — Sans doute ! — Je ne soupçonnerai pas mon frère. » — Il quitta le château, et se mit en route, suivi d’un vieux et fidèle serviteur.

Le comte Alphonse étoit parti depuis deux mois. Ses affaires ne lui avoient pas encore permis d’annoncer l’époque de son retour. Il avoit souvent écrit à sa femme, et lui avoit exprimé dans toutes ses lettres, le plus vif désir de la revoir bientôt.

À la fin, le moment de son arrivée fut fixé. La comtesse l’attendoit avec toutes les marques extérieures de l’impatience et de l’amour, lorsque le matin du jour où il devoit arriver, le domestique qui l’avoit accompagné, parut seul au château. Les regards inquiets de la comtesse semblèrent lui demander de s’expliquer promptement.

« Le comte vous a-t-il envoyé devant lui, s’écria-t-elle ? »

« Hélas ! non. »

« Oh ! il est mort ! il est assassiné ! »

En prononçant ces mots, elle tomba sans connoissance, sur le plancher.

Ses craintes n’étoient que trop bien fondées. Le vieux serviteur apportoit la triste nouvelle que deux scélérats sortis d’un bois situé à dix lieues du château de Cohenburg, étoient tombés sur son maître, et l’avoient poignardé.

Les larmes vinrent soulager le jeune Alphonse, et dès que sa douleur lui permit de prononcer une parole, il donna l’ordre au vieux domestique d’aller informer son oncle de cet affreux événement, et le prier de se rendre à l’instant au château.

Lorsque la malheureuse Anna fut revenue à elle-même, elle fit signe de la main, aux domestiques qui l’environnoient, de sortir. Restée seule avec son fils, elle lui parla ainsi :

« Alphonse, ton oncle est l’assassin de ton père ! Jure-moi de venger sa mort. »

Alphonse, sans répondre, fixa sa mère avec des yeux égarés.

Anna continua :

« Tu parois étonné ! tu ne peux croire que l’hypocrite Frédéric soit un aussi grand scélérat ; mais jamais ton imagination ne pourra enfanter un monstre aussi noir que lui ! — Oh ! je puis te dire…

Elle s’arrêta.

« Expliquez-vous, de grâce, ô ma mère ! s’écria Alphonse. »

« Non, je ne puis… Je ne veux pas te donner une aussi affreuse idée du frère de ton père… Le tems peut venir ou tu… — Elle s’arrêta encore un instant. — Je ne puis prouver ce que j’ai avancé. Renferme donc ce secret dans ton sein ; mais jure-moi, par le ciel, que lorsque le meurtrier sera connu, tu vengeras la mort de ton père. »

« Oh ! ma mère, pouvez-vous penser que je puisse jamais manquer à un devoir aussi sacré ? Non ! faites-moi connoître le coupable, et je le jure par le ciel, à l’instant méme cette épée lui percera le cœur. »

« Je reconnois mon fils ! Daignent les anges veiller sur mon Alphonse, s’écria la comtesse en l’embrassant ! — Oh ! mon fils, tu ne connois pas le comte Frédéric ; mais le tems t’apprendra à le connoître. »

Ce dernier arriva bientôt. Sa physionomie et son maintien portoient tous les signes d’une douleur feinte. Alphonse put à peine supporter sa présence. Il crut voir la confirmation des conjectures de sa mère. Il fut sur le point de reprocher au comte sa scélératesse. Le désir d’acquérir la preuve de son crime, le détermina enfin à garder le silence. Il ne put cependant pas rester plus long-temps avec celui qu’il regardoit comme l’assassin de son père. Il s’élança hors de l’appartement, en s’écriant d’une voix presque étouffée par les sanglots : « Oh ! mon père !… »

Dans la soirée, le comte retourna chez lui. Le vieux domestique qui avoit apporté l’affreuse nouvelle, eut ordre de retourner sur-le-champ à l’endroit où son maître avoit été tué, et de faire transporter son corps au château, avec toute la diligence possible.

Le comte Frédéric se chargea de faire les préparatifs nécessaires aux obsèques de son frère.

Après le départ de son oncle, Alphonse fit de nouvelles instances auprès de sa mère, pour l’engager à lui faire connoître les raisons qu’elle avoit de soupçonner le comte Frédéric.

« N’insistez pas davantage, répondit-elle, je ne le puis pas. Le tems vous expliquera mes paroles. Oh ! Alphonse, souvenez vous de votre serment ! »

« Je jure de nouveau d’y être fidèle. »

Le lendemain le comte Frédéric revint au château de Cohenburg. Alphonse évita sa présence et se retira, à son arrivée, pour s’abandonner à toute sa douleur dans la solitude. Au bout de quelques heures, croyant son oncle parti, il rentra dans l’appartement, où il avoit laissé sa mère. Quelle fut sa surprise, en la voyant aux genoux du comte, et lui baisant la main ! — Elle se leva et se jeta dans un fauteuil. — Le comte s’appuya sur la croisée près de laquelle il se trouvoit.

« Où suis-je, se dit à lui-même Alphonse, et comment concilier cette conduite avec l’opinion de ma mère sur le comte Frédéric ? »

Anna s’apperçut que son fils la fixoit. Elle leva ses mains suppliantes vers le ciel.

Un instant après, Frédéric partit.

Alphonse rompit le premier le silence.

« Vous m’avez ordonné, dit-il à sa mère, de ne plus vous demander l’explication de vos soupçons… »

Il alloit continuer. La comtesse se leva, et fondant en larmes, elle sortit.

Alphonse, tourmenté d’horribles soupçons, traversa l’appartement, se jeta par terre, se releva, sortit de la chambre où il étoit, entra dans le jardin, s’y promena ; s’y assit ; tout fut inutile ; l’affreuse incertitude s’attachoit à ses pas. Le trait empoisonné avoit pénétré jusqu’à son cœur.

La comtesse lui fit dire qu’elle ne paroîtroit pas au souper. Alphonse ne s’apperçut pas qu’il étoit servi, quoiqu’il eut appuyé sur la table un de ses bras, dont il soutenoit sa tête appesantie par la douleur.

Il se retira de bonne heure dans sa chambre. Il chercha inutilement dans le sommeil l’oubli momentané de ses chagrins. — Il lut les lettres, qu’il avoit reçues de son père, pendant son absence. Ses pleurs ne lui permirent pas de lire long-tems. Il se jeta sur son lit. Sa lampe prête à s’éteindre, ne rendoit plus qu’une lumière pâle et tremblante. L’obscurité de la scène sembloit donner encore une teinte plus lugubre à ses pensées.

Minuit sonna. Tous les habitans du château de Cohenburg étoient ensevelis dans un profond sommeil, excepté le malheureux Alphonse. Étendu sur son lit, il songeait aux événemens du jour précédant, lorsqu’un cri perçant frappa son oreille, et le tira de ses réflexions. Ce cri lui parut partir de la chambre de sa mère. Il écouta ; il n’entendit plus rien.

« Sa douleur lui fait perdre la raison, s’écria-t-il ; ô femme infortunée ! daigne le ciel adoucir ses chagrins ! »

Il soupira, versa quelques larmes, et retomba sur son oreiller.

Après un court intervalle, il s’endormit.. À peine commençoit-il à jouir de ce premier repos, depuis la mort de son père, qu’il fut éveillé par le bruit de la porte de sa chambre, qu’il entendit ouvrir. Le jour commençoit à poindre. Alphonse reconnut sa mère qui entroit dans son appartement. Son air effaré l’alarma. Ses yeux étoient fixes. Tous ses traits exprimoient une douleur profonde. Elle étoit enveloppée dans une longue robe qu’elle retenoit elle-même autour d’elle ; comme un manteau ; ses cheveux épars tomboient en désordre sur ses épaules.

« Alphonse ! dit-elle à son fils, écoutez-moi : obéissez aux ordres de votre mère. Ne me demandez point d’explication ! — Fuyez à l’instant du château. Si vous aimez la vie, si vous craignez le ciel, n’en approchez jamais ! »

Alphonse s’étoit jeté sûr son lit, sans se déshabiller ; il fût bientôt debout.

« Pourquoi cette soudaine alarme ! s’écria-t-il ; craignez-vous que mon oncle ne commette un second forfait, aussi horrible que le premier ? Ne craignez rien pour moi, je remplirai mon serment. »

Anna poussa un cri ; après quoi elle dit :

« Vous m’avez perdue ; vous vous êtes perdu vous-même ! — Votre oncle est innnocent ! — Il ne nous reste à tous les deux qu’un moyen de salut. — Fuyez loin d’ici. — Fuyez-moi. — Fuyez votre oncle. — Prenez cette bourse. — Ne revenez pas au château. — Sellez vous-même le plus rapide coursier de l’écurie, et partez, tandis que la légère obscurité du matin protège encore votre fuite. — Embrassez-moi. — Oh ! non ! non ! non ! — Ce seroit ……»

Un torrent de pleurs l’empêcha un instant de continuer. Enfin elle ajouta :

« Pars ! et puisse le ciel te combler des bénédictions, qu’il ne m’est plus permis d’espérer ! »

Elle lui donna la bourse. Sa main étoit tachée de sang ; Alphonse s’en apperçut et frémit. Il n’eut pas la force de prononcer un seul mot. La comtesse lut son trouble dans ses yeux. Elle s’écria encore une fois :

« Oh ! fuyez et sauvez-moi. — Je vous en conjure, fuyez. »

À peine eut-elle prononcé ces derniers mots, qu’elle sortit avec précipitation de la chambre d’Alphonse, et courut s’enfermer dans la sienne.

Étonné, épouvanté de ce qu’il venoit d’entendre et de voir, Alphonse hésita quelque tems sur le parti qu’il prendroit. À la fin, il s’écria :

« Ma malheureuse mère auroit-elle perdu la raison ? — Oh ! non, je ne puis m’y tromper. Ce n’est pas là de la folie. Elle a certainement eu un motif bien pressant, pour m’ordonner de la fuir ; mais alors, pourquoi me le cacher ? — Mon oncle, m’a-t-elle dit, est innocent ! — Je m’y perds. — N’importe, c’est mon devoir d’obéir. »

Il sortit de sa chambre. Au moment où il passa devant celle de sa mère, la porte s’ouvrit, et Anna lui dit :

« Vîte, vîte, mon cher Alphonse ! »

Il s’arrêta, mais la porte fut à l’instant refermée. Il descendit dans la première cour, souleva avec peine les lourdes barres de fer, qui en fermoient les portes, et gagna l’écurie. Il sella lui-même son cheval favori ; et le cœur oppressé, il s’éloigna du château de Cohenburg, après avoir jeté un dernier et douloureux regard sur cette antique demeure de ses pères.

« Si vous aimez la vie, — si vous craignez le ciel, — fuyez-moi, — fuyez ce château. » — Il répétoit sans cesse ces paroles. — Il appuyoit sur les mots en les prononçant. Son esprit se perdoit dans un labyrinthe de conjectures. Entièrement absorbé, il avoit déjà fait environ cinq lieues, sans s’arrêter, et sans se demander à lui-même où il alloit. Ne sachant encore quelle réponse faire à cette question, il apperçut dans l’éloignement sur le sommet d’une coline, un village dont le clocher s’élevoit au-dessus des arbres d’un bois épais qui l’environnoit. Il dirigea ses pas vers cet endroit. Au moment où il y arriva, les paysans alloient à leurs travaux. Ils le regardèrent d’un œil curieux. Alphonse s’apperçut qu’ils ne le connoissoient pas, et qu’il n’étoit pour eux que l’objet d’une curiosité vague. Après avoir fait rafraîchir son cheval, il repartit. Il désiroit quitter promptement cette partie du pays, où il pouvoit être reconnu. Quoiqu’il n’eût aucunes raisons personnelles de se cacher, il sentoit qu’il seroit fort embarrassé s’il rencontroit un ami qui lui demandât où il alloit, ou qui lui fit des questions sur sa famille.

Après s’être éloigné encore de plusieurs lieues, il sentit ses forces morales et physiques également épuisées. Il descendit de cheval, et l’ayant attaché au tronc d’un arbre, dont les branches le mettoient à couvert des rayons du soleil, alors dans son midi, il se coucha lui-même sous son ombre hospitalière.

La réflexion, qui ne peut parvenir à éclaircir l’objet de notre méditation, tout en rendant pénible la durée du tems, l’abrège. — Aussi Alphonse ne quitta-t-il son lit de gazon, que lorsque le soleil fut fort près de son coucher. Il fit encore trois lieues. Il apperçut alors une misérable auberge, dans laquelle il se détermina à passer la nuit. Il but, en y arrivant, un verre de vin, qui lui rendît des forces. C’étoit la première nourriture, excepté un peu d’eau puisée dans un ruisseau avec le creux de sa main, qu’il eut prise de la journée. Il mangea ensuite, mais peu, et sans appétit. Quoiqu’il ne se sentît nullement disposé à goûter les douceurs du sommeil, il se retira de bonne heure dans sa chambre.