La Civilisation et les grands fleuves historiques/5


CHAPITRE V


LE MILIEU


Variations physiques de l’épiderme terrestre. — Discussion de l’hypothèse d’Adolphe d’Assier sur les rapports entre la naissance de la civilisation et la période glaciaire. — Précession des équinoxes. — Importance exagérée attribuée aux influences thermiques. — Valeur changeant des milieux.


L’histoire se déplace continuellement. L’Europe, maintenant la première à ouvrir la route au progrès, était encore plongée dans les ténèbres que, depuis de longs siècles, la civilisation brillait d’un vif éclat sur quelque autre partie du globe, vide et désolée aujourd’hui. En Égypte, en Asie, combien de villes inscrites pour l’éternité dans les annales du monde, mais dont il ne survit guère plus que le nom et quelquefois un tell, un cairn, un dolmen, un modeste tombeau, un amas informe de ruines ensevelies sous le sable du désert : le nomade les foule aux pieds, non moins insoucieux des grandeurs déchues que le troupeau ruminant sous sa garde.

Souvent cette décadence historique peut se rattacher à des modifications géologiques et climatiques du milieu ; pas plus que les destinées des peuples, les différentes régions de notre planète ne restent immuables sous la marche pesante des siècles : l’épiderme terrestre n’a donc pu se maintenir sans altération à travers les âges. Du golfe Latmique, par exemple, il ne demeure qu’un lac[1] insignifiant, entouré de marais pestilentiels, et sans communication avec la mer : le reste a été comblé par les alluvions du Méandre, probablement aidées d’un exhaussement du sol. Milet, qui lui devait sa grandeur, Milet, la glorieuse capitale de la fédération ionienne, est réduite aujourd’hui au misérable hameau de Palatia.

Si pourtant les modernes habitants de Milet étaient encore animés de cet esprit qui, jadis, créa leur Thalès et leur Anaximandre, ils auraient, d’abord, opposé aux commotions lentes, mais irrésistibles du sol, cette même énergie que leurs prédécesseurs déployèrent contre Alexandre ; vaincus dans cette lutte, il leur serait resté la ressource de transporter ailleurs leurs pénates et leur gloire : les golfes à courbe heureusement dessinée ne manquent pas dans le voisinage ; mais le « pouls de l’histoire » avait cessé de battre dans cette artère avant que l’eussent comblée les boues de l’Akistchaï. Ostie, l’antique port de Rome, était, déjà sous Auguste, repoussée dans les terres par les apports


No 2. — Golfe Latmique.


du Tibre, mais la grandeur de la cité éternelle n’en subit point d’atteinte, et les césars creusèrent des havres au nord et au sud du nouvel estuaire.

Des changements physiques bien plus considérables ont été constatés dans les pays historiques situés à l’orient de la Méditerranée. On croit, d’après certains indices, que le sol de l’Arabie Pétrée était autrefois moins aride, moins rebelle et toute culture. Plusieurs de ses ouadi, maintenant des fleuves sans eau, notamment les gorges entre l’Ouadi-Feiran et l’Ouadi-ech-Cheïkh[2], sont couverts d’acacias et de tamaris, montrant que, depuis nombre d’années, le flot de la saison des crues atteint à peine deux mètres de hauteur, et, cependant, leurs falaises bordières portent des traces non douteuses d’érosion à une époque dont les traditions locales n’ont pas conservé le souvenir ; il devait donc dépasser quinze mètres. Puisque ni cette contrée, ni la presqu’île de Sinaï, sa voisine, ne furent jamais revêtues de forêts, du moins sur une vaste étendue, on ne saurait attribuer à la destruction des bois le desséchement manifeste de leurs rivières. Ce changement cosmique, si important, n’est pas limité, d’ailleurs, à la péninsule Arabique. Il y a déjà quelques années, M. Renan, pour expliquer la décadence de la Palestine, eut recours à l’hypothèse que le climat est devenu plus torride depuis le temps de Jésus et de Ponce-Pilate. M. Élisée Reclus a repris cette intéressante question de météorologie historique[3]. « Assurément, dit-il, la température est à peu près restée la même, puisque la limite septentrionale de la zone où mûrissent les dattiers et la limite méridionale des vignes coïncident encore sur les bords du Jourdain ; dans le Ghor, une température de 21° à 21° 1/2 s’est donc maintenue depuis vingt-cinq siècles. Toutefois, dans un pays dont le relief est si accidenté, il se peut que les limites des aires végétales se soient légèrement déplacées en hauteur sans que les annales permettent de le constater ; or, il suffit du plus léger écart d’altitude pour amener un changement, puisque 200 mètres d’élévation correspondent à un degré en latitude. Autrefois, aussi bien que dans ce siècle, les eaux pluviales étaient fréquemment insuffisantes pour les cultures ; la construction d’aqueducs et de citernes pour l’alimentation des villes et l’irrigation des campagnes était le plus indispensable des travaux publics ; les prières se faisaient à la même époque pour implorer la pluie : en octobre, où tombent ordinairement les premières averses, et en avril, où l’on s’attend aux pluies de printemps ; mais si désireux que fussent les habitants de voir des pluies abondantes féconder leurs cultures, l’aspect même du pays semble prouver que ces contrées « découlant de lait et de miel » avaient jadis un climat plus humide. Les auteurs s’accordent à dire que la Palestine était couverte de forêts sur une grande partie de son étendue : maintenant elles ont entièrement disparu, si ce n’est dans le voisinage de la mer et sur quelques pentes bien exposées aux souffles humides : les seuls débris qu’on en retrouve ailleurs sont des racines que les indigènes retirent pour en faire du charbon ou du bois de chauffage. Les cultures s’étendaient autrefois bien au delà des limites actuelles ; jusqu’en plein désert, où l’eau nécessaire à l’irrigation manque aujourd’hui, on voit les traces d’anciennes plantations. La Palestine entière, actuellement si aride et si pierreuse dans toute la région méridionale, était couverte de végétation : les montagnes étaient façonnées en terrasses, semblables à celles de la Provence et de la Ligurie ; de Dan à Béer-Sebah, même dans la péninsule de Sinaï, on voit, sur tout le pourtour des collines, les ruines des murs qui soutenaient la terre des vignobles. Du moins, si la Syrie et la Palestine ont changé de climat, si l’atmosphère y est, comme dans toute l’Asie antérieure, devenue moins humide, la salubrité générale s’y est maintenue ; les terrains en pente facilitent l’écoulement des eaux et les marais sont peu étendus. »

Une étude attentive des conditions physiques actuelles de diverses parties de l’Asie Mineure et de la Mésopotamie surtout, nous porte aussi à conclure au dessèchement du terrain ; pourtant, dans son état présent de dégradation, cette région glorieuse de l’Euphrate « où fut pétri le premier pain[4] », n’en mérite pas moins son ancien surnom de « pays des céréales » : elle est encore plus fertile que mainte contrée prospère de l’Europe et de l’Amérique du Nord, et pourrait nourrir une population autrement nombreuse que le misérable résidu des anciens compagnons des Khalifes. D’ailleurs il est vrai que, dans la dégradation du sol, une part peut revenir à un régime social fâcheux, mais cette part ne saurait être invoquée comme une cause naturelle de la déchéance historique des nations, puisqu’elle est, au contraire, un produit de cette déchéance même.

Le phénomène de l’assèchement progressif de l’air et du sol de ces régions, territoires historiques de l’Asie par excellence, fait naturellement soupçonner une cause physique, puissante et générale, mais qui nous est encore inconnue, il n’est peut-être pas sans rapport avec la disparition constante et rapide des derniers restes du grand Océan tertiaire, dont les îlots s’étendaient autrefois entre l’Asie et l’Europe, et que rappellent seulement les bassins fermés de la mer d’Aral, de la Caspienne, du Balkach, et autres lacs ou mers intérieures de l’Asie centrale[5].

Ces exemples suffisent à mettre en évidence le très vif intérêt, au point de vue historique et sociologique, de ces recherches sur la géologie dynamique et sur les variations de climat qui en dépendent. La seule tentative faite, à ma connaissance, pour rattacher synthétiquement les origines de la civilisation à l’histoire physique et cosmique de notre planète, est celle de M. Adolphe d’Assier ; à lui revient l’honneur d’avoir, le premier, abordé cette question importante avec la méthode rigoureuse et précise que lui rendait familière son érudition cosmique et historique : « Pourquoi, se demande-t-il, certains peuples d’Orient se sont-ils révélés depuis cent cinquante siècles (?), tandis que, il y a à peine sept ou huit mille ans, les races européennes n’étaient représentées que par des troglodytes[6] » ? C’est dans la théorie des périodes glaciaires que l’ingénieux auteur croit trouver la clef du problème :

« Privée de hautes montagnes, et touchant, par son extrémité méridionale, au tropique du Cancer, l’Égypte a été toujours à l’abri des phénomènes glaciaires. On peut en dire autant des vastes chaînes qui découpent les plaines de l’Asie, depuis les côtes de la Méditerranée jusqu’à celles de la Chine. Il en est tout autrement de l’Europe : située loin des tropiques et confinant aux mers boréales, elle est en quelque sorte la terre classique des grandes périodes de froid. Le vaste manteau de neige, qui recouvrait alors la plus grande partie de sa surface, arrêtait le développement de notre espèce. Ce n’est, en effet, qu’après le retrait des derniers glaciers, qu’on rencontre dans les lacs, les grottes et les tourbières, les premiers vestiges des populations préhistoriques. Aux époques antérieures, on ne trouve que quelques fragments d’ossements humains, et ces débris deviennent de plus en plus rares, à mesure qu’on approche de la base des terrains quaternaires. »

Ainsi, d’après M. d’Assier, ce fut l’excessive rigueur des grands hivers de l’hémisphère boréal qui obligea les populations des hauts plateaux de l’Asie à émigrer vers le littoral méridional de la Méditerranée, du golfe Persique, de la mer des Indes, dont le climat devait alors être similaire à celui des contrées les plus heureuses de l’époque présente. Elles s’épanouirent dans ce milieu favorable ; elles y prospérèrent tant que la température en était rafraîchie par le voisinage des glaciers ; peu à peu, cette influence réfrigérante s’atténuant par le retrait des glaces, et le climat redevenant de plus en plus tropical, leur énergie cérébrale s’affaiblit, leurs civilisations tombèrent en ruine pour céder enfin la place à la civilisation européenne. Depuis la période diluvienne, notre climat, en effet, s’était notablement adouci, tout en restant abrité contre l’envahissement de l’énervante chaleur des tropiques[7]. Mais si notre Europe se trouve ainsi relativement protégée contre l’action anticivilisatrice des hautes températures, elle sera, par cela même, la première exposée à un plus grand danger — le refroidissement progressif de l’hémisphère boréal — quand la prochaine période glaciaire refoulera de nouveau, vers la zone torride, le courant principal de l’histoire. L’auteur, toutefois, nous laisse une consolation : l’homme des siècles futurs, mieux outillé par la science moderne contre les influences désastreuses de la nature, saura, bien autrement que ses ancêtres, résister aux épreuves que lui prépare l’avenir.

Cette théorie est fort attrayante, comme du reste toutes celles qui cherchent à réunir les membra disjecta de la science en un corps unique et vivant, et à relier l’histoire politique et morale du genre humain aux vicissitudes physiques du monde solaire en général, et de notre planète en particulier. Ici, malheureusement, cette alliance se tente sur un terrain où tout est encore hypothétique : âge de 15 000 ans attribué par M. d’Assier à la civilisation égyptienne, tandis que la plus hardie des supputations chronologiques n’arrive pas à la moitié de ce chiffre[8], causes présumées de ces époques glaciaires dont on ne saurait décidément affirmer le caractère cosmique, extra-terrestre, enfin l’influence meurtrière exercée, assure-t-on, par une différence de quelques degrés dans les températures moyennes annuelles sur des civilisations qu’on voit pourtant prospérer sous des lignes isothermes très éloignées, de Calcutta à Moscou, d’Alger à Édimbourg et à Stockholm.

Plusieurs savants attribuent l’extension considérable des glaciers sur l’Europe, lors des premiers temps quaternaires, à des causes plus ou moins locales : l’altitude très supérieure que devaient avoir les montagnes ; peut-être aussi un exhaussement du sol ; l’humidité apportée par les vents orientaux après leur passage au-dessus de l’énorme nappe des grands lacs de l’Asie centrale, plus vastes alors, et au-dessus de la Caspienne réunie à la mer Noire ; l’absence enfin de ce vent sec et chaud, le föhn de la Suisse allemande, qui vient du sud et se signale par sa propriété de « manger » la neige et la glace, comme disent les montagnards ; avant le desséchement de la mer saharienne, il serait arrivé, au contraire, tout saturé de vapeurs et, par conséquent, sans action dévorante sur les glaciers.

Passons maintenant aux causes astronomiques qui exercent une influence « alternante » sur la température des hémisphères terrestres, en abrégeant ou en allongeant les hivers au sud ou au nord de l’équateur. En s’appuyant sur les calculs de J. Croll, de Stone et de Moore, Ch. Lyell[9] nous apprend que l’une de ces causes, la variation de l’excentricité de l’orbite terrestre, n’oscille entre le maximum et le minimum qu’une seule fois en 850 000 ans, chiffre tellement hors de proportion avec toutes les vicissitudes et péripéties de l’histoire, que, d’ores et déjà, nous pouvons considérer ce phénomène comme éliminé.

Il n’en est pas de même de la précession des équinoxes, qui, diversement modifiée par d’autres déplacements, accomplit en 210 siècles le tour entier du cercle zodiacal, et à laquelle le mathématicien Adhémar a voulu directement rapporter la genèse des périodes glaciaires.

On sait que la terre passait à son périhélie au solstice de décembre de l’an 1248 de l’ère chrétienne. Cette année se présente donc comme une date critique de l’histoire de notre planète, date qui pourrait ne pas être sans rapport avec la chronologie de nos plus anciennes civilisations. L’an 9252 avant Jésus-Christ aurait été le plus froid de l’hémisphère boréal tout entier ; puis, la température serait allée toujours en augmentant jusque vers le milieu du moyen âge, pour recommencer, en 1248, le mouvement en sens inverse qui, en 11.718, atteindra son point culminant. Les égyptologues les plus accrédités rapportent, nous l’avons vu, les origines de la monarchie pharaonique à 45, à 50 siècles tout au plus avant Jésus-Christ. L’écart entre les deux dates, 9252, l’année la plus froide de notre hémisphère, et 4500, l’arrivée de Ména ou Ménès à Memphis, est certainement considérable, mais près de cinq mille ans devaient se suivre jusqu’au périhélie. De longs siècles ont dû s’écouler, occupés par ces migrations qui, les unes après les autres, amenaient les populations des pays glacés dans les régions alors tempérées de l’Afrique nord-orientale ; et, à leur première apparition dans l’histoire monumentale et documentale de l’humanité, les Égyptiens possédaient une culture remarquablement avancée, fruit du travail de bien des générations[10]. Admirablement adaptés déjà au milieu nilotique, ils avaient même découvert ce chadouf bien autrement important pour eux que les pyramides de Memphis et les temples de Thèbes, et dont les fellah se servent encore pour distribuer l’eau du fleuve dans les campagnes.

La date probable de l’origine des civilisations chaldéennes est encore plus difficile à fixer. Jadis, on les croyait toutes plus jeunes que la monarchie memphitique, mais les progrès de l’assyriologie moderne ont mis au jour des vestiges qui ne sont certes pas postérieurs à l’an 3000 avant Jésus-Christ[11]. La science est loin d’avoir dit son dernier mot à cet égard, et, sans choquer la vraisemblance, on peut considérer les premières civilisations historiques de la basse Chaldée comme contemporaines de celle de l’Égypte. Seulement, et voici l’histoire en contradiction avec la théorie de M. d’Assier, à mesure que notre hémisphère se réchauffe et que s’épuise l’action réfrigérante des glaciers, la monarchie babylonienne, depuis Salmanassar et Nabuchodonosor, prend son élan vers les latitudes tropicales, le golfe Persique, et, plus tard, l’océan Indien. La période brillante du Khalifat, cette phase dernière de l’histoire de la Mésopotamie, pendant laquelle eurent lieu la conquête de l’Afrique équatoriale, celle de l’Hindoustan, et l’extension de l’influence musulmane jusqu’aux mers de la Chine, se rapproche singulièrement de ce milieu du XIIIe siècle, qui aurait dû lui être funeste, comme période du plus grand froid de l’hémisphère du nord.

Il y a plus : si l’éclosion et la marche progressive ou régressive des civilisations étaient régies par une loi cosmique, on retrouverait partout, dans l’Ancien Monde, un synchronisme que la science ne constate pas, mais nous permet de supposer entre les histoires primitives de l’Afrique et de la Chaldée. Sans parler des côtes de Malabar et de Coromandel, le Pandjab, aussi bien que la vallée du Nil, est protégé contre l’action des périodes glaciaires et, bien plus que l’Égypte, menacé par les envahissements de la chaleur tropicale. Pourtant, je ne crois pas qu’un seul de nos indianistes sérieux admette, pour la civilisation aryenne du pays des cinq fleuves, une origine antérieure à douze ou au plus quinze siècles avant Jésus-Christ. L’éveil de l’Inde à la vie historique aurait donc eu lieu moins de 8000 ans après l’année la plus chaude et plus de 3000 avant l’année la plus froide de l’hémisphère boréal. On pourrait répondre, il est vrai, que les Aryas de l’Hindoustan, proches parents de ces Iraniens qui vinrent, beaucoup plus tard, se mêler glorieusement aux destinées de la Mésopotamie, avaient fait un stage de plusieurs siècles dans la région bactrienne, antérieurement à leur apparition sur les bords de l’Indus. Mais alors, chose absolument incompatible avec la théorie thermique, tandis que, de par la précession des équinoxes, les années deviennent plus chaudes dans les zones du nord, la civilisation aryenne émigre de la Bactriane (isotherme actuel, 18°), vers les vallées indo-gangétiques (22°) ; plus tard, elle s’achemine vers le Dekkan (26°)[12] pour gagner, en dernier lieu, un de ces « enfers » de l’équateur thermique dont la température moyenne annuelle est aujourd’hui de 28°. On pourrait en dire presque autant de la civilisation chinoise dont, même si l’on adopte la chronologie confucienne[13], on ne saurait reporter la genèse à vingt siècles avant l’ère chrétienne, et qui n’a pas cessé de s’étendre vers le sud, des bords du Wei-ho et du fleuve Jaune (isotherme, 15°), à ceux du Yang-tzé-kiang (18°), pour franchir le tropique du Cancer à Canton et à Formose (22°).

Les lignes isothermes, nous l’avons vu plus haut, posent d’incontestables limites à ce que l’on peut appeler l’arène des civilisations historiques, mais ces limites sont assez larges et coïncident grosso modo avec les moyennes annuelles de + 4° au moins, et de + 20 ou 22° au plus. Quelle que soit leur importance locale, les cinq ou six villes populeuses qu’on trouverait à nommer au sud de cette frontière, Mexico, Kano, Madras, Bombay, Calcutta, jouent un rôle très subordonné dans les annales collectives de l’humanité. Or, toutes les variations cosmiques ou telluriques constatées par la science, en diverses régions de notre planète, oscillent entre des extrêmes beaucoup plus rapprochés. Une civilisation historique, surtout parvenue à un certain degré de maturité, n’est certes pas semblable à ces plantes délicates qu’un faible écart thermique stérilise ou fait périr. Les fils de la verte Érin, nés dans une île dont la température moyenne n’atteint pas 10°, prospèrent dans le district de S. Diego (los Angeles), sur les frontières du Mexique, bien mieux que dans la mère patrie, sous le joug du landlord anglais ; le Russe s’adapte facilement au milieu, aussi bien sous l’isotherme de + 12° que sous celui de — 12° ; de la Mantchourie au Pérou, le Hakka de la Chine transporte, sous les climats les plus divers, son esprit d’association, ses tablettes, sa physionomie, son odeur propre, mélange d’opium, de camphre et d’œufs pourris, sa pacifique mais indomptable énergie au travail, son talent de se faire aux plus modestes conditions matérielles de l’existence, joint à un épicuréisme qu’on pourrait qualifier de platonique, et à un goût latent pour les choses raffinées. Ces faits ne sauraient donc nous inspirer une confiance aveugle dans les savantes combinaisons cosmologiques que nous venons de passer en revue.

Ces hypothèses, pourtant, ont une utilité incontestable ; elles élargissent les horizons de la science et poussent à des recherches nouvelles. Bien avant M. d’Assier, et pour expliquer le rôle insignifiant joué par l’Europe continentale dans la période gréco-romaine ou classique, des savants distingués ont pensé que son climat devait être alors extrêmement humide et froid. Humholdt, Fraas[14], Gay-Lussac, Arago[15], Becquerel[16], Moreau de Jonnès, Dureau de la Malle, etc., en Europe ; Noah Webster, Torry Drake et autres, en Amérique, ont fait là-dessus de minutieuses études. La question n’est pas résolue sans appel et, s’il paraît démontré que de réelles variations climatiques ont eu lieu pendant le cours de l’histoire, elles ont été renfermées entre des limites assez étroites : rien ne nous autorise à admettre une disproportion si considérable entre cette cause physique et l’effet sociologique et historique qu’on veut bien lui attribuer.

Certes, en regard des rapides péripéties de l’histoire, les modifications du sol et de la climature s’accomplissent avec une imperturbable lenteur : « Aujourd’hui, comme aux temps de Pline et de Columelle, la jacinthe se plaît dans les Gaules, la pervenche en Illyrie, la marguerite sur les ruines de Numance ; et, pendant qu’autour d’elles les villes ont changé de maîtres et de nom, que plusieurs sont entrées dans le néant, que les civilisations se sont choquées et brisées, leurs paisibles générations ont traversé les âges et se sont succédé jusqu’à nous, fraîches et riantes comme au jour des batailles[17]. » Assez rares, à mon avis, sont les exemples de décadence historique qui puissent, sans parti pris, être attribués à une cause géologique évidente, incontestée, comme celle de Milet par suite du dessèchement du golfe Latmique, et, dans des temps plus modernes, celle de Pise, dont le port, comblé d’alluvions, ne pouvait plus lutter avec Venise et Gênes, ses puissantes rivales.

Bien souvent, je l’accorde, on a pu scientifiquement constater une dégradation géographique du milieu coïncidant avec sa décadence historique ; mais ici la première était simplement la conséquence de la seconde. L’exemple que d’ordinaire on nous cite n’est pas heureusement choisi. Les marais Pontins, en effet, existaient en partie au temps le plus prospère de la République ; certaines de leurs lagunes[18], dont le nom est mentionné par les anciens auteurs, ont été desséchées dans la suite des siècles. D’après J.-J. Ampère, les maremme du littoral étrusque avaient, dans l’antiquité, une étendue plus grande que de nos jours, car, dans leur état présent, Hannibal les eût traversées sans tant de fatigues. Un exemple mieux choisi est celui du royaume d’Orissa, autrefois un vrai paradis terrestre, et qui est maintenant presque entièrement revêtu de jungles ou parsemé de mares stagnantes empuantissant les airs : l’abandon des cultures en est l’unique cause. Même spectacle en Égypte sous la domination turque. — Et dans l’Europe même, ces despoblados de l’Aragon, qui viennent attrister l’œil du voyageur par leur contraste avec les charmants paysages de la Catalogne, bien moins favorisée, pourtant, quant au volume d’eau des torrents pyrénéens, ces despoblados ne sont point l’œuvre de la nature, mais de Philippe II et de l’Inquisition, des luttes sanglantes et des exterminations en masse qu’amenèrent la déchéance des fueros et de l’autonomie politique de ses habitants. De l’Espagne au littoral campanien, aux Calabres et à la Sicile, du Péloponnèse à l’Asie Mineure et à la Mésopotamie, de la Maurétanie à la Cyrénaique, au désert syrien, à la Palestine et au Chat-el-Arab, des traces manifestes d’une décadence physique du climat et du sol accompagnent sans doute la dégradation historique de tous ces pays, si glorieux autrefois ; mais la science parvient-elle toujours à dire laquelle de ces deux déchéances est la cause de l’autre ? Pourtant, la solution de ce grave problème ne serait pas sans importance pratique : « Si le monde des anciens pouvait être restauré dans sa splendeur première, écrit un penseur américain déjà cité[19], si l’art humain parvenait à reconquérir ces collines désolées, ces plaines désertes, sur la solitude ou sur la vie nomade, sur la dénudation, la déprédation et les miasmes délétères, s’il pouvait leur rendre la fertilité, la salubrité des temps passés, ces millions d’Européens qui vont peupler le Nouveau Monde et qui y portent encore tous les ans leurs forces vives et les capitaux accumulés, trouveraient amplement chez eux ce qu’ils vont chercher au-delà de l’Océan. »

Que nous embrassions à vol d’oiseau l’ensemble de ces régions où, à diverses époques, s’est déroulée la commune histoire du genre humain, ou que nous suivions à travers les âges les destinées d’un seul pays, nous voyons bientôt, abstraction faite des modifications physiques possibles, les accidents climatiques et géologiques prendre une valeur essentiellement variable d’après le temps où ils se manifestent : On sait combien puissante a été l’influence favorable du milieu sur les progrès des nations européennes ; leur supériorité n’est pas due, comme d’aucuns se l’imaginent orgueilleusement, à la vertu propre des races dont elles font partie, car, en d’autres régions de l’Ancien Monde, ces races ont été bien moins créatrices. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens l’honneur d’être arrivés les premiers à la connaissance de la Terre dans son ensemble et d’être restés longtemps à la tête de l’humanité… Toutefois, il ne faut pas oublier que la forme générale des continents et des mers et tous les traits particuliers de la Terre ont dans l’histoire de l’humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l’état de culture auquel en sont arrivées les nations. Tel fleuve qui, pour une peuplade ignorante de la civilisation, était une barrière infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu policée et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal d’irrigation, dont l’homme réglera la marche à son gré. Telle montagne, que parcouraient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le passage aux nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs et les industriels, puis cessa même d’être un obstacle, grâce aux chemins qui la traversent. Telle crique de la mer où se réunissaient les petites barques de nos ancêtres est délaissée maintenant, tandis que la profonde baie, jadis redoutée des navires et protégée désormais par un énorme brise-lames construit avec des fragments de montagnes, est devenu le refuge des grands vaisseaux… Ce changement graduel dans l’importance historique de la configuration des terres, tel est le fait capital qu’il faut bien garder en mémoire… En étudiant l’espace, il faut tenir compte d’un élément de même valeur, le temps[20]. »

Nous ne sommes donc point les défenseurs de ce « fatalisme géographique » qui prétend, à l’encontre des faits les mieux établis, qu’un ensemble donné de conditions physiques puisse ou doive jouer invariablement, partout et toujours, un rôle identique dans l’histoire. Non, il s’agit simplement de voir si la valeur historique, variable dans le cours des différents milieux géographiques, ainsi que d’éminents géographes l’ont bien démontré dans nombre de cas particuliers, est susceptible de quelque généralisation ; en d’autres termes, il nous faudrait trouver une formule synthétique permettant de saisir, sans se perdre dans les détails, ces rapports intimes qui rattachent à un milieu géographique déterminé chaque phase de l’évolution sociale, chaque période successive de l’histoire collective du genre humain.

  1. Ce lac, le Kapikeren-denizi ou Akis-tchaï, est à 29 mètres au-dessus du niveau de la mer.
  2. G. Marsh, Man and Nature, or Physical Géography as modified by human action.
  3. Nouvelle Géographie Universelle, t. IX.
  4. Élisée Reclus, ouvrage cité.
  5. M. Venukoff a publié, dans la livraison d’août 1886 de la Revue de Géographie de M. Ludovic Drapeyron, d’importantes recherches sur l’assèchement des lacs de l’Asie intérieure.
  6. Revue Scientifique du 26 juillet 1879.
  7. M. P. Mougeolle – Statique des Civilisations – a récemment proposé, mais sous une forme différente, une explication, presque analogue, au fond, de la marche du progrès de la zone torride vers le cercle polaire.
  8. Ména, le fondateur de la monarchie égyptienne, vivait, d’après Manéthon, 5000 ans avant l’ère chrétienne ; Brugsch a cru devoir réduire ce chiffre à 4500 ans ; Lepsius à 3600. Mariette assigne la date 1000 ou 1500 aux plus anciennes des statues et des inscriptions révélées par les fouilles faites sous sa direction surtout, mais aussi sous celle de ses devanciers. À lui revient l’honneur d’avoir découvert le plus archaïque des monuments égyptiens, ce temple qui marque le passage de l’époque mégalithique à l’age architectural. — Voir le prochain chapitre.
  9. Principles of Geology.
  10. D’après une communication de M. J. Oppert à l’Académie des inscriptions, les Égyptiens observaient déjà les astres plus de 11 500 ans avant l’ère chrétienne.
  11. Fr. Lenormant, ouv. cité ; G. Perrot et Ch. Chipiez, Histoire de l’art dans l’antiquité, t. I.
  12. Isotherme de Delhi.
  13. Qui d’ailleurs est inadmissible. Voir la remarquable étude de M. Vassilieff dans l’Histoire des littératures anciennes, publiée (en russe) par M. V. Korsch.
  14. Klima und Pflanzenselt in der Zeit.
  15. Annales du Bureau des longitudes, 1834.
  16. Des climats, et de l’influence qu’exercent les sols boisés et non boisés.
  17. Edgar Quinet, Introduction à la Philosophie de l’Histoire de l’Humanité.
  18. Il se peut que les marais, tout en étant fort étendus, fussent cependant moins insalubres, grâce à une canalisation plus habile : les travaux du chemin de fer qui franchit les maremme ont mis à jour les restes d’importants travaux hydrauliques antérieurs à la conquête romaine. On ne saurait d’ailleurs s’expliquer l’existence, dans une région empestée, d’une ville aussi prospère que fut Populonia. Au beau temps des républiques toscanes, Massa Maribran était regardée comme un « sanatoire » ; elle fut à son tour atteinte par la malaria : depuis un quart de siècle son climat s’améliore avec les cultures.
  19. G. Marsh, Man and Nature.
  20. Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, t. I.