La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance/I/1

La Civilisation en Italie au temps de la Renaissance. Tome 1
Traduction par Louis Schmitt.
Plon (p. 1-6).

LA CIVILISATION
EN ITALIE
AU TEMPS DE LA RENAISSANCE

PREMIÈRE PARTIE
L’ÉTAT CONSIDÉRÉ AU POINT DE VUE DU MÉCANISME

CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION

La lutte entre les papes et les Hohenstaufen avait laissé l’Italie dans une situation politique qui différait essentiellement de celle du reste de l’Occident Si en France, en Espagne et en Angleterre le système féodal était tel qu’il devait naturellement aboutir à l’unité monarchique ; si en Allemagne il aidait à maintenir au moins l’unité extérieure de l’Empire, l’Italie avait presque entièrement rompu avec lui. Les empereurs du quatorzième siècle étaient accueillis et considérés tout au plus comme des chefs et des soutiens possibles de puissances déjà formées, et non plus comme des seigneurs suzerains ; quant à la papauté, avec ses créatures et ses points d’appui, elle était juste assez forte pour empêcher toute unité dans l’avenir, sans toutefois pouvoir en créer une elle-même[1]. Entre l’Empire et le Saint-Siège il y avait une foule de corps politiques, villes et souverains despotiques, soit anciens déjà, soit récents, dont l’existence appartenait à l’ordre des faits purement matériels[2]. C’est là que l’esprit politique moderne apparaît pour la première fois, livré sans contrainte à ses propres instincts ; ces États ne montrent que trop souvent le déchaînement de l’égoïsme sous ses traits les plus horribles, de l’égoïsme qui foule aux pieds tous les droits et qui étouffe dans son germe toute saine culture ; mais quand cette funeste tendance est neutralisée par une cause quelconque, on voit surgir une nouvelle forme vivante dans le domaine de l’histoire ; c’est l’État apparaissant comme une création calculée, voulue, comme une machine savante. Dans les villes érigées en républiques, comme dans les États despotiques, cette vie se manifeste de cent façons différentes et détermine leur forme intérieure, aussi bien que leur politique extérieure. Nous nous bornerons à examiner le caractère avec lequel elle se montre dans les États despotiques, parce que c’est là que nous le trouverons plus complet et mieux accusé.

La situation intérieure des territoires obéissant à des souverains despotiques rappelait un modèle célèbre, celui de l’État normand de l’Italie inférieure et de la Sicile, tel que l’avait transformé l’empereur Frédéric II. Ce prince, qui, dans le voisinage des Sarrasins avait grandi au milieu des trahisons[3] et des dangers de toute sorte, s’était habitué de bonne heure à juger et à traiter les choses d’une manière tout objective : il est le premier homme moderne sur le trône. Ajoutez à cela la connaissance exacte et approfondie de l’intérieur des États sarrasins et de leur administration, et cette guerre avec les papes dans laquelle les deux partis jouaient leur existence, et qui les forçait tous deux de faire appel à tous les moyens et à toutes les ressources imaginables. Les mesures prises par Frédéric (surtout depuis 1231) tendent à l’établissement d’une autorité royale toute-puissante, au complet anéantissement de l’État féodal, à la transformation du peuple en une multitude inerte, désarmée, capable seulement de payer le plus d’impôts possible. Il centralisa tout le pouvoir judiciaire et l’administration, d’une manière jusqu’alors inconnue dans l’Occident. Il est vrai qu’il ne supprima point les tribunaux féodaux, mais il établit l’appel aux tribunaux de l’Empire ; il défendit de nommer aux emplois par la voie élective ; les villes qui se permettraient de recourir aux élections populaires étaient menacées de la dévastation, et leurs habitants devaient perdre leur condition d’hommes libres. L’impôt sur la consommation fut établi ; les contributions, basées sur un cadastre et sur la routine musulmane, furent exigées avec cette rigueur, avec cette cruauté sans laquelle on ne peut obtenir de l’argent des Orientaux. Ici l’on ne voit plus un peuple, mais une foule de sujets taillables et corvéables à merci, qui, par exemple, n’obtenaient le droit de formariage qu’en vertu d’une permission spéciale, et à qui il était absolument interdit d’aller faire leurs études hors de chez eux, surtout dans la ville guelfe de Bologne. L’Université de Naples, que Frédéric favorisait par tous les moyens possibles, donna le premier exemple en matière de contrainte scolaire, tandis que l’Orient laissait, du moins, la jeunesse libre sous ce rapport. Par contre. Frédéric restait entièrement dans la tradition musulmane, en trafiquant, pour son propre compte, avec tous les ports de la Méditerranée, en se réservant le monopole d’une foule de produits, tels que le sel, les métaux, etc., et en privant ainsi tous ses sujets de la liberté commerciale. Les kalifes fatimites, avec leur doctrine de l’incrédulité, avaient été, du moins au commencement, tolérants à l’égard des croyances de leurs sujets ; Frédéric, au contraire, couronne son système de gouvernement par une inquisition contre les hérétiques qui paraît d’autant plus condamnable si I’on admet qu’il ait persécuté dans les hérétiques les représentants des idées libérales dans les villes. Il choisit, pour composer sa police et pour former le noyau de son armée, les Sarrasins qui avaient quitté la Sicile pour venir se fixer à Lucérie et à Noccra. exécuteurs impitoyables des volontés du maître et indifférents aux foudres de l’Église. Les sujets, qui avaient perdu l’habitude de porter les armes, assistèrent plus tard à la chute de Manfred et à l’usurpation de Charles d’Anjou, sans rien faire pour s’y opposer ; quant au prince français, il hérita de ce mécanisme gouvernemental et s’en servit pour son propre compte.

À côté de l’empereur centralisateur surgit un usurpateur d’une espèce toute particulière : c’est son vicaire et son beau-fils, Ezzelino da Romano. Il ne représente pas un système de gouvernement et d’administration, attendu que toute son activité se dépense en luttes qui ont pour objet de lui assurer la domination dans la partie orientale de l’Italie supérieure ; mais, comme exemple politique, il a son importance aussi bien que son protecteur impérial. Jusqu’alors toutes les conquêtes et toutes les usurpations du moyen âge avaient eu pour prétexte un droit d’hérédité réel ou prétendu, ou bien d’autres droits, ou elles avaient été la suite de luttes entreprises contre les infidèles et les excommuniés. Ezzelino, au contraire, est le premier qui essaye de fonder un trône par des massacres généraux et par des cruautés sans fin, c’est-à-dire par l’emploi de tous les moyens, sans autre considération que celle du but à atteindre. Aucun des imitateurs d’Ezzelino n’a égalé ce dernier, sous le rapport de l’énormité des crimes commis ; César Borgia lui-même lui est resté inférieur à cet égard. Mais l’exemple était donné, et la chute d’Ezzelino ne fut ni le signal du rétablissement de la justice pour les peuples, ni un avertissement pour les criminels de l’avenir.

C’est en vain qu’à cette époque saint Thomas d’Aquin, né sujet de Frédéric, tout en proclamant la royauté la meilleure forme de gouvernement et la plus régulière, établit la théorie d’une monarchie constitutionnelle, où le prince s’appuie sur une Chambre haute nommée par lui et sur des représentants choisis par le peuple ; c’est en vain qu’il reconnaît aux sujets le droit de révolte[4]. Ces théories ne franchissaient pas l’enceinte des salles où elles étaient exposées, et Frédéric, ainsi qu’Ezzelino, continuaient d’être pour l’Italie les plus grandes figures politiques du treizième siècle. Leur image, déjà reproduite sous des traits à moitié fabuleux, se détache des « Cent vieilles Nouvelles », dont la rédaction primitive date certainement de ce siècle[5]. Frédéric y apparaît déjà avec la prétention de disposer en maitre absolu de la fortune de ses sujets, et il exerce, par sa personnalité même, une influence considérable sur les usurpateurs tentés de l’imiter ; Ezzelino y est nommé et représenté avec ce respect mêlé de terreur qui est la marque la plus sûre d’une imagination vivement frappée. Sa personne devint le centre de toute une littérature qui commence à la chronique des témoins oculaires et qui va jusqu’à la tragédie à moitié mythologique[6].

Aussitôt après la chute de ces deux hommes, on voit surgir en grand nombre les tyrans particuliers, dont l’usurpation est facilitée surtout par les querelles des Guelfes et des Gibelins. Ce sont généralement des chefs gibelins qui s’emparent du pouvoir ; mais avec cela les circonstances au milieu desquelles s’accomplit l’usurpation sont si nombreuses et si variées qu’il est impossible de méconnaître dans tous ces faits particuliers un caractère général de fatalité. Relativement aux moyens à employer, ils n’ont qu’à marcher sur les traces des partis, c’est-à-dire à exiler, à exterminer, à ruiner ceux qui les gênent.

  1. Machiavelli, Discorsi, I. I, c. xii. E la cagione, che la Italia non sia in quel medesimo termine, ne hahbia anch’ ella ò una Republica ò un prencipe che la governi, è solamente la Chiesa ; perche havendovi habitato e tenuto Imperio temporale non è stata si potente ne di tal virtu che l’habbia potuto occupare il restante d’ Italia e farsene prencipe.
  2. Les souverains et leurs partisans s’appellent ensemble lo stato ; plus tard, ce nom a pris la signification d’existence de tout un territoire.
  3. E. Winckelmann, De regni Siculi administratione qualis fuerit regnante Federico II. Berlin, 1859. A del Vecchio, La legislazimone di Federico II, imperatore. Winckelmann et Schirrmacher ont parlé avec beaucoup de détails de Frédéric II en général.
  4. Baumann, Politique de saint Thomas d’Aquin, Leipzig, 1873, sur. p. 136 ss.
  5. Cento Novelle antiche, éd. 1525. Pour Frédéric, nov. 2, 21, 22, 23, 24, 30, 53, 59, 90, 100 ; pour Ezzelino, nov. 31, surt. 84.
  6. Scardeonius, De urbis Patav. antiq, dans le Thesaurus de Graevius, VI, III, p. 259.