La Cithare, Texte établi par Georges Barral Voir et modifier les données sur WikidataLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 183-187).

NARCISSE


 
Les bras repliés sous son cou, Narcisse,
Beau comme l’Amour, charmant et vermeil,
La lèvre entr’ouverte ainsi qu’un calice,
Dans le frais gazon goûte le sommeil.

Un rameau touffu d’ormeau le protège,
Mollement bercé par un souffle, et sur
Son front lumineux plus blanc que la neige,
Promène et ramène une ombre d’azur.


Lassé de la chasse, en l’herbe il repose,
Près d’une fontaine aux ondes d’argent,
Qui, sous le lentisque et le laurier rose,
Offre aux papillons son miroir changeant.

Ni les chevriers hardis, ni les fauves,
Ni les doux chevreuils n’ont souillé ces lieux :
Dans son lit bordé d’iris et de mauves
La source a toujours reflété les cieux.

Mais, dans le massif, la brise, pareille
Au rire d’un dieu frivole, a frémi,
Et soudain l’enfant charmé se réveille,
Dans l’ombre entr’ouvrant son œil à demi.

Il regarde ; il rit. — La grenade mûre
Est moins rouge encor que sa lèvre en fleur…
D’un proche taillis s’élève un murmure
Plus doux que le chant du merle siffleur.

Il s’est redressé ; voici qu’il s’approche
De l’endroit d’où part la fraîche chanson ;
Il a découvert au pied de la roche
L’eau vive qui court parmi le cresson.


Surpris et tenté, courbant une branche
Qui sur son front pose un casque odorant,
Les yeux étoilés d’azur, il se penche
Sur la vasque où dort le flot transparent.

Ô merveille ! il voit tout à coup sourire
Un céleste enfant au fond du bassin ;
Ce n’est point un rêve ! il vit, il respire,
Un souffle léger a gonflé son sein.

La surprise alors arrête son geste ;
D’un étrange trouble il est agité :
Quel dieu fraternel lui sourit ? Il reste
Éperdu d’amour devant sa beauté.

Brusquement en lui le désir s’allume ;
Un sang ardent bat ses tempes, un vin
L’exalte et le grise, un feu le consume,
Il veut posséder cet objet divin.

Mais à peine a-t-il approché sa bouche
De la bouche rose, ô fruit parfumé !
Que l’onde, en fuyant sitôt qu’il la touche,
Cache entre ses plis le visage aimé.


Réapparaît-il ? il ne peut distraire
Ses yeux amoureux des yeux amoureux ;
Fixé sur ses bords, toujours il espère,
Mais hélas ! toujours trompé dans ses vœux.

Et son cœur faiblit ; comme une colombe
Qu’un trait a blessée, il meurt peu à peu,
Et, dans un dernier appel, il succombe
Devant le miroir impassible et bleu.

L’âme humaine aussi que le désir ronge,
Malgré son effort sans cesse enrayé,
Vainement s’obstine à poursuivre un songe.
En voulant saisir ce qu’elle a créé.

Parmi l’éternel tourbillon du monde
Qui naît, disparaît et change toujours,
Elle pense voir, comme au fond d’une onde,
Mille objets divers aux charmants contours.

Mais, donnant un corps à ses propres rêves,
C’est elle qui sur un vide miroir
Projette ce jeu d’apparences brèves,
Dont l’illusion trompe son espoir.


Rien ne l’assouvit, car ce qui la tente,
Cette belle forme, objet de sa foi,
N’est qu’un vain reflet, ombre décevante,
Du divin trésor qu’elle porte en soi.

Elle est le jouet d’un cruel mirage
Qui fuit sous la main prête à le saisir ;
Et n’aimant ainsi que sa seule image,
Elle se consume et meurt de désir.