La Cité de Dieu (Laprade)

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La Cité de Dieu (Laprade)
Poèmes évangéliquesLévy frères (p. 279-309).


La Cité de Dieu


 
I

Le royaume de Dieu que l’Évangile fonde
S’accroît incessamment, mais n’est pas de ce monde.

Or, le temps de la vie a tout homme est compté
Pour marcher jour et nuit vers la sainte cité,
Et de forts ouvriers, que Jésus daigne instruire,
Travaillent parmi nous, ardents à la construire.

Ce monde, où nous passons pour en sortir meilleurs,
N’est qu’un champ de combat, le triomphe est ailleurs.

Le juste qui vous sert, le fils qui vous révère,
Sur la terre, ô mon Dieu, n’obtiennent qu’un calvaire ;


L’impie en son audace y prévaudra toujours ;
Nul ne s’y garde pur que par votre secours ;
Le voile épais des sens y tient les cœurs dans l’ombre,
Et les lois de la chair sont la loi du grand nombre.

Oui, la terre appartient tout entière aux méchants ;
Leurs sillons chaque jour empiètent sur nos champs ;
La nature est pour eux aveugle en sa largesse ;
Tout admire ou subit leur frivole sagesse ;
Les âmes et les corps, les murs de la cité,
Tout accepte le sceau de leur difformité.

Cependant, au milieu des Babels de l’impie,
Subsiste et s’agrandit la ville où l’on expie,
La cité des élus, plus vaste que Sion,
L’Église qui s’unit à votre passion.
Là vous avez, ô Christ, sous le cèdre ou le chaume,
Mais dans le seul esprit, fondé votre royaume ;
Là votre main conduit, dans leurs âpres sentiers,
Du fardeau de la croix les pieux héritiers,
Qui soumis, avec vous, aux sarcasmes infâmes,
Travaillent sans relâche à la cité des âmes.

L’œuvre se poursuivra dans toute sa splendeur,
Tant que la charité fera battre un seul cœur.

En vain, de votre loi disant la fin prochaine,
La luxure s’indigne et l’orgueil se déchaîne,
Votre calice amer, librement accepté,
Est la seule grandeur de notre humanité.
Quelques âmes toujours s’offriront pour y boire,
O Christ, et, de l’amour attestant la victoire,
Toujours, prompt à jaillir par le flanc de quelqu’un,
Votre sang coulera pour le salut commun.

Œuvre de nos douleurs, ainsi vers Dieu s’élève
La cité que vit Jean dans son sublime rêve,
La cité du bonheur qui ne doit pas finir ;
Vous lui tournez le dos, vous, chercheurs d’avenir !
Chaque homme, cependant, doit apporter sa pierre
À ces murs cimentés par l’esprit de lumière ;
Et l’asile, enrichi par tous les cœurs pieux,
S’achevant ici-bas s’ouvrira dans les cieux.

Ici-bas des élus la troupe militante
Passe comme un guerrier prêt à plier sa tente,
Comme un rude ouvrier, parti dès le matin,
Travaillant jusqu’au soir, mais pour un prix certain.
Ici-bas le Seigneur à chacun nous assigne
Nos heures de labeur pour féconder sa vigne ;
Mais le vin précieux qui sera récolté

Ne se boit que là-haut, dans l’immortalité.

Heureux ceux qui verront cette cité nouvelle,
L’invisible Sion que l’esprit nous révèle !
Ce seront les vainqueurs dans les rudes combats
Qu’impose aux fils d’Adam la cité d’ici-bas ;
Car, ô Christ, consacrant la douleur sur la terre,
Vous vîntes apporter non la paix, mais la guerre.

Votre ville, où l’on vient par des sentiers étroits,
Garde, ici-bas, la forme et l’esprit de la croix ;
Chaque homme d’une croix s’y revêt quand il entre ;
Sur la pierre, debout, une croix brille au centre,
Et sur le monde, à flot, versé dans ce saint lieu,
Coule éternellement le sang de l’Homme-Dieu.

Autour de cet autel où l’amour mit ses flammes,
S’exhalent, jour et nuit, tous les parfums des âmes :
Les larmes du remords, les soupirs innocents,
Le sacrifice obscur dont Dieu goûte l’encens,
Les modestes vertus dont lui seul sait le compte,
Et les longues sueurs de l’âme qui se dompte.
Là, creusant dans les cœurs pour en extraire l’or,
Les douleurs pour le ciel amassent un trésor.
Là, penché sur nos fleurs, un séraphin recueille

La chasteté des lis et leur miel feuille à feuille.
Là, devant Dieu, les pleurs tombés des cœurs aimants
Remplissent les boisseaux de leurs purs diamants.


II

Écoutez, écoutez ! à la prière unie,
Toute plainte, en ces lieux, devient une harmonie ;
Les justes affligés exhalent dans leurs chants
Des accords inconnus au bonheur des méchants.
Au sein des pleurs, l’espoir sourit sur cette enceinte.
Voici les voix montant de cette cité sainte.


CHŒUR DES JUSTES

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

La terre est à jamais le séjour de l’épreuve ;
Mais la douleur nous cache un mystère d’amour.
Tu dois, ô vieil Adam, épuiser à ton tour
Le vinaigre et le fiel dont Jésus-Christ s’abreuve.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

Vois, mon Dieu ! nous t’offrons notre sang et nos larmes
Dans le calice amer que ton fils a vidé ;
Aux traces de son sang l’homme est vers toi guidé,
Son nom dans la souffrance introduit mille charmes.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

Heureux qui, méprisant ce que le monde envie,
Garde sur un front pur ta divine pâleur,
O Christ, à ton exemple épousant la douleur :
Celui-là seul te plaît et connaît bien la vie !

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

La douleur qu’on accepte est un don salutaire ;
La douleur sanctifie après qu’elle a puni.
Oui, Dieu destina l’homme au bonheur infini ;
C’est pourquoi la douleur est la loi de la terre.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.



UN PRÊTRE

O Christ ! vous attachez la couronne d’épines
Sur nos fronts dévoués aux sanglantes sueurs ;
Nous marchons, ici-bas, guidés par les lueurs
Qui rayonnent des trous de vos tempes divines.

Oui, ce monde est au prêtre un calvaire éternel ;
Nous sommes, entre tous, les bourreaux de nous-mêmes.
Et les passants grossiers accablent d’anathèmes
L’esprit qui crucifie en nous l’homme charnel !

Nous subissons l’outrage à votre exemple, ô Maître !
Nous bénissons la foule avec des yeux sereins,
Au fardeau de la croix nous présentons nos reins…
Mon Dieu, soyez loué par les douleurs du prêtre !

Le prêtre devant vous marchera pauvre et seul ;
Il a quitté son champ, il meurt à sa famille,
Nul doux regard d’enfant à son foyer ne brille,
Sa robe de candeur lui fait comme un linceul.

Vous tenez nos cœurs pleins, mais nos mains restent vides ;
Les larmes des pécheurs, le souffle des lépreux,
La sueur des mourants, quand nous veillons pour eux,

Voilà les seuls trésors dont nous soyons avides.

Et le monde nous voit avec des yeux jaloux.
Simple, austère et caché soue quelque toit de chaumes,
Le prêtre est accusé d’usurper les royaumes :
Mon Dieu, pardonnez-leur et ne frappez que nous !

Dès que votre onction fait de l’homme un apôtre,
Son âme ni sa chair ne restent plus à lui ;
Il devient le breuvage et l’aliment d’autrui,
Chacun puise, ô Jésus, à son sang comme au vôtre.

En échange des coups, des rires, des affronts,
Qu’ils prennent de nos mains le pain de la parole.
Pour le salut de tous, trop heureux qui s’immole ;
Daigne accepter, ô Christ, le sang que nous t’offrons !

Pour nous les fers, l’exil et tous les noms infâmes…
Si du moins le troupeau qui nous est confié
Revient à ton bercail, ô Dieu crucifié !
Périsse le pasteur, mais qu’il sauve les âmes !

Oh ! comme il est aisé de porter, ici-bas,
Les travaux, les douleurs, mon Dieu, même la haine !
Mais au prêtre, enchaîné dans sa nature humaine,
Tu réserves, mon Dieu, de plus rudes combats !


Ton esprit est un feu qui brûle sa victime ;
Mon cœur, comme Jacob, se débat contre toi.
Le prêtre est à lui-même un juste objet d’effroi ;
Épargnez-nous, Seigneur, dans cette lutte intime.

Garder nos propres cœurs, voilà nos vrais tourments ;
Garder sainte la main qui touche le calice !…
C’est nous qui de ton sang offrons le sacrifice,
C’est à nous de trembler devant tes jugements.

D’effrayantes clartés tu nous as fait largesse ;
Le simple se dérobe à ce savoir fatal ;
Nous n’avons pas le droit, nous, d’ignorer le mal…
Qu’il est dur à porter le poids de la sagesse !

Comment aimer sans trouble et penser sans erreur ?
La foi nous ouvre, ô Dieu, tes mystères sublimes,
Mais nous voyons aussi les ténébreux abîmes ;
Nous marchons combattus d’espoir et de terreur.

Ah ! la chair et l’orgueil sont bien lents à s’éteindre !
Sous la robe des saints vivre est un long effort ;
Nos luttes, nos dangers durent jusqu’à la mort…
Buvons à ton calice, ô Jésus, sans nous plaindre !


Multiplie à ton gré nos tourments, nos effrois,
Nos intimes langueurs, les coups venus des hommes ;
Montre par nos douleurs, ô Père, que nous sommes
Les membres de ton fils étendus sur la croix.


UN SOLDAT

O mort, délivre-moi ; ta lenteur est cruelle !
Toi seule peux guérir le blessé qui t’appelle.
Cadavre encor vivant j’étouffe sous les morts ;
L’ardeur de la bataille emporte au loin mes frères,
Nul, hormis toi, n’entend mes sanglantes prières…
Viens arracher mon âme aux débris de mon corps.

Que d’heures à souffrir ! et la neige qui tombe
Me vient ensevelir dans le froid de la tombe…
J’ai vu planant sur moi les vautours, les corbeaux ;
La nuit ouvre sa porte aux oiseaux des ténèbres ;
Les loups rôdent ; j’entends leurs hurlements funèbres ;
De ma chair palpitante ils auront les lambeaux.

Horrible fin ! au bout de l’existence austère
Faite aux hommes voués à l’œuvre militaire.
Mourir seul, longuement, sans secours, sans adieu !
Seul… mais non, je vous ai présent dans ma pensée,

O Christ ! vous assistez à ma mort délaissée.
Par le sang du soldat, soyez béni, mon Dieu !

Soyez béni ! j’ai soif… la fièvre me dévore…
Je sens crier mes os… je vous bénis encore !
Mon nom sans gloire, o Christ, est au moins su de vous ;
Unie à votre mort, oh ! que la mort est grande !
Louange à vous, Seigneur, qui prenez en offrande
Le sang de quelques-uns pour le salut de tous !

Je meurs seul, déchiré par les bêtes sauvages ;
Mais j’éloigne des miens la guerre et ses ravages ;
Sous le chaume natal mes sœurs dorment en paix ;
Rien ne trouble à l’autel la parole du prêtre ;
Tout sillon, tout foyer demeure à son vrai maître ;
Celui qui les sema cueille ses blés épais.

Soldat je meurs heureux ! si mon peuple et ma race
S’accroissent dans l’honneur et si Dieu leur fait grâce.
Je meurs pour le saint nom du pays des aïeux ;
Pour que mon drapeau, fier en rentrant dans nos villes,
Brille, et, chassant la nuit des discordes civiles,
Rapporte la vertu dans ses plis glorieux.

Que le sang dont j’ai teint cet héroïque emblème

Serve aux miens de rachat et me soit un baptême !
Ah ! le cœur du soldat a besoin de pardon ;
Il a suivi sans frein les passions humaines…
Mon Dieu ! mais pour son peuple ouvrant toutes ses veines,
Aujourd’hui qu’il se brise, acceptez-en le don.

Oui, mes jours ont des sens subi le vain tumulte ;
J’ai dans ma fougue, ô Christ, oublié votre culte
Mais, au fond, j’ai gardé l’amour de votre loi.
J’ai, du lait maternel, reçu votre doctrine ;
Comme le cœur qui bat caché dans la poitrine,
A côté de l’honneur la foi vivait en moi.

Ferme dans cette foi mon âme à vous s’élance.
Faites, par votre flanc percé du fer de lance,
Que ma mort pour rançon ne s’offre pas en vain ;
A ces flots de mon sang qui coule ici, sans gloire,
Mêlez, pour lui donner la force expiatoire,
Une goutte, ô Jésus, de votre sang divin.


UN LABOUREUR

Vous êtes juste et bon, Seigneur ! votre colère
Cache un secret d’amour que nous devons bénir ;
Aujourd’hui votre main, vigilante à punir,

Nous frappe à coups pressés comme le blé sur l’aire.

La trombe emporte au loin nos ceps déracinés,
Et le sol des coteaux, de ravins sillonnés,
         Enfouit les prés des vallées.
Dans les champs épargnés par les torrents accrus,
Hélas ! je cherche en vain les épis disparus
         Sous les grêles amoncelées.

Vous déchaînez, Seigneur, tous les fléaux des cieux,
Les feux, les vents, les eaux… la foudre éclate et roule
Et frappe sur le roc la maison des aïeux ;
Sur mes derniers troupeaux le toit brûle et s’écroule.

Chars, outils du labour, tout est cendre ou débris !
Devant nous la famine et l’hiver sans abris ;
         Notre désastre est sans mesure !
Enfants ! armez vos cœurs et tombons à genoux.
Seigneur, tu peux pencher ton oreille vers nous,
         Tu n’entendras pas un murmure.

Pour nous garder vivants jusqu’au printemps nouveau,
Nous comptons, ô mon Dieu, sur ta main qui nous frappe ;
Durant les longs hivers elle nourrit l’oiseau ;
Par elle aux durs frimas toujours un grain échappe.


Le travail est mon lot, Seigneur, je m’y soumets !
Je referai ce sol des vallons aux sommets ;
         Et, malgré le poids des années,
Mes bras toujours tendus, mes reins toujours chargés
Rapporteront d’en bas la vigne et les vergers,
         Sur ces collines décharnées.

Dieu commande l’effort, c’est l’effort qu’il bénit !
L’effort doit vaincre un jour les éléments rebelles.
Un ongle patient peut rayer le granit ;
J’y ferai mon sillon pour des moissons plus belles.

Seigneur, voici mes fils ! sitôt qu’ils grandiront
Sous le joug du travail je courberai leur front ;
         Ils sauront que ta loi l’enseigne.
Toute vie est douleur, abstinence et combats ;
Avant d’aller, là-haut, se guérir d’ici-bas,
         Il faut que le cœur lutte et saigne.

Chacun boit, ô Jésus ! à ton vase de fiel ;
Chacun touche le prix de son épreuve austère.
Notre façon, à nous, de mériter le ciel,
C’est de donner, à flots, nos sueurs à la terre.


Avec nos fleurs en vain la grêle abat nos fruits ;
En vain notre moisson, nos vergers sont détruits ;
         En vain la terre se révolte.
Nous semons, près de Dieu, des jardins toujours verts,
Où rien n’empêchera, ni le feu ni les vers,
         L’âme de faire sa récolte.

Dieu nous voit ! revenons aux travaux suspendus ;
A l’œuvre, enfants ! que nul encor ne se lamente ;
Dans le ciel, aujourd’hui, notre richesse augmente
De tous ces beaux froments qui vous semblaient perdus.

Vous êtes juste et bon, Seigneur ! votre colère
Cache un secret d’amour que nous devons bénir ;
Heureux quand votre main, vigilante à punir,
Nous frappe à coups pressés comme le blé sur l’aire.


UNE MÈRE

Mon fils est mort ! mon fils !… ils sont partis sans moi,
         Seigneur ! tous ceux que j’aime…
Ah ! mon sang révolté s’élève contre toi ;
         Défends-moi du blasphème.


Oui, pardonne à Rachel tout ce qu’elle a pensé ;
         Tu fis le cœur des mères.
Mon Dieu ! je t’ai maudit sans t’avoir offensé ;
         Nos pleurs sont nos prières.

Mon fils est mort, et moi j’aurais des lendemains !
         Non, j’ai droit de le suivre…
J’arrachai mes cheveux, je déchirai les mains
         Qui me forçaient à vivre.

Ils osaient me vanter des jours encor nombreux,
         L’avenir, ma jeunesse,
Le sacrilège espoir d’un hymen plus heureux,
         Pour qu’un fils en renaisse !

Oui, je vivrai ! portant, ô Christ, puisqu’il vous plaît,
         Ma croix avec la vôtre ;
Mais, ô mon fils ! le sein qui t’a donné son lait
         Est tari pour un autre.

Je vivrai, je vivrai, c’est trop tôt pour mourir,
         Je veux souffrir encore !
Promettez-moi, Seigneur, de ne jamais guérir
         Le mal qui me dévore.


Je vivrai ! les vivants restent unis aux morts
         Par de pieuses chaînes ;
A ceux qui ne sont plus Dieu compte nos efforts
         Et le prix de nos peines.

Je vous offre, ô Seigneur, gardez à mon enfant
         Jeûne, prière, aumône.
Que je lutte ici-bas, mais qu’il soit triomphant ;
         Qu’il ait au ciel un trône.

J’adopte pour mes fils les vieillards, les lépreux ;
         Et je sais qu’en échange,
Mes soins et mes trésors, donnés aux malheureux,
         Dieu les rend à cet ange.

Mon cœur est mort ; les deuils, les craintes, les chagrins,
         Je n’en puis plus connaître.
Il te reste ma chair et mon sang et mes reins,
         Frappe sur elle, ô Maître !

Couvre mon front de lèpre et fait crier mes os
         Jusqu’à ma dernière heure ;
Mais que mes morts chéris jouissent du repos,
         Mon Dieu, dans ta demeure !


J’ai des larmes encor ! fais couler par torrents
         Cette onde expiatoire ;
Puisqu’elle éteint, pour ceux que je nomme en pleurant,
         Les feux du purgatoire.

Compte à mon fils les jours, les maux que j’ai soufferts,
         Les pleurs que je te donne ;
De tous ces diamants à tes autels offerts
         Embellis sa couronne.


UNE VIERGE

Jésus crucifié sera mon seul époux.
J’ai cueilli ma parure aux ronces du Calvaire ;
Soyez belle, ô ma sœur, mes joyaux sont à vous ;
Voici le fiancé : ne songez qu’à lui plaire.

Gardez cette maison ; ne faites point deux parts
Des ruches, du verger, de la moisson nouvelle.
Vous aurez notre mère et vos fils : moi je pars,
La famille du Christ est là-bas qui m’appelle.

Rentrez par les prés verts, le printemps est éclos ;

Respirez tous les deux l’églantier de nos haies :
L’époux a mis, pour moi, les fleurs de son enclos
Sur le lit des lépreux dont je panse les plaies.

Il sourit à travers les yeux de l’orphelin,
Il prend pour me parler les voix de ceux qui pleurent ;
Dans les derniers soupirs’ des mendiants qui meurent,
Il soupire d’amour sous mon voile de lin.

A ta servante, ô Christ, épargne d’autres joies !
Fais-moi payer le ciel avant de me l’ouvrir.
C’est, ô roi des douleurs, pour souffrir ou mourir,
Qu’aux sentiers des humains j’ai préféré tes voies.

Je n’ai pas voulu fuir un travail, un souci ;
Je vis de votre vie, ô mes sœurs, ô ma mère !
N’accusez pas mon cœur d’ingratitude amère ;
Il faut vous aimer bien pour vous quitter ainsi.

Je veux plus que ma part des deuils de ma famille.
Si Dieu sur notre toit tient des maux suspendus,
Je veux les emporter, c’est à moi qu’ils sont dus ;
Que Dieu vous les épargne en frappant votre fille.

Au prix de la douleur tout bien est acheté.

Dans les cloîtres obscurs où vos combats nous suivent,
Nous mourons longuement afin que d’autres vivent ;
Dieu vous paye en vertus notre virginité.

Puisqu’il se plaît aux fleurs des âmes solitaires,
Mes frères, de ses lis respectez le trésor ;
Une vierge est plus blanche et plus fragile encor !
Gardez-nous, à l’écart, dans nos jardins austères.

Laissez-moi de mon cœur écouter le conseil ;
J’ai besoin d’un amour sans mesure et sans nombre.
Au chevet des mourants, laissez-moi vivre, à l’ombre ;
Je vous cède le monde et ma place au soleil.

J’ai cueilli ma parure aux ronces du Calvaire ;
Jésus crucifié sera mon seul époux.
Soyez belle, ô ma sœur, mes joyaux sont à vous ;
Voici le fiancé, ne songez qu’à lui plaire.
Jésus crucifié sera mon seul époux.



UN CONFESSEUR DE LA FOI

Porté sur les eaux sans rivages,
Seul et roi dans l’éternité,
L’Esprit goûtait, au fond des âges,
L’immuable félicité.
L’Esprit se suffit à lui-même ;
Dieu vit, il se connaît, il s’aime,
Il a l’infini pour séjour.
Mais créer du bonheur, ô Maître,
Répandre le bienfait de l’être,
C’était la loi de votre amour !

« Faisons l’homme à ma ressemblance,
Qu’il pense et que je sois aimé ! »
Dieu dit. La vie à flots s’élance,
Et le néant s’est animé.
L’être nouveau, l’homme respire ;
Toute la terre est son empire.
Mais, ô don sublime et fatal,
L’homme est libre ! époux de la femme,
Il porte avec elle en son âme
Le pouvoir du bien et du mal.


Hélas ! dans son impatience,
Croyant fuir la lutte et l’effort,
Adam, sur l’arbre de science,
Dérobe un fruit, germe de mort.
Maudis cette clarté furtive :
Avec l’ignorance native
L’Éden pour ta race est perdu ;
Et, trompant ton désir crédule,
Le bonheur, devant toi, recule
Son fruit ici-bas défendu.

Pour remonter au sein du Père,
Tu dois, expiant ton orgueil,
Après l’exil et la misère
Traverser encor le cercueil.
Homme ! ta chute est sans remède,
Si la force d’en haut ne t’aide
A terrasser tes ennemis…
Pour réparer ses créatures,
Mêlant en lui les deux natures,
A la douleur Dieu s’est soumis.

Il nous donne son fils lui-même.
Père, oh ! combien l’homme t’est cher !

Ton fils, ta sagesse suprême,
Ton Verbe en Jésus s’est fait chair.
Tu montes pour nous au Calvaire,
Tu subis notre loi sévère,
La loi de l’expiation.
Mais, pour que sa fin s’accomplisse,
L’homme doit boire à ton calice,
Et s’adjoindre à ta passion.

Mon Dieu ! pour la gloire infinie
Tu nous as faits dans ton amour ;
Mais chaque âme, pour t’être unie,
Devra se créer à son tour.
L’homme se refait par la lutte :
Adam fut libre dans sa chute,
Libre il saura se relever ;
Mais il faut que tu le soutiennes ;
Nos douleurs n’empruntent qu’aux tiennes
La vertu qui peut nous sauver.

Tu passeras, terre éphémère,
Dur calvaire où l’homme est puni !
Viens, ô douleur, nourrice amère
Qui nous formes pour l’infini.
Viens, ô douleur, sublime artiste,

Fais-moi d’un métal qui résiste,
Qui brave la rouille et le feu ;
Pour qu’admise enfin à la joie,
Sans qu’elle s’y fonde et s’y noie,
Mon âme plonge au sein de Dieu.


CHŒUR DES JUSTES

La terre est à jamais le séjour de l’épreuve,
Mais la douleur nous cache un mystère d’amour,
Tu dois, ô vieil Adam, épuiser à ton tour
Le vinaigre et le fiel dont, Jésus-Christ s’abreuve.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

Vois, mon Dieu, nous t’offrons notre sang et nos larmes
Dans le calice amer que ton fils a vidé ;
Aux traces de son sang l’homme est vers toi guidé ;
Son nom dans la souffrance introduit mille charmes.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.


Heureux qui méprisant ce que le monde envie,
Garde sur un front pur ta divine pâleur,
O Christ, à ton exemple épousant la douleur ;
Celui-là seul te plaît et connaît bien la vie.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.

La douleur qu’on accepte est un don salutaire ;
La douleur sanctifie après qu’elle a puni.
Oui, Dieu destina l’homme au bonheur infini,
C’est pourquoi la douleur est la loi de la terre.

Soumis ou révolté, l’homme est né pour souffrir ;
A ta croix, ô Jésus, nous venons nous offrir.


III

Or, dans le ciel, les pleurs et les travaux des justes
Sont unis, ô Jésus, à vos œuvres augustes ;
Une colline d’or et de pur diamant
De l’amas des vertus s’y forme incessamment ;


Et de cet or vivant, que la douleur enfante,
Vous-même y bâtissez la ville triomphante
Où Dieu sera béni par tous les affligés
Heureux et pour jamais à sa droite rangés ;
La cité qu’entrevit votre plus doux apôtre,
La cité dent le sang des martyrs, et le vôtre,
Liant le jaspe et l’or, l’onyx et le lapis,
Fournira le ciment plus dur que le rubis.

Je la vois, je la vois ! votre ville est immense ;
Elle est sans borne, ô Dieu, comme votre clémence.
A toutes les tribus de l’immense univers,
Les palais de l’agneau jour et nuit sont ouverts.
Vous ne laisserez pas gémir à votre porte
L’homme de bon vouloir et de charité forte,
Pas même le pêcheur, s’il s’est agenouillé.
Rien n’entre, je le sais, d’impur et de souillé ;
Mais le sang de Jésus, mais ses larmes fécondes
D’un baptême assez vaste ont lavé tous les mondes ;
Pour tous ceux qui sont morts, pour tous ceux qui naîtront
Une goutte eût suffi des sueurs de son front.

Vous donc qui, passagers dans la cité des larmes,
Contre vos propres cœurs veillez, toujours en armes,
Ne désespérez point, quand votre esprit troublé

Chancelle dans sa foi par le doute ébranlé.
Si vous n’avez pas fui, pour traverser la vie,
La route de la croix que Jésus a suivie,
Vers ce lieu de repos, qui doit s’ouvrir un jour,
Levez vos yeux en pleurs, mais embrasés d’amour,
Et Dieu vous montrera, dans sa gloire éclatante,
La cité de l’agneau promise à votre attente.

J’entends, à chaque porte, une voix qui grandit ;
Voix du Verbe vivant qu’Israël entendit.
Douze Anges radieux et tels que. des aurores
Ont répandu ces mots de leurs clairons sonores ;
L’appel consolateur, tombé du haut des cieux,
Autant qu’aux innocents s’adresse aux malheureux.

« Heureux ceux dont l’esprit, détaché de la terre,
« Mit dans la pauvreté sa préférence austère ;
« En vertu de ce choix le ciel leur appartient
« Avec tous ses trésors et Dieu qui les contient.
« Heureux les cœurs sans fiel où la douceur abonde,
« Car ils posséderont le royaume du monde.
« Heureux celui qui pleure, il sera consolé.
« Heureux, en son ardeur, l’homme droit et zélé
« Que tourmente ici-bas la soif de la justice ;
« Il s’en rassasîra dans l’éternel calice.

« Heureux sont les cœurs purs, car ceux-là verront Dieu,
« Heureux le pacifique ; on le dit, en tout lieu,
« Fils de Dieu même. Heureux qui fait miséricorde,
« Car il reçoit d’en haut le pardon qu’il accorde.
« Heureux qui, chez les siens toujours persécuté,
« Souffre pour la justice et pour la vérité ;
« Le royaume du ciel deviendra son domaine.
« Heureux vous que le monde accable de sa haine ;
« Tenez-vous pour heureux quand, à cause de moi,
« Le mal est dit de vous par les hommes sans foi.
« Alors, soyez joyeux ! car un trésor immense
« S’amasse dans le ciel pour votre récompense. »
Et, parmi les Gentils comme dans Israël,
Le peuple entier des morts entendra cet appel.

Autour de la cité, plus nombreux que les feuilles,
Ils se pressent, ô Christ, pour que tu les recueilles.
Vers toi l’esprit d’amour, soufflant des quatre vents,
Soulève du cercueil ces tourbillons vivants.
Il te vient des élus par mille et mille voies ;
Toutes mènent au ciel hormis celles des joies,
Celle où l’heureux du monde, incapable d’effort,
Marche des faux plaisirs à l’éternelle mort.

Car pour donner la vie, ô Dieu, toi qui nous aimes,

Tu ne peux rien sur moi sans l’œuvre de moi-même.
Ta main est toujours là, prête à nous secourir ;
Mais, sur qui la refuse et s’obstine à mourir,
Tu répandrais en vain et la vie et ta grâce ;
Tu peux tout, excepté vouloir à notre place.
L’homme seul qui voulut, qui lutta fortement,
Est capable du ciel, au jour du jugement.

L’homme, argile rebelle au doigt qui le façonne,
Repousse librement l’être que Dieu, lui donne.
Tu ne peux, malgré lui, le frappant de ton sceau,
Le. refaire, ô Seigneur, à l’image du beau.
Il faut que son métal, quand ton brasier s’allume,
Consente à tous les coups frappés sur ton enclume.
C’est la douleur, mon Dieu, qui, de sa rude main,
Pour l’immortalité pétrit le cœur humain.

Tout ton peuple aujourd’hui, délivré de la terre,
Toit de mille clartés resplendir ce mystère ;
Heureux d’avoir souffert, il ne demande plus
Le but de tant de maux qui frappent les élus ;
Il sait qu’ici-bas l’homme, auguste créature,
Souffre, expie et combat pour toute la nature ;
Et qu’acceptant leur croix pour le salut commun,
Avec Jésus martyr les élus ne font qu’un.


Hôtes du firmament, soleils, blanches étoiles,
Astres joyeux et purs qui voyez Dieu sans voiles,
Vous qu’un souffle amoureux guide éternellement,
L’homme est plus grand que vous3 il est libre en aimant !
Il peut, même au Seigneur, refuser ce qu’il donne ;
Il travaille, en souffrant, à sa propre couronne ;
Il achète ce ciel qui ne vous coûta rien,
Et capable du mal il accomplit le bien.
Des périls du combat, c’est lui qui vous dispense ;
Pour qui ne sait qu’aimer, l’homme veut, souffre et pense,
Son front reçut pour tous, en sa noble pâleur,
Avec la liberté le poids de la douleur.

Des autres univers la douleur est proscrite ;
Notre globe est le seul qui souffre et qui mérite.
Tu ne veux pas, mon Dieu, père tendre et clément,
Que même un vermisseau souffre inutilement ;
Du sel de la douleur ta main fut économe,
Tu ne l’as répandu que sur les pas de l’homme.
Oui, ce globe est martyr ; c’est trop frapper sur lui,
Si nous ne souffrons pas pour le bonheur d’autrui !
Oui ! tout est racheté par nos larmes fécondes ;
L’homme t’en donne assez pour payer tous les mondes.


Mais, aux portes du ciel, aux pieds des bienheureux,
Que vient faire, ô douleur, ton nom, ton nom affreux ?
Oui ! l’œuvre des sept jours est à jamais sauvée ;
Du sang de l’Homme-Dieu la nature est lavée,
Le mal expire en elle avec l’impur orgueil,
E de l’éternité ne franchit pas le seuil.

Toi, désormais, silence, ô parole impuissante !
Reste au fond de mon cœur, quoi qu’il rêve ou qu’il sente ;
Tu ne peux, d’ici-bas, entr’ouvrir l’infini,
Et raconter le ciel tant que j’en suis banni.
O cœur fait à gémir, voix que le deuil oppresse,
Vous manqueriez d’accents pour peindre l’allégresse ;
Oublie, au moins, mon âme, au nom du paradis,
La langue des terreurs et des doutes maudits ;
Écoute de l’espoir la voix ferme et paisible ;
Et dis, en t’arrêtant au bord de l’invisible,
Ce mot, le mot de tout, de partout, de toujours,
Ce mot du grand mystère : Amour, amour, amour !