La Cité chinoise/La Famille

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PREMIÈRE PARTIE
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LA FAMILLE


Des génies tels que Pascal, Leibnitz, Bacon ont dit du genre humain qu’il doit être considéré comme un seul homme qui vivrait toujours et apprendrait continuellement. Ce qu’ils ont avancé de l’humanité prise dans son ensemble peut également s’entendre de cette humanité plus restreinte qu’on appelle une famille. Tous les jours, nos savants recueillent des faits, observent des phénomènes, auxquels ils ont donné le nom d’atavisme, qui révèlent bien, en effet, entre toutes les générations, une solidarité tellement étroite que, de là à l’unité et à l’identité énoncées par Pascal, Leibnitz, Bacon, — aux noms desquels il faut ajouter celui de P. Leroux, — il n’y a vraiment qu’un pas. Si donc ce qu’ils ont dit de l’humanité en général est vrai d’une famille, à plus forte raison cela est-il vrai de cette famille plus grande qu’on appelle une nation. — Toutes les nations anciennes dont nous avons gardé le souvenir ont disparu. Une seule vit encore, et elle est ainsi devenue l’aînée de celles qui existent actuellement. Mais elle n’est pas connue. On peut dire, il est vrai, que toutes les nations héritent les unes des autres et que, par conséquent, la France, l’Angleterre, la Russie même, ont des origines aussi reculées qu’il soit possible de les imaginer ; mais tandis que les nations modernes n’ont hérité des anciennes qu’en ligne collatérale, celle dont nous allons nous occuper a hérité en ligne directe des générations qui l’ont formée. Là est sa profonde originalité. Chez elle, les phénomènes de l’hérédité se sont manifestés régulièrement. Jamais ils n’ont été contrariés ou modifiés par des changements de milieux. L’évolution des idées et des faits, aussi certaine que celle des êtres, n’y a subi aucun ébranlement qui l’ait pu troubler. Aucune influence extérieure, aucune révélation n’est venue changer la direction de ses efforts, retarder son développement. Là, dis-je, est la profonde originalité de la Chine, là peut être aussi le secret de son exceptionnelle durée.

Eh bien ! il a paru au moins intéressant de savoir ce que, dans de telles conditions, laissé à lui-même, l’être humain a pu devenir. On veut connaître les progrès qu’il a su réaliser, l’organisation à laquelle il est parvenu, en un mot sa civilisation. Les pages qui vont suivre ont pour objet de répondre à ces désirs. Mais la civilisation dont tout le monde parle a, suivant ceux qui en parlent, des sens et des objectifs bien différents. Quant à nous, nous dirons que l’État le plus civilisé est celui dans lequel, sur une surface de territoire donnée, le plus grand nombre d’hommes possible ont su se procurer et se distribuer le plus également et au meilleur marché possible la plus grande somme de bien-être, de liberté, de justice et de sécurité. J’exposerai d’abord la situation de la Chine à ces différents points de vue, puis je dirai par quels moyens elle y est arrivée et les principes qui l’ont dirigée.


I


Dans l’ordre que je viens de tracer, le premier point sur lequel se porte l’attention, c’est la population. Elle est de 537 millions d’habitants pour tout l’empire chinois, en y comprenant les tribus nomades de la Mongolie et les tribus plus ou moins soumises ou insoumises des régions voisines du Thibet et de l’Annam. C’est plus du tiers de la population totale de notre planète. Mais nous limiterons le champ de notre examen au territoire de la Chine proprement dite, circonscrite à l’est et au sud par la mer, à l’ouest par les chaînes du Thibet, au nord par la Grande Muraille. Là, sur une superficie de 330 millions d’hectares, soit six à sept fois celle de la France, nous trouvons une population de plus de 400 millions d’individus.

Or l’on sait que, sur une aire quatre ou cinq fois plus vaste, l’Europe compte à peine 337 millions d’habitants. — Mais il y a en Chine des provinces grandes comme la France et l’Allemagne, où l’on compte cinq six et sept habitants par hectare ; il y a des districts, grands comme la Belgique, où cette densité dépasse douze et même quinze habitants. Aucune contrée d’Europe, si ce n’est peut-être l’île de Jersey et la province de Valence en Espagne, ne peut, sous ce rapport, être comparée à la Chine. Cette densité paraît tellement extraordinaire qu’elle a été souvent contestée et qu’on a mis en doute l’exactitude des statistiques chinoises. Mais elle n’est pas douteuse pour ceux à qui il a été donné de parcourir le vaste territoire de l’empire chinois. Jusqu’aux frontières du Thibet, à 800 lieues de la mer, il m’arrivait fréquemment de traverser des cités qui comptaient de 500 à 1,500,000 habitants. Dans les provinces les plus reculées, je faisais souvent route avec de véritables foules qui se rendaient aux marchés et encombraient de 15 à 20,000 personnes des lieux où, la veille, on n’aurait pu voir que de rares aubergistes. D’un bout à l’autre de la Chine, pour ainsi dire, les villages, les hameaux, les maisonnettes, défilaient sur mon passage, si pressés et si rapides, que les seuls environs de nos grandes villes peuvent en donner l’idée. La terre envahit l’eau. Des champs et des jardins établis sur des radeaux couvrent certains lacs. Les rochers se chargent de moissons. Partout, d’ailleurs, les cultures les plus précieuses et les plus délicates, celles qui réclament le plus de bras et d’assiduité, le sucre, la soie, le thé, la cire, etc. Jusqu’aux vallées les plus lointaines, une fécondité du sol qui fait souvent rendre aux récoltes de riz jusqu’à 12 et 14,000 kilogrammes à l’hectare, et donne à la terre une valeur de 23 à 30,000 francs. On voit que, sous le rapport de la population, les Chinois nous laissent très loin derrière eux. Et cependant, tandis que nous nous plaignons déjà de la nôtre et que nous la restreignons par tous les moyens possibles, par les guerres, par le célibat, par la stérilité volontaire, etc., les Chinois continuent à multiplier comme si la terre était sans bornes. Ils ne doutent de rien, et ils ont raison. Si l’on peut mesurer la surface d’un champ, qui a jamais pu mesurer sa fertilité ? Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. Rien n’est plus vrai, et ce qui le prouve bien, c’est la Chine. Les provinces qui sont actuellement les plus peuplées ont commencé par n’être pas plus habitées ni plus habitables que celles qui, encore aujourd’hui, le sont le moins. Des montagnes qui ne produisaient rien, des rochers nus, sont maintenant de véritables gradins de fleurs et de fruits. Il faut dire aussi que les Chinois ont très économes de tout ce qui peut servir à augmenter la fécondité du sol. Ils ne déportent pas la richesse de leur pays, comme nous le faisons, en jetant dans les fleuves les produits de nos égouts. Ils les recueillent avec soin, et regardent comme un acte de justice, dont la négligence serait immédiatement punie, de rendre à la terre ce qu’elle leur a prêté. Puis, ils se disent que l’augmentation de la population est encore le meilleur moyen d’augmenter la richesse publique et particulière. Est-ce qu’une route, un canal, un chemin de fer ne coûtent pas moins cher dans une contrée très peuplée que dans une contrée qui ne l’est pas ? Est-ce que les frais d’administration n’y sont pas moins élevés ? Est-ce que les débouchés n’y sont pas plus grands, plus faciles ?

Il est donc vrai que si les dépenses d’un pays sont en raison directe de son étendue, elles sont en raison inverse du nombre de ses habitants. En fait, veut-on savoir combien chaque Chinois paie d’impôts ? 3 francs par an. En France, nous en payons 90 ou 100. Oui, mais, dira-t-on, les travaux publics sont nuls, peut-être ? — Nuls ? Hélas ! il faut bien le dire, quoi qu’il en coûte à notre amour-propre d’Occidental, que sont nos routes, nos canaux et nos chemins de fer à côté des innombrables canaux de la Chine ? Que sont nos travaux publics, d’ailleurs assez récents, à côté de l’admirable et gigantesque système hydraulique qui, de l’ouest à la mer, sur un espace de 800 lieues, conduit les eaux et les met sous la main du cultivateur ?

J’entends d’autres objections. On me dit : Oui, mais peut-être le bien-être de chaque Chinois est-il bien modique ? A cela, il me semble que la densité de la population est une réponse suffisante. N’est-il pas évident que, si les Chinois étaient si malheureux, ils auraient trouvé, tout comme nous, le moyen de prévenir ce qui leur aurait paru excessif dans leur population ? D’ailleurs, y a-t-il une mesure plus exacte de la misère ou du bien-être d’un peuple que l’état de sa criminalité ?

Eh bien, voici des faits : dans une ville de près de deux millions d’habitants, à Han-Keou, où j’ai résidé pendant quelque temps, il ne s’était produit en trente-quatre ans qu’un seul meurtre. Dans une province de vingt-cinq millions d’habitants, le Tché-li, il n’y eut, en 1866 ou en 1867, que douze exécutions capitales. Encore faut-il ajouter que la troisième récidive de vol est punie de mort, qu’il n’y a pas de circonstances atténuantes, et que le Paris de la Chine, Pékin, se trouve dans cette province. Mais afin de mettre le lecteur à même de juger plus directement du bien-être de la population chinoise, combien je voudrais pouvoir le conduire dans ces petites fermes, dans ces maisonnettes de paysans, où j’ai tant de fois reçu quelques heures d’une si cordiale hospitalité, lui faire admirer la propreté du logis, des meubles vernis, parcourir avec lui les inventaires que j’ai dressés de leurs fortunes et de leurs ressources. L’un, dans un des moins riches districts de la Chine, avec une propriété de trois hectares et demi, met de côté, chaque année, 1,500 à 1,800 francs, après avoir vécu lui et sa famille. Un autre, avec un hectare, met en réserve 700 à 800 francs. Et je voudrais que l’on pût assister à leurs repas, abondants, composés de mets beaucoup plus variés que ceux de nos ouvriers des champs ; aucun, si modeste que paraisse sa maisonnette, qui ne soit capable d’ajouter quelques gâteaux à son dessert ou de les offrir à un ami. Mais je voudrais surtout que l’on pût comparer la démarche légère, aisée, l’air dégagé, du premier cultivateur chinois venu, de telle ou telle province que je pourrais citer, avec la démarche lourde, pesante, l’air gauche, honteux, de la plupart de nos colons partiaires, de nos chepteliers et de nos métayers de la Bretagne, de la Sologne, de l’Auvergne, de la Savoie, sans parler de ceux du Midi. On sent, en les voyant, qu’il y a évidemment, entre les riches et les pauvres, je veux dire les moins riches, entre ceux des villes et ceux des campagnes de ce pays-là, moins de distance et de différence que chez nous. On y sent une égalité d’ancienne date, au milieu de laquelle tout le monde se meut et respire à l’aise, et qui met, dans les relations des uns et des autres, une politesse et une bienveillance dont un étranger ne peut s’empêcher d’être frappé. Dirai-je comment ils se traitent, comment ils se parlent entre eux ? Parmi les modes de locomotion employés en Chine, un des plus commodes dans les provinces montagneuses où les canaux ne sont pas nombreux, c’est la chaise à porteurs ou le palanquin. J’ai fait à peu près de la sorte six à sept cents lieues. On engage quatre porteurs pour un palanquin, et l’on fait ainsi huit à neuf lieues par jour. Or tout fardeau pèse à la longue, même partagé en quatre, et les pauvres de la Chine le savent bien. Que faisaient donc ceux qu’il nous arrivait de rencontrer en route ? — « Monsieur, disaient-ils en s’approchant de l’un des porteurs, nous n’avons pas encore gagné notre vie aujourd’hui ; nous permettrez-vous de prendre votre place et de vous soulager pendant quelque temps ? — Volontiers, monsieur, mais nous ne pourrons payer vos services bien cher. Nous ne gagnons pas beaucoup. — Qu’à cela ne tienne, monsieur, nous nous en rapporterons à votre générosité. » Et ces porteurs de rencontre prenaient la place des autres qui, pendant une ou deux lieues, les épaules déchargées, nous suivaient en chantant. Cependant, ce titre de monsieur, sien-sen, ne s’échange qu’entre gens qui ne se connaissent pas. Quand on est en relations un peu familières et qu’on est du même âge, on ajoute au petit nom le mot de frère, et il est bien rare qu’on ne se traite pas comme tels. Dirai-je maintenant jusqu’où peut s’étendre, même vis-à-vis de l’étranger, de l’Européen qui a réussi à se concilier la confiance des Chinois, cette bienveillance générale ? Je n’affirmerai pas que la chose soit toujours facile ; elle l’était peu à l’époque où je commençai à parcourir la Chine. C’était peu de mois après la guerre que nous lui avions faite et le traité que nous lui avions imposé. Je dus, pendant quelque temps, souffrir, de la part des fonctionnaires chinois, d’une sorte de surveillance qui, si déguisée qu’elle fût, me gênait beaucoup. Mais lorsqu’on la jugea inutile, c’est-à-dire lorsqu’on fut bien persuadé du caractère inoffensif de la mission que je remplissais, et que l’on autorisa mes lointaines explorations des provinces limitrophes du Thibet, savez-vous, lecteur, comment on traitait l’humble auteur des pages que vous lisez ? J’ose à peine la dire. Quelle est, parmi les plus belles et les plus hautes prérogatives de la souveraineté, celle que vous envieriez le plus ? Le droit de grâce, n’est-il pas vrai ? Eh bien, je l’avais. Dès mon entrée dans une ville, l’autorité des fonctionnaires disparaissait devant le rang que l’on m’avait gracieusement conféré. Ils continuaient à rendre la justice, à administrer ; mais c’était en mon nom, et au sortir de la maison dont on avait fait ma demeure, je trouvais les condamnés de la veille pour lesquels j’obtenais, tantôt une grâce entière, tantôt une diminution de peine. Mais au souvenir de ces honneurs, combien je préfère celui des simples et bonnes réceptions, de l’hospitalité humble et tranquille que je rencontrais dans les villages et dans les hameaux ! Souvent, descendus de nos palanquins ou de notre bateau, laissant derrière nous nos bagages, auxquels nous donnions rendez-vous à la station prochaine, nous nous enfoncions, seuls, par les petits sentiers dans les champs, sans avoir pris d’autre précaution que de nous être couverts de notre costume chinois[1]. Nous allions en flânant, nous arrêtant à chaque pas, causant avec le premier passant de la pluie, du beau temps, des récoltes et du reste. Je vois encore un certain arbre sous lequel, un jour, n’en pouvant plus de chaleur et de fatigue, nous nous étions laissés tomber. Un peu de gazon, de vrai gazon, si rare dans les campagnes chinoises où tout est cultivé, entourait ses racines et nous faisait un siège doux et frais, sur lequel nous nous étendions avec un plaisir infini. Malheureusement, nous n’avions pas remarqué, non loin de là, deux femmes un peu cachées par quelques arbrisseaux, et qui, travaillant dans un petit jardin, ne nous avaient pas non plus vus venir. Or, il faut savoir qu’il n’est pas convenable que des hommes étrangers s’arrêtent longtemps en présence des femmes. Nous savions bien que nous n’étions pas à notre place, mais comment quitter, sans regret, l’arbre qui nous abritait du soleil ? Nous essayâmes de conjurer le danger. — « Bonjour donc, les bonnes dames, dit l’interprète de sa voix la plus avenante. — Bonjour, bonjour, mais que faites-vous là ? Allez plus loin. — Cependant, mesdames, voulut-il objecter, nous sommes bien fatigués ; et, voyez, les autres arbres sont loin. — Mais quels sont donc ces barbares, reprit l’une de nos voisines, pour manquer ainsi aux convenances ! Allez-vous-en, et ne vous le faites pas répéter. » — Penauds et confus, nous nous levions pour partir quand l’interprète se ravisant et montrant sa pipe : « Au moins, leur dit-il, vous nous donnerez bien du feu. — Allez toujours, on vous le portera. » Nous nous en allâmes lentement, et nous fûmes bientôt rejoints par un petit garçon qui nous apportait du feu. Je le remerciai en lui donnant un petit couteau de huit sous, et, deux ou trois pas plus loin, nous nous laissâmes encore tomber. Quelques instants après, l’enfant revenait en nous apportant quatre oranges. Je lui remis alors un paquet d’aiguilles à coudre, puis il partit. Mais nous ne fûmes pas longtemps seuls. Il revint une troisième fois, conduisant un vieillard et deux ou trois hommes qui, après quelques mots de politesse, nous invitèrent à venir nous reposer chez eux. Nous acceptâmes avec empressement, et une heure ne s’était pas écoulée, que nous étions les meilleurs amis du monde. Les femmes vaquaient librement devant nous à leurs occupations : l’une apprêtait le repas, l’autre couvrait la table. Pendant ce temps, tous les hommes du village s’étaient réunis à ceux de la maison, et nous causions. Nous causions, ainsi qu’ils le disent, de l’Orient et de l’Occident, de tout ce qui, entre ces deux points du monde, intéresse l’homme et constitue son domaine qu’il connaît si peu. Nous partions de l’Europe, nous parlions de nos parents, car c’est toujours par là que commence l’entretien. Enfin. nous primes congé de ces braves gens, emportant de cette journée un souvenir qui, après vingt ans bientôt, ne s’est point effacé.

Je n’oublierai jamais non plus la réception que me fit, un jour, un pauvre cultivateur chinois, émigré au-delà de la Grande-Muraille, en Mongolie, à la lisière du désert de Gobi. Nous avions quitté Tchang-Kia-Keou dès les cinq heures du matin, en suivant le chemin qui mène au village de Si-ouang-tse ; et, à onze heures ou midi, il ne nous avait pas encore été possible de trouver dans cette triste région, un lieu, une maison, pour nous reposer et prendre quelque nourriture. Nous avions bien traversé quelques misérables hameaux, mais soit que les habitants fussent occupés de travaux extérieurs, soit pour toute autre raison, nous n’en avions aperçu presque aucun. Enfin, sur le midi, nous arrivons au milieu d’un groupe de maisons un peu plus considérable que les précédents, mais sans y voir plus de portes ouvertes. Nous étions sur la place, bêtes et gens, le nez au vent, nous demandant si nous n’allions pas être forcés de nous installer contre quelque muraille, lorsque nous voyons accourir un paysan, qui, après nous avoir salués, nous tint à peu près ce langage : « Oh, monsieur, vous chercheriez en vain dans ce village une maison qui puisse vous recevoir ; il est tout petit, et nous sommes trop pauvres. Moi-même, je suis bien misérable et bien indigne ; cependant, si vous vouliez bien faire à votre tout petit frère l’honneur de vous reposer chez lui, il ferait de son mieux : sa maison est là. » Sa maison, un peu plus grande que les voisines, était d’une extrême propreté. Une fois qu’il nous y eut installés, il nous quitta et nous le vîmes courir après les poules. Devinant ses intentions, nous le priâmes de n’en rien faire, l’assurant que nous avions toutes les provisions nécessaires et que nous ne lui demandions que l’abri. Mais il en avait déjà tué deux, Pendant que le repas s’apprêtait, nous nous mîmes à causer avec lui, et je ne pouvais m’empêcher d’admirer sa tenue modeste et discrète, sa façon de parler, simple, digne, respectueuse sans timidité. Puis le dîner arriva, et c’est lui qui voulut absolument le servir, avec son fils aîné, enfant d’environ dix ou douze ans, de si gentilles manières que, malgré moi, me rappelant nos paysans français, je faisais entre eux et ceux que j’avais sous les yeux des comparaisons qui m’attristaient.

Enfin, le repas terminé et l’heure de repartir étant venue, je voulus laisser à notre hôte quelque souvenir de notre passage, mais je ne pus lui faire rien accepter. Il me demanda seulement la permission de me présenter sa famille. Outre le petit garçon qui avait aidé son père, il y avait encore une fillette de quatre ans et un autre petit de deux ans, qui nous firent leurs petites politesses tout comme les grandes personnes les mieux élevées auraient pu le faire.


II


Beaucoup d’Européens croient que la Chine est, par excellence, le pays du despotisme. Or je demande ce que peut être un despotisme qui, pour plus de 500 millions d’êtres, ne s’exerce qu’au moyen de 25 à 30,000 fonctionnaires ; qui, pour se soutenir, n’a qu’une armée permanente d’une centaine de mille Tartares, quasi perdus au milieu d’une pareille fourmilière ? En réalité, les Chinois se gouvernent et s’administrent eux-mêmes : dans la famille, par tous les membres de la famille ; dans la cité, par les délégués qu’ils ont élus, et dont les fonctionnaires officiels ne sont, pour ainsi dire, que les présidents. Et notez qu’ils ne se gênent pas pour renvoyer ces présidents quand ils ont à s’en plaindre, ce qu’ils font du reste d’une façon assez originale. Dans un des départements les plus populeux d’une province que j’ai visitée, on annonce un jour la prochaine, arrivée d’un préfet qui, partout où il avait été, n’avait laissé qu’une mauvaise réputation. On le savait. Le peuple s’émeut, le Conseil du département se réunit, et l’on envoie au vice-roi adresses sur adresses pour le prier de revenir sur son malencontreux choix. Mais le vice-roi s’obstine et l’on apprend bientôt que le préfet n’est qu’à quelques lieues de la ville. Le Conseil s’assemble de nouveau ; il fait dresser à l’entrée de la cité une tente y porte le repas et les rafraîchissements d’usage, et on commande le cortège habituel ; mais en même temps on fait préparer quatre palanquins avec des porteurs frais et dispos ; puis on attend mon préfet. Il arrive, on le reçoit poliment ; on l’invite à se reposer et à se rafraichir ; seulement on lui déclare que le peuple ne veut pas de lui, qu’il n’entrera pas dans la ville et que trois délégués du Conseil vont avoir l’honneur de le reconduire à la capitale.

Ce qui fut fait. Est-ce une exception ? Non ; et le calme avec lequel s’accomplit cette exécution prouve au contraire qu’elle est dans les mœurs. D’ailleurs, écoutez leurs législateurs et leurs philosophes : « Le monarque, disent-ils, n’est que le mandataire du peuple. S’il se trouve un souverain qui se conduise contrairement au bien et à la volonté du peuple, tout le monde le regarde comme une calamité, et quoiqu’il ait l’autorité en mains, on le chasse. » Qui dit cela ? Confucius, c’est-à-dire le plus grand et le plus populaire de leurs philosophes, de leurs moralistes et de leurs législateurs. — Voilà pour la liberté politique. — Mais les Chinois n’ont pas que la liberté politique, ils ont toutes les libertés ; liberté de conscience, de religion, de culte. On trouve, en effet, dans presque tous les rangs des fonctionnaires, des musulmans, des juifs et des chrétiens, aussi bien que des boudhistes et des hommes ne professant aucune religion particulière, si ce n’est celle des ancêtres. Le Gouvernement n’intervient dans les questions religieuses que lorsqu’elles se mêlent aux questions civiles et qu’elles empiètent sur le domaine laïque. De temps en temps, on lit dans les instructions que l’Empereur, les vice-rois ou les gouverneurs ont l’habitude d’adresser à la population, cette recommandation qui paraît singulière aux Européens : « Défiez-vous des religions. » De là le reproche d’athéisme qu’on a longtemps fait à la nation chinoise. Mais on verra plus tard que rien n’est plus mal fondé. Le Gouvernement n’intervient pas davantage dans l’enseignement public. Tout le monde est libre d’ouvrir une école ; tout le monde est libre d’y aller ou non ; et, chose remarquable dont on comprendra tout à l’heure la raison, il n’y a, pour ainsi dire, aucun Chinois qui ne sache lire, écrire, compter et dessiner. Quant à ceux voulant poursuivre la carrière des lettres, qui doit leur ouvrir les administrations publiques, ils ne relèvent que des examinateurs envoyés par l’Académie de Pékin, laquelle, tout entretenue qu’elle est par l’État, est absolument indépendante du Gouvernement. En ce qui concerne la liberté d’association et de réunion, je ne crois pas qu’il soit jamais venu à la pensée d’un gouvernement chinois, au moins depuis plusieurs siècles, de la mettre en question. On se réunit ou l’on s’associe sans avis ou autorisation préalable. Dans aucun pays du monde, je crois, les associations de toutes sortes ne sont aussi fréquentes, aussi nombreuses et aussi faciles qu’en Chine. Dans aucun pays du monde, on ne voit à un tel degré de pareilles preuves de force et de vitalité. C’est ce que j’espère montrer plus tard. Rien non plus ne vient limiter la liberté de la presse. J’ai recueilli, en 1863, dans la province du Se-tchuen, des placards d’une violence excessive contre l’Empereur et le Gouvernement qui avaient signé le traité que les Européens leur avaient imposé après le pillage du Palais d’Été et l’incendie de la grande Bibliothèque. C’est tout au plus si les mandarins les faisaient enlever ; ils ne songeaient pas à en poursuivre les auteurs. Pas de passeports non plus ; pas de patentes sur les industries ni sur le commerce ; pas d’octrois, si ce n’est à l’entrée de chaque province et, sur les marchandises étrangères, un droit fiscal de 5 à 8 0/0 pour tels ou tels articles. Donc, liberté complète et plus réelle que nous ne pouvons le rêver, d’industrie, de métier, de commerce, de banque et de circulation.

J’ai réservé pour la dernière une liberté avec l’idée de laquelle nous avons, nous autres Européens, bien de la peine à nous familiariser. Et pourtant c’est la plus noble et la plus délicate des libertés, celle qui élève le plus la conscience de l’homme, et qui, à mon avis, contient toutes les autres. Je veux parler de la liberté de se juger soi-même, de ce que l’on pourrait appeler la self juridiction. Je dirai tout à l’heure comment les Chinois l’exercent ; je me borne pour le moment, à la constater. Là encore, l’État n’intervient que lorsqu’il y est appelé ; et ce qui prouve que son intervention n’est pas aussi nécessaire ni aussi fréquente qu’on pourrait le croire, c’est qu’il n’a, pour l’exercer, aucune magistrature spéciale. Ainsi, ni caste judiciaire, ni caste sacerdotale, ni caste enseignante, ni caste militaire. Peut-on désirer de plus complètes preuves des libertés dont jouit le peuple chinois ?

Je viens de dire que rien ne me semblait plus susceptible d’élever la conscience, d’y développer le sentiment de la justice, que l’exercice même du pouvoir judiciaire. Mais j’ai plus qu’une appréciation à énoncer — On sait que l’industrie de la terre, que l’agriculture est la profession nationale, pour ainsi dire, de la Chine. Tous les Chinois, a-t-on pu dire, sont, naissent cultivateurs ; et, en fait, il n’y en a peut-être pas un seul qui ne soit directement intéressé à la prospérité de l’agriculture. On sait aussi que la culture du riz est le fond de leur agriculture, puisqu’elle occupe les deux tiers du territoire, et que cette culture ne se pratique que dans l’eau et par les irrigations. On sait enfin combien l’eau de sa nature, est facile à détourner, à dérober. Eh bien ! comment la culture du riz serait-elle possible sans la justice ? — La régularité de la distribution des eaux est donc une preuve de grande loyauté. « Point de culture sans l’ordre, a dit Michelet. La justice est née du sillon. Cérès qui, à Thèbes et à Athènes, a rapproché les hommes et fait les lois, Cérès qui ne semble pas autre que Thémis, Cérès est la pensée sérieuse des peuples agricoles. » Et du reste, ce n’est pas seulement au riz que le Chinois rend justice, mais à toutes les récoltes, ou pour mieux dire, à la terre elle-même, à la terre qui les produit, au buffle, au bœuf qui aident à ses travaux. Il se dit ces paroles de l’ancienne loi de la Perse: « Fais justice à la plante, au taureau, au cheval ; prends garde que la vache ne mugisse contre toi ; ne sois pas ingrat pour le chien. La terre a droit à la semence ; négligée, elle maudit ; fécondée, remercie. A l’homme qui l’aura remuée de droite à gauche, et de gauche à droite, elle dira : Que tes champs portent tout ce qui est bon à manger ; que tes villages, nombreux, soient abondants en tous bien. » Il se dit encore: « Laboure et sème ; celui qui sème avec pureté accomplit toute la loi. »

La bonne foi, le crédit, sont dans les choses courantes de la vie une autre forme de la justice. Je veux citer quelques faits. Bien souvent, par exemple, dans mes voyages, j’eus à refuser des offres de prêts sans intérêts et sur simple parole que me faisaient des mandarins ou de riches habitants. « Monsieur, me disaient-ils, vous êtes depuis longtemps éloigné de vos compatriotes. Peut-être avez-vous besoin d’argent. Disposez de nous. » Une fois même, il m’arriva de renvoyer à un mandarin une somme de 8,000 francs qu’il avait fait laisser dans un coin obscur de mon logis, bien que j’eusse décliné son obligeance. Je n’était pourtant qu’un étranger, mais cela montre d’autant mieux l’habitude que les Chinois ont du crédit moral. Ce n’est assurément pas en Europe que des étrangers auraient à décliner de pareilles offres. En Chine je le répète, cela est fréquent ; et, à plus forte raison, entre gens qui se connaissent. Il est aussi d’usage, dans les banques chinoises, de remettre à ceux de leurs clients qui le demandent jusqu’au double de la somme inscrite à leur compte, moyennant l’intérêt courant, et pour un délai qui peut aller de trois jours à six mois. Mais ce qui montre peut-être le mieux à quel point le crédit, et le crédit moral, est l’habitude générale de la Chine, c’est cette multitude de petites sociétés d’argent ou de prêts sans intérêts ou à de faibles intérêts qu’on appelle des Hoeï-Tsienn, qui se créent journellement en vue de parer à n’importe quel besoin, depuis l’étudiant qui n’est pas assez riche pour continuer ses études, depuis le paysan qui a besoin d’un buffle pour entreprendre une culture, depuis le petit marchand qui veut commencer un commerce, jusqu’à la mère de famille qui songe à pourvoir au mariage de sa fille.

Une autre forme de la justice, c’est l’assistance due aux déshérités de ce monde. Quoique moins nombreux que dans aucun pays de l’Europe, il y en a pourtant en Chine ; aucune société humaine n’est parfaite ; on rencontre dans tous les pays des infirmes, des sourds, des aveugles, des muets. Ils ne sont pas plus oubliés qu’ailleurs : j’ajouterai même que les établissements où on les recueille, fondés et entretenus soit par l’État, soit par des sociétés particulières, pourraient, sous bien des rapports, servir de modèles à des pays où l’on sacrifie plus à l’apparence, au faste des monuments, qu’à la commodité des malades. C’est ainsi que j’ai vu des établissements hospitaliers chinois mettre à la disposition de chacun de leurs pensionnaires un petit enclos, deux chambres avec la faculté de se faire soigner par un de leurs parents. Il en est de même des enfants abandonnés. Mais, à propos des enfants abandonnés, on a tant et si mal parlé de ce grave sujet, et l’on en parle encore si mal, qu’on me saura gré d’en dire quelques mots.

A entendre les agents de la Société de la Sainte-Enfance, pour l’appeler par son nom, l’infanticide serait, en Chine, élevé à la hauteur d’une véritable institution, tolérée ou même autorisée par les lois. Le mépris de la vie humaine y serait porté à un tel degré que les parents auraient l’habitude de jeter aux pourceaux ceux de leurs enfants dont ils regarderaient l’existence comme un embarras. On a pu voir des images qui illustrent ces récits et que l’on fait circuler dans les écoles catholiques. Il y a encore dans quelques églises des bannières décorées de ces mêmes images, que l’on promène dans certaines occasions. Plusieurs missionnaires du siècle dernier, et d’autres qui vivent aujourd’hui, ont cependant maintes fois protesté contre ces abominables calomnies. Je puis, notamment, citer une lettre d’un jésuite, le P. Amyot, publiée vers 1790 dans le quatrième volume des Mémoires concernant les Chinois, qui aurait dû faire monter le rouge de la honte aux inventeurs de la légende des petits Chinois. Mais cette légende rapporte à la Sainte-Enfance cinq à six millions par an, et il paraît qu’il est dur d’y renoncer.

Quant à moi qui ai passé dix ans en Chine, qui ai parcouru le pays du nord au sud et de l’est à l’ouest, je déclare qu’il n’a jamais été à ma connaissance qu’un infanticide ait été commis, soit dans les localités que j’ai visitées ou habitées, soit dans les localités voisines. Je ne dis pas cependant qu’il n’en ait jamais été commis et qu’il ne s’en commette jamais. Mais j’affirme que ce crime est beaucoup moins fréquent en Chine qu’en France, et que conclure d’un fait possible, mais accidentel ou involontaire, d’un enfant dévoré par un porc, à un fait habituel ou volontaire, est, je ne saurais trop le répéter, une abominable et infernale calomnie ; et en la stigmatisant d’une façon aussi énergique, je ne crains point d’être démenti par aucun des Européens qui connaissent la Chine autrement que par les racontars de gens superficiels ou intéressés. D’ailleurs il y a des faits, des faits matériels, qui démentent ces récits et qui, seuls, devraient les faire repousser si l’on se donnait la peine d’y réfléchir un peu. Et d’abord comment pourraient ils s’accorder avec l’augmentation incessante de la population chinoise ! Elle était de 360 millions en 1812: elle est de 537 millions aujourd’hui. Il me semble que le démenti est péremptoire. Puis, d’où viennent en général les infanticides ? De la misère et des naissances en dehors du mariage, n’est-il pas vrai ? Or on a vu, il n’y a qu’un instant, ce qu’il fallait penser de la misère ou du bien-être des Chinois ; et s’il était nécessaire d’en donner une autre mesure, je dirais que nulle part ailleurs peut-être il n’existe aussi peu de mendiants qu’en Chine. A Pékin, il y en a certainement beaucoup, et leurs importunités sont des plus repoussantes, mais ils sont loin des 400,000 indigents assistés de Paris, sans compter ceux qui font un métier de la mendicité. Dans les villes de l’intérieur, je ne crois pas, d’après mes informations et mes observations personnelles, que l’on puisse en compter plus de 20 ou 25 pour des populations de 150 à 200,000 habitants. Dans les campagnes, on peut dire qu’il n’y en a pas. — Quant à la seconde cause ordinaire des infanticides, on verra tout à l’heure qu’elle n’existe pour ainsi dire pas, puisque le mariage est, au triple point de vue social, politique et religieux, un devoir tellement étroit et sacré, que le nombre des célibataires au-dessus de 24 ans ne vaut vraiment pas la peine qu’on en parle. Cependant des fléaux imprévus peuvent tout à coup plonger des familles dans la détresse et leur faire considérer comme un malheur une nouvelle naissance. Mais pourquoi se déferaient-elles de leurs enfants par la mort, alors que l’abandon des enfants, regardé comme la plus douloureuse des extrémités pour les parents, n’est point poursuivi par l’État ? alors qu’il existe au contraire, depuis la plus haute antiquité, des orphelinats et des établissements spéciaux où ces enfants que l’on va en quelque sorte chercher à domicile, reçoivent les soins les plus assidus et les plus intelligents. Car telle est la vérité ; croire que, avant l’arrivée des missionnaires catholiques en Chine, les enfants mouraient comme des chiens dans les rues, et qu’en dehors de l’Église catholique, apostolique et romaine, il n’y a ni salut, ni pitié, ni charité, est une erreur dont il faut absolument se débarrasser. Du reste, le lecteur va en juger lui-même ; mais avant d’exposer les deux systèmes, chinois et catholique, et les procédés suivis dans leurs différents orphelinats, je dois répéter que, de même que l’infanticide et pour les mêmes raisons, l’abandon et l’exposition des enfants sont beaucoup plus rares en Chine qu’en France. Un missionnaire, le P. Chevrier ou Cherrier, placé à la tête de l’établissement de la Sainte-Enfance à Tien-Tsinn, ville de plus de 300,000 âmes, me disait, en 1862, que depuis l’ouverture de cet établissement, qui datait de trois ans, il n’avait pas encore pu, par aucun moyen, se procurer un seul enfant.

Puis, l’abandon n’y a pas ce caractère définitif qu’il a ailleurs. Il cesse très souvent avec les causes qui l’avaient déterminé : et comme la pauvreté n’est pas incurable, mais passagère, les parents vont très souvent redemander aux orphelinats les enfants qu’ils leur avaient confiés. Dans les établissements chinois, on s’empresse de les leur rendre. Il n’en est pas de même dans les orphelinats catholiques, où les enfants, une fois baptisés, ne peuvent plus être rendus à leurs parents non catholiques. C’est l’histoire du petit Mortara ; et c’est encore la lamentable histoire des massacres des Français de Tien-Tsinn, en 1870, provoqués par le refus des missionnaires de rendre aux familles chinoises des enfants qu’ils avaient enfin réussi à se procurer à la suite des inondations du fleuve Jaune. Il ne faut pas oublier, en effet, que le but de l’institution de la Sainte-Enfance n’est pas de sauver les enfants de la mort temporelle, mais qu’if est essentiellement de les sauver de la mort spirituelle. En sorte que l’idéal de cette institution serait que chaque enfant mourût aussitôt baptisé, et que ceux qui survivent sont considérés comme de véritables impedimenta. Un évêque, Mr Baldus, disait, à ce sujet, à un autre évêque, Mr Delaplace, qui m’a répété le propos : « qu’il serait bien à désirer qu’une bonne épidémie vînt le débarrasser de ses orphelins». Ce n’était, sans doute, qu’une boutade, mais une boutade qui ne pouvait venir qu’à l’esprit d’un missionnaire catholique. Pour les garçons encore, on leur trouve dans les différentes professions des placements aisés, des emplois assez avantageux pour leur permettre de rembourser à la Sainte-Enfance les frais qu’ils lui ont occasionnés. Pour les filles, c’est différent. Il y a peu d’emplois pour elles, et le mariage ne leur est permis qu’avec des catholiques. Or, d’une part, elles sont plus nombreuses que les garçons : et de l’autre, ceux-ci ne restent pas toujours catholiques. Aussi le nombre des orphelines finit-il par devenir un obstacle considérable à l’œuvre essentielle de la Sainte-Enfance. Il en est tout autrement dans les orphelinats chinois, où des gens riches vont très souvent chercher, soit des enfants qu’ils adoptent, soit des maris pour leurs filles, soit des femmes pour leurs fils. Aussi ces orphelinats, dont les dépenses ne deviennent la plupart du temps que des avances dont ils sont largement remboursés, possèdent-ils de très grandes ressources qui permettent de donner aux enfants tous les soins et tout le bien-être nécessaires. Cela est si vrai, qu’un missionnaire jésuite de Sou-Tcheou, ville de 5 à 600,000 âmes, le P. Dargy, se plaignait à moi de la concurrence que faisait à l’orphelinat catholique l’orphelinat chinois. « Il est beaucoup plus riche que nous, me disait-il ; il donne des cercueils aux petits enfants qui meurent chez lui, tandis que nous ne pouvons envelopper les nôtres que d’une botte de paille. Aussi nous est-il très difficile de nous en procurer. » Il y a d’autres raisons encore que le missionnaire ne disait pas : c’est qu’il meurt beaucoup moins d’enfants dans les orphelinats chinois que dans les orphelinats catholiques, parce que les soins y sont plus abondants, mieux entendus ; parce qu’il est absolument interdit de donner plus d’un enfant à une nourrice, tandis que les catholiques en donnent souvent trois ou quatre, et même plus, d’après ce que m’a dit un médecin de mes amis qui avait vu le fait à Macao ; parce qu’enfin il n’arrive jamais que l’on prenne un enfant vivant pour un mort et qu’on l’enterre comme tel, ainsi que cela serait une fois arrivé dans un district voisin de ma résidence, sans la présence inopinée de l'évêque, Mr Delaplace, qui sauva l’enfant, et comme cela doit trop souvent arriver avec le peu de sollicitude dont les enfants de la Sainte-Enfance sont l’objet. Qu’ils aillent au ciel, et qu’ils y aillent le plus tôt possible ; c’est, encore une fois, tout ce qu’elle demande.

J’ai oublié deux choses qui peuvent, jusqu’à un certain point, expliquer les exagérations auxquelles on s’est livré au sujet des infanticides, et qui sont signalées dans la lettre du jésuite dont je citais le nom tout à l’heure. La première, c’est la nécessité où se trouve la Sainte-Enfance de s’en rapporter aveuglément aux déclarations des sages-femmes, catholiques ou non, qu’elle autorise à donner le baptême aux enfants qui ne sont pas nés viables. Ces femmes reçoivent pour chaque baptême une somme de 20 à 25 centimes : et comme aucun contrôle n’est possible, il ne serait pas étonnant qu’elles fussent tentées de réclamer des sommes plus considérables que celles qu’elles ont méritées, en rejetant alors sur des habitudes d’infanticide un excès de mortalité qu’elles ne sauraient faire accepter. La seconde cause d’exagération, c’est la pratique suivie par les familles pauvres d’exposer leurs enfants morts, afin que l’administration des Orphelinats chinois se charge de leur sépulture. La Sainte-Enfance suppose que ces enfants sont morts de mort violente ; mais c’est là une hypothèse absolument sans fondement sérieux.

L’infanticide et la Sainte Enfance m’ont un peu fait sortir du cadre que je m’étais tracé, mais il était difficile de parler de l’infanticide sans provoquer bien des questions. J’ai voulu y répondre une fois pour toutes, et j’espère que la digression n’aura pas paru inutile. Pour revenir à mon sujet, j’aurais maintenant à parler de la sécurité. Mais que pourrais-je en dire que je ne vienne de dire déjà ou que je ne doive en dire plus loin ? Je ne m’y arrêterai donc pas et je passerai à un autre objet.


III


La propriété et la famille sont, en Chine comme dans les autres pays, les bases de l’édifice social. Mais la propriété, et j’entends ici la propriété du sol, est la plus importante des deux. Le foyer est la pierre qui porte la cité ; s’il n’est un, tout périt. Mais c’est sur le sol que repose le foyer : s’il n’est solide, tout s’écroule. D’un autre côté, le sol est le support de l’humanité ; s’il n’est libre, c’est la mort. Enfin, par le travail et l’industrie que l’homme y incorpore, le sol participe de la personnalité de l’individu ; s’il est violé, c’est le vol.

En Chine, la propriété de la terre a subi plusieurs transformations, et ces transformations ont suivi, comme partout, les différentes évolutions de l’humanité : collective à l’époque où la population ne se composait encore que de quelques tribus pastorales ou à demi agricoles, individuelle lorsque la population a augmenté et que l’agriculture a dû se faire intensive. Puis, du Ve siècle avant notre ère jusqu’au IIIe siècle après Jésus-Christ, il y eut, sur plusieurs points du territoire, des tentatives de réaction, causées par des abus de la propriété individuelle qu’il serait trop long d’exposer ici. En beaucoup d’endroits, la propriété redevint collective et fut remise aux mains de quelques-uns, chargés de l’administrer pour tous. Mais il arriva ce qui devait arriver. Ces administrateurs passèrent à l’état de chefs qui se crurent bientôt les possesseurs de la terre qui leur avait été confiée. Ils s’en firent les seigneurs, et il en résulta pour les autres une sorte de vasselage insupportable. Enfin, après bien des tâtonnements pénibles, la propriété subit, du me au VIIe siècle de notre ère, une dernière transformation : elle devint à la fois collective et individuelle. C’est la forme sous laquelle elle existe aujourd’hui.

Mais avant d’en exposer la constitution, il faut que je dise ce qu’est le collectivisme chinois. — Selon les Chinois, l’humanité est un tout, une unité que les noms d’ancêtres, de vivants et de postérité ne sauraient rompre, dont les trois temps qui marquent son existence : passé, présent, futur, ne sont capables de dissoudre ni l’éternelle solidarité, ni les éternels intérêts. Ainsi, l’unité et la solidarité humaine, que l’on trouve bien aussi à la base des autres civilisations, mais qui y sont contredites par l’idée que nous avons de la mort et du salut individuel, n’existent en Chine qu’à la condition d’être éternelles. Pour mieux affirmer leur façon de concevoir cette solidarité et cette unité du genre humain, ils vont jusqu’à supprimer un de ses modes ; en parlant des vivants et de la postérité, ils les appellent : la future antiquité, essayant ainsi d’effacer de l’esprit l’idée qui divise cette éternelle humanité.

Ils vont encore plus loin. Comme si leur intelligence se refusait à admettre une solidarité qui ne résulterait pas de l’identité des générations, ils avaient autrefois, et ils ont encore dans quelques localités, la coutume, dans les cérémonies funèbres, de faire représenter le mort par un enfant auquel on rend tous les honneurs que l’on adresse à celui dont il tient la place et qui semble alors s’être déjà réincarné. La terre n’appartient donc pas seulement à la collectivité vivante. Ils n’admettent pas que le travail et la plus-value qu’il ajoute sans cesse à la terre puissent absorber la propriété du fonds. Ils n’estiment pas que les vivants, cette partie si éphémère de l’humanité, aient le droit de gaspiller les biens qu’ils ont recueillis du passé ; ils ne leur reconnaissent pas le droit d’user et d’abuser d’une parcelle quelconque du domaine commun. Les vivants ne sont bien plutôt à leurs yeux que les économes de la postérité. On confisquait autrefois les propriétés négligées. En réalité, la propriété du sol n’est en Chine qu’un droit d’usufruit, et c’est uniquement ce droit qu’on est libre de transmettre et d’aliéner. C’est ce que les Chinois appellent tienn-mienn. Quant à la propriété du fonds, tienn-ti, elle reste entre les mains de la collectivité représentée par l’État. Celui-ci affirme son droit en la frappant d’une rente qui n’est jamais payée qu’à lui.

Ainsi, quand un propriétaire vend ou loue une terre, le prix ou la rente qu’il en reçoit ne représentent jamais que le prix ou la rente de la valeur que lui ou ses ancêtres ont, par leur travail, incorporée et ajoutée à cette terre. Il faut dire que, par contre, jamais la collectivité, ou l’État, ne s’est cru le droit d’élever la rente du fonds au fur et à mesure que la valeur de la surface augmentait.

La rente du fonds n’a pas été établie d’après la valeur, mais d’après la superficie ; et, une fois fixée, elle n’a plus varié. Cette rente est à peu près le seul et unique impôt de la Chine[2]. Tel est, en effet, le respect que l’on a pour le travail et pour les fruits du travail, que pour rien au monde on ne voudrait y porter atteinte soit par l’élévation de la rente, soit par la création d’autres impôts qui retomberaient en définitive sur le travail. Il est vrai que cette rente même ne peut, non plus, être payée que par le travail : mais il ne faut pas oublier que c’est seulement grâce à elle que l’État a eu le moyen de réaliser et d’entretenir ces grands travaux de canalisation, de voirie, etc., qui ont permis et facilité, depuis, le plein développement du travail particulier.

Je viens de dire que l’impôt avait été fixé d’après la superficie. Je dois ajouter tout de suite que l’on a cependant tenu compte de la mesure dans laquelle les grandes améliorations foncières avaient pu être réalisées. Ainsi, les terres des plaines et celles non irriguées des montagnes payent une rente moins forte que les terres irriguées, et les terres conquises sur les eaux sont pendant un certain temps exemptes d’impôt avant de rentrer dans les quatre grandes classes principales ; mais il n’y a pas d’autre base de classification. On cultive au nord de la Chine les récoltes qui sont propres aux climats septentrionaux ; au midi, les plantes particulières aux climats méridionaux ; et en fin de compte les produits du nord arrivent à balancer ceux du midi. Le blé, par exemple, rend moins en poids que le riz ; mais il est plus riche, se vend plus cher, et l’on ne trouve pas qu’il y ait injustice à demander au sol qui le produit autant qu’à celui où pousse le riz. On pourrait dire, en un mot, que l’État chinois, après avoir aménagé le territoire de l’empire pour le plus grand bien général, se conduit comme un propriétaire qui, après avoir divisé sa maison en plusieurs étages, fixe les loyers qu’il demande d’après les avantages de ses étages, sans se préoccuper des ressources et des industries de ceux qui les lui louent. La rente de la terre varie, suivant les classes, de 1 fr. 50 c. à 5 francs par hectare, tout compris : corvées, impôt et prestations. Répartie sur la population, elle ne représente pas plus de 3 francs environ par habitant. Ainsi, pour cette modique somme une fois payée, chaque Chinois est absolument libre d’entreprendre telle industrie, tel commerce qu’il lui plaît, d’aller où il veut. Il n’a ni portes, ni fenêtres, ni patentes, ni excises, ni octrois a payer. Il n’a aucune formalité à remplir, aucune autorisation à demander, aucune entrave à redouter. Il est libre comme l’air qu’il respire, et qu’il respire librement. En vérité, l’on peut dire que cet impôt unique est l’instrument de sa liberté. Aussi, l’on verra dans quelques instants avec quelle religion il s’y soumet et le paye.

Tous les autres impôts seraient considérés par les Chinois comme attentatoires, je l’ai dit, aux droits du travail, et rien ne les étonne davantage que d’apprendre qu’ils existent dans d’autres pays. Tous les capitaux, toutes les épargnes sortent du travail ; tous les revenus servent à le stimuler, à le développer. Frapper les uns ou les autres, c’est réduire leur puissance, affaiblir les moyens de transformation des produits du sol, diminuer les demandes du commerce et de l’industrie ; c’est amoindrir la valeur des produits entre les mains de celui qui les vend, ou l’élever artificiellement pour celui qui les achète.

L’impôt chinois, l’impôt métrique[3], en déchargeant le commerce et l’industrie de tout impôt spécial, a, au contraire, le grand avantage d’imprimer en Chine à ces deux branches de l’activité humaine une énergie et une puissance incomparables. Il est, en effet, bien peu de produits industriels que les Chinois n’arrivent à fabriquer à meilleur marché que nous, et bien peu de produits d’Europe qu’ils ne vendent chez eux à plus bas prix que nous. Il est tels objets d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, que l’on trouve dans leurs magasins à un tiers au-dessous du prix que nos marchands en demandent. Quant aux produits chinois, il m’est arrivé d’acheter pour 75 centimes ou 1 franc de longues guêtres ou des chapeaux de feutre que j’aurais payés au moins 3 francs en Europe.

L’impôt chinois n’est donc pas seulement un instrument de liberté, c’est en même temps un instrument de progrès, de telle sorte que l’on peut dire que si les cultivateurs font l’avance de l’impôt, c’est le progrès général qui, grâce à des débouchés plus sûrs, plus larges et plus avantageux qu’avec tout autre système, finit par les rembourser. En outre, il a l’avantage, en se répartissant de proche en proche sur l’ensemble de la population, d’arriver à être presque insensible pour chaque habitant.

L’impôt chinois est également un instrument de justice. Le principe qui l’a fait accepter, le respect du travail, a prévalu dans les contrats particuliers entre propriétaires et fermiers. Tant qu’un cultivateur exploite une terre, le propriétaire ne peut exiger de ce fermier un loyer plus élevé que celui qui a été convenu dès le principe. Si le cultivateur le quitte pour une raison ou pour une autre, le propriétaire lui doit compte de la plus-value que son travail a ajoutée à la terre. Mais à ce point de vue, le système chinois a produit des résultats sur lesquels je ne puis m’étendre sans dépasser les limites de cette étude ; je veux du moins les énumérer.

Ainsi, il a eu le mérite de faciliter l’accès du sol à ceux qui veulent l’exploiter eux-mêmes, en en détournant ceux qui n’en voudraient faire qu’un moyen de placement ou de spéculation. En effet, l’impôt entier ne pesant que sur la superficie, le sol est déprécié d’autant entre les mains de ceux qui n’en sont que les propriétaires oisifs, mais il garde tout son prix pour ceux qui l’exploitent personnellement. L’impôt n’est après tout qu’un fermage fixe qu’ils payent à l’État au lieu de le payer à des propriétaires parasites ; et en assurant à ceux qui les ont produites le bénéfice des plus-values successives incorporées au sol par leur travail, il stimule leur industrie et la fécondité de la terre, à laquelle ils arrivent à faire rendre plusieurs récoltes dans la même année et à donner une plus-value de 4,000 à 15,000 ou 20,000 francs par hectare.

Le système chinois retient donc les habitants sur le sol, au lieu de les décourager de la culture et de les pousser vers les villes, ainsi que le font les systèmes européens. Il favorise enfin le développement de la petite propriété, et en voici la preuve.

Si l’on divise la superficie totale de la Chine par le nombre des familles, qui est d’environ 90 millions, on trouve que l’étendue moyenne des propriétés ne doit pas dépasser 3 hectares 1/2. C’est la réalité. Il y a cependant un grand nombre de familles qui ne possèdent que 1 hectare 1/2 ou même seulement un demi-hectare, et la différence va grossir les propriétés des plus riches. Mais je ne crois pas que l’on compte beaucoup de propriétés de plus de 20 hectares. Celles de 100 sont excessivement rares, et quant à celles qui dépassent ce chiffre, on peut dire qu’il n’y en a presque pas. Pour chacune des provinces, qui comptent en moyenne 30 à 40 millions d’habitants, on citerait à peine trois ou quatre propriétés de 300 à 500 hectares. Dans tous les cas, les plus grandes cultures ne dépassent guère 12 hectares.

La propriété, en Chine, n’a pas seulement ce caractère de collectivité générale que lui donne le système d’impôt. Soit que le législateur ait voulu prévenir tout retour à l’erreur qui avait fait croire aux anciens administrateurs du domaine commun que les droits de la collectivité se personnifiaient en eux, et prévenir en même temps tout retour au despotisme qui en avait été la conséquence ; soit pour toute autre raison, le législateur a, dans de certaines limites, couvert du même privilège d’inaliénabilité qui couvre le territoire national la propriété de la plus-value incorporée au sol par l’usufruitier. Chaque individu ou chaque famille arrivée à la possession de la terre la vit, dans des proportions qui allèrent toujours en diminuant, frappée d’inaliénabilité entre ses mains. Chaque famille exerça ainsi les droits de la collectivité et devint gardienne du sol, en raison de la fraction de l’humanité qu’elle représente. Les limites de cette terre inaliénable étaient dans l’origine de 30 hectares, elles ne sont plus aujourd’hui que de 3/4 d’hectare. C’est ce que l’on appelle le champ patrimonial. Sur les 330 millions d’hectares qui constituent le territoire de la Chine, 70 à 75 millions se trouvent ainsi dès maintenant fixés. Ce champ patrimonial n’assure pas seulement à chaque Chinois sa liberté, ne le garantit pas seulement contre tout retour au despotisme ; dans un des livres canoniques de la Chine, on trouve ces paroles : « Le culte du ciel a pour but de spiritualiser la terre. » Je n’ai pas à rechercher maintenant si ce but est atteint complètement, mais je ne puis m’empêcher de constater en passant que les Chinois semblent du moins sur la voie qui y conduit. Tel me paraît être le caractère de l’institution de ce champ patrimonial, inaliénable et inviolable, devenu, pour ainsi dire, presque humain, ne pouvant pas plus être vendu que l’homme, aussi sacré que lui.

C’est sur ce champ patrimonial que l’on construit la maison, le foyer, et, dans le sens français du mot, le manoir. C’est en effet là, si l’on est assez riche pour le consacrer à cette destination, que l’on établit la sépulture de la famille, que l’on édifie la salle où, deux fois par mois, elle se réunit pour célébrer le culte des ancêtres, et juger, s’il y a lieu, les procès, les fautes, les délits, les crimes commis par les siens. C’est là que sont gardés les archives et les registres de l’état civil. C’est là enfin qu’à côté de cette salle ou de ce temple, on établit, pour tous les enfants de la famille et du voisinage, une école et une bibliothèque.

Rien n’est plus aisé maintenant que de se faire une idée de l’aspect sous lequel se présente la propriété rurale et de la physionomie qu’elle donne à la campagne chinoise. — Les forêts, sous l’effort d’une population d’une densité extraordinaire, ont disparu. Des villages, aussi nombreux et aussi pressés que ceux des environs de nos grandes villes, les ont remplacées. Dans les intervalles, une foule de petits hameaux, formés de petits domaines dont l’étendue ne dépasse guère 8 hectares, se sont élevés-, au centre desquels on aperçoit les maisons entourées du champ patrimonial, tout planté d’arbres et d’arbrisseaux. On pourrait dire, sans trop d’exagération, que ces maisons se touchent ; mais ce qui les rapproche surtout, c’est qu’elles sont presque toutes parentes les unes des autres, et que les habitants des plus petites rencontrent naturellement dans les plus grandes, d’où elles sortent, d’où elles ont essaimé, les secours et l’assistance de l’association la mieux constituée. Chaque hameau, chaque groupe de cottages est un système complet où les habitants sont certains de trouver d’abord leur école, leur mairie, leur tribunal de famille ; et ensuite, selon leurs besoins, les bras, le buffle, le moulin, la noria, que le peu d’importance de chacune de leurs petites fermes ne comporterait peut-être pas. Et cependant chacun est chez soi, aussi isolé qu’il le veut, aussi maître, aussi digne dans sa retraite, dans son home, aussi indépendant de ses voisins et de l’État, et plus sûr dans son inviolable petit cottage que ne l’était chez nous, au moyen âge, le seigneur le plus puissant.

Il y a certainement, au point de vue pittoresque, des paysages d’une beauté plus majestueuse, plus splendide, plus éclatante. Nulle part la nature n’est plus touchante, plus sympathique. Çà et là, sur les pentes douces des coteaux, s’échelonnent des bosquets de bambous au feuillage si gracieux et si léger. Autour des champs, autour des maisons, des plantations donnent à la campagne le caractère charmant des paysages de la Loire ; ou bien, dans les districts accidentés, l’aspect de nos vergers situés en montagnes. On voit bien encore, aux environs des pagodes et sur quelques sommets, de rares débris de forêts ; mais ce qu’il y a surtout, ce qu’il y a partout, ce sont des fleurs, des fleurs de toute espèce. Les azalées pourpres, les rhododendrons, les gardénias odorants, les glycines tapissent les déclivités trop raides. Les roses, les chrysanthèmes et une foule d’autres plantes, que nous ne connaissons que parce qu’elles nous viennent de la Chine, fleurissent et parfument en toutes saisons les abords des cottages.

Nulle part non plus, l’homme ne s’est aussi profondément pénétré du sens intime des choses qui l’entourent. Dans les chants que, le soir, aux heures de répit, j’entendais en traversant les hameaux, je cherche en vain les notes toujours tristes, résignées, parfois désespérées, des chants dé nos travailleurs, ceux du Nord surtout. Rien ne rappelle d’un autre côté, dans les légendes des Chinois, les terreurs des forêts insondées, des sommets farouches et glacés. Tout cela est relégué derrière la Grande Muraille, en Mongolie, plus loin encore, vers le pôle, en Sibérie. L’air le plus populaire de la Chine, le Sin-fâ, est un air doux, enjoué, tout rempli de paix et de sécurité. Il n’y a pas dans le Sin-fâ, ni dans aucun autre air, ni dans aucune légende, trace de lutte contre des éléments implacables. Nulle trace, non plus, des souffrances de notre servage, des angoisses et des tortures de nos guerres de religion. Il y a douze cents ans au moins que ceux qui les chantent, ceux qui les récitent, jouissent d’une quiétude que nous n’aurons pas d’ici bien longtemps. Et sur ce fond uni, que ne troublent ni les regrets du temps et des peines perdues, ni les souvenirs irritants, ni les espérances de vengeances et de représailles, se sont édifiées les mœurs publiques les plus propres à assurer à tous et à chacun une somme de bien-être dont je crains que l’Europe ne soit encore bien éloignée. — Je reviens à mon sujet.

On peut dire qu’il n’existe en Chine presque aucune famille qui ne possède son champ patrimonial. — Il est inviolable. — L’individu par qui l’étranger, je veux dire l’intrus, y pénètre, est sacrilège. Le membre de la famille dont l’insoumission a causé l’intervention de l’État, est maudit, excommunié ; son nom est rayé du livre de famille. — Le gouverneur, le général, qui a laissé tomber aux mains de l’ennemi un des foyers dont le salut lui était confié, se suicide. — Tel est le sol sur lequel reposent le foyer, la famille et la cité. Il me reste maintenant à parler de la famille elle-même.


IV


Après avoir établi par la solidarité éternelle des générations l’éternité de l’âme, les Chinois considéreraient comme contradictoire que sa séparation d’avec le corps lui fasse perdre aucun de ses attributs. L’âme se souvient ; elle aime. Réunie aux autres âmes de la maison, en attendant qu’elle réapparaisse sur la terre, elle plane avec elles au-dessus de la famille, souffre de ses douleurs, est heureuse de ses joies. Si on l’oublie, elle est triste ; elle se plaint, et ses plaintes sont des avertissements. Malheur à qui néglige son souvenir. Celui qui ne fait pas hommage à l’âme de son père ne saurait songer à la sienne ; et qu’on y pense bien, d’une âme que l’on cesse de cultiver, la justice disparaît. Sans justice pas de prospérité. Il ne faut pas oublier les âmes des ancêtres ; il ne faut pas qu’elles puissent être oubliées ; il ne faut pas que leur souvenir disparaisse ; et qui l’entretiendra si la famille vient à s’éteindre ? Le mariage est un devoir sacré, le premier de tous.

Ainsi, loin de river, comme on l’a dit souvent, les vivants aux morts, cette religion des ancêtres est, au contraire, la source même du progrès et son plus vif stimulant, puisque la préparation du futur en est l’obligation la plus immédiate. Le passé qui, entre nos mains, n’est plus ; le présent qui s’enfuit ; l’avenir qui n’est pas, unis ici dans la même pensée, deviennent la plus merveilleuse et la plus vivifiante des réalités. De quelque côté qu’il se tourne, l’homme entend la même instante et touchante — prière : Fais que notre mémoire ne meure pas ; fais que nous vivions un jour pour que nous puissions honorer ton âme, bénir ton souvenir. La tombe impose le berceau. De l’une et de l’autre s’élève vers la vie une invocation incessante. Dans quelle religion, dans quelle civilisation pourrait-on trouver de plus puissantes sollicitations au progrès, à l’effort ? Ce n’est plus l’aspiration vague d’une conscience aveugle ; ce n’est plus le rêve incarné, puéril et commode du salut de tous par un seul ; ce n’est plus le mythe du dieu mort et ressuscité des religions de l’Inde, de l’Égypte et de la Syrie ; c’est la virile affirmation de l’homme responsable de son salut et le faisant lui-même, de l’homme victorieux de la mort et de l’oubli ; c’est la perpétuelle résurrection de l’humanité elle-même, consciente de ses efforts et de ses destinées. Et, pour l’esprit, quel calme et quel repos ! Voilà comment l’institution familiale devient une véritable religion qui, pour n’avoir que la terre en vue, n’est assurément pas sans grandeur, sans que, d’ailleurs, elle porte atteinte au culte plus général et plus élevé qui unit la créature au créateur, dont j’aurai à parler plus tard.

Pour le Chinois, il importe que nous ne l’ignorions pas, il n’y a pas de pénalité plus terrible que l’exclusion de sa communauté familiale ; aucune ne frappe autant son imagination. Que deviendrait son âme si son nom était maudit des siens ? Pour se délivrer d’un tel cauchemar, il est prêt à tous les sacrifices, même à celui de la vie. J’insiste sur ce point. Chassé du foyer domestique, il ira, confondu dans les foules des ports de mer, se livrer aux travaux les plus pénibles, vivre comme il pourra, se soumettre volontairement aux privations les plus extrêmes. Il engagera sa liberté et on le verra sur les plages les plus lointaines, âme errante dès cette vie, subir toutes les injures, tous les traitements, toutes les souffrances de l’exil ; indifférent à tout, si ce n’est, au moins chez la plupart des immigrants qui arrivent en Amérique ou en Europe, si ce n’est, dis-je, à la pensée fixe d’obtenir par le travail sa réhabilitation. C’est parmi ces excommuniés que se recrute, en effet, la presque totalité de l’immigration chinoise dans toute la portion du globe qui n’est pas comprise entre le Tibet, la mer et la Grande Muraille. On estime à 130,000 le nombre des Chinois qui quittent annuellement la Chine ainsi limitée, et à 50,000 le nombre de ceux qui y rentrent. En admettant ces chiffres, on voit que la proportion des réhabilités serait assez grande. Beaucoup meurent cependant sans avoir obtenu leur réintégration, beaucoup peut-être sans l’avoir méritée ; mais il en est qui, convaincus du pardon des leurs, et trop malheureux à l’étranger, se donnent la mort pour rentrer plus vite au sein de leur famille éternelle.

J’arrive maintenant à la situation du père, de la mère et des enfants dans la famille. A l’origine, le pouvoir du père de famille était excessivement étendu. De même qu’à Rome, le père avait droit de vie ou de mort. Sous la dynastie des Thang, vers l’an 600 avant notre ère, il en était encore ainsi. Cependant, dès cette époque même, on trouve à côté des lois qui consacrent le pouvoir paternel d’autres lois qui le mitigent. On punit les parents dont les enfants sont morts par suite de mauvais traitements. Dans tous les cas, ce temps n’existe plus. Dès Confucius, c’est-à-dire 400 ans avant Jésus-Christ, ce pouvoir absolu a cessé et il est devenu collectif. Le chef de la famille n’en est, pour ainsi dire, plus que le représentant, l’exécutif. Toutes les décisions graves doivent être prises au milieu de la famille assemblée. Confucius prescrit même aux enfants de faire jusqu’à trois représentations à leurs parents lorsqu’ils les voient sur le point de commettre une faute ou une erreur. Ainsi, bien qu’on rencontre encore les anciennes lois dans les livres de la Chine, — car ce n’est qu’avec la plus grande répugnance qu’on y touche pour en retirer ou pour y introduire quelque disposition, — on peut les considérer comme abrogées depuis longtemps par les mœurs. Le père ne peut, seul, prononcer un jugement ; ni seul, célébrer le culte des ancêtres. La mère remplace son mari dans toutes les fonctions, excepté la fonction religieuse. Elle doit cependant, même pour le culte, assister son mari. C’est elle qui lui présente les offrandes dont il doit faire hommage aux ancêtres. Dans l’ancien temps, son concours était, à ce point de vue religieux, indispensable. Aujourd’hui on la remplace souvent par un parent. Mais elle préside, comme son mari, aux assemblées de famille, aux jugements, etc. Impératrice, elle peut devenir régente. L’Empereur, même majeur, continue à lui rendre les mêmes devoirs que chaque Chinois rend à sa mère. Dans la plupart des ménages, c’est la femme qui tient la bourse. Pas de dépenses sans son avis. C’est elle qui, chaque matin, donne à son mari l’argent nécessaire à ses menues dépenses de la journée, s’il doit la passer au dehors.

A la mort du père, c’est elle, je l’ai dit, qui prend la direction de la maison, à moins qu’il ne lui plaise de la déléguer à un enfant majeur, s’il y en a. Quant aux biens, si l’on vient à un partage, elle a droit à deux parts d’enfant, en usufruit ; mais elle les perd si elle se remarie. Veuve sans enfants, elle conserve l’usufruit du bien entier, mais elle n’en devient propriétaire que si son mari en a fait expressément connaître la volonté. En cas de stérilité, ou bien si elle ne donnait que des filles à son mari, celui-ci est autorisé à prendre une seconde femme ou petite femme, car il faut, avant tout, assurer la perpétuité de la famille et du culte ; mais les enfants qu’il a de cette seconde femme sont réputés les enfants de la première qui, seule, est et reste légitime. Inutile de dire que ces enfants ainsi légitimés ont tous les droits des autres. Dans les ménages sans enfants, et où l’on ne veut pas prendre la charge d’une seconde femme qu’il faut ensuite entretenir ou pourvoir, si on la renvoie, d’un douaire raisonnable, l’adoption est très fréquente.

Les enfants, garçons et filles, n’ont pas la même situation dans la famille. Lorsque, à la mort du père, l’aîné est majeur, il le remplace dans les cérémonies du culte, et, par délégation de la mère, dans les autres fonctions. S’il est mineur, c’est l’oncle ou le plus proche parent. C’est à l’aîné qu’est confié le champ patrimonial ; mais tous les autres enfants continuent d’y résider comme du vivant du père, et d’en partager les fruits avec lui. S’il y a d’autres biens, on les partage également entre tous les garçons, sauf la réserve des deux parts dont j’ai parlé en faveur de la mère. Si un enfant quitte le domicile commun pour aller chercher fortune au dehors, il doit à la communauté le produit de son travail et de son industrie, à moins qu’elle n’ait été dissoute par le partage ; en ce cas, il n’est plus tenu à aucune obligation et l’on n’en a plus envers lui. Il faut ajouter que ces dissolutions sont retardées autant que possible ; elles ne se font, d’ailleurs, jamais tant que les enfants sont mineurs ; et les communautés comprennent le plus souvent jusqu’à trois ou quatre générations. Il en existe beaucoup qui comptent maintenant plusieurs siècles. Aucun motif, si ce n’est le consentement de tous, ne rend la dissolution de la communauté obligatoire ; et dans tous les cas, le partage et la transmission des biens à chacun des ayants droit se font sans aucuns frais de procédure ou de fiscalité. Les garçons mariés ont seuls voix délibérative dans la famille ; les autres enfants majeurs ont voix consultative.

L’hérédité par les femmes mettrait en échec la fixité du foyer domestique et l’existence de la famille. Elle pourrait faire passer ce foyer dans une famille étrangère, ou bien, en diminuant les parts des enfants mâles dans l’héritage, retarder, ou compromettre la formation d’autres foyers. Les femmes ont donc été exclues de l’héritage. Elles ont seulement droit, en se mariant, à un petit douaire, en argent ou en mobilier, que le père ou les frères proportionnent à leur fortune et à leur générosité. Le moindre de ces douaires consiste en une armoire et un petit trousseau. Quand la fiancée ne le possède pas, c’est au fiancé de le fournir, et ce douaire devient la propriété de la femme. Quant au mari, il doit au moins fournir le lit. Si les femmes n’héritent pas, elles ont des compensations qu’elles n’ont point ailleurs. Tant qu’elles sont dans la famille, les filles sont traitées comme les garçons. Une fois mariées, elles n’ont plus aucuns droits, mais elles recouvrent ces droits dans la famille de leur mari. Les fiançailles seules les leur assurent, quand la mort du jeune homme est survenue avant le mariage et qu’elles veulent rester fidèles à son souvenir. Il arrive très souvent aussi que le beau-père et la belle-mère remarient eux-mêmes la fiancée ou la veuve de leur fils, comme si elle était leur fille, avec un garçon sans fortune, et ils adoptent l’enfant de ce second mariage. Si l’on considère d’un autre côté que les statistiques de la Chine ne constatent entre les naissances des filles et des garçons que des différences de 2 à 3 0/0, tantôt en faveur des filles, tantôt en faveur des garçons, selon les provinces ; si l’on considère aussi que le culte des ancêtres fait à chaque garçon un devoir sacré du mariage, on verra que le sort de la femme est, en Chine, parfaitement assuré.

L’idée des fiançailles, dont je viens de dire un mot, m’amène à parler de l’éducation première générale que les enfants reçoivent dans la famille. C’est en effet une coutume assez suivie de fiancer les jeunes gens dès l’enfance. On leur rappelle souvent les engagements pris en leur nom ; on les leur fait accepter et aimer. Bien des années avant d’être marié, le jeune homme se sent marié. Dès lors, la vie n’a plus pour lui ce but vague, indéterminé, lointain, qu’elle présente à peine aux enfants des autres civilisations ; il est précis, présent ; sa pensée s’en pénètre et s’en éclaire. Tout ce qui l’entoure en reçoit une valeur que rien autre ne pourrait lui donner. C’est ainsi qu’il apprend la vie réelle avec ses devoirs, ses dévouements, ses responsabilités et aussi ses joies. Pour la jeune fille, aucune de ces inquiétudes, de ces tristesses, aucune de ces défaillances qui l’accablent dans les autres civilisations, et, trop souvent, la livrent sans défense à toutes les tentations. Voilà comment, en Chine, l’enfant apprend à apprendre. Il faut dire aussi qu’après avoir éveillé son intelligence au sens réel des choses, on se garde bien d’en contrarier ou d’en paralyser les efforts par des enseignements mensongers. Rien ne doit servir de prétexte à lui déguiser la vérité dès qu’il est en état de la comprendre. Il résulte de cette façon de concevoir l’éducation due aux enfants une précocité de jugement qui étonne souvent l’Européen, mais qui ne paraît nullement choquante et que, dans certaines circonstances sérieuses, on ne peut s’empêcher d’admirer. Cette précocité de jugement n’exclut d’ailleurs aucun des charmes de l’enfance et de la jeunesse. Les Chinois ne pensent pas que l’ignorance soit le meilleur moyen de conserver l’innocence, le plus grand de tous ces charmes ; mais ils s’efforcent de les faire naître d’autres sources, et il leur a semblé que la plus pure était le respect mutuel. En ne leur mentant jamais, en ne les trompant sur rien, ils leur prouvent le respect qu’ils ont pour eux ; la modestie est la forme de celui qu’ils en exigent. « Un enfant bien élevé, disent-ils, n’aborde le condisciple de son père que lorsque celui-ci l’appelle, ne lui parle que pour lui répondre et ne se retire que quand il le lui permet. Honorez comme votre père celui qui a le double de votre âge, et comme votre frère aîné celui qui a dix ans de plus que vous. »

Il n’y a donc pas entre les parents et les enfants autant de familiarité que chez nous, mais il y a plus de réelle égalité. On prend même soin de la constater par l’estime que l’on fait du jugement des enfants. On en provoque souvent l’expression ; et cette égalité les engage, sans même qu’ils s’en rendent toujours compte, à plus de respect envers eux-mêmes. Ce premier point obtenu, les autres objets de l’éducation sont, ainsi que les appellent les Chinois, l’humanité, la justice, l’obéissance aux rites et aux usages, la droiture et la sincérité. C’est ce qui constitue le fond de l’éducation. Ce sont ces sentiments qu’ils tâchent d’inculquer à la jeunesse et d’affermir à tous les âges : et ils estiment que le jeune homme chez lequel ils sont suffisamment développés, est mûr pour la famille et pour la cité, et qu’il possède toutes les qualités essentielles aux fonctions et aux devoirs que l’une et l’autre pourront lui imposer.

Mais j’ai hâte de montrer, à présent que j’en ai fait connaître tous les éléments, comment s’accomplissent les fonctions de la famille ; le meilleur moyen est d’introduire de suite le lecteur dans la salle où elle se réunit, au moment même où elle s’y trouve assemblée. Un mot encore cependant sur certaines particularités des croyances qui, sans faire essentiellement partie de la religion de la famille, en sont devenues les auxiliaires.

On vient de voir que les Chinois ne croient pas que la mort interrompe toute relation ; ils n’admettent pas non plus que la séparation soit brusque, immédiate. Pendant plusieurs jours, elle n’est qu’apparente ; lors même que le corps est devenu froid, l’âme n’est pas loin. Elle pourrait y rentrer, ou bien elle erre au-dessus de ce qui fut son enveloppe qu’elle n’abandonne qu’à regret. Les enterrements se font donc très tard, rarement avant trois mois. Dans les premiers jours, toute la famille réunie supplie l’âme de revenir. On l’évoque par les appels les plus touchants. On va jusqu’aux reproches. On lui montre la place qu’elle a laissée vide. Et, en effet, la place du mort est toujours réservée partout, pendant trois mois au moins, et une fois chaque quinzaine pendant toute l’année. Enfin le corps est conduit à la sépulture de la famille, ou bien, quand le champ patrimonial n’existe pas encore, dans un cimetière commun où il ne reste que jusqu’au moment où ce champ aura pu être constitué. Cependant on a inscrit le nom du défunt, la date de sa naissance et celle de sa mort sur une tablette de bois laqué ; et aussitôt après l’inhumation, qui a lieu un jour d’assemblée, on place cette tablette, fixée debout sur un socle, dans la salle des ancêtres. C’est ici le lieu où deux fois par mois, une fois au moins, les réunions de famille ont un caractère solennel.

Au fond de la salle, contre la muraille, une longue table de bois verni occupant presque toute la longueur du mur et formant autel. Sur cet autel, des gradins supportant par ordre de dates les petites tablettes laquées sur lesquelles les noms des ancêtres sont inscrits. Tout au-dessus, appendu au mur, le signe de la divinité ; au-devant des tablettes, des flambeaux et des brûle-parfums[4]. Enfin, à quelque distance de l’autel, une table carrée ordinaire entourée de sièges ; et sur cette table, au milieu, un registre : de chaque côté des livres.

Tout le monde a revêtu ses habits de fête et attend. Le père et la mère qui, depuis l’avant-veille, se sont préparés par l’abstinence, entrent, suivis de deux acolytes, et vont se placer devant l’autel. Ils adressent au ciel une courte invocation, et les assistants entonnent l’hymne des ancêtres... Mais à quoi bon décrire un cérémonial que tout le monde connaît et auquel ne manque rien du cérémonial des offices boudhistes ou chrétiens ? Invocations au ciel, prières, évocation, offertoire, méditation, génuflexions, chants et musique, tout cela n’est pas nouveau. En Chine, cela date de l’origine du culte, du commencement des siècles, pour ainsi dire. Une chose cependant est différente, c’est l’objet du culte. Dans le culte chinois, c’est, on l’a vu, l’humanité elle-même, c’est-à-dire ce qu’il y a en elle de spirituel et d’immortel : l’âme des ancêtres à laquelle se réuniront un jour celles des vivants, futurs ancêtres. Dans les autres religions, le sujet du culte est en dehors de la conscience ; dans le culte chinois, c’est la conscience elle-même ; on va en être absolument convaincu tout à l’heure. Quant au reste, la pensée est identique. Comment, en effet, pourrait-elle différer, lorsqu’elle s’élève jusqu’au même Dieu métaphysique ? C’est par là que commence l’officiant. Puis, pendant l’hymne des ancêtres, il évoque leur âme. « On sait bien, disait l’empereur Kang-Hi au légat du pape, le cardinal de Tournon, que les âmes des ancêtres ne peuvent pas venir habiter les tablettes ou les cartouches qui portent leurs noms, mais on tâche de se persuader qu’on est en leur présence. » On leur offre, on leur consacre différents objets : un pigeon, ou une poule, des fruits, du vin, des céréales, du riz ou du blé, suivant la région agricole où l’on se trouve. On peut même n’offrir que du riz ou du blé et du vin. Les deux acolytes vont chercher ces offrandes : la femme les prend de leurs mains et les présente à son mari qui l’ayant à ses côtés, les élève au-dessus de sa tête et les dépose sur l’autel en témoignage de reconnaissance. Le père lit ensuite les noms des aïeux inscrits sur les tablettes ; et, les rappelant plus particulièrement au souvenir de la famille, il les fait en quelque sorte surgir du tombeau et parle en leur nom. Le grain et le vin qu’il leur a consacrés tout à l’heure, symbole des efforts accomplis, des progrès réalisés, il les rend de leur part aux assistants comme gage de leur indissoluble union. Enfin, l’officiant exhorte la famille à méditer sur le sens de cette véritable communion, sur les engagements qu’elle implique et que tous jurent de remplir ; et après une dernière prière, on sert un repas où figurent les offrandes consacrées. Tel est le culte proprement dit et absolument exact de la famille. Mais ce n’est que la première partie de la solennité.

Dans la deuxième, le père, assis entre sa femme et les deux plus âgés de la famille, devant la table carrée où sont les livres dont j’ai indiqué la présence, ouvre d’abord celui du milieu. C’est le livre de la Famille. Il est composé de plusieurs cahiers et renferme dans les uns toutes les inscriptions relatives aux actes de la vie civile : naissances, mariages, décès: dans les autres les jugements prononcés en famille, l’éloge des morts, leurs biographies, les testaments, etc. On peut vraiment dire que c’est le livre sacré, la Bible de la Famille. Il n’est pas seulement la preuve de son existence spirituelle et temporelle: c’est lui qui atteste seul l’état civil de chaque Chinois, car il n’y en a pas d’autre. Le livre de famille fait foi devant toutes les autorités, lorsque son témoignage est absolument nécessaire. Il n’y a pas, à mon avis, de signe plus noble et plus éclatant de l’émancipation et de l’indépendance de l’homme et du citoyen.

Aussi, pour ces diverses raisons, est-il tenu avec un soin qui dispense l’État de toute ingérence et de tout contrôle, je dirai même de tout intérêt, excepté celui qu’il a de connaître le nombre des familles et des individus.

Le livre de famille, que tout Chinois est appelé à posséder un jour, implique donc une certaine instruction. Il faut absolument savoir lire et écrire. C’est la première de toutes les conditions et le premier de tous les devoirs. C’est pour cela qu’on ne manque jamais, quand on le peut, d’annexer une école et une bibliothèque à la salle des ancêtres, qui devient alors un véritable temple entretenu à frais communs par les riches de la famille.

Je reviens à l’assemblée. Ayant ouvert le premier cahier, le père y inscrit les événements qui se sont produits. C’est alors que les mariages, s’il y en a, reçoivent du père et de la mère leur consécration, suivant des rites d’une grande solennité. Puis, prenant un autre cahier, il lit ou fait lire par l’un des assistants la biographie de l’un des aïeux. Il la commente, insiste sur les titres qui recommandent celui dont il a été question au souvenir de la postérité, exhorte à suivre les exemples qu’il a donnés.

On lit ainsi, à chaque réunion, une biographie nouvelle jusqu’à ce que la série soit épuisée ; puis, on revient à la première, à la seconde, etc., de sorte que chacun finit par les savoir par cœur, et qu’aucun des aïeux, au moins des plus méritants, n’est inconnu. Il est peu de Chinois, je dis même des plus humbles cultivateurs, qui ne sachent très bien l’histoire de leur famille pendant plusieurs siècles. On lit ensuite, dans un Plutarque chinois, — et les bibliothèques sont très riches en livres de ce genre, — la vie d’un homme illustre de la province ou de toute autre province, puis un chapitre de quelque philosophe ou moraliste, et enfin quelques articles de loi. Ces lectures terminées, ainsi que les commentaires, les explications dont elles ont été l’objet, le but de la réunion change, et la famille se transforme en conseil, ou suivant le cas, en tribunal.

Le père reprend le livre de famille, et, s’adressant à tout le monde, demande si personne ne doit à l’impôt public : c’est la première question, car la famille tout entière se considérerait presque comme déshonorée si l’un des siens était en retard vis-à-vis de l’État et donnait à un fonctionnaire le droit de faire une réclamation. Dans ce cas, on fait immédiatement au retardataire les avances dont il a besoin. La seconde question est de savoir si l’un des membres de la famille a quelque litige ou quelque grave affaire avec une autre famille, afin qu’on puisse l’arranger à l’amiable ou constituer des arbitres pour la résoudre. Enfin, l’on passe aux différends qui ont pu se produire dans la famille elle-même.

S’il s’agit d’un délit ou d’un crime, l’accusé est isolé et mis immédiatement en jugement ; ou bien, dans le cas où il y a des renseignements à prendre, des preuves à réunir, il est renvoyé à la prochaine réunion, ou assigné devant une assemblée extraordinairement convoquée. J’ai dit ailleurs que ces jugements étaient toujours susceptibles d’appel devant les tribunaux de l’État ; mais tel est le respect qu’ils imposent, que les condamnés se servent bien rarement du recours que la loi leur donne. J’ai connu un homme de trente-deux ans, marié, père de trois enfants, soumis aux fers pendant trois mois par le tribunal de famille présidé par la mère, tendre lui-même les jarrets à un Européen que l’on avait choisi pour ne pas charger un parent plus jeune de cette besogne. Les fonctionnaires mêmes, pour les actes de leur vie publique qui échapperaient aux lois, sont justiciables de ces assemblées de famille.

Les peines appliquées par les tribunaux domestiques sont la flagellation, l’exil et l’excommunication. Quant aux crimes qui, d’après la loi de l’État, entraînent la peine de mort, ils devraient être déférés aux tribunaux de l’État. Mais comme cette interférence serait une violation de l’intégrité de la famille, on laisse aux coupables le choix entre le suicide et l’excommunication, et il y en a peu qui ne préfèrent le suicide.

Tel est, dans quelques-unes de ses parties, le système auquel il m’a paru que la Chine doit sa prospérité morale et matérielle. Pour en compléter l’étude, j’aurais, maintenant, à entrer dans l’examen des principes premiers, des sources les plus profondes de sa civilisation. J’aurais à montrer les grandes institutions plus générales que celles que je viens d’exposer, qui en sortent directement : la religion de la famille devenue celle de l’humanité, le travail élevé à la hauteur d’un culte. J’aurais, enfin, à parler de l’État et du rôle de l’État. Ce sera l’objet des chapitres suivants. En attendant je terminerai ce travail par quelques considérations.

On a vu ce qu’il fallait penser de la condition de la femme chinoise. Ce que j’en ai rapporté contredit assurément les récits de beaucoup de voyageurs au sujet de l’infériorité dans laquelle la laisseraient les mœurs et les lois ; mais ces voyageurs n’ont pas remarqué qu’ils se contredisaient eux-mêmes presque aussitôt, en raillant d’autre part les Chinois à propos de leurs manières trop douces, trop polies, en un mot trop féminines ; ce qui établit précisément de la façon la plus péremptoire la profonde influence de la femme.

La vérité est, en définitive, que sans être aussi apparente qu’en Europe, la place de la femme chinoise dans la civilisation est au moins aussi considérable. La femme, c’est la maison, en Chine comme dans tous les pays civilisés, et peut-être plus réellement qu’ailleurs. C’est elle qui, par le mariage, rend l’homme citoyen et lui donne toute sa valeur. On ne l’accable pas autant qu’en France de flatteries et d’adulation, mais on la respecte davantage, et on le lui prouve en l’épousant, en la laissant moins souvent tomber dans la misère et dans l’abandon. Les hommes ne revendiquent point pour elle l’égalité absolue de droits que sa nature et sa faiblesse la rendent incapable d’exercer et de défendre ; mais chaque homme est habitué, dès l’enfance, à se considérer comme directement et personnellement responsable du sort de l’une d’elles. — Je laisse au lecteur à prononcer entre ces deux façons de résoudre la question.

L’autre objet dont je veux parler n’est pas moins important. L’humanité, ai-je dit en commençant, est comme un homme qui vivrait toujours et apprendrait sans cesse ; et j’ai ajouté que cela était aussi vrai d’une famille que de l’humanité. Eh bien, se figure-t-on ce que serait un homme qui, survivant à tous les siècles, garderait le souvenir des époques, des événements, des expériences et des révolutions qu’il aurait traversés ? Imagine-t-on la supériorité qu’il acquerrait ainsi sur ses contemporains ? la puissance et l’intensité auxquelles il porterait sa personnalité, son individualité ? Supposez ensuite un peuple composé d’hommes pareils. Or n’est-ce pas le peuple chinois avec son culte des ancêtres ? N’est-ce pas le peuple chinois que j’ai montré complétant chacune de ses solennités domestiques par la lecture de la biographie de l’un des aïeux et de l’un des grands hommes du pays ? Ainsi compris, on peut dire qu’il n’y a pas de plus puissant moyen d’unité et de solidarité que le culte des traditions. L’on entend souvent dire : « Heureux les peuples qui n’ont pas d’histoire. » Cela est faux. On n’est, que parce que l’on a été. Il n’y a pas plus de nation sans histoire qu’il n’y a d’homme sans enfance et sans adolescence. Une nation sans histoire ne serait pas une nation. Il faut donc connaître l’histoire de son pays, car si on l’ignorait, cette histoire serait comme si elle n’était pas et ne porterait aucun fruit. Ce serait comme si l’on se plaçait soi-même en dehors de son pays ; ce serait perdre sa nationalité. Il faut élever l’histoire à la hauteur d’un culte ; et quel meilleur moyen, plus pratique, que de cultiver dans chaque famille ses propres traditions, ainsi que cela se fait en Chine ? Quelle est la famille, je dis la plus humble, dont les annales, entretenues avec soin et avec respect, ne s’identifieraient pas avec l’histoire nationale ? Connaissez-vous une histoire de France plus vraie et plus intime, plus profonde et plus haute, plus particulière et plus générale, plus humaine et plus attachante que l’Histoire d’un Paysan ? Ce n’est pas tout. Il est peu d’hommes qui, arrivés au terme ordinaire de l’existence et jetant un regard en arrière, ne la voient, sauf des circonstances exceptionnelles, à peu près également mêlée de succès et de revers. Mais il n’y en aurait aucun si, au lieu de ne s’étendre qu’à la médiocre durée de la vie humaine, leur souvenir pouvait embrasser plusieurs siècles. C’est ce qui a lieu dans le culte domestique des Chinois. Préoccupés des ancêtres et de la postérité, ils s’habituent à vivre dans le passé et dans l’avenir presque autant que dans le présent. Leur fortune ou leur infortune ne les aveugle ni ne les désespère. Ils ne seront point toujours heureux, toujours puissants ; ils ne seront point toujours malheureux, toujours pauvres. Ceux mêmes qui ne vont point jusqu’à s’identifier ainsi avec les générations qui les ont précédés ou qui doivent les suivre gardent de la connaissance de leurs traditions familiales une façon d’envisager les vicissitudes des choses qui, tout compte fait, « établit entre les plus forts et les plus faibles une véritable égalité et supprime jusqu’à l’idée de castes et de classes sociales. Dans n’importe quelle famille, on a vu des grands mandarins, des vice-rois, des paysans, des ouvriers, et l’on en verra encore. De là, au lieu de l’envie et de la morgue, de la haine et de l’arrogance, cette bienveillance générale, cette douceur de relations, cette réelle fraternité que j’ai eu l’occasion de signaler.

Enfin, dans un temps où tous les esprits en France sont préoccupés de la nécessité et des difficultés d’une réforme judiciaire, on aura certainement remarqué le système chinois, cette self-juridiction si sûre, si rapide, si économique, si supérieure à tous les régimes européens ; et plus d’un lecteur se sera pris à regretter que l’état de nos mœurs nous en mette si loin que l’on ne puisse pas même rêver de lui rien emprunter.



  1. J’étais accompagné dans l’un de ces voyages par M. L. Bourret, qui avait été délégué, sur ma demande, par le commerce français de Shang-haï, afin d’étudier les produits commerciaux des provinces encore inconnues que j’allais visiter.
  2. Les autres ressources de l’Empire comprennent les revenus des douanes, ceux des mines et le monopole du sel. Les revenus particuliers de l’empereur, qui constituent sa liste civile, lui sont fournis par une partie de ceux du sel, par ses troupeaux de Mongolie et par les tributs des vassaux de la Chine.
  3. Voir sur la réforme de l’impôt en France un travail très remarquable de M. Toubeau qui, sans savoir que l’impôt métrique était l’impôt chinois, est arrivé à le proposer sous ce nom pour l’Europe. — 2 vol., chez Guillaumin.
  4. Dans la salle orientale de l’exposition des Arts décoratifs, en 1882, M. Bing avait exposé un très bel autel des ancêtres de petite dimension, tel qu’en ont dans leur plus belle chambre les Chinois qui ne sont pas assez riches pour avoir une salle spéciale.



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