La Cité chinoise/Francisque Sarcey

Nouvelle Revue (p. ).
Critique de La Cité chinoise par Francisque Sarcey


La Nouvelle revue, T. 37, nov-dec 1885, Les Livres, page 412-414.


[...]


M. Renan ne nous prédisait-il pas, il y a quelques années, que la race jaune, grâce à sa faculté prodigieuse de pullulement, tirée par nous-mêmes de son inertie séculaire et instruite à se servir et de nos armes et de nos procédés de destruction, ne tarderait pas à déborder sur le monde occidental, à le submerger sous le flot toujours en mouvement de ses hordes envahissantes ? Que toute cette civilisation dont nous étions si fiers périrait étouffée dans cette inondation de barbares ? Ces pronostics ne sont ni bien rassurants ni bien gais ; il nous reste, pour nous en consoler, que le mot férocement mélancolique de Louis XV :

— Bah ! Cela durera toujours autant que moi.

Les yeux sont en ce moment tournés vers cette Chine avec qui nous venons de terminer une guerre longue et difficile, avec qui nous aurons sans doute plus d'une fois maille à partir dans le cours des siècles. Je n'ai pas encore eu le temps de parcourir l'ouvrage que M. Le comte de Hérisson vient de faire paraître : Souvenirs d'un interprète en Chine, et que l'on dit fort amusant. J'ai lu en revanche avec un plaisir extrême le livre qui a pour titre : la Cité chinoise. Il est de M. Eugène Simon, ancien consul de France en Chine, et qui avait plus que personne qualité pour parler de ce pays ; car il y a vécu longtemps, et il l’a traversé à plusieurs reprises, d’un bout à l’autre, chargé de diverses missions par le gouvernement.

Il va sans dire que je ne me permettrais pas de faire la moindre observation à M. Eugène Simon sur ce qu’il nous raconte de la civilisation chinoise. Je me ferais l’effet d’un de ces petits‑maîtres dont Usbeck se moque si agréablement dans les Lettres persanes. Il avait mis la conversation sur la Perse, s’imaginant qu’une fois sur ce terrain personne ne s’aviserait de le contredire ni de lui couper la parole. Mais il n’eut pas dit quatre mots, qu’un de ces jolis Français, si parfaitement sûrs d’eux-mêmes, lui infligea deux démentis fondés sur l’autorité du voyageur Chardin. A Dieu ne plaise que je me donne ce ridicule. Je ne sais pourtant ; il me semble que M. Eugène Simon est animé d’une indulgence quelque peu excessive, pour les Chinois, pour leurs coutumes et pour leurs mœurs. Il court dans tout son livre comme un souffle d’admiration émue. C’est une sorte de plaidoyer.

Au reste, je ne m’en plaindrais pas pour ma part. Ce ton d’enthousiasme qui, chez lui, est sincère, communique à ses récits et à ses réflexions une chaleur qui va de l’ouvrage au lecteur. Il est vrai aussi que M. Eugène Simon se fait de la civilisation un idéal qui n’est pas tout à fait le nôtre.


« L’État le plus civilisé, dit‑il, est celui dans lequel, sur une surface de territoire donnée, le plus grand nombre d’hommes possible ont pu se procurer et se distribuer le plus également et au meilleur marché possible la plus grande somme de bien-être, de liberté, de justice et de sécurité. »


Cette définition n’est pas complète, et je rappellerai à M. Eugène Simon la parole de l’Évangile : « L’homme ne vit pas seulement de pain. » Le XVIe siècle est un des plus grands que l’histoire connaisse. La sécurité y était médiocre, la liberté nulle, et la richesse aussi mal distribuée que possible. Mais les hommes de ce temps‑là pensaient par eux‑mêmes.

Si l’on prend la définition de M. Eugène Simon au pied de la lettre, jamais peuple, en effet, ne posséda une civilisation plus complète que le Chinois. C’est un pays de Cocagne ; mais, pour rien au monde, je ne voudrais y vivre. Et je n’en parle que sur le dire de la Cité chinoise.

M. Eugène Simon m’a confirmé ce que je savais déjà, que les prétendus infanticides reprochés aux Chinois par les missionnaires de la Sainte‑Enfance n’étaient qu’une abominable mystification, dont le seul mérite est de rapporter, bon an mal an, quelques millions aux pieux personnages qui sont à la tête de cette association. Ils en font peut‑être d’ailleurs un bon emploi ; mais c’est une des fumisteries les plus réjouissantes du néocatholicisme. Je suis bien fâché que le livre de M. Eugène Simon n’ait pas paru dix ans plus tôt. Sans doute, le chapitre où il s’indigne contre les récits des missionnaires aurait convaincu de ma sincérité les juges qui me condamnèrent à une forte amende et à des dommages‑intérêts considérables, pour avoir dit qu’en Chine les cochons n’étaient pas violets et ne se nourrissaient pas exclusivement de la chair des petits enfants.

Je ne puis que recommander vivement cet ouvrage à nos lecteurs. Il est sincère, il est ému ; il est écrit d’un style aisé et rapide, qui s’échauffe par intervalles. Je ne connais pas pour le moment de livre où l’on trouverait réunis sur l’Empire du Milieu plus de documents vrais.

Francisque SARCEY.