La Cité antique, 1864/Livre V/Chapitre III

Durand (p. 512-522).

CHAPITRE III.

LE CHRISTIANISME CHANGE LES CONDITIONS DU GOUVERNEMENT.

La victoire du christianisme marque la fin de la société antique. Ce n’est qu’avec la religion nouvelle que s’achève cette transformation sociale que nous avons vue commencer six ou sept siècles avant notre ère.

Pour savoir combien le christianisme a changé les règles de la politique, il suffit de se rappeler que l’ancienne société avait été constituée par une vieille religion dont le principal dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une cité, et n’existait que pour elle. C’était le temps des dieux domestiques et des divinités poliades. Cette religion avait enfanté le droit ; les relations entre les hommes, la propriété, l’héritage, la procédure, tout s’était trouvé réglé, non par les principes de l’équité naturelle, mais par les dogmes de cette religion et en vue des besoins de son culte. C’était elle aussi qui avait établi un gouvernement parmi les hommes : celui du père dans la famille, celui du roi ou du magistrat dans la cité. Tout était venu de la religion, c’est-à-dire de l’opinion que l’homme se faisait de la divinité. Religion, droit, gouvernement s’étaient confondus et n’avaient été qu’une même chose sous trois aspects divers.

Nous avons cherché à mettre en lumière ce régime social des anciens, où la religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie publique ; où l’État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte ; où le patriotisme était de la piété, l’exil une excommunication ; où la liberté individuelle était inconnue, où l’homme était asservi à l’État par son âme, par son corps, par ses biens ; où la haine était obligatoire contre l’étranger, où la notion du droit et du devoir, de la justice et de l’affection s’arrêtait aux limites de la cité ; où l’association humaine était nécessairement bornée dans une certaine circonférence autour d’un prytanée, et où l’on ne voyait pas la possibilité de fonder des sociétés plus grandes. Tels furent les traits caractéristiques de la société grecque et italienne pendant une période dont on peut évaluer l’étendue à quinze siècles.

Mais peu à peu, nous l’avons vu, la société se modifia. Des changements s’accomplirent dans le gouvernement et dans le droit, en même temps que dans les croyances. Déjà dans les cinq siècles qui précèdent le christianisme, l’alliance n’était plus aussi intime entre la religion d’une part, le droit et la politique de l’autre. Les efforts des classes opprimées, le renversement de la caste sacerdotale, le travail des philosophes, le progrès de la pensée avaient ébranlé les vieux principes de l’association humaine. On avait fait d’incessants efforts pour s’affranchir de l’empire de cette religion, à laquelle l’homme ne pouvait plus croire ; le droit et la politique s’étaient peu à peu dégagés de ses liens.

Mais cette espèce de divorce venait de l’effacement de l’ancienne religion ; si le droit et la politique commençaient à être quelque peu indépendants, c’est que les hommes cessaient d’avoir des croyances ; si la société n’était plus gouvernée par la religion, cela tenait uniquement à ce que la religion n’avait plus de force. Or il vint un jour où le sentiment religieux reprit vie et vigueur, et où, sous la forme chrétienne, la croyance ressaisit l’empire de l’âme. N’allait-on pas voir alors reparaître l’antique confusion du gouvernement et du sacerdoce, de la foi et de la loi ?

Avec le christianisme, non-seulement le sentiment religieux fut ravivé, il prit encore une expression plus haute et moins matérielle. Tandis qu’autrefois on s’était fait des dieux de l’âme humaine ou des grandes forces physiques, on commença à concevoir Dieu comme véritablement étranger, par son essence, à la nature humaine d’une part, au monde de l’autre. Le Divin fut décidément placé en dehors de la nature visible et au-dessus d’elle. Tandis qu’autrefois chaque homme s’était fait son dieu, et qu’il y en avait eu autant que de familles et de cités, Dieu apparut alors comme un être unique, immense, universel, seul animant les mondes, et seul devant remplir le besoin d’adoration qui est en l’homme. Au lieu qu’autrefois la religion, chez les peuples de la Grèce et de l’Italie, n’était guère autre chose qu’un ensemble de pratiques, une série de rites que l’on répétait sans y voir aucun sens, une suite de formules que souvent on ne comprenait plus, parce que la langue en avait vieilli, une tradition qui se transmettait d’âge en âge et ne tenait son caractère sacré que de son antiquité, au lieu de cela, la religion fut un ensemble de dogmes et un grand objet proposé à la foi. Elle ne fut plus extérieure ; elle siégea surtout dans la pensée de l’homme. Elle ne fut plus matière ; elle devint esprit. Le christianisme changea la nature et la forme de l’adoration ; l’homme ne donna plus à Dieu l’aliment et le breuvage ; la prière ne fut plus une formule d’incantation ; elle fut un acte de foi et une humble demande. L’âme fut dans une autre relation avec la divinité : la crainte des dieux fut remplacée par l’amour de Dieu.

Le christianisme apportait encore d’autres nouveautés. Il n’était la religion domestique d’aucune famille, la religion nationale d’aucune cité ni d’aucune race. Il n’appartenait ni à une caste ni à une corporation. Dès son début, il appelait à lui l’humanité entière. Jésus-Christ disait à ses disciples : Allez et instruisez tous les peuples.

Ce principe était si extraordinaire et si inattendu que les premiers disciples eurent un moment d’hésitation ; on peut voir dans les Actes des apôtres que plusieurs se refusèrent d’abord à propager la nouvelle doctrine en dehors du peuple chez qui elle avait pris naissance. Ces disciples pensaient, comme les anciens Juifs, que le Dieu des Juifs ne voulait pas être adoré par des étrangers ; comme les Romains et les Grecs des temps anciens, ils croyaient que chaque race avait son dieu, que propager le nom et le culte de ce dieu c’était se dessaisir d’un bien propre et d’un protecteur spécial, et qu’une telle propagande était à la fois contraire au devoir et à l’intérêt. Mais Pierre répliqua à ces disciples : « Dieu ne fait pas de différence entre les gentils et nous. » Saint Paul se plut à répéter ce grand principe en toute occasion et sous toute espèce de forme : « Dieu, dit-il, ouvre aux gentils les portes de la foi… Dieu n’est-il Dieu que des Juifs ? non certes, il l’est aussi des gentils… Les gentils sont appelés au même héritage que les Juifs. »

Il y avait en tout cela quelque chose de très-nouveau. Car partout, dans le premier âge de l’humanité, on avait conçu la divinité comme s’attachant spécialement à une race. Les Juifs avaient cru au Dieu des Juifs, les Athéniens à la Pallas Athénienne, les Romains au Jupiter Capitolin. Le droit de pratiquer un culte était un privilége. L’étranger était repoussé des temples ; le non Juif ne pouvait pas entrer dans le temple des Juifs ; le Lacédémonien n’avait pas le droit d’invoquer Pallas athénienne. Il est juste de dire que, dans les siècles qui précédèrent le christianisme, tout ce qui pensait s’insurgeait déjà contre ces règles étroites. Les Juifs commençaient à admettre l’étranger dans leur religion ; les Grecs et les Romains l’admettaient dans leurs cités. La philosophie avait enseigné maintes fois depuis Anaxagore que le Dieu de l’univers reçoit les hommages de toutes les nations ; mais la philosophie n’aboutissait pas à une foi bien vive. Il y avait, même en Grèce, une religion qui ne tenait presque aucun compte des distinctions de cités, celle d’Éleusis ; mais encore fallait-il obtenir d’y être initié. Il y avait aussi des cultes qui, depuis plusieurs siècles, se propageaient à travers les nations, comme celui de Sérapis et celui de Cybèle ; mais ces cultes ne s’emparaient pas de l’âme tout entière ; ils s’associaient et s’ajoutaient aux vieilles religions au lieu de les remplacer. Le christianisme pour la première fois en Occident, fit adorer à l’homme un Dieu unique, un Dieu universel, un Dieu qui était à tous, qui n’avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les États.

Pour ce Dieu il n’y avait plus d’étrangers. L’étranger ne profanait plus le temple, ne souillait plus le sacrifice par sa seule présence. Le temple fut ouvert à quiconque crut en Dieu. Le sacerdoce cessa d’être héréditaire, parce que la religion n’était plus un patrimoine. Le culte ne fut plus tenu secret ; les rites, les prières, les dogmes ne furent plus cachés ; au contraire, il y eut désormais un enseignement religieux, qui ne se donna pas seulement, mais qui s’offrit, qui se porta au devant des plus éloignés, qui alla chercher les plus indifférents.

Cela eut de grandes conséquences, tant pour les relations entre les peuples que pour le gouvernement des États.

Entre les peuples, la haine ne fut plus obligatoire. S’il y eut encore des antipathies, parce que la nature humaine gardait ses faiblesses, du moins la religion ne faisait plus à l’homme un devoir de haïr l’étranger. Étranger et ennemi ne furent plus nécessairement synonymes. On cessa de croire que l’on eût, dans la guerre, un droit illimité contre l’ennemi ; on commença à penser qu’on avait même des devoirs de justice et de bienveillance à son égard. Les barrières entre les peuples et les races furent ainsi abaissées ; le devoir et l’affection ne cessèrent plus aux limites de la cité. Le pomœrium disparut ; « Jésus-Christ, dit l’apôtre, a rompu la muraille de séparation et d’inimitié. » « Il y a plusieurs membres, dit-il encore, mais tous ne font qu’un seul corps. Il n’y a ni gentil, ni Juif ; ni circoncis, ni incirconcis ; ni barbare, ni scythe. Tout le genre humain est ordonné dans l’unité. » En même temps le christianisme enseigna aux Grecs et aux Romains, ce que leurs traditions ne leur disaient pas, que tous les hommes descendaient d’un même père commun. Avec l’unité de Dieu, l’unité de la race humaine apparut aux esprits. Si les peuples ne pouvaient pas encore s’aimer, au moins sentaient-ils qu’ils ne devaient pas se haïr.

Pour ce qui est du gouvernement de l’État, on peut dire que le christianisme l’a transformé dans son essence, précisément parce qu’il ne s’en est pas occupé. Dans les vieux âges, la religion et l’État ne faisaient qu’un ; chaque peuple adorait son dieu, et chaque dieu gouvernait son peuple ; le même code réglait les relations entre les hommes et les devoirs envers les dieux de la cité. La religion commandait alors à l’État, et lui désignait ses chefs par la voie du sort ou par celle des auspices ; l’État, à son tour, intervenait dans le domaine de la conscience et punissait toute infraction aux rites et au culte de la cité. Au lieu de cela, Jésus-Christ enseigne que son empire n’est pas de ce monde. Il sépare la religion du gouvernement. La religion, n’étant plus terrestre, ne se mêle plus que le moins qu’elle peut aux choses de la terre. Jésus-Christ ajoute : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » C’est la première fois que l’on distingue si nettement Dieu de l’État. Car César, à cette époque, c’est encore le grand pontife, le chef et le principal organe de la religion romaine ; il est le gardien et l’interprète des croyances ; il tient dans ses mains le culte et le dogme. Sa personne même est sacrée et divine ; car c’est précisément un des traits de la politique des empereurs, que, voulant reprendre les attributs de la royauté antique, ils n’ont eu garde d’oublier ce caractère divin que l’antiquité avait attaché aux rois-pontifes et aux prêtres-fondateurs. Mais voici que Jésus-Christ brise cette alliance que le paganisme et l’empire voulaient renouer ; il proclame que la religion n’est plus l’État, et qu’obéir à César n’est plus la même chose qu’obéir à Dieu.

Le christianisme renverse les cultes locaux, éteint les prytanées, brise les divinités poliades. Il fait plus : il ne prend pas pour lui l’empire que ces cultes avaient exercé sur la société civile. Il professe qu’entre l’État et la religion il n’y a rien de commun ; il sépare ce que toute l’antiquité avait confondu. On peut d’ailleurs remarquer que pendant trois siècles, la religion nouvelle vécut tout à fait en dehors de l’action de l’État ; elle sut se passer de sa protection et lutter même contre lui. Ces trois siècles établirent un abîme entre le domaine du gouvernement et le domaine de la religion. Et comme le souvenir de cette glorieuse époque n’a pas pu s’effacer, il s’en est suivi que cette distinction est devenue une vérité vulgaire et incontestable, que rien n’a pu déraciner.

Ce principe fut fécond en grands résultats. D’une part, la politique fut définitivement affranchie des règles strictes que l’ancienne religion lui avait tracées. On put gouverner les hommes, sans avoir à se plier à des usages sacrés, sans prendre avis des auspices ou des oracles, sans conformer tous les actes aux croyances et aux besoins du culte. La politique fut plus libre dans ses allures ; aucune autre autorité que celle de la loi morale ne la gêna plus. D’autre part, si l’État fut plus maître en certaines choses, son action fut aussi plus limitée. Toute une moitié de l’homme lui échappa. Le christianisme enseignait que l’homme n’appartenait plus à la société que par une partie de lui-même, qu’il était engagé à elle par son corps et par ses intérêts matériels, que, sujet d’un tyran, il devait se soumettre, que, citoyen d’une république, il devait donner sa vie pour elle, mais que, pour son âme, il était libre et n’était engagé qu’à Dieu.

Le stoïcisme avait marqué déjà cette séparation ; il avait rendu l’homme à lui-même, et avait fondé la liberté intérieure. Mais de ce qui n’était que l’effort d’énergie d’une secte courageuse, le christianisme fit la règle universelle et inébranlable des générations suivantes ; de ce qui n’était que la consolation de quelques-uns, il fit le bien commun de l’humanité.

Si maintenant on se rappelle ce qui a été dit plus haut sur l’absence de liberté chez les anciens, si l’on songe à quel point la cité, au nom de son caractère sacré et de la religion qui était inhérente à elle, exerçait un empire absolu, on verra que ce principe nouveau a été la source d’où a pu venir la liberté parmi les hommes. Une fois que l’âme s’est trouvée affranchie, le plus difficile était fait, et la liberté est devenue possible dans l’ordre social.

Les sentiments et les mœurs se sont alors transformés aussi bien que la politique. L’idée qu’on se faisait des devoirs du citoyen s’est affaiblie. Le devoir par excellence n’a plus consisté à donner son temps, ses forces et sa vie à l’État. La politique et la guerre n’ont plus été le tout de l’homme ; toutes les vertus n’ont plus été comprises dans le patriotisme ; car l’âme n’avait plus de patrie. L’homme a senti qu’il avait d’autres obligations que celle de vivre et de mourir pour la cité. Le christianisme a distingué les vertus privées des vertus publiques. En abaissant celles-ci, il a relevé celles-là ; il a mis Dieu, la famille, la personne humaine au-dessus de la patrie, le prochain au-dessus du concitoyen.

Le droit a aussi changé de nature. Chez toutes les nations anciennes, le droit avait été assujetti à la religion et avait reçu d’elle toutes ses règles. Chez les Perses et les Hindous, chez les Juifs, chez les Grecs, les Italiens, et les Gaulois, la loi avait été contenue dans les livres sacrés. Aussi chaque religion avait-elle fait le droit à son image. Le christianisme est la première religion qui n’ait pas prétendu que le droit dépendît d’elle. Il s’occupa des devoirs des hommes, non de leurs relations d’intérêts. On ne le vit régler ni le droit de propriété, ni l’ordre des successions, ni les obligations, ni la procédure. Il se plaça en dehors du droit, comme en dehors de toute chose purement terrestre. Le droit fut donc indépendant ; il put prendre ses règles dans la nature, dans la conscience humaine, dans la puissante idée du juste qui est en nous. Il put se développer en toute liberté, se réformer et s’améliorer sans nul obstacle, suivre les progrès de la morale, se plier aux intérêts et aux besoins sociaux de chaque génération.

L’heureuse influence de l’idée nouvelle se reconnaît bien dans l’histoire du droit romain. Durant les quelques siècles qui précédèrent le triomphe du christianisme, le droit romain travaillait à se dégager de la religion et à se rapprocher de l’équité et de la nature ; mais il ne procédait que par des détours et par des subtilités, qui l’énervaient et affaiblissaient son autorité morale. L’œuvre de régénération du droit, annoncée par la philosophie stoïcienne, poursuivie par les nobles efforts des jurisconsultes romains, ébauchée par les artifices et les ruses du préteur, ne put réussir complétement qu’à la faveur de l’indépendance que la nouvelle religion laissait au droit. On put voir, à mesure que le christianisme conquérait la société, les codes romains admettre les règles nouvelles, non plus par des subterfuges, mais ouvertement et sans hésitation. Les pénates domestiques ayant été renversés et les foyers éteints, l’antique constitution de la famille disparut pour toujours, et avec elle les règles qui en avaient découlé. Le père perdit l’autorité absolue que son sacerdoce lui avait autrefois donnée, et ne conserva que celle que la nature même lui confère pour les besoins de l’enfant. La femme, que le vieux culte plaçait dans une position inférieure au mari, devint moralement son égale. Le droit de propriété fut transformé dans son essence ; les bornes sacrées des champs disparurent ; la propriété ne découla plus de la religion, mais du travail ; l’acquisition en fut rendue plus facile, et les formalités du vieux droit furent définitivement écartées.

Ainsi par cela seul que la famille n’avait plus sa religion domestique, sa constitution et son droit furent transformés ; de même que, par cela seul que l’État n’avait plus sa religion officielle, les règles du gouvernement des hommes furent changées pour toujours.

Notre étude doit s’arrêter à cette limite qui sépare la politique ancienne de la politique moderne. Nous avons fait l’histoire d’une croyance. Elle s’établit : la société humaine se constitue. Elle se modifie : la société traverse une série de révolutions. Elle disparaît : la société change de face. Telle a été la loi des temps antiques.


Séparateur