La Cité antique, 1864/Livre IV/Chapitre VI

Durand (p. 331-349).

CHAPITRE VI.

LES CLIENTS S’AFFRANCHISSENT.

1o  Ce que c’était d’abord que la clientèle et comment elle s’est transformée.

Voici encore une révolution dont on ne peut pas indiquer la date, mais qui a très-certainement modifié la constitution de la famille et de la société elle-même. La famille antique comprenait, sous l’autorité d’un chef unique, deux classes de rang inégal : d’une part, les branches cadettes, c’est-à-dire les individus naturellement libres ; de l’autre, les serviteurs ou clients, inférieurs par la naissance, mais rapprochés du chef par leur participation au culte domestique. De ces deux classes, nous venons de voir la première sortir de son état d’infériorité ; la seconde aspire aussi de bonne heure à s’affranchir. Elle y réussit à la longue ; la clientèle se transforme et finit par disparaître.

Immense changement que les écrivains anciens ne nous racontent pas. C’est ainsi que, dans le moyen âge, les chroniqueurs ne nous disent pas comment la population des campagnes s’est peu à peu transformée. Il y a eu dans l’existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les écrivains ne les ont pas remarquées, parce qu’elles s’accomplissaient lentement, d’une manière insensible, sans luttes visibles ; révolutions profondes et cachées qui remuaient le fond de la société humaine sans qu’il en parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des générations mêmes qui y travaillaient. L’histoire ne peut les saisir que fort longtemps après qu’elles sont achevées, lorsqu’en comparant deux époques de la vie d’un peuple elle constate entre elles de si grandes différences qu’il devient évident que, dans l’intervalle qui les sépare, une grande révolution s’est accomplie.

Si l’on s’en rapportait au tableau que les écrivains nous tracent de la clientèle primitive à Rome, ce serait vraiment une institution de l’âge d’or. Qu’y a-t-il de plus humain que ce patron qui défend son client en justice, qui le soutient de son argent s’il est pauvre, et qui pourvoit à l’éducation de ses enfants ? Qu’y a-t-il de plus touchant que ce client qui soutient à son tour le patron tombé dans la misère, qui paie ses dettes, qui donne tout ce qu’il a pour fournir sa rançon ? Mais il n’y a pas tant de sentiment dans les lois des anciens peuples. L’affection désintéressée et le dévouement ne furent jamais des institutions. Il faut nous faire une autre idée de la clientèle et du patronage.

Ce que nous savons avec le plus de certitude sur le client, c’est qu’il ne peut pas se séparer du patron ni en choisir un autre, et qu’il est attaché de père en fils à une famille. Ne saurions-nous que cela, ce serait assez pour croire que sa condition ne devait pas être très-douce. Ajoutons que le client n’est pas propriétaire du sol ; la terre appartient au patron qui, comme chef d’un culte domestique et aussi comme membre d’une cité, a seul qualité pour être propriétaire. Si le client cultive le sol, c’est au nom et au profit du maître. Il n’a même pas la propriété des objets mobiliers, de son argent, de son pécule. La preuve en est que le patron peut lui reprendre tout cela, pour payer ses propres dettes ou sa rançon. Ainsi rien n’est à lui. Il est vrai que le patron lui doit la subsistance, à lui et à ses enfants ; mais en retour il doit son travail au patron. On ne peut pas dire qu’il soit précisément esclave ; mais il a un maître auquel il appartient et à la volonté duquel il est soumis en toute chose. Toute sa vie il est client, et ses fils le sont après lui.

Il y a quelque analogie entre le client des époques antiques et le serf du moyen âge. À la vérité, le principe qui les condamne à l’obéissance n’est pas le même. Pour le serf, ce principe est le droit de propriété qui s’exerce sur la terre et sur l’homme à la fois ; pour le client, ce principe est la religion domestique à laquelle il est attaché sous l’autorité du patron qui en est le prêtre. D’ailleurs pour le client et pour le serf la subordination est la même ; l’un est lié à son patron comme l’autre l’est à son seigneur ; le client ne peut pas plus quitter la gens que le serf la glèbe. Le client, comme le serf, reste soumis à un maître de père en fils. Un passage de Tite-Live fait supposer qu’il lui est interdit de se marier hors de la gens, comme il l’est au serf de se marier hors du village. Ce qui est sûr, c’est qu’il ne peut pas contracter mariage sans l’autorisation du patron. Le patron peut reprendre le sol que le client cultive et l’argent qu’il possède, comme le seigneur peut le faire pour le serf. Si le client meurt, tout ce dont il a eu l’usage revient de droit au patron, de même que la succession du serf appartient au seigneur.

Le patron n’est pas seulement un maître ; il est un juge ; il peut condamner à mort le client. Il est de plus un chef religieux. Le client plie sous cette autorité à la fois matérielle et morale qui le prend par son corps et par son âme. Il est vrai que cette religion impose des devoirs au patron, mais des devoirs dont il est le seul juge et pour lesquels il n’y a pas de sanction. Le client ne voit rien qui le protége ; il n’est pas citoyen par lui-même ; s’il veut paraître devant le tribunal de la cité, il faut que son patron le conduise et parle pour lui. Invoquera-t-il la loi ? Il n’en connaît pas les formules sacrées ; les connaîtrait-il, la première loi pour lui est de ne jamais témoigner ni parler contre son patron. Sans le patron nulle justice ; contre le patron nul recours.

Ce client n’existe pas seulement à Rome ; on le trouve chez les Sabins et les Étrusques, faisant partie de la manus de chaque chef. Il a existé dans l’ancien γένος hellénique aussi bien que dans la gens italienne. Il est vrai qu’il ne faut pas le chercher dans les cités doriennes, où le régime du γένος a disparu de bonne heure et où les vaincus sont attachés, non à la famille d’un maître, mais à un lot de terre. Nous le trouvons à Athènes et dans les cités ioniennes et éoliennes sous le nom de thète ou de pélate. Tant que dure le régime aristocratique, ce thète ne fait pas partie de la cité ; enfermé dans le γένος dont il ne peut sortir, il est sous la main d’un eupatride qui a en lui le même caractère et la même autorité que le patron romain.

On peut bien présumer que de bonne heure il y eut de la haine entre le patron et le client. On se figure sans peine ce qu’était l’existence dans cette famille où l’un avait tout pouvoir et l’autre n’avait aucun droit, où l’obéissance sans réserve et sans espoir était tout à côté de l’omnipotence sans frein, où le meilleur maître avait ses emportements et ses caprices, où le serviteur le plus résigné avait ses rancunes, ses gémissements et ses colères. Ulysse est un bon maître : voyez quelle affection paternelle il porte à Eumée et à Philætios. Mais il fait mettre à mort un serviteur qui l’a insulté sans le reconnaître, et des servantes qui sont tombées dans le mal auquel son absence même les a exposées. De la mort des prétendants il est responsable vis-à-vis de la cité ; mais de la mort des serviteurs personne ne lui demande compte.

Dans l’état d’isolement où la famille avait longtemps vécu, la clientèle avait pu se former et se maintenir. La religion domestique était alors toute-puissante sur l’âme. L’homme qui en était le prêtre par droit héréditaire, apparaissait aux classes inférieures comme un être sacré. Plus qu’un homme, il était l’intermédiaire entre les hommes et Dieu. De sa bouche sortait la prière puissante, la formule irrésistible qui attirait la faveur ou la colère de la divinité. Devant une telle force il fallait s’incliner ; l’obéissance était commandée par la foi et la religion. D’ailleurs comment le client aurait-il eu la tentation de s’affranchir ? Il ne voyait pas d’autre horizon que cette famille à laquelle tout l’attachait. En elle seule il trouvait une vie calme, une subsistance assurée ; en elle seule, s’il avait un maître, il avait aussi un protecteur ; en elle seule enfin il trouvait un autel dont il pût approcher, et des dieux qu’il lui fût permis d’invoquer. Quitter cette famille, c’était se placer en dehors de toute organisation sociale et de tout droit ; c’était perdre ses dieux et renoncer au droit de prier.

Mais la cité étant fondée, les clients des différentes familles pouvaient se voir, se parler, se communiquer leurs désirs ou leurs rancunes, comparer les différents maîtres et entrevoir un sort meilleur. Puis leur regard commençait à s’étendre au delà de l’enceinte de la famille. Ils voyaient qu’en dehors d’elle il existait une société, des règles, des lois, des autels, des temples, des dieux. Sortir de la famille n’était donc plus pour eux un malheur sans remède. La tentation devenait chaque jour plus forte ; la clientèle semblait un fardeau de plus en plus lourd, et l’on cessait de croire que l’autorité du maître fût légitime et sainte. Il y eut alors dans le cœur de ces hommes un ardent désir d’être libres. Sans doute on ne trouve dans l’histoire d’aucune cité le souvenir d’une insurrection générale de cette classe. S’il y eut des luttes à main armée, elles furent renfermées et cachées dans l’enceinte de chaque famille. C’est là qu’il y eut, pendant plus d’une génération, d’un côté d’énergiques efforts pour l’indépendance, de l’autre une répression implacable. Il se déroula, dans chaque maison, une longue et dramatique histoire qu’il est impossible aujourd’hui de retracer. Ce qu’on peut dire seulement, c’est que les efforts de la classe inférieure ne furent pas sans résultats. Une nécessité invincible obligea peu à peu les maîtres à céder quelque chose de leur omnipotence. Lorsque l’autorité cesse de paraître juste aux sujets, il faut encore du temps pour qu’elle cesse de le paraître aux maîtres ; mais cela vient à la longue, et alors le maître, qui ne croit plus son autorité légitime, la défend mal ou finit par y renoncer. Ajoutez que cette classe inférieure était utile, que ses bras, en cultivant la terre, faisaient la richesse du maître, et en portant les armes, faisaient sa force au milieu des rivalités des familles ; qu’il était donc sage de la satisfaire et que l’intérêt s’unissait à l’humanité pour conseiller des concessions.

Il paraît certain que la condition des clients s’améliora peu à peu. À l’origine ils vivaient dans la maison du maître, cultivant ensemble le domaine commun. Plus tard on assigna à chacun d’eux un lot de terre particulier. Le client dut se trouver déjà plus heureux. Sans doute il travaillait encore au profit du maître ; la terre n’était pas à lui, c’était plutôt lui qui était à elle. N’importe ; il la cultivait de longues années de suite et il l’aimait. Il s’établissait entre elle et lui, non pas ce lien que la religion de la propriété avait créé entre elle et le maître, mais un autre lien, celui que le travail et la souffrance même peuvent former entre l’homme qui donne sa peine et la terre qui donne ses fruits.

Vint ensuite un nouveau progrès. Il ne cultiva plus pour le maître, mais pour lui-même. Sous la condition d’une redevance, qui peut-être fut d’abord variable, mais qui ensuite devint fixe, il jouit de la récolte. Ses sueurs trouvèrent ainsi quelque récompense et sa vie fut à la fois plus libre et plus fière. « Les chefs de famille, dit un ancien, assignaient des portions de terre à leurs inférieurs, comme s’ils eussent été leurs propres enfants[1]. » On lit de même dans l’Odyssée : « Un maître bienveillant donne à son serviteur une maison et une terre ; » et Eumée ajoute : « une épouse désirée, » parce que le client ne peut pas encore se marier sans la volonté du maître, et que c’est le maître qui lui choisit sa compagne.

Mais ce champ où s’écoulait désormais sa vie, où était tout son labeur et toute sa jouissance, n’était pas encore sa propriété. Car ce client n’avait pas en lui le caractère sacré qui faisait que le sol pouvait devenir la propriété d’un homme. Le lot qu’il occupait, continuait à porter la borne sainte, le dieu Terme que la famille du maître avait autrefois posé. Cette borne inviolable attestait que le champ, uni à la famille du maître par un lien sacré, ne pourrait jamais appartenir en propre au client affranchi. En Italie, le champ et la maison qu’occupait le villicus, client du patron, renfermait un foyer, un Lar familiaris ; mais ce foyer n’était pas au cultivateur ; c’était le foyer du maître[2]. Cela établissait à la fois le droit de propriété du patron et la subordination religieuse du client, qui, si loin qu’il fût du patron, suivait encore son culte.

Le client, devenu possesseur, souffrit de ne pas être propriétaire et aspira à le devenir. Il mit son ambition à faire disparaître de ce champ, qui semblait bien à lui par le droit du travail, la borne sacrée qui en faisait à jamais la propriété de l’ancien maître.

On voit clairement qu’en Grèce les clients arrivèrent à leur but ; par quels moyens, on l’ignore. Combien il leur fallut de temps et d’efforts pour y parvenir, on ne peut que le deviner. Peut-être s’est-il opéré dans l’antiquité la même série de changements sociaux que l’Europe a vus se produire au moyen âge, quand les esclaves des campagnes devinrent serfs de la glèbe, que ceux-ci de serfs taillables à merci se changèrent en serfs abonnés, et qu’enfin ils se transformèrent à la longue en paysans propriétaires.

2o  La clientèle disparaît à Athènes : œuvre de Solon.

Cette sorte de révolution est marquée nettement dans l’histoire d’Athènes. Le renversement de la royauté avait eu pour effet de raviver le régime du γένος ; les familles avaient repris leur vie d’isolement et chacune avait recommencé à former un petit État qui avait pour chef un eupatride et pour sujets la foule des clients. Ce régime paraît avoir pesé lourdement sur la population athénienne ; car elle en conserva un mauvais souvenir. Le peuple s’estima si malheureux que l’époque précédente lui parut avoir été une sorte d’âge d’or ; il regretta les rois ; il en vint à s’imaginer que sous la monarchie il avait été heureux et libre, qu’il avait joui alors de l’égalité, et que c’était seulement à partir de la chute des rois que l’inégalité et la souffrance avaient commencé. Il y avait là une illusion comme les peuples en ont souvent ; la tradition populaire plaçait le commencement de l’inégalité là où le peuple avait commencé à la trouver odieuse. Cette clientèle, cette sorte de servage, qui était aussi vieille que la constitution de la famille, on la faisait dater de l’époque où les hommes en avaient pour la première fois senti le poids et compris l’injustice. Il est pourtant bien certain que ce n’est pas au septième siècle que les eupatrides établirent les dures lois de la clientèle. Ils ne firent que les conserver. En cela seulement était leur tort ; ils maintenaient ces lois au delà du temps où les populations les acceptaient sans gémir ; ils les maintenaient contre le vœu des hommes. Les eupatrides de cette époque étaient peut-être des maîtres moins durs que n’avaient été leurs ancêtres ; ils furent pourtant détestés davantage.

Il paraît que même sous la domination de cette aristocratie, la condition de la classe inférieure s’améliora. Car c’est alors que l’on voit clairement cette classe obtenir la possession de lots de terre sous la seule condition de payer une redevance qui était fixée au sixième de la récolte. Ces hommes étaient ainsi presque émancipés ; ayant un chez soi et n’étant plus sous les yeux du maître, ils respiraient plus à l’aise et travaillaient à leur profit.

Mais telle est la nature humaine que ces hommes, à mesure que leur sort s’améliorait, sentaient plus amèrement ce qu’il leur restait d’inégalité. N’être pas citoyens et n’avoir aucune part à l’administration de la cité les touchait sans doute médiocrement ; mais ne pas pouvoir devenir propriétaires du sol sur lequel ils naissaient et mouraient, les touchait bien davantage. Ajoutons que ce qu’il y avait de supportable dans leur condition présente, manquait de stabilité. Car s’ils étaient vraiment possesseurs du sol, pourtant aucune loi formelle ne leur assurait ni cette possession ni l’indépendance qui en résultait. On voit dans Plutarque que l’ancien patron pouvait ressaisir son ancien serviteur ; si la redevance annuelle n’était pas payée ou pour toute autre cause, ces hommes retombaient dans une sorte d’esclavage.

De graves questions furent donc agitées dans l’Attique pendant une suite de quatre ou cinq générations. Il n’était guère possible que les hommes de la classe inférieure restassent dans cette position instable et irrégulière vers laquelle un progrès insensible les avait conduits ; et alors de deux choses l’une, ou perdant cette position, ils devaient retomber dans les liens de la dure clientèle, ou décidément affranchis par un progrès nouveau, ils devaient monter au rang de propriétaires du sol et d’hommes libres.

On peut deviner tout ce qu’il y eut d’efforts de la part du laboureur, ancien client, de résistance de la part du propriétaire, ancien patron. Ce ne fut pas une guerre civile ; aussi les annales athéniennes n’ont-elles conservé le souvenir d’aucun combat. Ce fut une guerre domestique dans chaque bourgade, dans chaque maison, de père en fils.

Ces luttes paraissent avoir eu une fortune diverse suivant la nature du sol des divers cantons de l’Attique. Dans la plaine où l’eupatride avait son principal domaine et où il était toujours présent, son autorité se maintint à peu près intacte sur le petit groupe de serviteurs qui étaient toujours sous ses yeux ; aussi les pédiéens se montrèrent-ils généralement fidèles à l’ancien régime. Mais ceux qui labouraient péniblement le flanc de la montagne, les diacriens, plus loin du maître, plus habitués à la vie indépendante, plus hardis et plus courageux, renfermaient au fond du cœur une violente haine pour l’eupatride et une ferme volonté de s’affranchir. C’étaient surtout ces hommes-là qui s’indignaient de voir sur leur champ « la borne sacrée » du maître, et de sentir « leur terre esclave[3]. » Quant aux habitants des cantons voisins de la mer, aux paraliens, la propriété du sol les tentait moins ; ils avaient la mer devant eux, et le commerce et l’industrie. Plusieurs étaient devenus riches, et avec la richesse ils étaient à peu près libres. Ils ne partageaient donc pas les ardentes convoitises des diacriens et n’avaient pas une haine bien vigoureuse pour les eupatrides. Mais ils n’avaient pas non plus la lâche résignation des pédiéens ; ils demandaient plus de stabilité dans leur condition et des droits mieux assurés.

C’est Solon qui donna satisfaction à ces vœux dans la mesure du possible. Il y a une partie de l’œuvre de ce législateur que les anciens ne nous font connaître que très-imparfaitement, mais qui paraît en avoir été la partie principale. Avant lui, la plupart des habitants de l’Attique étaient encore réduits à la possession précaire du sol et pouvaient même retomber dans la servitude personnelle. Après lui, cette nombreuse classe d’hommes ne se retrouve plus : le droit de propriété est accessible à tous ; il n’y a plus de servitude pour l’Athénien ; les familles de la classe inférieure sont à jamais affranchies de l’autorité des familles eupatrides. Il y a là un grand changement dont l’auteur ne peut être que Solon.

Il est vrai que si l’on s’en tenait aux paroles de Plutarque, Solon n’aurait fait qu’adoucir la législation sur les dettes en ôtant au créancier le droit d’asservir le débiteur. Mais il faut regarder de près à ce qu’un écrivain qui est si postérieur à cette époque, nous dit de ces dettes qui troublèrent la cité athénienne comme toutes les cités de la Grèce et de l’Italie. Il est difficile de croire qu’il y eût avant Solon une telle circulation d’argent qu’il dût y avoir beaucoup de prêteurs et d’emprunteurs. Ne jugeons pas ces temps-là d’après ceux qui ont suivi. Il y avait alors fort peu de commerce ; l’échange des créances était inconnu et les emprunts devaient être assez rares. Sur quel gage l’homme qui n’était propriétaire de rien, aurait-il emprunté ? Ce n’est guère l’usage, dans aucune société, de prêter aux pauvres. On dit à la vérité, sur la foi des traducteurs de Plutarque plutôt que de Plutarque lui-même, que l’emprunteur engageait sa terre. Mais en supposant que cette terre fût sa propriété, il n’aurait pas pu l’engager ; car le système des hypothèques n’était pas encore connu en ce temps-là et était en contradiction avec la nature du droit de propriété. Dans ces débiteurs dont Plutarque nous parle, il faut voir les anciens clients ; dans leurs dettes, la redevance annuelle qu’ils doivent payer aux anciens maîtres ; dans la servitude où ils tombent, s’ils ne paient pas, l’ancienne clientèle qui les ressaisit.

Solon supprima peut-être la redevance, ou, plus probablement, en réduisit le chiffre à un taux tel que le rachat en devînt facile ; il ajouta qu’à l’avenir le manque de paiement ne ferait pas retomber le laboureur en servitude.

Il fit plus. Avant lui, ces anciens clients, devenus possesseurs du sol, ne pouvaient pas en devenir propriétaires ; car sur leur champ se dressait toujours la borne sacrée et inviolable de l’ancien patron. Pour l’affranchissement de la terre et du cultivateur, il fallait que cette borne disparût. Solon la renversa : nous trouvons le témoignage de cette grande réforme dans quelques vers de Solon lui-même : « C’était une œuvre inespérée, dit-il ; je l’ai accomplie avec l’aide des dieux. J’en atteste la déesse Mère, la Terre noire, dont j’ai en maints endroits arraché les bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En faisant cela, Solon avait accompli une révolution considérable. Il avait mis de côté l’ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme immobile, retenait la terre en un petit nombre de mains. Il avait arraché la terre à la religion pour la donner au travail. Il avait supprimé, avec l’autorité de l’eupatride sur le sol, son autorité sur l’homme, et il pouvait dire dans ses vers : « Ceux qui sur cette terre subissaient la cruelle servitude et tremblaient devant un maître, je les ai faits libres. »

Il est probable que ce fut cet affranchissement que les contemporains de Solon appelèrent du nom de σεισαχθεία (secouer le fardeau). Les générations suivantes qui, une fois habituées à la liberté, ne voulaient ou ne pouvaient pas croire que leurs pères eussent été serfs, expliquèrent ce mot comme s’il marquait seulement une abolition des dettes. Mais il a une énergie qui nous révèle une plus grande révolution. Ajoutons-y cette phrase d’Aristote qui, sans entrer dans le récit de l’œuvre de Solon, dit simplement : Il fit cesser l’esclavage du peuple[4].

3o  Transformation de la clientèle à Rome.

Cette guerre entre les clients et les patrons a rempli aussi une longue période de l’existence de Rome. Tite-Live, à la vérité, n’en dit rien, parce qu’il n’a pas l’habitude d’observer de près le changement des institutions ; d’ailleurs les annales des pontifes et les documents analogues où avaient puisé les anciens historiens que Tite-Live compulsait, ne devaient pas donner le récit de ces luttes domestiques.

Une chose du moins est certaine. Il y a eu, à l’origine de Rome, des clients ; il nous est même resté des témoignages très-précis de la dépendance où leurs patrons les tenaient. Si, plusieurs siècles après, nous cherchons ces clients, nous ne les trouvons plus. Le nom existe encore, non la clientèle. Car il n’y a rien de plus différent des clients de l’époque primitive que ces plébéiens du temps de Cicéron qui se disaient clients d’un riche pour avoir droit à la sportule.

Il y a quelqu’un qui ressemble mieux à l’ancien client, c’est l’affranchi. Pas plus à la fin de la république qu’aux premiers temps de Rome, l’homme en sortant de la servitude ne devient immédiatement homme libre et citoyen. Il reste soumis au maître. Autrefois on l’appelait client, maintenant on l’appelle affranchi ; le nom seul est changé. Quant au maître, son nom même ne change pas ; autrefois on l’appelait patron, c’est encore ainsi qu’on l’appelle. L’affranchi, comme autrefois le client, reste attaché à la famille ; il en porte le nom, aussi bien que l’ancien client. Il dépend de son patron ; il lui doit, non-seulement de la reconnaissance, mais un véritable service, dont le maître seul fixe la mesure. Le patron a droit de justice sur son affranchi, comme il l’avait sur son client ; il peut le remettre en esclavage pour délit d’ingratitude[5]. L’affranchi rappelle donc tout à fait l’ancien client. Entre eux il n’y a qu’une différence : on était client autrefois de père en fils ; maintenant la condition d’affranchi cesse à la seconde ou au moins à la troisième génération. La clientèle n’a donc pas disparu ; elle saisit encore l’homme au moment où la servitude le quitte ; seulement, elle n’est plus héréditaire. Cela seul est déjà un changement considérable ; il est impossible de dire à quelle époque il s’est opéré.

On peut bien discerner les adoucissements successifs qui furent apportés au sort du client, et par quels degrés il est arrivé au droit de propriété. À l’origine le chef de la gens lui assigne un lot de terre à cultiver[6]. Il ne tarde guère à devenir possesseur viager de ce lot, moyennant qu’il contribue à toutes les dépenses qui incombent à son ancien maître. Les dispositions si dures de la vieille loi qui l’obligent à payer la rançon du patron, la dot de sa fille, ou ses amendes judiciaires, prouvent du moins qu’au temps où cette loi fut écrite, il était déjà possesseur viager du sol. Le client fait ensuite un progrès de plus : il obtient le droit, en mourant, de transmettre le lot à son fils ; il est vrai qu’à défaut de fils la terre retourne encore au patron. Mais voici un progrès nouveau : le client qui ne laisse pas de fils, obtient le droit de faire un testament. Ici la coutume hésite et varie ; tantôt le patron reprend la moitié des biens, tantôt la volonté du testateur est respectée tout entière ; en tout cas, son testament n’est jamais sans valeur[7]. Ainsi le client, s’il ne peut pas encore se dire propriétaire, a du moins une jouissance aussi étendue qu’il est possible.

Sans doute ce n’est pas encore là l’affranchissement complet. Mais aucun document ne nous permet de fixer l’époque où les clients se sont définitivement détachés des familles patriciennes. Il y a un texte de Tite-Live (II, 16) qui, si on le prend à la lettre, montre que dès les premières années de la république, les clients étaient citoyens. Il y a grande apparence qu’ils l’étaient déjà au temps du roi Servius ; peut-être même votaient-ils dans les comices curiates dès l’origine de Rome. Mais on ne peut pas conclure de là qu’ils fussent dès lors tout à fait affranchis ; car il est possible que les patriciens aient trouvé leur intérêt à donner à leurs clients des droits politiques, sans qu’ils aient pour cela consenti à leur donner des droits civils.

Il ne paraît pas que la révolution qui affranchit les clients à Rome, se soit achevée d’un seul coup comme à Athènes. Elle s’accomplit fort lentement et d’une manière presque imperceptible, sans qu’aucune loi formelle l’ait jamais consacrée. Les liens de la clientèle se relâchèrent peu à peu et le client s’éloigna insensiblement du patron.

Le roi Servius fit une grande réforme à l’avantage des clients : il changea l’organisation de l’armée. Avant lui, l’armée marchait divisée en tribus, en curies, en gentes ; c’était la division patricienne ; chaque chef de gens était à la tête de ses clients. Servius partagea l’armée en centuries ; chacun eut son rang d’après sa richesse. Il en résulta que le client ne marcha plus à côté de son patron, qu’il ne le reconnut plus pour chef dans le combat et qu’il prit l’habitude de l’indépendance.

Le même roi changea aussi la distribution des clients dans les comices. Avant lui, l’assemblée se partageait en curies et en gentes, et le client, s’il votait, votait sous l’œil du maître. Servius établit la division en centuries et le client ne se trouva plus dans le même cadre que son patron. Il est vrai que la vieille loi lui commanda encore de voter comme lui ; mais comment vérifier son vote ?

C’était beaucoup que de séparer le client du patron dans les moments les plus solennels de la vie, au moment du combat et au moment du vote. L’autorité du patron se trouva fort amoindrie et ce qu’il lui en resta fut de jour en jour plus contesté. Dès que le client eut goûté à l’indépendance, il la voulut tout entière. Il aspira à se détacher de la gens et à entrer dans la plèbe, où l’on était libre. Que d’occasions se présentaient ! Sous les rois, il était sûr d’être aidé par eux, car ils ne demandaient pas mieux que d’affaiblir les gentes. Sous la république, il trouvait la protection de la plèbe elle-même et des tribuns. Beaucoup de clients s’affranchirent ainsi et la gens ne put pas les ressaisir.

Les Marcellus paraissent être une branche ainsi détachée de la gens Claudia ; leur nom était Claudius ; mais ils n’étaient pas patriciens. Libres de bonne heure, enrichis pas des moyens qui nous sont inconnus, ils s’élevèrent d’abord aux dignités de la plèbe, plus tard à celles de la cité. Pendant plusieurs siècles, la gens Claudia parut avoir oublié ses anciens droits sur eux. Un jour pourtant, au temps de Cicéron, elle s’en souvint inopinément. Un affranchi ou client des Marcellus était mort et laissait un héritage qui devait faire retour au patron. Les Claudius patriciens prétendirent que les Marcellus, en clients qu’ils étaient, ne pouvaient pas avoir eux-mêmes de clients, et que leurs affranchis devaient tomber, eux et leur héritage, dans les mains du chef de la gens patricienne, seul capable d’exercer le patronage. Ce procès étonna fort le public et embarrassa les jurisconsultes ; Cicéron trouva la question fort obscure[8]. Elle ne l’aurait pas été quatre siècles plus tôt et les Claudius auraient gagné leur cause. Mais au temps de Cicéron, le droit sur lequel ils fondaient leur réclamation était si antique qu’on l’avait oublié et que le tribunal put bien donner gain de cause aux Marcellus. L’ancienne clientèle n’existait plus.

  1. Festus, vo patres.
  2. Caton, De re rust., 143. Columèle, XI, 1, 19.
  3. Solon, édit., Bach, p. 104, 105.
  4. Aristote, Gouv. d’Ath., Fragm., coll. Didot, t. II, p. 107.
  5. Digeste, XXV, 2, 5 ; L, 16, 195. Valère Max., V, 1, 4. Suétone, Claude, 25. Dion Cassius, LV. La législation était la même à Athènes ; voy. Lysias et Hypéride dans Harpocration, vo ἀποστάσιον. Démosth., in Aristogitonem, et Suidas, vo ἀναγκαῖον.
  6. Festus, vo patres.
  7. Institutes, III, 7.
  8. Cic., De oratore, I, 39.