La Cité antique, 1864/Livre II/Chapitre V

Durand (p. 62-67).

CHAPITRE V.

DE LA PARENTÉ. DE CE QUE LES ROMAINS APPELAIENT AGNATION.

Platon dit que la parenté est la communauté des mêmes dieux domestiques[1]. Quand Démosthènes veut prouver que deux hommes sont parents, il montre qu’ils pratiquent le même culte et offrent le repas funèbre au même tombeau. C’était en effet la religion domestique qui constituait la parenté. Deux hommes pouvaient se dire parents, lorsqu’ils avaient les mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre.

Or nous avons observé précédemment que le droit de faire les sacrifices au foyer ne se transmettait que de mâle en mâle et que le culte des morts ne s’adressait aussi qu’aux ascendants en ligne masculine. Il résultait de cette règle religieuse que l’on ne pouvait pas être parent par les femmes. Dans l’opinion de ces générations anciennes, la femme ne transmettait ni l’être ni le culte. Le fils tenait tout du père. On ne pouvait pas d’ailleurs appartenir à deux familles, invoquer deux foyers ; le fils n’avait donc d’autre religion ni d’autre famille que celle du père[2]. Comment aurait-il eu une famille maternelle ? Sa mère elle-même, le jour où les rites sacrés du mariage avaient été accomplis, avait renoncé d’une manière absolue à sa propre famille ; depuis ce temps, elle avait offert le repas funèbre aux ancêtres de l’époux, comme si elle était devenue leur fille, et elle ne l’avait plus offert à ses propres ancêtres, parce qu’elle n’était plus censée descendre d’eux. Elle n’avait conservé ni lien religieux ni lien de droit avec la famille où elle était née. À plus forte raison, son fils n’avait rien de commun avec cette famille.

Le principe de la parenté n’était pas la naissance ; c’était le culte. Cela se voit clairement dans l’Inde. Là, le chef de famille, deux fois par mois, offre le repas funèbre ; il présente un gâteau aux mânes de son père, un autre à son grand-père paternel, un troisième à son arrière-grand-père paternel, jamais à ceux dont il descend par les femmes, ni à sa mère ni au père de sa mère. Puis, en remontant plus haut, mais toujours dans la même ligne, il fait une offrande au quatrième, au cinquième, au sixième ascendant. Seulement pour ceux-ci l’offrande est plus légère ; c’est une simple libation d’eau et quelques grains de riz[3]. Tel est le repas funèbre ; et c’est d’après l’accomplissement de ces rites que l’on compte la parenté. Lorsque deux hommes qui accomplissent séparément leurs repas funèbres, peuvent, en remontant chacun la série de leurs six ancêtres, en trouver un qui leur soit commun à tous deux, ces deux hommes sont parents. Ils se disent samanodacas si l’ancêtre commun est de ceux à qui l’on n’offre que la libation d’eau, sapindas s’il est de ceux à qui le gâteau est présenté[4]. À compter d’après nos usages, la parenté des sapindas irait jusqu’au septième degré, et celle des samanodacas jusqu’au quatorzième. Dans l’un et l’autre cas la parenté se reconnaît à ce qu’on fait l’offrande à un même ancêtre ; et l’on voit que dans ce système la parenté par les femmes ne peut pas être admise.

Il en était de même en Occident. On a beaucoup discuté sur ce que les jurisconsultes romains entendaient par l’agnation. Mais le problème devient facile à résoudre, dès que l’on rapproche l’agnation de la religion domestique. De même que la religion ne se transmettait que de mâle en mâle, de même il est attesté par tous les jurisconsultes anciens que deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient avoir des ancêtres communs[5]. La règle pour l’agnation était donc la même que pour le culte. Il y avait entre ces deux choses un rapport manifeste. L’agnation n’était autre chose que la parenté telle que la religion l’avait établie à l’origine.

Pour rendre cette vérité plus claire, traçons le tableau d’une famille romaine.

L. Cornelius Scipio, mort vers 250 avant Jésus-Christ.
 
 
Publius Scipio Cn. Scipio
 
 
Luc. Scipio Asiaticus P. Scipio Africanus P. Scipio Nasica
 
 
Luc. Scipio Asiat. P. Scipio Cornélie ép. de Sempr. Gracchus P. Scip. Nasica
 
Scipio Asiaticus Scipio Æmilianus Tib. Sempr. Gracchus P. Scip. Serapio

Dans ce tableau, la cinquième génération, qui vivait vers l’an 140 avant Jésus-Christ, est représentée par quatre personnages. Étaient-ils tous parents entre eux ? Ils le seraient d’après nos idées modernes ; ils ne l’étaient pas tous dans l’opinion des Romains. Examinons en effet s’ils avaient le même culte domestique, c’est-à-dire s’ils faisaient les offrandes aux mêmes ancêtres. Supposons le troisième Scipio Asiaticus, qui reste seul de sa branche, offrant au jour marqué le repas funèbre ; en remontant de mâle en mâle, il trouve pour troisième ancêtre Publius Scipio. De même Scipion Émilien, faisant son sacrifice, rencontrera dans la série de ses ascendants ce même Publius Scipio. Donc Scipio Asiaticus et Scipion Émilien sont parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait sapindas.

D’autre part Scipion Sérapion a pour quatrième ancêtre L. Cornelius Scipio qui est aussi le quatrième ancêtre de Scipion Émilien. Ils sont donc parents entre eux ; chez les Hindous on les appellerait samanodacas. Dans la langue juridique et religieuse de Rome, ces trois Scipions sont agnats ; les deux premiers le sont entre eux au sixième degré, le troisième l’est avec eux au huitième.

Il n’en est pas de même de Tibérius Gracchus. Cet homme qui, d’après nos coutumes modernes, serait le plus proche parent de Scipion Émilien, n’était pas même son parent au degré le plus éloigné. Peu importe en effet pour Tibérius qu’il soit fils de Cornélie, la fille des Scipions ; ni lui ni Cornélie elle-même n’appartiennent à cette famille par la religion. Il n’a pas d’autres ancêtres que les Sempronius ; c’est à eux qu’il offre le repas funèbre ; en remontant la série de ses ascendants, il ne rencontrera jamais un Scipion. Scipion Émilien et Tibérius Gracchus ne sont donc pas agnats. Le lien du sang ne suffit pas pour établir cette parenté, il faut le lien du culte.

On comprend d’après cela pourquoi, aux yeux de la loi romaine, deux frères consanguins étaient agnats et deux frères utérins ne l’étaient pas. Qu’on ne dise même pas que la descendance par les mâles était le principe immuable sur lequel était fondée la parenté. Ce n’était pas à la naissance, c’était au culte seul que l’on reconnaissait les agnats. Le fils que l’émancipation avait détaché du culte, n’était plus agnat de son père. L’étranger qui avait été adopté, c’est-à-dire admis au culte, devenait l’agnat de l’adoptant et même de toute sa famille. Tant il est vrai que c’était la religion qui fixait la parenté.

Sans doute il est venu un temps, pour l’Inde et la Grèce comme pour Rome, où la parenté par le culte n’a plus été la seule qui fût admise. À mesure que cette vieille religion s’affaiblit, la voix du sang parla plus haut, et la parenté par la naissance fut reconnue en droit. Les Romains appelèrent cognatio cette sorte de parenté qui était absolument indépendante des règles de la religion domestique. Quand on lit les jurisconsultes depuis Cicéron jusqu’à Justinien, on voit les deux systèmes de parenté rivaliser entre eux et se disputer le domaine du droit. Mais au temps des Douze-Tables, la seule parenté d’agnation était connue, et seule elle conférait des droits à l’héritage. On verra plus loin qu’il en a été de même chez les Grecs.

  1. Platon, Lois, V, p. 729.
  2. Patris non matris familiam sequitur, Digeste, L, 16, 196.
  3. Lois de Manou, V, 60.
  4. Mitakchara, tr. Orianne, p. 213.
  5. Gaius, I, 156 ; III, 10. Ulpien, 26. Instit. de Justinien, III, 2 ; III, 5.