La Cité antique, 1864/Livre II/Chapitre IX

Durand (p. 113-121).

CHAPITRE IX.

LA MORALE DE LA FAMILLE.

L’histoire n’étudie pas seulement les faits matériels et les institutions ; son véritable objet d’étude est l’âme humaine ; elle doit aspirer à connaître ce que cette âme a cru, a pensé, a senti aux différents âges de la vie du genre humain.

Nous avons montré, au début de ce livre, d’antiques croyances que l’homme s’était faites sur sa destinée après la mort. Nous avons dit ensuite comment ces croyances avaient engendré les institutions domestiques et le droit privé. Il reste à chercher quelle a été l’action de ces croyances sur la morale dans les sociétés primitives. Sans prétendre que cette vieille religion ait créé les sentiments moraux dans le cœur de l’homme, on peut croire du moins qu’elle s’est associée à eux pour les fortifier, pour leur donner une autorité plus grande, pour assurer leur empire et leur droit de direction sur la conduite de l’homme.

La religion de ces premiers âges était exclusivement domestique ; la morale l’était aussi. La religion ne disait pas à l’homme, en lui montrant un autre homme : voilà ton frère. Elle lui disait : voilà un étranger ; il ne peut pas participer aux actes religieux de ton foyer, il ne peut pas approcher du tombeau de ta famille, il a d’autres dieux que toi et il ne peut pas s’unir à toi par une prière commune ; tes dieux repoussent son adoration et le regardent comme leur ennemi ; il est ton ennemi aussi.

Dans cette religion du foyer, l’homme ne prie jamais la divinité en faveur des autres hommes ; il ne l’invoque que pour soi et les siens. Un proverbe grec est resté comme un souvenir et un vestige de cet ancien isolement de l’homme dans la prière. Au temps de Plutarque on disait encore à l’égoïste : tu sacrifies au foyer, ἑστίᾳ θύεις. Cela signifiait : tu t’éloignes de tes concitoyens, tu n’as pas d’amis, tes semblables ne sont rien pour toi, tu ne vis que pour toi et les tiens. Ce proverbe était l’indice d’un temps où toute religion était autour du foyer, où l’horizon de la morale et de l’affection ne dépassait pas le cercle étroit de la famille.

Il est naturel que l’idée morale ait eu son commencement et ses progrès comme l’idée religieuse. Le dieu des premières générations, dans cette race, était bien petit ; peu à peu les hommes l’ont fait plus grand ; ainsi la morale, fort étroite d’abord et fort incomplète, s’est insensiblement élargie jusqu’à ce que, de progrès en progrès, elle arrivât à proclamer le devoir d’amour envers tous les hommes. Son point de départ fut la famille, et c’est sous l’action des croyances de la religion domestique que les devoirs ont apparu d’abord aux yeux de l’homme.

Qu’on se figure cette religion du foyer et du tombeau, à l’époque de sa pleine vigueur. L’homme voit tout près de lui la divinité. Elle est présente, comme la conscience même, à ses moindres actions. Cet être fragile se trouve sous les yeux d’un témoin qui ne le quitte pas. Il ne se sent jamais seul. À côté de lui, dans sa maison, dans son champ, il a des protecteurs pour le soutenir dans les labeurs de la vie et des juges pour punir ses actions coupables. « Les Lares, disent les Romains, sont des divinités redoutables qui sont chargées de châtier les humains et de veiller sur tout ce qui se passe dans l’intérieur des maisons. » « Les Pénates, disent-ils encore, sont les dieux qui nous font vivre ; ils nourrissent notre corps et règlent notre âme[1]. »

On aimait à donner au foyer l’épithète de chaste et l’on croyait qu’il commandait aux hommes la chasteté. Aucun acte matériellement ou moralement impur ne devait être commis à sa vue.

Les premières idées de faute, de châtiment, d’expiation semblent être venues de là. L’homme qui se sent coupable ne peut plus approcher de son propre foyer ; son dieu le repousse. Pour quiconque a versé le sang, il n’y a plus de sacrifice permis, plus de libation, plus de prière, plus de repas sacré. Le dieu est si sévère qu’il n’admet aucune excuse ; il ne distingue pas entre un meurtre involontaire et un crime prémédité. La main tachée de sang ne peut plus toucher les objets sacrés[2]. Pour que l’homme puisse reprendre son culte et rentrer en possession de son dieu, il faut au moins qu’il se purifie par une cérémonie expiatoire[3]. Cette religion connaît la miséricorde ; elle a des rites pour effacer les souillures de l’âme ; si étroite et si grossière qu’elle soit, elle sait consoler l’homme de ses fautes mêmes.

Si elle ignore absolument les devoirs de charité, du moins elle trace à l’homme avec une admirable netteté ses devoirs de famille. Elle rend le mariage obligatoire ; le célibat est un crime aux yeux d’une religion qui fait de la continuité de la famille le premier et le plus saint des devoirs. Mais l’union qu’elle prescrit ne peut s’accomplir qu’en présence des divinités domestiques ; c’est l’union religieuse, sacrée, indissoluble de l’époux et de l’épouse. Que l’homme ne se croie pas permis de laisser de côté les rites et de faire du mariage un simple contrat consensuel, comme il l’a été à la fin de la société grecque et romaine. Cette antique religion le lui défend, et s’il ose le faire, elle l’en punit. Car le fils qui vient à naître d’une telle union, est considéré comme un bâtard, νόθος, spurius, c’est-à-dire comme un être qui n’a pas place au foyer ; il n’a droit d’accomplir aucun acte sacré ; il ne peut pas prier[4].

Cette même religion veille avec soin sur la pureté de la famille. À ses yeux, la plus grave faute qui puisse être commise est l’adultère. Car la première règle du culte est que le foyer se transmette du père au fils ; or l’adultère trouble l’ordre de la naissance. Une autre règle est que le tombeau ne contienne que les membres de la famille ; le fils de l’adultère est un étranger qui est enseveli dans le tombeau. Tous les principes de la religion sont violés ; le culte est souillé, le foyer devient impur, chaque offrande au tombeau devient une impiété. Il y a plus : par l’adultère la série des descendants est brisée ; la famille, même à l’insu des hommes vivants, est éteinte, et il n’y a plus de bonheur divin pour les ancêtres. Aussi le Hindou dit-il : « Le fils de l’adultère anéantit dans cette vie et dans l’autre les offrandes adressées aux mânes[5]. »

Voilà pourquoi les lois de la Grèce et de Rome donnent au père le droit de repousser l’enfant qui vient de naître. Voilà aussi pourquoi elles sont si rigoureuses, si inexorables pour l’adultère. À Athènes il est permis au mari de tuer le coupable. À Rome le mari, juge de la femme, la condamne à mort. Cette religion était si sévère que l’homme n’avait pas même le droit de pardonner complétement et qu’il était au moins forcé de répudier sa femme[6].

Voilà donc les premières lois de la morale domestique trouvées et sanctionnées. Voilà, outre le sentiment naturel, une religion impérieuse qui dit à l’homme et à la femme qu’ils sont unis pour toujours et que de cette union découlent des devoirs rigoureux dont l’oubli entraînerait les conséquences les plus graves dans cette vie et dans l’autre. De là est venu le caractère sérieux et sacré de l’union conjugale chez les anciens et la pureté que la famille a conservée longtemps.

Cette morale domestique prescrit encore d’autres devoirs. Elle dit à l’épouse qu’elle doit obéir, au mari qu’il doit commander. Elle leur apprend à tous les deux à se respecter l’un l’autre. La femme a des droits ; car elle a sa place au foyer ; c’est elle qui a la charge de veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas[7]. Elle a donc aussi son sacerdoce. Là où elle n’est pas, le culte domestique est incomplet et insuffisant. C’est un grand malheur pour un Grec que d’avoir « un foyer privé d’épouse[8]. » Chez les Romains, la présence de la femme est si nécessaire dans le sacrifice, que le prêtre perd son sacerdoce en devenant veuf[9].

On peut croire que c’est à ce partage du sacerdoce domestique que la mère de famille a dû la vénération dont on n’a jamais cessé de l’entourer dans la société grecque et romaine. De là vient que la femme a dans la famille le même titre que son mari : les Latins disent paterfamilias et materfamilias, les Grecs οἰκοδεσπότης et οἰκοδέσποινα, les Hindous grihapati, grihapatni. De là vient aussi cette formule que la femme prononçait dans le mariage romain : ubi tu Caius, ego Caia, formule qui nous dit que, si dans la maison il n’y a pas égale autorité, il y a au moins dignité égale.

Quant au fils, nous l’avons vu soumis à l’autorité d’un père qui peut le vendre et le condamner à mort. Mais ce fils a son rôle aussi dans le culte ; il remplit une fonction dans les cérémonies religieuses ; sa présence, à certains jours, est tellement nécessaire que le Romain qui n’a pas de fils, est forcé d’en adopter un fictivement pour ces jours-là, afin que les rites soient accomplis[10]. Et voyez quel lien puissant la religion établit entre le père et le fils ! On croit à une seconde vie dans le tombeau, vie heureuse et calme si les repas funèbres sont régulièrement offerts. Ainsi le père est convaincu que sa destinée après cette vie dépendra du soin que son fils aura de son tombeau, et le fils, de son côté, est convaincu que son père mort deviendra un dieu et qu’il aura à l’invoquer.

On peut deviner tout ce que ces croyances mettaient de respect et d’affection réciproque dans la famille. Les anciens donnaient aux vertus domestiques le nom de piété : l’obéissance du fils envers le père, l’amour qu’il portait à sa mère, c’était de la piété, pietas erga parentes ; l’attachement du père pour son enfant, la tendresse de la mère, c’était encore de la piété, pietas erga liberos. Tout était divin dans la famille. Sentiment du devoir, affection naturelle, idée religieuse, tout cela se confondait et ne faisait qu’un.

Il paraîtra peut-être bien étrange de compter l’amour de la maison parmi les vertus ; c’en était une chez les anciens. Ce sentiment était profond et puissant dans leurs âmes. Voyez Anchise qui, à la vue de Troie en flammes, ne veut pourtant pas quitter sa vieille demeure. Voyez Ulysse à qui l’on offre tous les trésors et l’immortalité même, et qui ne veut que revoir la flamme de son foyer. Avançons jusqu’à Cicéron ; ce n’est plus un poëte, c’est un homme d’État qui parle : « Ici est ma religion, ici est ma race, ici les traces de mes pères ; je ne sais quel charme se trouve ici qui pénètre mon cœur et mes sens[11]. » Il faut nous placer par la pensée au milieu des plus antiques générations pour comprendre combien ces sentiments, affaiblis déjà au temps de Cicéron, avaient été vifs et puissants. Pour nous la maison est seulement un domicile, un abri ; nous la quittons et l’oublions sans trop de peine, ou si nous nous y attachons, ce n’est que par la force des habitudes et des souvenirs. Car pour nous la religion n’est pas là ; notre dieu est le Dieu de l’univers et nous le trouvons partout. Il en était autrement chez les anciens ; c’était dans l’intérieur de leur maison qu’ils trouvaient leur principale divinité, leur providence, celle qui les protégeait individuellement, qui écoutait leurs prières et exauçait leurs vœux. Hors de sa demeure, l’homme ne se sentait plus de dieu ; le dieu du voisin était un dieu hostile. L’homme aimait donc alors sa maison comme il aime aujourd’hui son église.

Ainsi ces croyances des premiers âges n’ont pas été étrangères au développement moral de cette partie de l’humanité. Ces dieux prescrivaient la pureté et défendaient de verser le sang ; la notion de justice, si elle n’est pas née de cette croyance, a du moins été fortifiée par elle. Ces dieux appartenaient en commun à tous les membres d’une même famille ; la famille s’est ainsi trouvée unie par un lien puissant, et tous ses membres ont appris à s’aimer et à se respecter les uns les autres. Ces dieux vivaient dans l’intérieur de chaque maison ; l’homme a aimé sa maison, sa demeure fixe et durable qu’il tenait de ses aïeux et léguait à ses enfants comme un sanctuaire.

L’antique morale, réglée par ces croyances, ignorait la charité ; mais elle enseignait du moins les vertus domestiques. L’isolement de la famille a été, chez cette race, le commencement de la morale. Là les devoirs ont apparu, clairs, précis, impérieux, mais resserrés dans un cercle restreint. Et il faudra nous rappeler, dans la suite de ce livre, ce caractère étroit de la morale primitive ; car la société civile, fondée plus tard sur les mêmes principes, a revêtu le même caractère, et plusieurs traits singuliers de l’ancienne politique s’expliqueront par là.


  1. Plutarque, Quest. rom., 51. Macrobe, Sat., III, 4.
  2. Hérodote, I, 35. Virgile, Én., II, 719. Plutarque, Thésée, 12.
  3. Apoll. de Rhodes, IV, 704-707. Eschyle, Choeph., 96. Pollux, VIII, 104.
  4. Isée, VII. Démosth., in Macartatum.
  5. Lois de Manou, III, 175.
  6. Démosth., in Neœram, 87.
  7. Caton, 143. Denys d’Hal., II, 22. Lois de Manou, III, 62 ; V, 151.
  8. Xénoph., Gouv. de Lacéd.
  9. Plutarque, Quest. rom., 50.
  10. Denys d’Hal., II, 20, 22.
  11. Cic., De legib., II, 1. Pro domo, 41.