La Cinquième Symphonie de Bruckner - Berlin


CORRESPONDANCE — BERLIN


Par suite d’une courte absence, j’ai dû manquer un récital de Risler, une séance du quatuor Halir, où l’on a entendu une œuvre inédite de Weingartner, et encore d’autres choses intéressantes. Mais j’ai pu rentrer à temps pour le second concert Nikisch, où l’on donnait, pour la première fois à Berlin, la Cinquième Symphonie de Bruckner. Elle est presque inconnue. Il y a quatre ans, Schalk l’a fait jouer à Gratz, et Löwe à Budapest. On ne connaît guère d’autre exécution de cette œuvre, qui est encore plus difficile et compliqué que la Septième Symphonie du même maître, que Dupuis fut seul, je crois, à monter en pays latin. Dans sa Cinquième Symphonie, Bruckner n’emploie l’orchestre bayreuthien qu’au finale. À ce moment, l’effet est irrésistible.

L’œuvre est très longue et d’une surcharge contrapuntique à dérouter les plus attentifs. L’exposition de la première partie prend un certain temps, par la variété et le nombre des thèmes, qui sont ensuite travaillés avec un art inouï.

Tout de suite on reconnaît le faire, la griffe nerveuse du vieux maître. Un thème choral des cuivres bref et scandé, une phrase qui n’est que la décomposition de l’accord parfait et se revêt d’une noblesse simple, puis des dessins obstinés, obsédants. Puis l’enchevêtrement se poursuit sans relâche, avec des trouvailles, des rapprochements imprévus de sonorités et d’harmonies, jusqu’à la péroraison, qui a une belle allure héroïque.

L’adagio, en mesure ternaire avec un chant de hautbois de rythme binaire, commence comme du Brahms. Mais chez Bruckner, la période est plus courte et toujours rénovée. Les violons chantent sur la quatrième corde un thème élégiaque, comme Bruckner seul en trouve. Le scherzo se relie à l’adagio directement, le thème d’entrée est le même, pris en mouvement rapide. Le fond du scherzo est le vieux cadre de Haydn et de Mozart. L’intérêt repose dans le détail du contrepoint, qui s’entrelace parmi les phrases mélodieuses. Le finale échappe à une description. C’est énorme, effrayant de dimensions, de mise en œuvre, de difficultés maîtrisées. Il y a une double fugue entamée par les gros instruments, puis poursuivie dans un réseau de contre-chant et thèmes déjà entendus. Ensuite vient un choral de cuivre, proche parent du thème du Graal de Parsifal, à part l’harmonisation chromatique. Les périodes fuguées et déclamées alternent en progression jusqu’à l’entrée du second orchestre formé de quatre cors, trois trompettes, trois trombones et un basse-tuba. C’est absolument grandiose quand la masse métallique attaque le choral tandis que les gros instruments de l’orchestre chevauchent et que tous les thèmes s’éparpillent aux voix supérieures.

C’est une belle œuvre ; elle ne s’adresse certes pas au grand public. Même pour nombre d’auditeurs sensitifs et d’intellect ouvert, elle a quelque chose d’abstrus, d’énigmatique. Je reconnais volontiers que la musique de Bruckner manque d’effusion. Au moment suprême, où l’on désirerait quelque chose d’éperdu, d’inviable, où l’on souhaiterait le coup d’aile de Beethoven ou le torrent mélodique de Wagner, le froid et mesuré Bruckner se reprend, coupe court et, avec une ingéniosité inlassable, nous entraîne vers d’autres voies. On ne peut planer, savourer ; il faut encore entendre, non pas, comme on voudrait, avec l’oreille de l’esprit, mais analyser les merveilles savantes qui sont offertes sans relâche.

L’âme de l’auteur était poétique, comme son faire était souverain. Et son œuvre est rarement poétique au sens touchant, sentimental. Il rappelle Leconte de Lisle qui entraîne, sans être lui-même entraîné. Le malentendu entre l’auditeur froissé, irrité et le compositeur impassible provient peut-être de ce que Bruckner a pris le terme symphonie au sens strict du mot. Son œuvre est presque incompatible avec une exégèse, un parallélisme littéraire. Ce n’est pas un poème symphonique où l’auditeur se forge des visions chimériques que l’œuvre exécutée vient renforcer après les avoir suggérées.

L’œuvre de Bruckner n’est que la combinaison souvent géniale des sons et des thèmes. Ses moyens, ses expressions sont volontairement limitées. Mais ses compositions, dans leur dénudation voulue, ont leur beauté spéciale, comme l’eau-forte, qui n’use que du noir et du blanc, et est susceptible d’expression si profonde.

La musique de Bruckner n’est pas pour faire rêvasser les maladifs ; elle est pour la joie des musiciens.

Merci à Nikisch d’avoir monté cette œuvre ardue, qui n’a guère été comprise et n’a eu que peu de succès. L’exécution était excellente sans atteindre la perfection, ce qui me paraît impossible avec une partition pareille.

Le soliste était Burmester, le violoniste national allemand. Il a joué un peu faux d’abord, puis juste, puis bien le Concerto de Beethoven. Grand succès. Il y avait encore au programme une symphonie de Mendelssohn. Nous n’y sommes pas resté. Après la commotion produite par Bruckner, la musique de Mendelssohn n’aurait été qu’agitation dans le vide.

M. R.