La Chute de l’Empire romain (Saint-René Taillandier)
L’histoire des révolutions humaines n’offre pas de plus grand contraste que le tableau de l’empire romain vers le milieu du IVe siècle et l’aspect de ce même empire une cinquantaine d’années plus tard. Voyez l’organisation du monde telle que Constantin l’a faite : jamais la hiérarchie sociale ne parut plus solidement constituée. Du haut de ce trône impérial, vers lequel sont dirigés tous les regards, le maître de l’univers peut étendre la main jusqu’au dernier de ses sujets: le plus humble habitant d’une bourgade ignorée essaierait en vain d’échapper au moindre caprice de l’empereur. Quelle distance pourtant entre le maître et le sujet! mais aussi que d’intermédiaires! Les illustres, les clarissimes, les considérables (spectabiles), échelonnés au-dessous des officiers du palais et des comtes de l’empire, forment les rangs supérieurs de cette majestueuse assemblée, de ce grand sénat universel réuni au pied du trône, tandis que l’innombrable armée du fisc est partout présente, partout à l’œuvre, des côtes de Bretagne jusqu’aux rives de l’Euphrate. L’ordre règne invariablement sur tous les points de cette vaste étendue. Chacun demeure à sa place, chacun garde son rang. L’empire est sillonné de routes magnifiques, et il y a dans toutes les villes des amphithéâtres où se presse un peuple joyeux. On entend bien çà et là des cris de douleur et de rage : ce sont les Bagaudes pillés par les agens du fisc et réduits eux-mêmes à piller les campagnes, c’est quelque jeune fille que son père a prostituée, dit l’historien Zosime, afin de payer l’impôt; c’est encore... Qu’importe? Ces bruits vont se perdre dans les acclamations de la multitude, dans les hommages retentissans du sénat, dans ces panégyriques des rhéteurs répétés par des milliers de voix. N’écoutons pas les protestations des malheureux en guerre avec le fisc ; croyons-en les orateurs et les cris de joie du cirque : la société romaine vit heureuse au sein de cette hiérarchie grandiose. Toutes les traditions de l’histoire, tous les efforts du génie de l’homme sont résumés dans ce chef-d’œuvre d’organisation, véritable couronnement du monde antique : c’est la majesté du pouvoir oriental unie à la sagesse, à la science, à la législation perfectionnée de l’Occident.
Un demi-siècle s’écoule, et tout ce bel ordre a disparu. L’empire est toujours debout, les cadres de la société sont restés ce qu’ils étaient; il semble que l’immense machine politique fonctionne comme autrefois : seulement un peuple nouveau est en train de se substituer à l’ancien peuple, et de là une effroyable mêlée, tragique ou risible tour à tour, de là des disparates inouïes, l’extrême barbarie et l’extrême civilisation confondues, en un mot le plus étrange, le plus dramatique bouleversement que le monde eût jamais vu. Ce nouveau peuple, ce sont les Barbares, qui viennent prendre place au sein de l’empire. Je ne parle pas de ces Barbares qui arrivaient le fer et le feu à la main, dévastant les campagnes, saccageant les villes, égorgeant les populations : je parle des Barbares enrégimentés au service de Rome, des fédérés, comme on les appelait, de ceux qui s’emparèrent du monde romain en combattant pour sa défense. Ce fait, si peu remarqué jadis, a été mis en pleine lumière par la critique moderne. Dès la fin du IVe siècle, la divine hiérarchie impériale, tant glorifiée par les rhéteurs, ouvre ses rangs aux Suèves et aux Vandales. La farouche aristocratie des forêts siège à côté de l’élégante et voluptueuse noblesse de la vieille Rome. Au milieu des clarissimes, des nobilissimes, des perfectissimes, au milieu même des illustres, et sur les marches du trône, on aperçoit, hautains et triomphans, les fils de ces chefs germains qui avaient paru naguère, les mains liées, dans le cirque de Trêves. Les empereurs sollicitent leur appui, les patriciens les courtisent : Aétius, le vainqueur d’Attila, s’était marié à une princesse barbare pour affermir son crédit à la cour impériale. Mais bientôt il n’y a plus d’Aétius; les armées de Rome n’étant plus composées que de Barbares, un Barbare les commande. C’est un Suève, un Alain, un Burgonde, qui, sous le titre de patrice, est généralissime des troupes de l’empire. Singulier renversement de tous les rôles ! Tandis que les Barbares entrent ainsi à grands flots au sein de la société romaine, on voit des Romains qui vont chercher fortune au milieu des Barbares. L’homme d’esprit qui n’a pu se faire sa place parmi les privilégiés de l’empire offre ses services à quelque chef germain, il devient son secrétaire, son jurisconsulte, son ambassadeur, puis, sa fortune faite, passant de plain-pied du monde barbare au monde romain, il domine ses anciens maîtres. Du haut en bas de la société, la mêlée est la même. Tout à l’heure, après Constantin, rien ne troublait l’ordre apparent de cette société où l’église chrétienne elle-même, si longtemps persécutée, venait enfin de conquérir ses droits, apportant, à ce qu’il semble, avec le germe divin d’une vie nouvelle, un nouveau gage de force; maintenant tout est confondu, « l’Occident est à l’abandon,» s’écrie Bossuet, et le champ est ouvert aux grands aventuriers.
Comment expliquer un tel changement? D’où est venu cet abandon, comme parle Bossuet? La critique du XIXe siècle a montré que cette expression si forte était plus juste, plus précise que ne le croyait l’éloquent orateur. M. Guizot le premier, dans son essai sur le régime municipal de l’empire romain à l’époque des invasions, nous a fait toucher du doigt, avec une sûreté magistrale, les plaies hideuses qui avaient détruit l’empire bien avant l’arrivée des Barbares. «Les secousses qu’on appelle des révolutions, dit l’éminent historien, sont bien moins le symptôme de ce qui commence que la déclaration de ce qui s’est passé. » Que s’était-il passé avant les invasions? Un événement assez grave : la nation romaine était morte. La nation, je veux dire cette partie du peuple qui est l’âme d’un pays, ce qu’on appelle aujourd’hui bourgeoisie, tiers-état, classe moyenne, la nation avait été anéantie. Par qui? Par le plus terrible agent du despotisme impérial, par cette armée du fisc, sans cesse occupée à dépouiller le citoyen pour assouvir l’insatiable appétit de César. Nous parlions de hiérarchie tout à l’heure; ce n’était là qu’une apparence mensongère. Quelles que fussent les formalités de l’étiquette, si nombreux que fussent les degrés du majestueux édifice, il n’y avait en réalité que deux puissances dans la constitution impériale, l’empereur et la populace : je range dans cette seconde catégorie la légion des privilégiés, qui n’était que la populace d’en haut. Pour satisfaire la foule et les favoris, il fallait remplir sans cesse ces coffres de l’état qui se vidaient sans cesse. Qui dira combien de richesses ont disparu dans ce gouffre? Qui dira surtout les larmes, les souffrances et les tortures que représentait chacune de ces pièces d’or destinées aux plaisirs du maître? Les fonctions municipales, protectrices autrefois de la liberté des communes. étaient devenues le plus odieux des supplices. Instrumens et tout ensemble victimes du despotisme, les curiales étaient chargés de payer et de faire payer l’impôt. C’était à eux de dépouiller le propriétaire, à eux de poursuivre le tributaire insolvable, de le vendre comme esclave, de vendre aussi sa femme, ses enfans, et de les livrer au fouet. Que le curiale ne dise pas : « Je ne veux pas être victime, je ne veux pas être bourreau, je renonce aux dignités du municipe; » la loi impitoyable l’enfermera dans cette dignité comme dans une geôle. En vain essaierait-il de fuir, l’armée du fisc saura bien l’atteindre. L’église elle-même, le sacerdoce chrétien, qui lui offre un refuge, pourra lui être interdit au nom des lois. Sans la défense des empereurs, et des empereurs les plus chrétiens, tous les décurions de l’empire se fussent empressés de se faire clercs. M. Guizot, en traçant à grands traits cette situation du régime municipal, a jeté une lumière toute nouvelle sur la dissolution de l’empire romain. Il y a là une cinquantaine de pages qui forment le guide le plus sûr, le programme le plus complet de cette histoire. L’indication n’est pas demeurée stérile; le regrettable M. Lehuérou a donné, dans le meilleur chapitre de ses Institutions mérovingiennes, la démonstration péremptoire des faits signalés par M. Guizot. Plus récemment, M. Ozanam dans quelques pages sur la Civilisation au cinquième siècle, hier encore M. de Montalembert dans ses Moines d’Occident, ont ajouté de nouveaux détails aux tableaux de leurs devanciers. Désormais la peinture est complète; une des plus vives images que l’école historique de nos jours ait gravées, c’est assurément celle de la nation romaine, dispersée ou détruite par la fiscalité impériale. L’impôt se renouvelant sous maintes formes, et les peines de l’insolvable s’aggravant toujours, l’inévitable destinée des tributaires était la fuite ou la mort. Nul ne voulait plus posséder cette terre maudite qui n’enfantait plus que la misère et des tourmens mille fois pires. On fuyait, dit Zosime ; on fuyait, dit Salvien; on fuyait, dit l’empereur Majorien dans un de ses décrets, où il essaie, mais trop tard, de porter remède au mal et de reconstituer la nation[1]. Les uns cherchaient un refuge dans le sacerdoce, et c’est là une des causes qui expliquent les désordres de la société ecclésiastique si peu de temps après l’ère des martyrs : la nécessité, plus que la foi, avait décidé bien des vocations. Les autres demandaient asile aux Barbares, et la vie paraissait douce, même chez les Thuringiens et les Vandales, à qui venait de subir le joug des exacteurs de César. Partout enfin la terre romaine se dépeuplait, et Bossuet, je le répète, ne savait pas dire une vérité si profonde, quand il écrivait ces mots pour peindre le désarroi de l’empire au commencement du Ve siècle : « Tout l’Occident est à l’abandon. »
Les écrivains que j’ai cités ont admirablement prouvé que la chute de Rome était nécessaire, qu’elle était accomplie pour ainsi dire avant l’arrivée des Barbares, que l’empire, épuisé, dépeuplé, privé de cette classe moyenne que nulle force ne remplace, était incapable d’opposer une longue résistance aux envahisseurs, et que ce qu’on a appelé l’écroulement de l’empire romain n’a guère été autre chose que la substitution insensible de peuples vivans et vigoureux à une nation frappée de mort. Il restait à montrer comment cette substitution s’est faite. Si les lois générales expliquent les événemens, le récit des événemens est le contrôle des lois générales. Il ne suffit pas de résumer dans une formule, si profonde et si lumineuse qu’elle puisse être, une période de la vie du genre humain, fût-elle réputée la plus triste et la plus misérable. Les grandes âmes paraissent plus grandes dans les époques funestes. Y a-t-il eu de grandes âmes en ces malheureuses années qui précèdent la dissolution de l’empire? Y a-t-il eu seulement des hommes dignes de ce nom? S’il y en a eu, quelles ont été leurs luttes et leurs souffrances? Qu’ont-ils fait, qu’ont-ils voulu? Comment ont-ils supporté, au milieu de l’abaissement universel, le fardeau que la destinée leur imposait? Voilà les questions auxquelles vient de répondre un éminent historien de nos jours, M. Amédée Thierry, à qui les révolutions du Ve siècle ont inspiré déjà de dramatiques tableaux. Les écrivains qui avant lui s’étaient proposé cette matière lui laissaient le champ presque entièrement libre. L’historien français du bas-empire, l’excellent Lebeau, si docte, si sensé, n’était pas le moins du monde un artiste, et comment se reconnaître au milieu des innombrables péripéties d’une telle histoire, si l’on n’a pas le sentiment de la composition et de l’art? Gibbon sait grouper en maître les grandes masses de son tableau ; pourquoi faut-il que les passions de son époque voilent à ses yeux les plus nobles figures, les plus touchans épisodes des siècles qu’il veut peindre? Il ne s’inquiète pas assez des détails, et particulièrement dans le chapitre consacré à la chute de l’empire, il néglige des faits qui lui eussent révélé le véritable caractère de cette révolution. Sismondi, malgré des vues élevées et originales, suit trop souvent la marche de Gibbon; c’est aussi la précision, l’étude des caractères, l’intelligence des situations et des rôles individuels, qui manquent à son ouvrage. Au contraire, je crois qu’un juge impartial trouvera toutes ces qualités réunies chez l’auteur des Récits de l’Histoire romaine au cinquième siècle. M. Amédée Thierry sait dessiner et peindre, il a le sentiment le plus vif des grandes choses que dédaignaient certains esprits du dernier siècle, et il exprime des vues toutes nouvelles avec une précision scientifique.
Par une inspiration de piété domestique, M. Amédée Thierry emprunte le titre de son livre à son illustre frère. Les Récits de l’histoire romaine au cinquième siècle ne sont pourtant pas, comme les Récits des temps mérovingiens, une série de tableaux, une galerie d’épisodes destinés à mettre en scène les types variés d’une époque tumultueuse et d’une société qui se forme. Ce cadre convenait merveilleusement à la peinture de la société gallo-franke ; le choix seul du plan attestait l’art consommé du maître, et ce n’est pas dans le recueil où parurent la plupart de ces admirables récits[2] qu’il serait nécessaire d’en rappeler l’attrait dramatique et la vivante beauté. Appliquer ce procédé aux derniers temps de l’empire d’Occident, c’eût été méconnaître les exigences du sujet; M. Amédée Thierry a bien compris que pour une période si peu connue, si vaguement appréciée, si intéressante toutefois quand on l’étudie de près, il fallait avant tout s’attacher à l’enchaînement chronologique des détails et à la reconstruction de l’ensemble. Ainsi essayer de faire de vivans récits à l’exemple de son illustre frère et s’efforcer de mettre en lumière avec ces récits mêmes la succession des événemens qui ont substitué le monde barbare au monde romain, voilà la tâche que s’est proposée M. Amédée Thierry[3] ; tâche difficile, périlleuse, qui, inspirant de nouveaux efforts à l’écrivain, lui a fourni l’occasion d’ajouter une belle page aux meilleurs travaux historiques de ce temps-ci.
Le sujet de M. Amédée Thierry est circonscrit avec un rare bonheur. A voir cette unité d’action dans une période et sur un théâtre si nettement limités, on dirait une composition dramatique, une immense tragédie à la façon des chroniques de Shakspeare. Le drame commence à la mort de l’empereur Anthémius et se termine à la conquête de l’Italie par Théodoric; il embrasse vingt-six années, de 467 à 493. Bien des événemens à coup sûr remplissent ce quart de siècle, bien des épisodes, bien des figures diverses y sollicitent l’attention de l’historien; l’action dominante, le grand sujet d’où résulte l’unité du drame, c’est la révolution qui substitue les patrices barbares aux empereurs, qui tire les conséquences de la dissolution de la classe moyenne par les rapines du fisc, qui confirme les rapports de Zosime, les invectives de Salvien, les plaintes généreuses de Majorien, et prouve que la nation romaine avait été frappée au cœur par le despotisme impérial, « Trois hommes de race germanique, dit M. Amédée Thierry, sont les héros de cette révolution : le Suève Ricimer, le Ruge Odoacre et l’Ostrogoth Théodoric. Le premier la prépare, le second l’exécute, le troisième la rend définitive. » Ainsi la date de 476, qui marque la déchéance du dernier des empereurs, n’est qu’une des péripéties du drame qui nous occupe; la tragédie n’est achevée qu’au moment où le chef des Ostrogoths établit la royauté héréditaire d’Italie dans la famille des Amales.
En face de ces chefs barbares si différens par le génie, mais devenus tous les trois les maîtres de l’Occident, en face de ces grands aventuriers qui ont ramassé tour à tour le sceptre des césars dans les bouleversemens du Ve siècle, la société romaine n’a-t-elle pas de héros à produire? M. Thierry n’a garde de les oublier; si l’histoire les a laissés dans l’ombre, il prendra plaisir à les faire paraître au grand jour. Disciple de la tradition latine, il sera porté plutôt à atténuer les misères de l’empire qu’à méconnaître les défenseurs de la civilisation. Certes, quand nous jugeons ces questions au point de vue de la philosophie de l’histoire, nos sympathies sont pour ces nations germaniques dont la sève allait régénérer le monde; ce sont elles, les meilleurs juges l’affirment, qui ont apporté ou relevé le sentiment de l’individu, le respect de la personne, tous ces instincts de liberté, de dignité morale, dont le christianisme lui-même devait faire son profit; n’oublions pas cependant de quel prix le genre humain a dû payer sa rançon. Que de sang versé! que de monumens détruits! Quels chefs-d’œuvre perdus que nous pleurons encore! Avant de renouveler les sources de la vie et d’enfanter le monde moderne, ces nations du nord ont failli anéantir la civilisation. Les hommes qui défendirent ce dépôt sacré, ceux qui combattirent jusqu’au dernier jour pour l’honneur du nom romain, ceux qui par leur attitude, par leurs conseils et leurs exemples, inspirèrent aux Barbares le respect de la culture intellectuelle et morale, tous ces hommes, oubliés ou dédaignés aujourd’hui, ont droit à une meilleure place que les peuples germaniques dans les formules de notre philosophie de l’histoire; ce sont véritablement nos ancêtres, car c’est par eux que le sang des races du nord a pu être une alluvion fécondante et non un torrent destructeur. M. Amédée Thierry a toujours protesté contre cette philosophie qui, jugeant d’une façon sommaire les catastrophes de l’histoire, ne s’inquiète ni des souffrances d’une génération ni des luttes héroïques d’une grande âme, pourvu qu’elle soit satisfaite des résultats. Dans ses travaux sur la Gaule et son histoire d’Attila comme dans ses Récits de l’histoire romaine au cinquième siècle, toutes ses sympathies sont pour les défenseurs de l’empire contre les Barbares, parce que l’empire, malgré ses hontes, est le dernier refuge des lettres, des arts, des sciences, et la demeure provisoire de la religion du Christ. Je sais bien que les grands défenseurs chrétiens de la société romaine, moines, évêques, pontifes, intrépides apôtres, ont trouvé de nos jours les plus éloquens apologistes : M. Villemain, M. Guizot, M. Mignet dans des pages qu’on ne saurait oublier, M. Ampère dans son Histoire littéraire de la France avant le douzième siècle, ont noblement payé la dette de l’humanité moderne à ces sauveurs de la civilisation; mais a-t-on rendu la même justice aux hommes qui ne sortaient pas des rangs de l’église? Il semble que l’éclat religieux d’un saint Léon, d’un saint Grégoire, ait rejeté dans l’ombre les figures que n’environnait pas la mystique auréole. Dans les annales du Ve siècle surtout, on ne veut pas voir les nobles personnages qui ont servi selon leur pouvoir la cause de la dignité humaine. On connaît le pape saint Léon ; qui connaît Majorien et Anthémius? Une des inspirations originales de M. Amédée Thierry, c’est son ardeur à retrouver les titres de tous les héros de cette histoire. Il les cherche dans la société civile aussi bien que dans l’église. Que ce soit un évêque ou un général, un saint ou un politique, un moine ou un empereur, chacun de ceux qui ont concouru à dompter, à civiliser la Germanie, c’est-à-dire à sauver quelque chose de la tradition des grands siècles, est assuré de trouver dans le cœur de l’historien une sorte de reconnaissance filiale. Voilà l’âme de ce beau livre.
Quels sont donc en regard des trois grands aventuriers germains du Ve siècle les représentans de la société romaine? Il y en a plus de trois; citons les principaux : au patrice Ricimer, M. Thierry oppose l’empereur Anthémius; à côté d’Odoacre, roi des nations, il met en scène l’un des plus grands et des plus mystérieux personnages de l’histoire, le chef d’une simple communauté de religieux, saint Séverin, à la fois apôtre, soldat, médecin, tour à tour solitaire plongé dans les extases de la contemplation ou pasteur de peuples engagé dans les plus rudes travaux de la vie active, missionnaire suscité d’en haut, à ce qu’il semble, pour remettre la civilisation antique à la société barbare, et dont le cortège funèbre parcourut l’Italie au milieu des bénédictions de l’univers. Auprès de Théodoric;... mais l’ouvrage de M. Thierry s’arrête au moment où Théodoric devient roi d’Italie, et c’est la pensée du lecteur qui, achevant ce triple parallèle, fait paraître à côté du roi des Ostrogoths Boèce et Cassiodore. Trois phases très distinctes sont représentées par ces trois groupes de noms. Anthémius en face de Ricimer, c’est la dernière lutte du patriotisme romain ; saint Séverin en face d’Odoacre, c’est l’église aux entrailles maternelles, non pas l’église de la Rome impériale, mais l’église de l’humanité, prenant des mains défaillantes de l’empire le dépôt de la civilisation et le confiant sous l’invocation de Dieu aux mains purifiées du Barbare. Cassiodore et Boèce auprès de Théodoric, ce sont les Romains déjà transformés, continuant au péril de leur vie l’éducation des races du nord. Ils ferment le monde antique et ouvrent le moyen âge. Boèce sera le maître de Bède le vénérable, d’Eginhard, d’Alcuin, de tous les prédécesseurs des philosophes scolastiques, et Dante le placera dans le quatrième ciel, à côté Pierre Lombard, de Richard de Saint-Victor, d’Albert de Cologne et de saint Thomas d’Aquin.
Le 12 avril 467 (c’est la date où commence cette histoire), un prince de race impériale, un Romain d’Orient, Anthémius, arrière-neveu de Constantin et gendre de l’empereur Marcien, abordait au port de Classe, près de Ravenne, pour prendre possession de l’empire d’Occident. Toute une armée, composée de soldats orientaux, lui servait d’escorte. Était-ce l’invasion d’un conquérant ? Cette intervention de la politique de Constantinople dans les affaires occidentales annonçait-elle l’agonie suprême d’un empire où naguère encore Majorien avait relevé les espérances des gens de cœur ? Non, ce n’était pas un symptôme de mort, on pouvait y lire au contraire le signe d’un rajeunissement inattendu. L’Italie elle-même, se réveillant de sa torpeur, avait demandé un chef à l’Orient. Le sénat, courbé sous un Barbare, avait retrouvé un dernier reste de fierté romaine, et en face du Suève arrogant qui voulait prolonger l’interrègne pour détruire le trône, il avait osé dire à l’empereur d’Orient : « Le trône est vide, placez-y un homme de notre race. » Le Barbare contre lequel s’élevait cette protestation, si hardie pour une telle époque, est une des plus terribles figures du Ve siècle. Sa politique était profonde, et aucun crime ne lui coûta pour la réaliser. Tenir le trône en tutelle, y faire monter ses créatures, les sacrifier sans hésitation au premier signe de désobéissance, enfin rendre l’autorité de l’empereur inutile jusqu’à ce qu’elle devînt absolument impossible, voilà le plan que le Suève Ricimer avait conçu et qu’il poursuivit pendant plus de quinze ans avec une résolution inflexible. C’était un des chefs de cette aristocratie barbare qui rivalisait d’orgueil avec l’aristocratie de la vieille Rome, et qui peu à peu était devenue maîtresse de toutes les dignités militaires, laissant à la noblesse romaine toutes les fonctions civiles. Ne voyait-on point déjà, à Constantinople et à Rome, les jeunes nobles, chez qui se réveillaient les instincts belliqueux de leurs pères, courtiser cette nouvelle aristocratie en adoptant le costume des Huns et des Goths? Ricimer avait appris la guerre sous Aétius, et il avait eu pour compagnons d’armes les meilleurs officiers de cette grande école, les plus nobles âmes de cette malheureuse période, Égidius, Marcellinus et Majorien. Lorsque le vainqueur d’Attila eut été assassiné par Valentinien III, Égidius dans les Gaules, Marcellinus en Dalmatie, proclamèrent l’indépendance de leurs provinces, ne voulant pas servir plus longtemps le lâche meurtrier de leur général. Ricimer eut moins de scrupules, il se prosterna et reçut son salaire. Valentinien à peine détrôné par Maxime, Ricimer est déjà aux pieds du vainqueur, et de nouvelles dignités sont le prix de sa trahison. Avitus succède à Maxime; le premier serviteur qui l’accueille en Italie, c’est toujours Ricimer. Enfin de bassesse en bassesse il arrive au commandement général des milices, et assuré désormais de sa puissance, il entreprend l’exécution de ses projets. L’empereur Avitus s’étant aliéné l’esprit du sénat, Ricimer saisit résolument l’occasion, attaque le vieillard, le force d’abdiquer, et fait monter sur le trône son ancien compagnon d’armes Majorien, qui lui confère la dignité de patrice. C’était le seul titre qui lui manquât, le dernier degré du pouvoir auquel un Barbare eût le droit de prétendre. Chef de l’armée, il allait dicter la loi à l’empereur; déjà, en donnant le sceptre à Majorien, il croyait avoir acheté sa soumission. « Le grand cœur de Majorien, dit M. Thierry, se refusa à ce vil marché; il voulut régner, il régna; il se rendit populaire, et Ricimer le fit tuer.»
Les empereurs que faisait Ricimer devaient être ses esclaves ou mourir. Tel fut le sort de Sévère, homme obscur, âme commune, que le Barbare alla prendre on ne sait où pour lui imposer l’héritage de Majorien. Esclave de Ricimer pendant quatre ans, pendant quatre ans il garda sa couronne; le jour où il voulut être quelque chose, il périt empoisonné. Ricimer ne lui avait pas encore donné de successeur, et l’interrègne durait depuis seize mois, lorsque le sénat, honteux de tant d’humiliations, prit le parti de demander un empereur d’Occident à l’empereur de la Romanie orientale. C’était un coup hardi; la députation qui alla porter cette requête à Léon dans son palais de Constantinople semblait annoncer au monde le réveil du patriotisme romain. Le patrice barbare, qui ne voulait rien brusquer, eut soin de dissimuler sa colère; bientôt cependant, soit que l’empereur Léon connût bien la situation de l’Occident et voulût prévenir une lutte, soit que Ricimer eût fait lui-même ses conditions, on apprit que le nouvel élu, l’un des plus grands personnages du monde, l’ami de l’empereur Léon, le futur empereur d’Occident, concluait une solennelle alliance avec Ricimer, et lui promettait sa fille en mariage. C’était son beau-père que le Barbare consentait à recevoir comme empereur dans cette moitié du monde dont il commandait les armées. Anthémius se soumettra-t-il, comme Sévère, au terrible patrice ? Essaiera-t-il de régner, au péril de sa vie, comme l’infortuné Majorien ? Telle est la question, tel est l’intérêt du drame.
Ici une réflexion se présente naturellement à l’esprit du lecteur : pourquoi le puissant Barbare ne prend-il pas la souveraineté impériale ? S’il est assez fort pour faire et défaire des empereurs, s’il lui a été permis de laisser le trône vacant pendant des mois et des années, pourquoi n’ose-t-il pas davantage ? Il n’y a point de droit pour lui, point de principes ; il assassine sans scrupules quiconque lui barre le passage ; il a déjà détrôné trois césars, il en a tué deux, et l’un de ces deux-là est un des plus grands hommes qu’ait produits la civilisation expirante. Encore une fois, d’où vient qu’il borne ses désirs à régner sous un prête-nom ? Est-ce dédain ou prudence ? Quel obstacle, quelle crainte, quel préjugé, quelle force mystérieuse l’arrête ? Ce mystérieux et infranchissable obstacle, c’est une ombre, l’ombre de Rome, magni nominis umbra. Malgré les infamies de l’empire, malgré l’abjection de la société romaine, l’opinion que cette société avait de sa supériorité sur le monde barbare était si unanime et si forte que le despote n’osait la braver. Le monde romain acceptait la tyrannie d’un Suève ; il n’eût pas supporté l’idée du Barbare revêtu de la dignité impériale. Singulier exemple d’un dernier point d’honneur chez des hommes avilis ! C’est ainsi qu’on voit souvent chez les plus misérables créatures, chez les êtres les plus indignes du titre d’homme, je ne sais quelles pudeurs, quels scrupules inattendus, suprême instinct de la dignité originelle d’où peuvent naître le repentir et la réparation. Si le moraliste respecte dans l’individu ces derniers vestiges de la conscience, l’historien doit les respecter chez les peuples ; il le doit surtout quand ce sentiment de vanité nationale, impuissant à régénérer un pays, est capable au moins d’y entretenir encore une certaine élite, comme celle d’où sortait Anthémius. Malheureusement ce n’étaient là que des apparitions isolées. Le Barbare qui attendait la dégradation complète de la dignité impériale pour achever de la détruire savait bien qu’il n’avait pas besoin d’une longue patience. Le respect, la crainte même que lui inspirait le souvenir de la grandeur de Rome était atténué par le mépris que lui inspirait la vue de son abaissement. M. Amédée Thierry a raison de réunir ces deux sentimens dans l’énergique peinture de ses Barbares. « On eût dit, s’écrie-t-il, que les fils des races vaincues tremblaient encore devant cette pourpre romaine, signe de leur sujétion pendant tant de siècles, et qu’ils craignaient de commettre un sacrilège en y portant la main. Ils laissaient à des Romains le soin de l’avilir. »
Parmi tant d’hommes qui avilissent le trône, s’il en est un qui s’efforce de le relever, il est condamné d’avance à une défaite inévitable. C’est une lutte impossible que sa destinée lui impose, et des pensées de désespoir se mêleront sans cesse à l’enthousiasme qui l’anime; de là une physionomie changeante, incertaine, qui s’effacera d’elle-même sur les tablettes de l’histoire. Faire comprendre le caractère d’Anthémius n’était pas chose facile; il me semble que M. Amédée Thierry, sans enlever à cette figure l’indécision générale qui lui est propre, lui a rendu sa vie et sa noblesse. Derrière ce voile qui le recouvre, il y a un homme dont le cœur a battu, un homme qui a tenté de grandes choses et s’est exposé par devoir aux outrages de la destinée. Noble, fier, jaloux de la gloire romaine, mais emporté comme un Gaulois d’Asie (sa famille, alliée de Constantin, était d’origine galate), incapable de modérer ses paroles et de dissimuler ses soupçons, Anthémius avait affaire au fourbe le plus ténébreux et le plus persévérant. Singulier spectacle que cette lutte d’Anthémius et de Ricimer ! La violence, une violence généreuse et loyale, était du côté de l’homme civilisé ; la froideur, le mensonge, tous les raffinemens de la politique, étaient les armes du Barbare. Il y a du Machiavel chez ce Suève du Ve siècle; seulement imaginez un Machiavel qui tient la moitié du monde dans sa main et qui peut accomplir des perfidies véritablement grandioses. Les hautes pensées d’Anthémius, déjouées par les intrigues du patrice, deviennent la source d’effroyables désastres. En vain veut-il attacher son nom à l’anéantissement des Vandales d’Afrique, en vain les deux empires d’Occident et d’Orient unissent-ils leurs efforts pour écraser Genséric; Ricimer, généralissime des armées de Rome, saura bien faire échouer l’expédition. Il fallait prouver à l’Occident qu’une entreprise conçue par un Romain, une guerre dont le patrice n’était pas le promoteur, ne pouvait réussir. Ricimer, à l’aide de ses agens, négociateurs ou assassins, se chargea de fournir cette démonstration éclatante; cela coûta seulement une flotte et une armée. La tristesse et l’indignation d’Anthémius, l’impuissance à laquelle il est réduit dans les liens où l’enlace l’exécrable habileté de Ricimer, sa rupture avec son gendre, l’intervention de l’évêque de Pavie, la dernière lutte de l’empereur et du patrice, le triomphe du Barbare, la chute du Romain, la prise et le pillage de Rome, le meurtre d’Anthémius, ce sont là autant de tableaux que M. Amédée Thierry a dessinés d’une main sûre, et qui éclairent d’un jour nouveau l’époque la plus désolée qui fut jamais.
Anthémius, fuyant Rome saccagée, avait été tué par un des sicaires du patrice le 11 juillet 472. Quarante jours plus tard, le patrice mourait lui-même au milieu de son horrible triomphe; enfin, soixante cinq jours après la mort de Ricimer, le vil césar que celui-ci avait placé sur ce trône devenu un sanglant échafaud, le lâche, le stupide Olybrius, qui n’eût été qu’un jouet dans les rudes mains du patrice, expira aussi de mort naturelle. « La même destinée, dit M. Thierry, avait fait disparaître presque à la fois tous les acteurs de ce lugubre drame, les vainqueurs après le vaincu, les bourreaux après la victime. » Cependant la situation créée par Ricimer se prolongeait encore; l’imbécile Olybrius, après la mort du patrice, avait donné le commandement des milices à un autre Barbare, à un neveu de Ricimer nommé Gondebaut, principicule obscur, qui, dépouillé par ses frères, était venu chercher aventure à Rome auprès de son oncle. Ainsi, Olybrius descendu au tombeau, « l’empire d’Occident, sa capitale, son sénat, ses armées, restèrent entre les mains d’un petit roi burgonde chassé de ses états, et qui ne possédait d’autre titre au gouvernement des Romains que d’avoir été le neveu de leur tyran. » Tel est le dénoûment de la première partie de la trilogie.
Pendant qu’un prince romain essaie de réhabiliter le titre d’empereur et paie de sa vie cette entreprise impossible, un pauvre moine, dans une contrée presque sauvage (c’est le second drame et le plus beau de la tragique trilogie du Ve siècle), un pauvre moine, sans se soucier de Rome ni de l’empire, ou du moins dévoué avant tout à l’humanité, obtient les plus magnifiques triomphes sur les Barbares. Est-ce l’église qui venge ici les défaites de l’empire? Non; l’église officielle, soumise à l’autorité impériale, était liée à son sort, et, sauf de rares occasions, l’église a partagé ses hontes et ses désastres. C’est un point que M. de Montalembert lui-même, dans ses Moines d’Occident, vient de mettre en évidence avec une liberté d’esprit toute chrétienne. On a trop vanté cette église du Ve siècle ; on n’y voyait que les grandes figures, saint Augustin, saint Jérôme, Salvien, saint Eucher, et l’on faisait rejaillir sur toute la société ecclésiastique la pure lumière qui les couronne. A regarder les choses en détail, le spectacle est moins beau. Il était temps que la vérité fût connue. M. Amédée Thierry, animé d’une admiration si vive pour tous les témoignages de l’héroïsme chrétien, n’oublie jamais pourtant son ministère de juge, sachant que c’est là le premier devoir et l’un des plus nobles privilèges de l’historien. L’église du Ve siècle, on le voit par son tableau, a été bien souvent mesquine et tracassière, passionnée pour les petites choses et insouciante des grandes. La lourde tutelle de l’administration impériale y paralysait l’inspiration de l’Evangile. Comblée de richesses et d’honneurs, exempte des charges odieuses qui pesaient sur tant de peuples, elle attirait bien des lévites que la grâce n’avait pas touchés. Le saint-siège était l’objet des compétitions ardentes que ne suscitait plus la pourpre des césars. Etrange contraste : tandis qu’on voyait le trône, faute de candidats, rester vacant pendant plus d’une année, les prétendans au pontificat étaient quelquefois assez nombreux pour en venir aux mains et ensanglanter le forum ecclésiastique. C’est ce qui était arrivé en 366, à l’élection du pape Damase Ier; la basilique consacrée pour le vote devint le théâtre d’une lutte sacrilège où cent trente-sept champions trouvèrent la mort. Ces scandales, si on y ajoute les subtilités, les chicanes, les disputes sans fin des sophistes, montrent assez quel avantage ce fut pour l’église, quelques années après, d’être violemment séparée de l’ancien monde. La chute de l’empire, la disparition des vieilles mœurs, l’établissement des royaumes barbares sont peut-être les plus grands bienfaits qu’elle pût recevoir de la Providence. A sa décrépitude précoce succéda tout à coup la jeunesse la plus énergique. Affranchie de ses liens avec l’empire, elle ne vécut plus que de l’âme de l’Évangile, et l’on vit naître la société chrétienne.
Le Ve siècle eut une image anticipée de cette régénération qui attendait l’église. Dans une province située au nord-est de l’Italie, entre les Alpes et le Danube, vivait au milieu des Barbares un saint anachorète nommé Séverin, qui fut le premier héros des temps modernes, je dis le premier en date et l’un des premiers par le cœur et le génie. Quand on lit son histoire racontée par un témoin digne de foi, on croit assister déjà aux plus grandes scènes de l’apostolat religieux dans les commencemens du moyen âge. Les saint Colomban, les saint Boniface, ces conquérans des races germaniques, ces fondateurs du monde moderne, semblent annoncés d’avance par l’intrépide apôtre du Norique, leur prédécesseur et leur modèle. Rien chez lui qui rappelle l’esprit du passé, aucune trace des mœurs, des habitudes, des pensées de la société antique, aucun lien avec l’empire, avec cette administration romaine qui enveloppait tout, aucun lien même avec l’église officielle. D’où venait-il? On ne l’a jamais su. Lorsque ses disciples l’interrogeaient sur ce point, il détournait les questions en souriant. Selon les conjectures les plus probables, il avait longtemps habité l’Orient et vécu dans la méditation des livres saints avant de se consacrer au service de l’humanité. Et qu’importe sa patrie terrestre? Le foyer de ses pensées, c’était l’âme divine de l’Evangile. Tandis que la doctrine du Christ, adoptée par tant d’imaginations encore païennes, subissait l’influence de ce contact; tandis que, malgré les enseignemens des pères de l’église, elle se hérissait de difficultés, s’embarrassait d’hérésies, se compliquait de subtilités alexandrines, Séverin, au milieu des Barbares, en retrouvait la pureté première et l’admirable simplicité pratique. inspiré de la parole de Dieu et libre de toute tradition romaine, l’anachorète, devenu pasteur de peuples, apparaît au pied des Alpes, entre l’Italie et le monde germain, comme le précurseur d’une nouvelle époque; c’est le premier des grands moines d’Occident.
Le plus sûr moyen de reproduire la grandeur originale de saint Séverin, c’était de retrouver la place qu’il occupe dans l’histoire générale du Ve siècle. Il ne suffisait pas de peindre à grands traits sa charité, son courage, les ressources multiples de son génie, l’infatigable activité de son dévouement; il fallait montrer que son rôle était lié aux plus grands événemens, aux catastrophes les plus tragiques, et que le tableau de cette période était nécessairement inexact, si la vie et la mort de saint Séverin n’en remplissaient pas la moitié. Il y a eu de nos jours, parmi les historiens qui ont touché à cette époque, une sorte d’émulation généreuses au sujet de saint Séverin; c’était à qui rendrait meilleure justice à sa mémoire. Celui-ci tenait à honneur d’avoir devancé ses confrères, celui-là exprimait son regret d’être arrivé trop tard. Je me rappelle un article où M. Saint-Marc Girardin, rendant compte de l’ouvrage de M. Ozanam, la Civilisation chrétienne chez les Francs, revendiquait cette bonne fortune d’avoir parlé longuement de l’apôtre du Norique, il y a vingt ou vingt-cinq ans, dans ses leçons de la faculté des lettres. M. de Montalembert, dans ses Moines d’Occident, se plaint que son savant ami Ozanam se soit approprié tous les trésors de cette biographie merveilleuse, laissant à peine de quoi glaner à ceux qui viendront après lui. La figure de ce héros si profondément humain est en effet une de celles qui devaient inspirer le plus de sympathies à l’école historique française du XIXe siècle, c’est-à-dire au spiritualisme chrétien et libéral. Sans doute il ne faut pas dire avec l’auteur des Moines d’Occident que la vie de saint Séverin, écrite au Ve siècle par son disciple Eugippius, a été remise en lumière de nos jours par M. Ozanam; Bolland, Tillemont, Gibbon lui-même en ont parlé avant nous. Gibbon, qui n’était pas homme à en tirer grand parti, reconnaît cependant qu’elle contient des renseignemens très précieux pour l’histoire. Non, ce n’est pas notre siècle qui a découvert cette biographie, qui l’a remise en lumière et en a signalé l’importance; mais nulle époque, on peut l’affirmer, n’était mieux préparée que celle-ci à aimer, à reproduire la sainte et originale grandeur du vieil apôtre. Notre philosophie de l’histoire, notre sentiment de l’humanité, l’intelligence que nous avons acquise des périodes primitives, tout nous disposait à cette tâche, et comme saint Séverin est une physionomie véritablement extraordinaire au milieu de la dégradation romaine, ceux qui ont essayé de la décrire devaient être pénétrés d’amour autant que de respect et d’admiration. Après les travaux de ses devanciers, M. Amédée Thierry a pensé sans doute que le plus sûr moyen d’intéresser le lecteur était de retrouver la vérité tout entière. Sa modestie et son zèle ont eu leur récompense; il a peint sans emphase, sans archaïsme, avec une simplicité vraie, la destinée complète de saint Séverin, et, l’érudition venant au secours de l’art, ce portrait si fidèle fait oublier tous les autres. Tillemont, M. Ozanam, M. de Montalembert se sont attachés surtout au saint charitable et dévoué; M. Amédée Thierry nous a révélé à la fois l’homme de Dieu, le politique, le chef d’état, le fondateur d’un gouvernement sans modèle, et il a restitué, d’après des indications éparses, tout un fragment de l’histoire du monde.
Dès les premières pages, en éclairant le lieu de la scène par les détails les plus précis, en y groupant les acteurs qu’attendent des fortunes si diverses, M. Thierry a renouvelé tout l’intérêt de ce dramatique épisode. Ces acteurs, ne l’oublions pas, ce sont les peuples qui tour à tour hériteront de l’empire après sa chute suprême. De ce côté du Danube, voici les Ruges, les Scyres, les Turcilinges, les Hérules, toutes ces races sauvages dont Odoacre sera le chef, lorsque, sous le titre de roi des nations, il déposera Augustule et gouvernera l’Italie; sur l’autre rive, ce sont les Ostrogoths de cet autre aventurier, Théodoric, qui, renversant Odoacre, fondera dans l’Occident sa grande monarchie barbare et romaine tout ensemble. On comprend quelle importance nouvelle acquiert tout à coup le mystérieux personnage que la Providence a envoyé au milieu des futurs dominateurs de l’Italie. Ces peuples étaient chrétiens déjà, mais d’un christianisme sans grandeur, sans divin idéal, d’un christianisme à demi païen et beaucoup plus porté aux stériles disputes qu’aux œuvres fécondes. Je crois comprendre mieux que jamais, en lisant la vie de saint Séverin, pourquoi la doctrine d’Arius, ce christianisme des Barbares, eût été funeste à la civilisation : il ne pénétrait pas jusqu’au fond des âmes pour en extraire les richesses cachées; mais je crois comprendre aussi que l’église organisée, avec sa hiérarchie empruntée au vieux monde, ne valait pas toujours en face des Barbares l’action spontanée d’un homme. La grande originalité de saint Séverin, c’est qu’il s’inspire directement de l’Évangile pour y ramener directement les peuples. On ne voit pas qu’il tienne ses pouvoirs d’une institution canonique; il les a pris au nom de Dieu. On ne voit pas davantage qu’il établisse un intermédiaire entre le Barbare souillé de sang et le divin Rédempteur; il prêche le Christ et non le pontife de Rome. En un mot, rien de plus libre, rien de plus naïvement hardi que l’apostolat de saint Séverin, et nous qui cherchons l’unité, la fraternité chrétienne à travers les divisions des églises, nous tous, catholiques ou protestans, qui mettons le christianisme bien au-dessus des formules particulières, nous ne rencontrons pas dans la vie du saint un seul acte, une seule parole qui arrête cette aspiration de nos âmes : l’héroïque missionnaire du Ve siècle semble réaliser l’idéal du XIXe.
Séverin avait une trentaine d’années lorsque, sortant de quelque désert où il avait vécu de contemplation et d’extase, il arriva, poussé par Dieu et impatient de se consacrer aux hommes, dans l’une des plus sauvages contrées de la Pannonie. Ce n’était encore qu’un pauvre mendiant, et déjà cependant il parlait avec l’autorité d’un missionnaire d’en haut. Homme d’état sous ses haillons, il vit du premier regard les deux plaies mortelles du vieux monde, la corruption et l’égoïsme; il prêchait donc la pénitence qui régénère les hommes, et la charité qui les rapproche. Combattre la dépravation morale, arrêter le morcellement de la société, c’était pour lui le point de départ de la reconstruction du monde. Il commença son œuvre dans une ville romaine; Sa parole était rude et tendre à la fois, comme sa doctrine était profonde et simple. Dans ses invectives contre la dissolution des mœurs, il s’adressait au clergé aussi hardiment qu’aux laïques; il adjurait les évêques de donner l’exemple à leurs troupeaux, il rappelait les prêtres à l’imitation de Jésus-Christ, et cette liberté sainte lui attira d’abord tant d’outrages qu’il dut quitter la première ville où s’exerça son ministère. A ses ardentes clameurs : « Réformez-vous, j’aperçois les Barbares à vos portes, » prêtres et laïques avaient répondu par des moqueries. Il partit; peu de temps après, la ville, surprise au milieu de quelque orgie, était saccagée par des hordes germaines. La seconde cité où il recommence l’exécution de ses projets l’accueillit comme un envoyé de Dieu, et bientôt sa sagesse, son dévouement, sa connaissance des hommes et des affaires, sa merveilleuse sagacité, regardée comme un don de prophétie, les services de tout genre qu’il rendait aux particuliers ou à la province, lui assurèrent dans tout le Norique une autorité sans égale. De toutes parts on venait lui dire : Sauvez-nous! Le mécanisme de la centralisation impériale étant brisé en mille endroits par les incursions des Barbares, il y avait çà et là des tronçons de peuples qui s’agitaient dans le sang. Habitués à recevoir de Rome leur existence artificielle, ces malheureux ne savaient plus vivre, et l’anarchie était partout. Que faire? On venait chercher saint Séverin, on lui remettait le commandement, on le chargeait de faire des lois, d’instituer des coutumes, de créer des peuples nouveaux avec les débris de l’ancien monde. Entre tant de villes qui se disputaient l’honneur de le posséder, il choisit Eavianes, bien située sur les bords du Danube, au centre septentrional du Norique, d’où il pouvait communiquer avec la Rhétie à l’ouest, la Pannonie à l’est, et le Rugiland au nord. Cette position était admirablement choisie pour ses desseins; il était là sur la ligne même où Romains et Barbares commençaient à se confondre. De son humble cellule, il voyait arriver les vagues de l’océan germanique : l’histoire de l’avenir se préparait sous ses yeux, et lui-même y marquait son empreinte.
Le rôle de saint Séverin devint en peu de temps celui d’un chef d’état. Les habitans de Favianes, pour le conserver auprès d’eux, lui avaient construit un monastère non loin de la ville, sur les bords du Danube, au fond d’une petite anse munie d’un port naturel. On y voyait à l’ancre des barques, des navires, flotte pacifique de ce gouvernement occupé surtout de bonnes œuvres. Des jeunes gens, que les austérités de Séverin n’effrayaient pas et qu’attirait l’honneur de seconder un tel homme, s’étaient groupés autour de lui. Tout en donnant l’exemple de la pénitence la plus sévère, ces nobles moines étaient associés à la politique de leur maître. Porter des ordres, distribuer des secours, interroger les habitans, recevoir les avis et les plaintes, observer, surveiller, tout savoir et tout dire au maître, pour qu’il fût en mesure de pourvoir à tous les besoins, de conjurer tous les périls, telle était la tâche de cette vaillante milice. Bientôt, de proche en proche, l’action de saint Séverin et de ses compagnons s’étendit si loin que le premier monastère ne suffit plus; ce n’était pas trop de deux centres pour l’administration du dictateur. Il fonda une autre communauté religieuse à Passau, la plus importante ville du Norique occidental. Du monastère de Passau Séverin dirigeait les affaires de la Rhétie, du monastère de Favianes il veillait sur la Pannonie; ses barques, descendant ou remontant le fleuve, établissaient des communications d’une résidence à l’autre. Ainsi de l’ouest à l’est, des Alpes au Bas-Danube, dans une contrée qui embrasserait aujourd’hui une partie de la Bavière et de l’Autriche, les circonstances avaient fait naître un gouvernement auquel on ne peut rien comparer dans l’ancien monde. Etrange dictature, librement conférée par des peuples qui essaient de revivre, héroïquement acceptée par un homme qui n’a que l’ambition de se dévouer, et repoussée seulement par ceux qui ne veulent pas changer de mœurs, par les corrompus qui aiment mieux mourir en riant[4], par un clergé vulgaire dont l’homme de Dieu vient troubler l’insouciance ou les plaisirs! Pour reconstituer ce petit royaume, M. Amédée Thierry n’a pas seulement interrogé le disciple de Séverin; à la biographie du saint par Eugippius il a joint les renseignemens que fournissent les chroniques autrichiennes, et c’est ainsi que, rapprochant les faits, complétant les indications l’une par l’autre, il a eu le bonheur de restituer à l’histoire ces scènes si originales et si grandes.
Les plus touchans épisodes du gouvernement de saint Séverin, ce sont ses rapports avec les chefs barbares. Bien qu’il se considérât comme suscité de Dieu pour soutenir la société romaine à l’agonie, pour la retirer peut-être des ombres du sépulcre, sa grande âme semblait grandir encore au milieu de ces races féroces dont il avait à déjouer les ruses ou à repousser les attaques. Face à face avec les Ruges, les Suèves, les Hérules, les Alamans, les Ostrogoths, « mieux eût valu pour lui bien souvent, dit M. Thierry, habiter parmi les loups et les ours du mont Cettius. » C’était en effet dans les solitudes sauvages du Cettius qu’il allait chercher de temps à autre les saintes extases dont s’était nourrie sa jeunesse; mais aussi, quand sa charité intrépide le ramenait parmi les hommes, quelle joie pour lui de voir les ours et les lions de la Germanie se coucher à ses pieds! Les plus belles légendes de l’histoire des saints ne valent pas ces récits de l’histoire réelle. A la hyène de saint Macaire, aux onagres et aux lions de saint Antoine, à tous ces monstres qui sentent la douceur des paroles divines et viennent lécher les mains des cénobites, je préfère le roi des Ruges, Flaccithée, confiant à saint Séverin les soucis qui le tourmentent, ou plutôt c’est le souvenir de pareilles scènes qui inspirait plus tard les légendes populaires et les narrations des hagiographes. Guidé par les conseils du saint, sauvé même, grâce à lui, d’une embûche mortelle, le vieux roi, dans ses dernières années, répétait sans cesse à ses fils : « Obéissez à l’homme de Dieu, si vous voulez, à mon exemple, régner en paix et vivre longuement. » Un jour, des sujets de Flaccithée, des soldats ruges qui allaient chercher du service en Italie, passant près de la cellule de Séverin, entrèrent pour le saluer. L’un d’eux était de si haute taille qu’il ne put franchir le seuil qu’en baissant la tête;... mais c’est dans le récit de M. Thierry qu’il faut lire cette mémorable scène. « C’était, dit-il, un homme assez jeune, d’un air martial, et dont la physionomie intelligente et hardie contrastait avec son misérable accoutrement de peaux de mouton sales et déchirées. « Tu es grand, et pourtant tu grandiras encore, » lui dit Séverin en fixant sur lui un de ces regards qui semblaient percer l’avenir. Le Barbare recueillait avec avidité les paroles du saint, comme si elles eussent répondu à une consultation intérieure, et il tressaillit quand celui-ci ajouta en le congédiant : « Poursuis ta route, va en Italie sous les peaux grossières qui te couvrent; le temps n’est pas loin où le moindre des cadeaux que tu distribueras à tes amis vaudra mieux que tout le bagage qui fait maintenant ta richesse. » Ce soldat s’appelait Odoacre, fils d’Édecon. Il rejoignit ses compagnons de voyage, et se dirigea plein de joie vers l’Italie, conservant dans le secret de son cœur, comme un gage assuré de sa fortune, les paroles d’un prophète que l’événement n’avait jamais démenti. »
Séverin, qui connaissait si bien l’état du monde barbare et la situation de Rome, avait-il pressenti en effet que les futurs maîtres de l’Italie sortiraient de cette ligne du Danube où se pressaient tant de nations impatientes d’agir? Y avait-il pour lui des indices qui, à cette distance, n’existent plus pour nous? Le premier biographe, Eugippius, en rapportant cet épisode, a-t-il attribué à Odoacre ce qui s’appliquait seulement aux Ruges? Peu importent ces doutes de la critique; la chose capitale ici, c’est l’attitude de Séverin en face des Barbares. Il n’est pas indifférent de voir le défenseur de la société antique envoyer ses farouches catéchumènes à la conquête de Rome. Une autre scène d’ailleurs est l’explication indispensable de celle que nous venons de citer : bien des années après la visite d’Odoacre, le jeune guerrier vêtu de peaux étant devenu roi d’Italie, Séverin, épuisé par ses effrayans labeurs, s’éteignait dans son monastère de Favianes. Ses dernières années avaient été abreuvées d’amertume; l’ancien roi du Rugiland, le bon Flaccithée, était mort, laissant des successeurs qui ne lui ressemblaient en rien. Son fils Fava, sa bru Ghisa, étaient des âmes violentes, haineuses, et l’homme de Dieu n’avait pu réussir à les toucher. D’autres symptômes l’attristaient encore; il voyait s’amonceler toujours les flots des races germaines, et des émotions bien diverses agitaient sa conscience. Quand il mourut, un de ses derniers accens fut un cri d’épouvante. Après une maladie de trois jours, sentant sa dernière heure venir, le 8 janvier 482, il avait embrassé tous ses disciples en leur rappelant, d’après la Genèse, les paroles de Joseph mourant : « Dieu vous visitera après ma mort, et vous fera passer de la captivité d’Egypte sur la terre de ses promesses; alors emportez avec vous mes os. Deux visitabit vos : asportate ossa mea vobiscum de isto loco.» Puis, après ce regard jeté sur l’avenir, comme s’il prévoyait à quel prix le genre humain achèterait ces jours meilleurs, comme si des apparitions horribles se fussent levées subitement, il s’écria : « Ce pays que nous habitons, ces champs cultivés, ces villes, ne seront bientôt plus qu’un vaste désert où les Barbares, cherchant de l’or et n’ayant plus de vivans à piller, fouilleront les sépulcres des morts! » Mais bientôt d’autres pensées remplirent son esprit, une sorte de joie mystérieuse exalta son âme, et il expira en chantant le psaume 150 : « O nations! louez toutes le Seigneur! »
Si j’osais interpréter les sentimens qui se pressaient ainsi dans son âme, si j’osais deviner les visions qui l’assaillirent, voici comment je traduirais les dernières paroles de l’homme de Dieu : « O nations, louez le Seigneur, l’empire est mort!... Louez le Seigneur, l’humanité sera régénérée. Elle va traverser encore bien des ruines sanglantes, mais l’épreuve tournera au profit de la race d’Adam. J’aurai des continuateurs qui pénétreront plus avant que moi dans l’immense forêt des nations du nord. Oh! qu’ils sont beaux les pieds de ces hommes que je vois avancer toujours sur les neiges! Les lions s’humanisent à leurs voix, les plus féroces des hommes épellent en souriant l’Évangile, une société nouvelle se forme... Je ne la connais pas, je la devine, je l’entrevois dans les vapeurs de l’aube. Combien elle sera meilleure que ce monde qui vient de mourir! L’humanité y sera plus noble, ayant des droits plus hauts et des devoirs plus sérieux. Toute âme, tout esprit aura une valeur égale aux yeux de celui qui est mort pour le genre humain tout entier. Que tout esprit loue donc le Seigneur! la vieille société, qui étouffait les âmes, vient de descendre au tombeau ! Omnis spiritus laudet Dominum : alléluia! Avant de toucher le but, vous aurez à souffrir; souffrez avec joie, ayez confiance en l’œuvre de Dieu, la barbarie elle-même aura été féconde. nations, louez le Seigneur! louez le Seigneur! » Mais pourquoi cette traduction? Tout cela est faible auprès de la réalité. Le vague même de ce cri d’enthousiasme et de confiance parle plus haut que des interprétations trop précises : il suffit de montrer l’homme de Dieu sur son lit de mort jetant vers le ciel ses alleluia au lendemain de la chute des césars.
Pendant que ces grandes scènes se passent dans le pays des Ruges, les aventuriers de Rome continuent de jouer leurs tragicomédies dans la fange ensanglantée de l’empire. C’est le moment où Gondebaut, ce petit prince burgonde à qui Ricimer a légué le droit de dominer la société romaine, donne le trône au commandant des gardes du palais, à l’imbécile et lâche Glycérius. C’est le moment où Julius Népos, neveu de l’un des plus braves lieutenans d’Aétius, qui s’était constitué un petit royaume en Dalmatie, se jette sur l’Italie, détrône Glycérius et le fait ordonner évêque à Salone. C’est le moment enfin où Julius Népos tombe à son tour sous les coups d’un aventurier plus hardi, et va retrouver en Dalmatie ce Glycérius qu’il avait enfermé dans l’épiscopat comme dans une geôle. Les deux ennemis étaient là face à face, «tous deux empereurs d’Occident dépossédés et exilés, dit M. Thierry, tous deux partageant l’administration de la Dalmatie, l’un comme prince, l’autre comme évêque. Jamais les dérisions de la fortune n’avaient été à la fois plus burlesques et plus amères. » Le dernier représentant de la dégradation romaine parmi les aventuriers du Ve siècle, c’est le patrice Oreste. Romain devenu Barbare, Barbare redevenu Romain, il avait été le secrétaire d’Attila avant d’obtenir le commandement des armées impériales. M. Amédée Thierry, en ses vivantes pages, explique parfaitement la destinée de ce personnage étrange, « dont le cœur valut mieux que la fortune. » On le voit passant d’une cause à l’autre sans que sa loyauté en souffre, on le voit servant tour à tour avec une égale fidélité les Barbares et l’empire. Ces incroyables changemens de rôle n’étaient point des perfidies; ils révèlent la décomposition d’un monde plutôt que l’infamie d’un homme, et prouvent que chez les moins misérables des Romains l’idée de patrie ne pouvait plus exister. C’étaient des soldats barbares qui avaient détrôné Julius Népos au profit d’Oreste, c’étaient ces mêmes Barbares qui s’étaient emparés du fils de leur général, le petit Augustule, et, l’affublant d’un manteau de pourpre, l’avaient proclamé empereur d’Occident. Le jour où l’aventurier généralissime de l’empereur son fils, sentant se ranimer en lui une étincelle de patriotisme, refusa de partager l’Italie à ses mercenaires, l’armée se révolta; Oreste fut mis à mort et son fils déposé. Le chef de la révolte était un soldat hardi, éloquent, exalté, un ancien lieutenant d’Oreste, qui devait considérer le patrice comme un traître, car il était Barbare de cœur et d’âme, et c’était à titre de Barbare qu’Oreste avait été son chef. Odoacre, c’est le lieutenant dont je parle, dédaigna la pourpre des césars; il s’appela roi des nations, puis bientôt roi d’Italie... L’empire n’existait plus.
C’est ainsi que finit l’empire romain. Il ne tomba pas, il disparut. Il ne faut pas dire avec Bossuet : « La nouvelle Babylone... tombe d’une grande chute. » Il ne faut pas parler de « fracas effroyable. » L’empire n’était plus qu’une ombre, cette ombre s’évanouit. Ce qu’on appelait l’empire avant l’année 476 aurait pu durer jusqu’en 493, si Odoacre avait bien voulu donner le trône à quelque Glycérius, à quelque Romulus Augustule, sous le nom duquel il eût gouverné le monde. Ce fantôme d’empire aurait duré plus longtemps encore, si Théodoric eût continué à son tour cette même politique et renouvelé le rôle de Ricimer. Il n’y avait pas de raison, en un mot, pour que l’empire cessât d’exister en 476, et non cinquante années plus tôt ou cinquante années plus tard. Il était mort depuis longtemps; la date de la disparition, ou, si l’on veut, la déclaration du décès a été déterminée par des circonstances toutes fortuites.
Aussi, quand cette disparition eut lieu, personne ne s’en aperçut; Rome n’eut pas de funérailles. Après le pillage de Rome par les bandes d’Alaric, saint Augustin, du sein de l’Afrique, éprouve le besoin de consoler ses frères, et il leur montre l’éternelle cité de Dieu au-dessus de la cité terrestre mise à feu et à sang; saint Jérôme, au fond de son désert, en pousse un cri de douleur; Salvien nourrit son éloquence de ces affreuses images, et plus tard, les Vandales de Genséric ayant renouvelé ces horreurs, Sidoine Apollinaire, dans ses vers sonores, annonce que les destinées de Rome sont accomplies. Rien de pareil après l’année 476; poètes, historiens, orateurs sacrés, tous ceux qui pourraient exprimer les impressions de la foule gardent le silence. « Nous ne trouvons dans les écrivains contemporains, dit M. Thierry, ni accens de regrets ou de joie, ni déclamations en prose ou en vers; quelques dates et une sèche mention du fait, voilà tout. » Est-ce donc effroi, stupeur, ou simplement indifférence? L’indifférence, à mon avis, peut seule expliquer ce mutisme universel. Et pourquoi donc les événemens de l’année 476 auraient-ils causé tant d’émotion? L’état de l’Italie, depuis un demi-siècle, avait à peine changé. Rome sous Odoacre ou sous Ricimer, l’empire mort ou l’empire vivant, c’était même chose à cette époque. La date de 476, à certains égards, est si parfaitement insignifiante que Bossuet, dans le Discours sur l’histoire universelle, fait comme les écrivains du Ve siècle et supprime ce détail; Rossuet prolonge jusqu’à Charlemagne les destinées de l’empire romain d’Occident[5].
L’empire romain disparut donc sans qu’un témoignage de regret ou de joie, un cri de douleur ou de vengeance l’accompagnât au fond de la tombe, sans qu’on parût même s’apercevoir que cette tombe venait de s’ouvrir. Pour les contemporains, une fois Odoacre vainqueur et la guerre civile terminée, le lendemain ne fut pas différent de la veille. « L’action du sénat, dit M. Amédée Thierry, sembla même grandir en l’absence d’un empereur réel. Les rouages administratifs continuèrent à fonctionner; les lois restèrent debout, les coutumes séculaires ne furent point brisées; enfin le vieil attirail des césars environna le roi-patrice sous les lambris du palais de Ravenne. Odoacre eut un préfet du prétoire, un maître des milices, des comtes des largesses et du domaine, un questeur pour préparer ses lois ou les rapporter au sénat, un conseil privé pour les discuter, un corps des domestiques pour sa garde personnelle. Des recteurs administrèrent comme ses lieutenans les provinces italiques, des ducs militaires les cantonnemens des troupes; des consuls, tantôt agréés par l’empereur d’Orient, tantôt particuliers à l’Occident, donnèrent leur nom à l’année. L’aristocratie italienne, acceptant la fiction sur laquelle Odoacre fondait son autorité, ne dédaigna point de le servir. On vit figurer sur les listes consulaires les noms de Symmaque, de Boèce, d’Anicius Faustus… Cassiodore, père de celui qui fut ministre de Théodoric, remplit près d’Odoacre les charges de comte du domaine et de comte des largesses ; Cécina lui-même fut préfet du prétoire et lieutenant du roi dans la ville de Rome ; enfin le comte Piérius commanda sa garde palatine. » On voit que l’aspect de la société romaine avait bien peu changé. L’historien peut se demander en vérité ce qu’il y avait là de nouveau pour les contemporains d’Odoacre. Était-ce le mélange des Barbares et des Romains dans les fonctions de l’état ? Ce mélange existait depuis Théodose, et c’est pour cela que Zosime accuse ce prince d’avoir perdu l’empire. Était-ce l’absence d’un empereur ? On était habitué aux longs interrègnes, et d’ailleurs quand le césar s’appelait Sévère, Olybrius, Glycérius, peu importait qu’il fût absent ou présent. La seule chose nouvelle, c’est que les anciennes provinces, Gaule, Bretagne, Espagne, étaient définitivement séparées de l’empire, que des nations distinctes commençaient à vivre, et que l’Italie elle-même allait former un royaume à part. Les Romains si peu nombreux qui étaient restés fidèles aux souvenirs du passé pouvaient-ils regretter bien vivement certaines provinces, la Gaule par exemple, qui venaient d’être pour l’état une cause d’embarras, de guerres civiles et de sanglantes usurpations ? Si quelques hommes éprouvaient de tels sentimens, la foule était absolument indifférente. Toute l’habileté d’Odoacre consistait à entretenir cette idée que nulle révolution ne s’était accomplie. Il laissait croire que les deux empires étaient réunis, que l’empereur d’Orient était le maître, qu’on était revenu au temps de Constantin, et même il avait renvoyé à l’empereur Zénon tous les manteaux de pourpre des césars qu’on avait pu trouver dans les palais de Rome ou de Ravenne. La défroque d’Auguste et de Trajan était allée orner quelque musée de Constantinople. Quant aux trois derniers empereurs vivant encore, Glycérius, Julius Népos et Romulus Augustule, Odoacre s’en inquiétait moins que de ces vieux manteaux de pourpre. Les vêtemens impériaux pouvaient rappeler de grands noms ; les trois majestés déchues ne rappelaient que des hontes ou des désastres. D’ailleurs que pouvaient-ils tenter ? Glycérius était évêque à Salone ; Romulus Augustule, recevant une pension annuelle du roi d’Italie, vivait voluptueusement à Naples dans le château de Lucullus, et s’il sortait de son repos, s’il adressait quelque missive au sénat, c’était pour soutenir le gouvernement d’Odoacre, patrice et roi d’Italie au nom de l’empereur d’Orient. Julius Népos, il est vrai, n’était ni un évêque comme Glycérius, ni un épicurien comme Augustule. Qu’importe? Si la pensée lui vient de ressaisir le pouvoir, il se trouvera bien un spadassin pour débarrasser la scène de ce personnage incommode. L’assassinat de Julius Népos par le comte Ovida est un incident prévu de cette tragédie.
En même temps qu’Odoacre effaçait ainsi le souvenir des césars de Rome en ayant l’air de remettre l’empire tout entier aux césars de Constantinople, il encourageait sous main tout ce qui pouvait augmenter la division de l’Orient et de l’Occident. C’était la seconde partie de sa politique. Il disait tout haut : « J’ai réuni les deux fractions de l’empire, » et il s’appliquait sans cesse à réveiller ou du moins à utiliser pour ses projets les vieilles antipathies des deux mondes. Les controverses religieuses, s’ajoutant aux haines de race, le servaient d’ailleurs à merveille. M. Amédée Thierry a remis très habilement en lumière un des plus curieux incidens de cette histoire, le schisme qui sépara l’église latine et l’église grecque pendant quarante années, et qui éclata précisément à l’époque où l’empire d’Occident venait de disparaître. Rien de plus triste que cet épisode; il y a là, sous l’habit ecclésiastique, de vils personnages et de honteuses intrigues. Ce qui est plus triste encore, c’est que l’empereur d’Orient et le roi d’Italie, Zénon et Odoacre, trouvaient également leur compte à ces scandales. L’empereur d’Orient n’était pas fâché que l’évêque de Constantinople essayât de se soustraire à la suprématie de l’évêque de Rome; Odoacre était heureux de voir se briser un lien de plus entre l’empire d’Orient et le royaume dont il fondait les bases. N’est-ce pas là une preuve manifeste de l’insouciance profonde des Italiens en face de la révolution qui venait de mettre fin aux destinées de l’empire? Le silence, l’inattention de la société civile étaient déjà un symptôme bien frappant; l’inattention de l’église, occupée seulement de ses discordes, est aussi un fait qui parle assez haut.
Dans cette indifférence universelle du vieux monde, la seule voix qui se fit entendre fut donc la voix de Séverin, comme aussi le meilleur symptôme de vie morale que présente cette période, c’est la réponse du peuple italien aux dernières paroles, aux cris de foi et d’espérance qu’avait proférés l’homme de Dieu. Odoacre n’oublia pas le saint et vaillant protecteur du Norique. En saluant sa grandeur future, Séverin lui avait confié en quelque sorte la civilisation de l’avenir; qui sait si les meilleures inspirations du roi barbare ne doivent pas être attribuées à cette espèce de consécration? Séverin mort, son gouvernement s’était dissous, et les fils de son vieil ami, les successeurs du roi Flaccithée, avaient commis d’effroyables attentats dans le Norique. Odoacre, en 487, envahit les contrées du Danube, châtie ces princes barbares dont il a été le sujet, extermine les Ruges, et ramène en Italie les anciens protégés de saint Séverin. Il s’était fait préparer pour son retour un triomphe impérial; le triomphe de saint Séverin fut bien autrement grandiose. A la tête des colons fugitifs, aux premiers rangs de ce peuple tant de fois sauvé par son courage et que sa mémoire protégeait encore, s’avançait le char funéraire qui portait ses dépouilles mortelles. Dans un siècle où les aventuriers se remplaçaient si promptement les uns les autres, ils étaient rares, les hommes dont l’influence victorieuse se prolongeait au-delà du tombeau. Les saintes reliques furent déposées d’abord dans l’évêché de Feltre, puis cinq années après elles traversaient l’Italie entière au milieu des chants, des prières et des acclamations de tout un peuple. Le cortège s’arrêta près de Naples, sur les collines qui dominent Baia, non loin du palais où Romulus Augustule achevait sa vie épicurienne. Jamais enthousiasme plus unanime et plus pur n’avait transporté l’Italie. Si l’empire était mort, une vie nouvelle et meilleure faisait tressaillir l’humanité. Les peuples acclamaient le moine intrépide qui avait été jusqu’au dernier jour le défenseur de la patrie, et qui, après la disparition de l’empire, bien loin de désespérer du monde, avait crié à toutes les nations : « Chantez les louanges du Seigneur! »
Ici se termine la seconde partie de ce grand drame. La révolution conçue par Ricimer a été exécutée par Odoacre. L’empire est bien mort, malgré les fictions hypocrites derrière lesquelles se cache le roi d’Italie; que faut-il maintenant pour que les fictions disparaissent? Si une nation étrangère envahissait l’Italie, si une grande monarchie était fondée par cette race nouvelle, les conquérans auraient beau conserver maintes choses de l’administration romaine, on serait bien obligé de reconnaître que l’empire est détruit à jamais et que le moyen âge peut commencer. Tel fut le dénoûment de la trilogie et la fin de cette révolution immense. Le héros de cette dernière période est le grand Théodoric.
D’où venait Théodoric? Comment s’était-il préparé à son rôle? Par quelle série de transformations le farouche enfant des steppes orientales est-il devenu le plus grand personnage politique de son siècle et l’empereur bienfaisant du monde barbare? On ne s’occupe le plus souvent que de Théodoric vainqueur d’Odoacre, de Théodoric fondateur de la monarchie ostrogothique en Italie; la seconde moitié de sa vie, si glorieuse, si éclatante, a fait oublier la première. M. Amédée Thierry a pris plaisir à mettre en scène les prodigieux débuts du jeune prince ostrogoth. Il le suit d’année en année et presque de jour en jour. Aucun détail ne lui échappe, aucune péripétie ne le déroute. Il a interrogé tous les chroniqueurs, confronté tous les témoins, et son infatigable érudition, aidée de la pénétration la plus sûre, a découvert des trésors. Les chapitres de son livre intitulés Théodoric en Orient, Marche des Ostrogoths sur les Alpes, composent le plus hardi tableau de la brutalité germanique et de la corruption orientale. On dirait à la fois une épopée sauvage et un roman d’aventures. Nous n’essaierons pas de résumer de telles pages, il faut les lire. La première enfance du jeune prince, sa grâce barbare, la vive intelligence de ce visage aux yeux verts et aux cheveux roux, son éducation à Constantinople, son retour parmi les siens, ses instincts de férocité natale perpétuellement mêlés à son amour de la civilisation, à son goût de l’aristocratie romaine, l’impétuosité de ses sentimens et la finesse de ses observations, son orgueil, son ambition, son ardeur à se mêler des intrigues de la cour, cet art de tenir un peuple armé dans sa main et de le précipiter à l’est ou à l’ouest, en un mot cet incroyable mélange de souplesse et de vigueur dans sa personne comme dans ses actions, tout cela est raconté de façon à expliquer le rôle extraordinaire qu’il jouera un jour en Occident. Ce n’est pas un tyran sournois comme Ricimer, ce n’est pas un prétorien barbare comme Odoacre, c’est un homme, — c’est l’homme qui a tout vu, tout observé, tout compris dans les imbroglios et les infamies du vieux monde; c’est l’homme qui restera Barbare en face des Romains, Romain en face des Barbares, voulant à la fois civiliser son peuple et le préserver de la pourriture antique; c’est l’homme qui sera un fondateur, un souverain généreux et sage, ami des lois, protecteur des lettres et des arts, supérieur en toutes choses, malgré ses retours de férocité, à tous les princes de son temps; c’est l’homme qui méritera d’inaugurer la civilisation barbare d’où sortira la société moderne, l’homme enfin dont un chroniqueur contemporain dira : « Ce fut un roi, » et dont la philosophie de l’histoire, douze siècles après, osera dire par la bouche de Herder : « On peut regretter que son empire ait été si promptement détruit, et que Théodoric, plutôt que Charlemagne, n’ait pas le premier déterminé la forme des institutions politiques et spirituelles de l’Europe[6]. »
Nous avons essayé de montrer l’enchaînement des grandes scènes que M. Amédée Thierry vient de dérouler à nos yeux; nous avons signalé les lignes principales de cette construction si savante. On a vu combien de péripéties pendant cette période de vingt-six années dont le centre est marqué par la chute de l’empire romain. En monde qui meurt, un monde qui se forme, voilà le sujet. Ce n’est pas assez pourtant d’avoir mis en relief les trois parties si habilement liées de ce vaste drame historique ; que de figures, que d’épisodes j’ai dû laisser de côté ! Le récit de l’expédition contre Genséric est un des meilleurs de l’ouvrage ; le caractère du roi des Vandales, si différent du génie d’Attila, est expliqué avec une rare finesse. On le voit à l’œuvre, ce brigand vulgaire, avec sa cupidité, ses fourberies, ses intrigues tragi-comiques, voleur de grande route, qui tour à tour prend des airs d’Annibal ou se transforme en un effroyable Scapin. Je ne sais pas de peinture plus poignante que l’incendie de la flotte romaine dans le port de Carthage par ce facétieux scélérat. Le tableau est immense, car les trahisons des deux patrices de Rome et de Constantinople ayant amené ce désastre, les flammes qui enveloppent les navires éclairent tout à coup de leurs fauves reflets la dégradation des deux empires. Tandis que l’Orient et l’Occident reçoivent au front ces stigmates de honte, Genséric sourit et triomphe. Dans le fond du tableau, pendant que le vil commandant de la flotte s’empresse de gagner la haute mer, on aperçoit son lieutenant, un vieux Romain, Jean Daminec, qui se bat en désespéré, attaque à l’abordage les brûlots des Vandales, frappe tout devant lui, culbute les ennemis et les traîtres, puis bientôt, accablé par le nombre, refuse la grâce que lui offre le fils de Genséric, et se précipite au fond de la mer. Sur un autre théâtre, les aventures de l’impératrice Vérine, les conspirations de palais, les entreprises mystiques de l’hellénisme alexandrin bizarrement associées aux intrigues de cour, l’histoire d’Illus, le favori de Zénon, l’épisode de ce Léontius, qui prêche une religion nouvelle tout en briguant le trône de Constantinople, et qui soulève pour sa cause les philosophes thaumaturges des villes ainsi que les sorciers des campagnes, tous ces curieux détails, habilement rattachés à l’histoire générale, en marquent le vivant caractère. Romains d’Orient ou d’Occident, Ostrogoths ou Vandales, M. Thierry connaît intimement tous les personnages qu’il fait agir. Il sait d’où ils viennent, quels sentimens les animent et ce qu’on peut en attendre. Rien de banal, rien de convenu. Dans cette foule d’acteurs qui se heurtent sur la scène, chacun a sa physionomie distincte.
Ceux qu’il faut signaler surtout, ceux que l’historien a été heureux de rencontrer sur sa route, et dont il parle toujours avec une éloquente émotion, ce sont ceux qui, au milieu de la dégradation générale, ont sauvé l’honneur du genre humain. Saint Séverin n’est pas le seul qui ait été grand par le cœur dans cette misérable époque ; ce qu’il faisait avec une inspiration si libre, sans le secours et quelquefois malgré la résistance des évêques, un saint évêque, Épiphane, pasteur du diocèse de Pavie, le faisait intrépidement aussi à la tête de son clergé. Séverin combattait les farouches barbares du Norique, Épiphane luttait contre les barbares disciplinés de l’Italie. Les circonstances sont différentes, le dévouement est le même. Quels miracles de courage chez ce pasteur aux paroles si tendres! Ricimer, Odoacre, Théodoric, l’ont vu tour à tour se lever devant eux, faisant reculer les épées et arrachant les victimes aux bourreaux. Du commencement à la fin de cette histoire, partout où il y a une guerre civile dans la Haute-Italie, partout où il y a une ville prise d’assaut, Épiphane apparaît sur la brèche. A vingt-huit ans, il était simple prêtre, lorsque son vieil évêque, à la veille d’expirer, disait aux citoyens de Pavie : «Mes enfans, voici le pasteur que je vous recommande d’élire après ma mort. Il y a bien longtemps déjà que je ne suis évêque que par lui; il était ma tête, mes jambes, mes yeux, ma parole, ou plutôt nous étions un évêque à nous deux. » Il fut élu, et vingt-cinq ans plus tard Théodoric disait à ses Goths : « Épiphane est la muraille de Pavie. » Entre la recommandation de l’évêque mourant et ces paroles du grand roi barbare il y a toute une vie d’abnégation et d’héroïque bonté. Ce n’est pas un génie fondateur comme Séverin, c’est l’homme de la consolation et de la paix, le protecteur des peuples menacés, le sauveur de ceux qui vont mourir. Désintéressé dans les luttes au milieu desquelles disparaît l’empire romain, il ne connaît que le parti de l’humanité. M. Thierry ne trace pas le tableau suivi de cette bienfaisante existence ; avec un art très habile, il en raconte les épisodes à mesure que l’histoire générale les amène, et c’est chaque fois une émotion nouvelle quand on voit, à l’heure du péril, accourir le doux libérateur. La société civile et l’armée ont aussi des héros; s’ils ont été perdus jusqu’ici dans les confuses annales de cette époque, ils n’échapperont pas aux regards de l’historien. Une sympathie pieuse éclaire son érudition; on sent qu’il éprouve une joie d’honnête homme à glorifier les dévouemens ignorés. Connaissiez-vous Jean Daminec, Marcellinus, Sabinianus? Ce sont les derniers des Romains, et l’on dirait parfois que ce sont les premiers des chevaliers, tant il y a chez eux un sentiment de délicatesse et d’honneur uni aux rudes vertus de l’ancienne Rome. Ces figures et d’autres encore, vivement détachées du sein de la foule, impriment un caractère d’élévation morale à ce dramatique tableau.
Il y a en effet une haute pensée dans le livre de M. Amédée Thierry. Ce n’est pas assez d’y louer l’érudition et l’art, l’importance des découvertes et l’habileté de la composition; après nous avoir instruits et intéressés, l’historien s’adresse à notre conscience. Si M. Thierry n’avait fait que ressusciter une époque dédaignée avant lui, s’il s’était borné à mettre en lumière les trois phases d’une révolution dont l’histoire ne rendait pas un compte exact, ce mérite, si grand qu’il fût, ne justifierait pas l’émotion qu’on éprouve en lisant ses récits. La pensée qui inspire ces belles pages et qui partout y est présente sans s’y afficher nulle part, c’est que les plus misérables époques peuvent susciter de grands cœurs, qu’aucune situation politique ne fournit d’excuses à la lâcheté, que l’empire romain lui-même, en ses plus tristes jours, a produit d’héroïques vertus, qu’un intérêt particulier s’attache aux âmes qui furent nobles malgré leur siècle, qui demeurèrent libres au milieu des générations serviles, et que, sans parler des joies de la conscience, ces grands cœurs, ces âmes fières, fussent-ils étouffés par la brutalité des événemens, peuvent toujours compter en définitive sur la justice de l’avenir et les réparations de l’histoire.
Une conclusion d’un autre ordre résulte de ces études. Il y a de nos jours une étrange disposition des esprits à prétendre retrouver dans l’histoire de Rome l’image de notre société moderne ; qu’on examine attentivement les détails, sans lesquels l’histoire manque de vie, et l’on verra combien ces analogies sont vaines et mensongères. Cette manie de rapprochemens, soit qu’on y cherche des justifications impossibles, soit qu’on s’imagine y trouver des armes redoutables, finirait par égarer les meilleurs esprits et par brouiller toutes les idées. L’histoire donne des leçons générales; elle défend d’identifier, à quinze siècles de distance, des époques si différentes. A travers toutes nos vicissitudes, malgré les troubles de la conscience publique, quelles que soient les craintes qui puissent tourmenter aujourd’hui les âmes nobles, il y a dans le monde moderne une vie énergique et féconde que l’empire romain n’a pas connue. La division de l’Europe en races distinctes, la division de ces races elles-mêmes en peuples qui ont des inspirations bien diverses et des intérêts opposés, la lutte constante de ces inspirations, l’impérieux besoin d’équilibre, cette sensibilité politique toujours en éveil, ces alarmes et ces colères si vives dès que la pondération des pouvoirs internationaux semble modifiée, dans la religion même ces manières différentes de concevoir la vérité chrétienne, ces communions diverses qui nous préservent du fléau d’un despotisme religieux, les malheurs temporels dont l’une de ces communions est menacée et qui vont lui rendre une vie spirituelle plus forte, tous ces faits, et bien d’autres encore, sont des attestations de vitalité et des promesses d’avenir. La société romaine a tenu une si grande place dans l’existence de l’humanité que ses institutions, ses lois, son histoire, le souvenir de ses destinées semblent toujours peser sur nous de tout leur poids; n’oublions pas cependant, Celtes et Germains, que nous avons transformé par la vertu du christianisme toutes ces traditions de l’ancien monde. Nous vivons d’une vie qui nous est propre, et quand nous interrogeons l’histoire de Rome, nous n’y devons chercher que les leçons générales.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ « Erat videre fugam omnium et profectionem ad extraneos... » (Zosimi, Historia nova, lib. II.) — «Nomen civium Romanorum nunc ultrô repudiatur ac fugitur... etiam hi qui ad barbaros non confugiunt, barbari tamen esse coguntur... » (Salvianus, De Gubernatione Dei, lib. V.) — «Huc redegit iniquitas judicum et exactorum plectenda venalitas ut multi patriæ desertores occultas latebras elegeriut et habitutionem juris alieni. » (Divi Majoriani Augusti imperatoris Novellœ, tit. I.)
- ↑ Livraisons du 1er août, 15 décembre 1833, 15 juillet 1834, 15 mai 1835, 1er mai et 1er décembre 1836, 15 octobre 1841.
- ↑ Les lecteurs de la Revue connaissent quelques-unes des études de M. Am. Thierry sur le Ve siècle. Voyez les livraisons du 15 juin, 15 juillet et 1er septembre 1857, 15 juin 1859.
- ↑ « Populus Romanus moritur et ridet. » (Salvien.)
- ↑ Personne encore, à ma connaissance, n’a relevé cette erreur si originale du grand orateur catholique; je l’appelle une erreur originale parce qu’elle est évidemment volontaire, et qu’elle contient sur la situation de l’Occident, du Ve au VIIIe siècle, un jugement plein de vérité. Bossuet veut dire que la plupart des institutions romaines de l’empire ont été maintenues par les royautés barbares. C’est la thèse que M. Lehuérou a démontrée d’une façon irréfutable dans son excellente Histoire des Institutions mérovingiennes.
- ↑ Herder, Idées sur la Philosophie de l’histoire de l’Humanité, livre XVIII, chapitre II. J’emprunte la belle traduction de M. Edgar Quinet.