Henry Kistemaeckers (p. 167-174).
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VIII



Pellard, ayant un petit succès à l’Odéon avec sa pièce en un acte, jugea qu’on ne tarderait pas à jouer son Vercingétorix, qu’il pouvait dorénavant « vivre de sa plume », et quitta le ministère, en disant à Frémy :

— Vous verrez qu’on parlera de moi, dans quelque temps !…

Il fut remplacé par un de ces êtres ternes comme on en rencontre dans les administrations de l’État, qui rêvent d’attacher un jour à leur boutonnière le ruban violet, peut-être même le ruban rouge, prennent leurs fonctions au sérieux, espèrent de l’avancement et attendent leur pension pour aller achever leur vie quelque part à Batignolles ou à Vaugirard, en cultivant quatre salades dans un jardin grand comme un mouchoir de poche.

Ce nouveau venu ne s’occupait point de littérature ; il faisait sa cuisine lui-même, par économie, et se couchait de bonne heure, pour préserver sa santé ; de sorte que Frémy n’eut plus la ressource de dîner et de passer la soirée en compagnie. Au bureau, il travaillait assidûment, et ne parlait guère. À peine, de temps en temps, hasardait-il une réflexion sur un fait divers, lu dans le Petit journal, qu’il achetait chaque matin, pour suivre le mouvement politique. Les heures de travail furent donc plus monotones encore que par le passé et plus longues.

Frémy, définitivement abandonné à lui-même, s’accoutumait à l’ennui. Mais une lente métamorphose le transformait. Il perdit une à une toutes ses élégances : peu à peu, le bas de son pantalon s’effrangea ; il laissa s’effiloquer les poignets de ses chemises ; il négligea ses cravates ; et ses bottines s’usaient, sans qu’il se pressât de les remplacer. Son pas s’alourdissait, il économisait paresseusement ses actions ; ses cheveux mêmes étaient souvent en désordre. Longtemps, il ne s’intéressa plus à rien ; puis, il se proposa d’épargner de l’argent, pour racheter une pendule. Mais, à peu de temps de là, il crut remarquer que son estomac se détraquait : alors, il consulta des médecins, but de l’eau de Vichy, prit de la teinture de noix vomique et jusqu’à de la strichnine ; toutes ces choses coûtaient cher, et troublèrent son budget. Et l’hiver s’écoulait lentement, parmi les brouillards.

Un jour de février, Frémy rencontra Pellard, qu’il n’avait jamais revu, sur le Pont des Saints-Pères. Les deux amis se serrèrent la main avec effusion, achevèrent de traverser le pont en pataugeant dans la neige fondante, et entrèrent ensemble chez un marchand de vins.

— Eh bien, comment vont vos affaires ? demanda Frémy.

Le poète soupira :

— Ah ! vous aviez raison, mon cher… La littérature, c’est bien difficile !… On ne veut pas monter mon Vercingétorix : les directeurs disent qu’il y aurait bataille, qu’on casserait les banquettes… Je gâgne un peu d’argent en chroniquant de ci, de là… Je fais un roman… Et vous ?…

— Moi ?… Moi, mon Dieu, c’est toujours la même chose !…

Ils parlèrent de leurs impressions passées : le temps qu’ils étaient ensemble, c’était le bon temps !… Puis, comme ils se séparaient :

— Donnez-moi donc votre adresse, dit Frémy à son ancien compagnon… J’irai vous voir…

Mais Pellard se troubla, balbutia, hésitait. Enfin, il parut prendre une décision :

— Dites-moi, mon ami,… fit-il en cherchant ses mots, pensez-vous encore à cette écuyère,… que vous aimiez ?…

Frémy, étonné d’une telle question, répondit :

— Bien rarement… C’est si loin !…

— Alors, vous ne l’aimez plus ?…

— Oh ! non, bien sûr !…

Pellard hésitait de nouveau.

— Sa mère est morte, dit-il enfin.

Frémy ne manifesta nulle émotion.

— Tiens !… comment le savez-vous ?…

Au lieu de répondre, Pellard donna des détails sur la maladie de misstress Maudson : une mauvaise pleurésie, qui l’avait emportée en quelques jours.

— Mais comment donc le savez-vous ? reprit Frémy, que la curiosité gagnait.

— C’est que… j’ai revu Éva… Éva, oui, Topsy…

— Ah !…

— Elle est dans un magasin près de chez moi…

— Alors, vous la rencontrez souvent ?…

— C’est justement ce que je voulais vous dire… Si vous venez chez moi, il faut bien que vous le sachiez… Nous sommes ensemble, depuis un mois !…

D’abord, Frémy ne répondit pas : il se rappelait tout à coup bien des choses, et les souvenirs évoqués le troublaient. Puis de nouveau, il murmura simplement, en regardant à terre :

— Ah !…

Et serra la main que Pellard lui tendait en répétant, l’air affligé :

— Vous ne m’en voulez pas, dites ?…


FIN.