Henry Kistemaeckers (p. 105-131).
◄  V
VII  ►


VI



Le lendemain, les journaux donnaient de Topsy des nouvelles contradictoires ; quelques-uns rappelaient à son propos les noms d’écuyères célèbres, mortes de mort violente : souvent, la blessure ne paraît pas dangereuse dès l’abord, et puis des complications surviennent…

Pellard cherchait à consoler son ami : il est rare qu’on se tue dans une chute ; on a vu des gens tomber d’un cinquième étage sans se faire de mal…

— Mais, lui dit Frémy, elle ne pourra peut-être jamais reprendre ses exercices !… Que voulez-vous qu’elle devienne ?…

— Il y a des carrières pour une femme…

— Oui : demoiselle de magasin ou dame de comptoir !…

Il ne pensait plus à Héloïse, qu’il avait quittée la veille en prétextant une indisposition : Topsy, de nouveau, le préoccupait toute seule. Il remarqua que les journaux, en parlant d’elle, l’appelaient unanimement « la malheureuse jeune femme » : et à ses inquiétudes, un autre trouble l’agitait ; pour tout au monde, il aurait voulu connaître la vie de Topsy depuis qu’il ne l’avait plus vue.

Le soir, Frémy alla au Cirque avec le bon Pellard, qui ne voulait pas le laisser seul.

Il interrogea les ouvreuses, il s’informa auprès des artistes, qui le reconnurent. Plusieurs d’entre eux avaient vu Topsy dans la journée : elle avait une jambe cassée, beaucoup de fièvre, et délirait ; sa mère était au désespoir, parlait de l’argent que coûterait la maladie, demandait ce qu’elles deviendraient toutes deux si la jeune fille était obligée d’abandonner son métier. Il était question d’organiser une souscription. Pellard offrit de lancer l’affaire dans son journal.

— N’en faites rien, lui dit Frémy à voix basse ; j’ai encore des vieux bronzes dont je puis retirer un bon prix… Je ne veux pas qu’elle ait recours à la charité publique…

Pendant ce temps, la représentation suivait son cours. L’orchestre se mit à jouer, pour une autre, le quadrille de Topsy. Aux premières mesures, Frémy sentit le spasme qui le secouait autrefois et, le sortant de son indolence habituelle, lui donnait comme une plus grande force de vivre. Il regarda : les tours l’intéressaient par eux-mêmes.

— Voulez-vous que nous partions ? lui demanda le bon Pellard ; toutes ces choses doivent vous agiter.

Il secoua la tête : maintenant, le danger l’attirait. Il ne perdait pas de vue un seul mouvement des acrobates : et il y avait en lui comme un secret désir mauvais de retrouver les émotions de la veille, comme une inavouable curiosité de voir un corps rouler dans la piste, d’entendre des cris, de sentir soudain son cœur battre plus fort. Quand miss Arachnea, debout sur son étroit cylindre mobile, se renversa, en tenant deux poignards sur ses yeux, Pellard remarqua que la sueur perlait au front de son ami :

— Allons-nous-en donc, lui répéta-t-il.

— Non, non !…

Et ses narines frémissaient, et ses yeux s’ouvraient démesurément.

Cette émotion trouvée, Frémy revint de nouveau la chercher tous les soirs. Un autre sentiment l’attirait encore : ses souvenirs d’autrefois, épars dans la salle, lui revenaient l’un après l’autre ; des regrets lancinants s’emparaient de lui ; par moments, il croyait entendre la voix de Topsy, ou il se figurait que, guérie par un miracle, elle allait entrer dans la piste, toute fraîche et toute rose. Alors, il maudissait son égoïsme, qui l’avait éloigné du bonheur.

Pellard l’accompagnait souvent, sans le comprendre, parce qu’il le voyait malheureux ; et il murmurait :

— Cela deviendra une idée fixe !…

Un jour cependant, Topsy revint, boitant un peu.

Elle était amaigrie, et très pâle ; ses grands yeux bleus, cerclés de bistre, conservaient l’éclat de la fièvre ; elle semblait abattue, plus encore par le poids d’une incurable tristesse que par la maladie, et sa personne languide avait ce charme singulier des êtres souffrants. En voyant Frémy assis à sa place habituelle, à la place même où il l’attendait jadis, elle s’arrêta, comme si la respiration lui manquait.

Il se retourna, et la vit.

Il rougit, troublé ou honteux. Puis, presque machinalement, il s’avança au devant d’elle. Des artistes les observaient.

Ils se serrèrent la main, cherchant tous deux des mots, ne trouvant rien à se dire. Enfin, Frémy murmura :

— Il y a bien des jours que je vous attends… Vous allez mieux, à présent ?

Elle lui répondit :

— Oui, je vais mieux, je vous remercie.

Une question brûlait ses lèvres, qu’elle n’osait formuler.

Ils s’assirent, demeurèrent silencieux, puis se mirent à parler un moment de choses indifférentes. Frémy expliqua qu’une longue indisposition l’avait forcé à interrompre ses visites au Cirque, quelque temps avant l’accident.

— Je n’osais pas vous écrire ; mais je pensais à vous…

Elle se taisait, un sourire de doute fixé à ses lèvres.

— À propos, fit-elle avec un grand effort, le jour de l’accident, vous étiez là ?

— Oui, balbutia-t-il en hésitant.

— Et… vous étiez seul ?

Il s’attendait à cette question, il répondit avec assez de sang-froid :

— Oui, j’étais seul.

Elle eut le courage d’insister ; il y avait un aveu dans ce qu’elle lui dit :

— Mais… au moment où je suis tombée, j’ai vu… qu’une… personne se penchait vers vous ?…

Il prit un air étonné.

— Une femme ?… Je ne sais plus… En tout cas, je ne la connaissais pas, elle n’était pas avec moi.

Et vraiment, Héloïse était si loin de son souvenir, qu’il ne mentait pas tout à fait.

Topsy essaya de lire dans ses yeux s’il disait la vérité. Mais comment aurait-elle pu douter ? Elle ne demandait qu’à le croire.

Il reprit, se sentant plus fort qu’elle :

— Comment se fait-il que vous soyez tombée ? vous étiez si sûre de vous !

Elle se troubla, balbutiant :

— Mon Dieu ! je n’en sais rien… J’ai peut-être été distraite… Ou bien le cerceau était trop haut…

L’entr’acte commençait. Ils se trouvaient presque seuls à leurs places, et les lumières étaient baissées. Frémy lui prit la main, qu’elle ne songea pas à défendre, et la regarda longuement. Elle lui dit, avec une nuance d’inquiétude :

— Vous me trouvez bien changée, n’est-ce pas ?…

Au fond, il le pensait ; il la rassura pourtant :

— Mais non… Un peu pâle, peut-être : c’est bien naturel. À part cela, vous êtes comme avant…

Elle secoua doucement la tête : il lui semblait qu’il parlait ainsi par pitié, qu’elle n’était plus comme avant, ni lui non plus, d’ailleurs, ni rien de ce qui les entourait : la musique de l’orchestre résonnait à ses oreilles comme si des parois l’eussent étouffée, les choses perdaient pour elle leurs contours précis ; peut-être que le brusque changement de sa chambre obscure, où passait la silhouette sèche de misstress Maudson, à cette salle pleine de lumière et de monde, l’hallucinait. Elle dit encore, répondant à sa pensée intérieure :

— Je me suis bien ennuyée, pendant ma maladie… Oh ! les jours étaient longs !…

Il lui pressa la main plus fort :

— Ah ! fit-il, si j’avais pu aller vous voir !…

… Quand Frémy rentra dans sa chambre, une lourde tristesse l’oppressait. Ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur sa cheminée, veuve de sa pendule en vieux Saxe et des bibelots qu’il aimait quelquefois à retourner dans ses mains : il se ressouvint d’Héloïse. Des comparaisons se faisaient dans son esprit, qui demeurait incertain ; il doutait de ses sentiments.

— Ah ! murmura-t-il, je suis un misérable : je ne l’aime même pas… Je n’ai jamais aimé !…

Et sa bougie se consumait lentement…

Quelques jours après, il remarqua que Topsy semblait gaie :

— Je suis presque guérie, lui dit-elle… Dans quinze jours, si l’on ne m’a pas trompée, il n’y paraîtra plus.

— Alors, vous reprendrez vos exercices !…

Elle ne paraissait pas décidée :

— Je ne sais trop… Je ne sais pas si je pourrai…

Il la regardait d’un air étonné. Elle ajouta :

— Ma mère voudrait que je fisse autre chose… Pendant ma maladie, elle s’est occupée à me chercher une position… On me trouvera peut-être une place dans un magasin.

Frémy sentit son égoïsme se révolter à la pensée qu’elle pourrait faire un métier banal et moins dangereux. Il se récria :

— Y pensez-vous ? Ce n’est pas une carrière, cela !…

— Mais si… on gagne de soixante à cent francs par mois, à ce qu’on m’a dit, et l’on est nourrie… C’est une carrière très honorable, pour une femme… D’ailleurs, que pourrais-je faire, dites-moi ?

— Recommencer !…

Elle eut un sourire triste :

— C’est que… je n’en ai pas très envie… Il faut du courage, pour recommencer après un accident !… Tant qu’on ne connaît pas le danger, on n’y pense guère… Mais après !…

Elle frissonnait au souvenir de son mal et de son long ennui.

— Des malheurs comme le vôtre n’arrivent pas deux fois ! reprit Frémy… Pour si peu, vous renonceriez à votre art ?…

Elle leva sur lui des yeux étonnés, blessée instinctivement :

— Pour si peu ?… Cinq semaines de souffrance, ce n’est pas peu de chose, je vous assure… Vous devriez le savoir, vous qui avez aussi été malade !…

Son mensonge, rappelé dans un pareil moment, le gêna.

— Sans doute, fit-il, c’est pénible, c’est très pénible… Mais une fois qu’on est guéri, on n’y pense plus… Et songez donc comme vous seriez malheureuse, — vous qui êtes habituée à l’ivresse de la course et des applaudissements, — enfermée toute la journée dans une boutique obscure à vendre des gants ou à auner des rubans, et forcée encore de subir les jérémiades des clients !… Le danger même, vous le regretteriez… La monotonie de la vie bourgeoise vous étoufferait, parce que vous êtes née artiste !…

— Je ne sais pas… L’art, c’est très beau, sans doute… Mais la vie régulière doit bien avoir ses charmes aussi… Quant aux applaudissements… mon Dieu ! on m’applaudissait déjà quand j’avais dix ans, — et je faisais alors tout ce que je fais maintenant, ou à peu près… Non, les applaudissements ne me retiendraient pas !… Voyez-vous, auner des rubans ou sauter à travers des cerceaux de papier, quand il faut vivre, c’est la même chose !…

Il cherchait de nouveaux arguments.

— Vous m’avez pourtant dit, fit-il, que vous aimiez le cirque ?…

— Je vous ai dit que je m’y étais accoutumée : ce n’est pas tout à fait la même chose… Au cirque, je n’aime que les chevaux : ce sont de braves bêtes qui comprennent bien et qui s’attachent à vous… Oui, quand j’étais petite, à Birmingham, j’en avais un auquel je racontais tout… Il était mon confident, et quand je pleurais parce que ma mère m’avait grondée ou parce qu’on me faisait apprendre un nouveau tour bien difficile, il venait frotter sa tête contre moi en me regardant avec des yeux !… Eh bien, quand il fut trop vieux, on le vendit à un équarisseur !… Et il y a deux ans, à Berlin, au cirque Salamonsky, où je suis restée longtemps, il y en avait un autre avec qui j’étais bien amie ; mais il s’est blessé en travaillant, et on l’a vendu : peut-être qu’à présent il tire un vieux fiacre !… Et la même reconnaissance nous attend tous : quand nous ne serons plus bons à rien, qui s’occupera de nous ?…

Il l’écoutait, les yeux baissés. Elle continua :

— Oui, la seule chose que je regretterais, c’est les chevaux… Quant aux cirques, je n’y penserais jamais de ma vie !… Vous ne vous imaginez pas les désagréments de toutes sortes qu’on peut y avoir… Le seul moyen d’y être tranquille, c’est de faire partie d’une famille ; et ma mère ne veut pas même entrer avec moi, à cause des clowns, qu’elle n’aime pas à voir… Et dans les coulisses, on rencontre des gens mal élevés qui viennent tourner autour de vous…

Frémy ne pouvait s’empêcher de trouver qu’elle raisonnait juste. Mais en même temps, il sentait que la femme qui gagnerait son pain par un travail imbécile lui deviendrait bientôt indifférente. La jalousie même que ses derniers mots excitaient en lui, était un pîment. Il essaya de toucher une dernière corde :

— Le public vous attend, reprit-il après un silence ; et le directeur compte sur vous… Vous étiez très aimée : je l’ai souvent entendu dire par des journalistes… Aussi, quel triomphe lorsque vous reparaîtrez dans la piste !… On célébrera votre courage, vous serez l’héroïne du jour, et votre avenir sera assuré : cela ne vaut-il pas un effort ?…

Topsy connaissait le public, et combien sa mémoire est courte.

— Comme vous vous trompez ! fit-elle. Le public ne pense plus à moi : il est arrivé tant de choses, depuis mon accident !… Si je recommence, j’aurai l’ennui de nouveaux débuts, voilà tout !… Non, plus j’y réfléchis, plus je suis décidée à faire autre chose…

Frémy eut un geste d’impatience, et, d’un ton presque blessé :

— Faites comme vous voudrez, dit-il. Moi, je trouve que vous aurez tort !…

Elle comprit que, pour des raisons quelconques, il attachait une grande importance à sa décision, et, tout de suite, envisagea la chose à un autre point de vue. Des larmes lui vinrent aux yeux : pourquoi voulait-il qu’elle risquât sa vie chaque soir ?…

En ce moment, une écuyère voltigeait dans la piste : Topsy sentit comme une sourde terreur à la pensée que ce pourrait être elle, et la voix du clown lui fit mal. Néanmoins, réprimant le frisson qui d’avance la secouait, sacrifiant en une minute tous ses rêves de tranquillité, elle lui dit simplement, avec un de ces adorables sourires de femme qui aime :

— Puisque vous y tenez, j’essayerai de recommencer… Mais j’aurai bien de la peine à décider ma mère !…

Il n’accepta pas ce sacrifice. Il lui répondit :

— Oh ! moi, je n’y tiens pas… Ce que j’en dis, c’est pour vous, dans votre intérêt.

Et, comme la soirée était terminée, ils se séparèrent, mécontents l’un de l’autre.

Les jours suivants, leur intimité se rétablit peu à peu.

Topsy raconta la peine qu’elle avait eue à « faire entendre raison » à sa mère, qui lui répétait incessamment les mêmes arguments, et Frémy lui sut gré de sa résolution.

Puis, comme autrefois, assis aux mêmes places, pendant que la même musique et le même bruit confus bourdonnaient à leurs oreilles, ils causèrent, cherchant des sujets qu’ils pussent ramener à eux-mêmes. Frémy ne pouvait résister au besoin de l’éblouir ; il se mettait pour elle en frais d’esprit, il « pôsait ». Elle l’écoutait, elle l’admirait, étonnée et ravie de paradoxes qu’elle ne comprenait pas, d’idées frelatées puisées à de mauvaises sources qu’il répandait sur elle pour la griser, incapable d’admettre qu’il la trompait ; et en échange de ses phrases vides, elle lui disait naïvement, non sans crainte d’être ridicule, les choses fraîches et sincères qu’elle puisait dans son cœur.

C’était d’ailleurs d’une façon presque inconsciente, et tout en se trompant lui-même, que Frémy la trompait. Il essayait de s’abandonner au charme de cette adoration perpétuelle et passive, dans laquelle il trouvait une douceur. Il sentait que jamais il ne rencontrerait plus un pareil amour, et il s’efforçait de s’y livrer tout entier. Mais ses prudences revenaient malgré lui ; et à de certaines heures, il se sentait indifférent. Alors, il se consolait en se disant qu’il retrouverait sans doute ses impressions dans toute leur force quand Topsy aurait repris son séduisant travail.

Ce moment, du reste, approchait, et Frémy le voyait venir avec une anxiété croissante. Quoiqu’il ne se rendît pas un compte exact des choses vagues qui se passaient en lui, il comprenait cependant que cette journée avait un intérêt décisif, et comptait que son émotion l’éclairerait sur l’état de son cœur. Il en parlait sans cesse à Pellard, lui demandant dix fois par jour :

— Croyez-vous qu’elle réussira ?

— Pourquoi ne réussirait-elle pas ? lui répondait le poète, qui ajoutait quelquefois :

— Et puis, quand elle aura réussi, serez-vous plus avancé qu’à présent ?… Vous avez traîné beaucoup trop cette affaire, mon ami… Voyez-vous, pour l’amour, c’est comme pour la poésie : il faut de l’inspiration !… Faites comme moi ; allez-y carrément, vous réussirez toujours !…

En effet, Pellard était un bel exemple de ce que peut la confiance en soi : il écrivait maintenant dans plusieurs journaux, et l’Odéon allait jouer un acte de lui. Il parlait de quitter le ministère.

De son côté, Topsy n’était guère tranquille : sa mère la tourmentait, et les querelles répétées qu’il lui fallait subir, en l’énervant, diminuaient son courage. Désireuse d’en finir plus tôt, elle avança l’époque qu’elle s’était fixée : un jour, elle annonça à Frémy qu’elle recommencerait, après quelques répétitions auxquelles elle le pria d’assister :

— Je serai plus forte, si vous êtes là…

Alors, quoiqu’aucun mouvement intérieur ne l’y poussât, mais parce qu’il s’y croyait obligé, Frémy lui dit qu’il l’aimait. Elle le crut tout de suite, et se sentit si heureuse qu’elle ne regrettait plus rien…