La Chute d’un Ange/Troisième vision

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 95-146).

TROISIÈME VISION



 
Or, les chefs rassemblés dirent le lendemain :
« Les chasseurs de ces monts ont tenté le chemin ;
Ne voyant plus en bas leurs sept fils reparaître,
Plus nombreux et plus forts ils monteront peut-être.
La place où, sous les bois, ont brouté nos chameaux,
Les fruits dont notre main dépouilla les rameaux
Leur montreront la terre où nos dieux nous font vivre ;
Fuyons si loin, si loin, qu’ils ne puissent nous suivre.
Le soleil, qui des cieux descend de mois en mois,
N’attiédit plus assez l’air élevé des bois ;

Descendons avec lui sur les bords de l’Oronte,
Et, cachés dans son lit, attendons qu’il remonte. »

Et les pasteurs, chantant le signal des départs,
Rassemblaient les troupeaux dans les herbes épars :
C’était la chèvre errante aux flancs des précipices,
L’onagre patient, les fécondes génisses,
La brebis dont la laine amollit le repos,
Le chien qui veille l’homme et commande aux troupeaux ;
L’éléphant presque humain, les plaintives chamelles
Qui laissent les enfants épuiser leurs mamelles,
Et les oiseaux privés, dont le chant entendu
Avertit l’homme à jeun du fruit qu’ils ont pondu ;
Attirés par l’instinct des amitiés humaines,
Ils suivaient la tribu, sur les monts, dans les plaines,
Comme si le désir de la société
Eût compensé pour eux même la liberté !
C’étaient des amitiés secrètes, inconnues :
La grue, en escadron, suivait du haut des nues ;
L’hirondelle, quittant les rebords du rocher,
Venait, de halte en halte, aux tentes se percher.
La tribu retrouvait, aux termes des voyages,
Les mêmes voix dans l’air et les mêmes plumages :
Tant ces doux animaux, pleins de l’instinct d’amour,
Se souvenaient encor des lois du premier jour !

Trouvant partout des fruits et partout des demeures,
Ces pasteurs chaque jour cheminaient quelques heures ;

 
Confiant, pour la route, au dos des éléphants,
Les images des dieux, les femmes, les enfants,
Et chargeant des fardeaux les chameaux et les ânes,
Ils serpentaient, à l’ombre, en longues caravanes :
Et les rives du fleuve, et les dômes des bois,
Dans leur silence émus tressaillaient à leurs voix.

Cédar, chargé du poids de ses lourdes entraves,
Suivait, mêlé lui-même au troupeau des esclaves,
Et, cherchant Daïdha de l’œil parmi ses sœurs,
Arrosait, sur ses pas, l’herbe de ses sueurs.
Ils marchèrent ainsi pendant trois fois deux lunes.
Tantôt sur ces sillons que l’on élève en dunes
Aux bords grondants des mers, dont les flots à leurs yeux
Dans un lointain confus semblaient s’unir aux cieux ;
Tantôt dans des vallons aux falaises profondes,
Que des fleuves sans nom remplissaient de leurs ondes.
Ne sachant pas encor l’art de les traverser,
Ils remontaient au loin leurs flots pour les passer.
Enfin des monts boisés les croupes descendirent,
Sur un libre horizon leurs pentes s’étendirent,
Et l’Oronte, aussi bleu qu’un firmament du soir,
Épancha sous leurs pieds son radieux miroir.

Il coulait sous un cap dont les grottes profondes
Grossissaient par l’écho les plaintes de ses ondes ;
À ces antres voilés de mousse, d’églantiers,
Les gazons dessinaient de faciles sentiers,

Et le sable, lavé par le fleuve limpide,
Jusqu’à ses bleus contours glissait de ride en ride.
La tribu salua du regard et des cris
De ces antres secrets les antiques abris
Creusés dans ces rochers par les mains de leurs pères,
Tout pleins de souvenirs, de récits, de mystères,
Où les fils de Phayr avaient reçu le jour,
Où les mères avaient porté leurs fruits d’amour,
Où les vierges avaient changé leurs noms de femmes,
Où l’image des morts errait avec leurs âmes.
Chaque père guidait sa tribu vers le sien.
Le chameau, l’éléphant, l’âne même, et le chien,
Au site accoutumé semblaient se reconnaître,
S’arrêtaient à l’entrée et devançaient leur maître.

Après avoir à terre étendu les fardeaux,
La tribu dispersée accourut aux tombeaux.
C’était un monticule, ou quelque énorme pierre,
Ou quelque tronc couché d’arbre couvert de lierre,
Qui marquaient sur la terre à la postérité
Le lieu des souvenirs par une âme habité.
Chacun en revenant des lointaines contrées
Accourait embrasser ces mémoires sacrées,
Et, semblable à quelqu’un qui parle du dehors,
Collait sa bouche au sol et parlait à ses morts.

Une femme disait à l’âme de son père :
« O père ! l’eau des yeux coule-t-elle sous terre ?

Ce qui s’est fait depuis que tu n’es remonté,
Ceux qui sont descendus te l’ont-ils raconté ?
Léa, ton doux regard et ta petite-fille,
Les chasseurs l’ont ravie enfant à sa famille.
Longtemps au fond des bois on l’entendit crier ;
Ses cheveux n’ont servi, père, qu’à la lier ?
Les flèches des géants ont sifflé sur nos têtes ;
Nous avons habité sur le mont des tempêtes ;
Selma dans ces combats a perdu son époux.
Un homme de mystère est venu parmi nous,
Les chasseurs sous sa main se renversent et meurent ;
Les filles de Phayr le regardent et pleurent :
De leurs dons les plus chers nos dieux nous ont bénis,
Nous revenons des bois les mains pleines de nids.
Et moi j’ai mis au monde un fils et sa jumelle :
Leurs blanches dents déjà me mordent la mamelle.
Dans les yeux de l’enfant aussi noirs que la nuit,
Mon souvenir croit voir ton amour qui me suit !
Regarde, il est couché près de moi sur la feuille,
Arrachant de ses doigts ton herbe qu’il effeuille ;
Il essuie étonné ma joue avec sa main ;
Nomme-le par son nom, pour qu’il vienne demain. »

Non loin de là, pressant un tertre funéraire
À l’ombre de sa fille ainsi parlait la mère :
« Adda, fleur de mon sein, larme du cœur, c’est moi.
Les hommes de dessous furent jaloux de toi ;
Ils te firent tomber dans l’envieuse couche
Avant que mon doux lait fût tari sur ta bouche.

Oh ! dis-moi, redis-moi, quel lait bois-tu là-bas ?
Quelle mère en chantant te berce sur ses bras ?
De quel nom, mon Adda, plus doux te nomme-t-elle !
Dis-le-moi, pour qu’aussi de deux noms je t’appelle,
Pour qu’en venant la nuit parler à ton gazon,
Ton âme se réveille et réponde à ton nom !
Enfant, as-tu grandi sous l’herbe où tu reposes ?
Les enfants de la mort te tressent-ils des roses ?
Des grains rouges des bois te font-ils un collier ?
Il me semble parfois que je t’entends crier.
J’ouvre mes bras la nuit, ma fille, pour te prendre !
Car l’époux de mon cœur, hélas ! a beau suspendre
Tes frères à mon cou pour m’y faire penser,
De mes yeux, de mon âme il ne peut t’effacer ;
Je suis l’oiseau plaintif à l’aile bleue et blanche
Dont le courant du fleuve, en secouant la branche,
A fait tomber du nid et rouler dans les flots
Un petit, le premier de la couvée éclos :
Il a beau réchauffer les autres dans sa plume,
Du seul qu’il a perdu le souci le consume,
Et tout le jour il crie et regarde dans l’eau
Et porte sa becquée à son petit oiseau. »

Ainsi parlaient aux morts les hommes et les femmes,
En couvrant leurs gazons de présents pour leurs âmes.
Leurs pas, se détachant lentement de ces lieux,
Semblaient s’enraciner à ce sol des aïeux.
Tant peut sur les humains la mémoire chérie !
C’est la cendre des morts qui créa la patrie.

Après avoir ainsi versé l’eau de leurs cœurs,
Chacun tira ses dieux de leurs arches de fleurs,
Et, les plaçant au seuil de ces antres sauvages,
Les pria d’habiter et d’aimer ces rivages.
C’étaient de vils objets où l’adoration
Profanait la pensée et la création :
Des plantes, des cailloux, des écorces bizarres,
Du lit séché des flots les coquillages rares ;
Tout ce qui séduit l’œil et fixe le regard,
Ce qu’accouple un vain songe ou présente un hasard ;
Du besoin d’adorer, d’espérer et de craindre,
Vil assouvissement que l’homme aime à se feindre.
Chacun avait le sien aux autres préféré,
Qu’on troquait, qu’on vendait, qu’on brisait à son gré,
À qui l’on prodiguait le respect ou l’insulte
Selon que le hasard vérifiait le culte.
C’était à qui d’eux tous adorerait le mieux.
Mais les esclaves seuls n’avaient jamais de dieux !
Leur main eût profané ces idoles immondes ;
La malédiction leur fermait les deux mondes :
Et sur les dieux volés si leur main s’étendait,
Sous mille bras levés la loi les lapidait !

Quand il eut du retour accompli les mystères,
Et rallumé le feu dans la cendre des pères,
Tout le peuple pasteur, à l’abri des méchants,
Sur les rives du fleuve et sur les prés penchants
Se répandit en paix, comme une ruche pleine
Se répand sur les fleurs autour d’une fontaine ;

Et ses jours s’écoulaient l’un à l’autre pareils,
Et quelques vieillards seuls en comptaient les soleils.

Les esclaves, la nuit, liés au tronc d’un hêtre,
Faisaient paître, le jour, les troupeaux de leur maître,
Et, de peur des lions, les rassemblant en un,
Passaient leur dure vie à pleurer en commun :
Les uns se racontaient à quel vil prix vendue,
Leur liberté natale avait été perdue ;
D’autres se souvenaient comment, leur père mort,
Leur mère en servitude était tombée au sort,
Et, captive au milieu des brebis et des chèvres,
D’un lait aigri de pleurs avait nourri leurs lèvres.
Ceux-là montraient du doigt sur leurs membres flétris
Les sillons noirs du fouet qui les avait meurtris ;
Ceux-ci leurs bras liés, et dont la ligature
Dans les veines avait tari la nourriture ;
Et, s’épiant l’un l’autre afin de se trahir,
Ne conservaient d’humain que le cœur pour haïr !
Tous regardaient Cédar avec un œil d’envie,
Et de son infortune ils consolaient leur vie.

Lui pourtant, sans parole et ne comprenant pas,
Fuyait d’instinct les lieux que fréquentaient leurs pas,
Et, guidant ses chameaux aux plateaux les plus rudes,
Ne hantait que les monts et que les solitudes,
Sans crainte des lions dont d’autres s’effrayaient ;
Car à son seul aspect les lions s’enfuyaient.

Là, couché de longs jours près des sombres fontaines,
Dont le fuyant murmure emporte aussi les peines,
Ou debout sur des pics où mugissaient les airs,
Il regardait les cieux, les plaines et les mers,
Et les mille rayons partant de toute chose,
Où tombe la pensée, où le regard se pose :
La nature d’abord, vaste éblouissement,
Lui-même pour lui-même immense étonnement,
Du firmament profond les merveilleux spectacles,
La végétation et ses nombreux miracles,
Et les brutes et l’homme, et leurs divers rapports,
Venant dans son esprit converger du dehors,
Développaient en lui l’inerte intelligence
Comme un homme qui dort, qui s’éveille et qui pense :
Et tout cela semblait n’être qu’un souvenir
Que du fond de son âme il sentait revenir.
Mais lorsqu’il s’efforçait de renouer la trame
Du présent au passé, de ses sens à son âme,
Le rayon s’éclipsait et ne l’éclairait plus,
Sa mémoire fondait en nuages confus ;
Il sentait sur sa tête une voûte abaissée
Qui comprimait son crâne et brisait sa pensée,
Et, le front tristement penché sur ses genoux,
Entre une nuit et l’autre il restait comme nous.

Il n’était arraché de cette rêverie
Que par le bruit des pas ou par la voix chérie
De Daïdha, venant traire au milieu du jour
Les chamelles d’Alphim qui broutaient alentour,

Et portant aux captifs leur pauvre nourriture,
Comme aux oiseaux des champs on jette leur pâture.
Sitôt qu’il entendait l’harmonieuse voix,
L’appelant par son nom, résonner sous les bois,
Tous ses sens absorbés vibraient dans son oreille ;
Il se levait semblable à l’homme qui s’éveille,
Oubliait sa pensée et la longueur du jour :
Le jour, c’était pour lui l’heure de ce retour.
Il s’élançait rapide à cette voix si douce
Dont son cœur recevait la soudaine secousse ;
Il brisait en courant les branches devant lui,
Ses pieds prenaient à peine à terre leur appui :
Il semblait que son corps soulevé par une aile
L’emportait ; puis soudain, quand il approchait d’elle,
Qu’à trois pas de l’enfant il arrivait joyeux,
Sous le rayonnement attendri de ses yeux,
La force défaillant à son âme trop pleine
Dans son sein qui battait faisait manquer l’haleine,
Ses genoux vacillants sous lui se dérobaient,
Ses regards éblouis vers le sol retombaient,
Et debout, pâle et froid comme un homme de marbre,
Il restait un moment appuyé contre un arbre.

Mais elle, s’avançant dans sa chaste candeur,
Courait rouge de joie autant que de pudeur,
Déposait à ses pieds pour les heures brûlantes
Son rustique festin dans les feuilles des plantes ;
Élevant son amphore à ses lèvres de feu,
De l’écume du lait les abreuvait un peu ;

Essuyait de la main sur sa joue embrasée,
Ou la sueur brûlante, ou la froide rosée ;
Lui souriait des yeux, de la bouche et du cœur ;
Chargeait son doux regard de pitié, de langueur,
Et, touchant les liens qu’elle eût voulu détendre,
S’essayait par le geste à lui faire comprendre
Qu’elle eût voulu briser les chaînes de ses bras ;
Puis parlait, et voyant qu’il ne répondait pas,
D’un pied impatient elle frappait la terre,
Et devant lui restait immobile à se taire,
Baissait son front voilé du midi jusqu’au soir ;
Et Cédar l’entendait pleurer, mais sans la voir,
Et des larmes du cœur qu’elle eût dû cacher toutes,
Ses pieds sentaient parfois ruisseler quelques gouttes.

Cédar alors, courant rassembler le troupeau,
Retenait par le cou le petit du chameau,
Pendant que Daïdha, sous la mère penchée,
Pressait entre ses doigts la mamelle étanchée.
Quand l’amphore était pleine et que le lait fumant
Débordait sur ses mains de son vase écumant,
Pour empêcher le lait de fuir par l’orifice,
Il cueillait dans les champs la rose et le narcisse,
Et, semant de ces fleurs le breuvage enfermé,
Le couvrait avec soin d’un bouquet parfumé.
À la place où la vierge avait trempé sa lèvre,
Il en buvait un peu comme un chevreau qu’on sèvre,
Puis élevant l’amphore avec ses bras nerveux,
Et sous le poids de l’urne amassant les cheveux,

Sur le front de l’enfant, dont le cou tremble et vibre,
Il posait doucement le vase en équilibre ;
Et l’enfant, relevant en anses ses deux bras,
Se tournait pour sourire et fuyait à grands pas.
Il sentait que son cœur s’en allait avec elle ;
Il voyait ses cheveux, soulevés comme une aile,
Glisser entre les troncs des platanes jaloux ;
Il la suivait des yeux, il tombait à genoux
Sur l’herbe où ses pieds blancs avaient laissé leur trace ;
De sa bouche muette il en pressait la place.
Comme un homme pensif qui se ferme les yeux
Pour suivre une pensée et qui croit la voir mieux,
Il restait quelque temps les deux mains sur sa vue,
Pour mieux voir dans son cœur l’image disparue ;
Il écoutait parfois si la brise en glissant
De la lointaine voix n’aurait pas un accent ;
Et quand, dans le désert que faisait son absence,
Tout redevenait nuit, solitude et silence,
De ce départ trop prompt attristé tout le jour,
Son cœur impatient aspirait au retour.
Ainsi passait pour lui, du retour à l’absence,
De l’absence au retour, toute son existence,
Et de ses durs liens perdant le sentiment,
Il n’avait qu’une idée, un plaisir, un tourment :
Âme qui, pour nourrir sa vie intérieure,
Au cœur n’a qu’une image et dans le jour qu’une heure.

Et cependant son corps avec l’âge croissait,
De sa mâle beauté l’essor s’accomplissait :

Son âme à son insu dans sa forme divine
Rappelait par ses traits sa céleste origine ;
Dans ce corps garrotté d’un esclave avili,
Quelque chose du ciel avait gardé le pli ;
Son regard calme et doux avait pourtant des flammes
Dont les éclairs voilés faisaient rêver les femmes.
Comme pour se venger de leur stupide affront,
Il dépassait déjà tous les hommes du front.
Tel qu’un aiglon captif de l’enfant qui le brave,
Même en l’humiliant ils admiraient l’esclave ;
Timides et jaloux, ils fuyaient son aspect ;
Leurs regards s’abaissaient de honte et de respect ;
Daïdha seule osait lui commander du geste ;
Il ne regardait qu’elle, il méprisait le reste ;
Il lisait dans ses yeux le regard commencé,
Elle était obéie avant d’avoir pensé.
Ainsi le fier taureau qu’une main d’enfant mène
Obéit à l’amour, et suit ses pas sans chaîne !

Cependant Daïdha sentait avec orgueil
L’empire qu’exerçaient sa voix et son coup d’œil,
Et, fière d’adoucir seule ce cœur sauvage,
Se faisait un bonheur de ce noble esclavage.
Elle lui commandait devant eux quelquefois,
Seulement pour montrer ce que pouvait sa voix ;
Et Selma rougissait de gloire pour sa fille,
Et Phayr triomphait de voir dans sa famille
Cet esclave muet, sa force et son honneur ;
Et la foule envieuse admirait son bonheur.

Or, un jour Daïdha se disait, triste et tendre :
« Oh ! que serait-ce donc s’il pouvait me comprendre ! »
Lorsque, élevant les yeux à la voûte des bois,
Elle vit un bulbul à la liquide voix,
Qui, posé sur la branche où son nid se balance,
De son chant ruisselant enchantait le silence,
Tandis que ses petits paraissaient s’essayer,
En écoutant son hymne, à le balbutier.
Ils chantaient, ils chantaient : mais leur langue inhabile
Pour saisir un passage en affaiblissait mille,
Et cependant leur voix par moments rappelait
L’écho mal éveillé de l’air qu’il redoublait ;
Et du nid où l’oiseau se plaisait à répondre,
Leurs accents et les siens paraissaient se confondre.

La vierge, en écoutant ces luttes de chansons,
Comprit que les oiseaux se donnaient des leçons.
Et que, du même accord multipliant l’étude,
Leur chant mélodieux n’était qu’une habitude.
À son esprit frappé Cédar vint à l’instant :
« Il est muet comme eux ! si j’en faisais autant ?
Dit-elle ; si j’étais ce bulbul, doux symbole
Qui souffle à ses petits le chant et la parole,
Et les fait, au moyen de ce chant épelé,
S’entendre avec amour l’un par l’autre appelé ?
Pour enseigner aussi, nos mères que font-elles ?
Imiter par l’enfant leurs lèvres maternelles.
Peut-être que Cédar n’eut point de mère, lui !
Oh ! si je la pouvais remplacer aujourd’hui !

Si, déliant enfin sa langue avec la mienne,
Le son de ma pensée allait toucher la sienne !
S’il répétait les mots que ma mère m’apprit !
Moi qui lui dois la vie, il me devrait l’esprit !
Dans le fond de ses yeux je saurais ce qu’il pense,
Nos âmes n’auraient plus entre elles ce silence !
Que l’heure serait courte ensemble, à l’écouter !
Oh ! je veux dès demain en secret le tenter. »
Puis, soupirant après son œuvre commencée,
Elle roula la nuit dans son front sa pensée ;
Et, quand sur les forêts le jour naissant eut lui,
Sans rien dire à sa mère elle courut vers lui.

Il était ce jour-là couché sur le rivage
Du fleuve, dont les eaux reflétaient son image,
Ravi d’étonnement, de peur et de plaisir,
Se penchant vers lui-même et voulant se saisir ;
Puis, voyant que ses mains qui troublaient l’eau limpide
N’embrassaient que le flot obscurci par la ride,
Il pleurait cette image, et pour mieux la revoir
Il laissait un moment s’aplanir le miroir.
Daïdha, souriant de l’erreur qui l’attache,
Pour surprendre Cédar d’arbre en arbre se cache ;
Sur la mousse flexible arrondissant ses pas,
En retenant son souffle elle marche tout bas,
Et, suspendant ses mains aux verts cheveux d’un saule,
Penche le cou sur l’eau par-dessus son épaule.
Le fleuve un peu voilé qui coule au-dessous d’eux,
Au lieu d’un front charmant en a réfléchi deux.

Cédar, qui, tout à coup trompé par cette image,
Y voit de Daïdha briller le doux visage,
Pour la réalité prenant ce vain portrait,
Pousse un cri, tend les bras, s’élance comme un trait,
Croit que le fleuve emporte et roule dans les ondes
Ce beau corps qu’il irait sauver au fond des mondes,
Plonge pour la chercher sous la vague et la mort,
Y replonge trois fois, et ne revient au bord
Qu’aux cris de Daïdha, qui, ravie et craintive,
Passant du rire aux pleurs, l’appelait sur la rive.
Il vint ; et de ce jour la fille de Selma
Comprit de quel amour il l’aimait, et l’aima.

Pour qu’il ne tentât pas une autre fois l’épreuve,
Assise à ses côtés sur la grève du fleuve,
Elle lui fit du doigt compter comment les eaux
Doublaient comme elle et lui les arbres, les troupeaux,
Des objets réfléchis vaine et vide apparence ;
Mais lui, depuis ce temps, aimait de préférence
Le fleuve qui doublait Daïdha dans son cours ;
Et des yeux, même absente, il l’y cherchait toujours.

Alors comme une mère avec son fils épelle,
En lui montrant le mot et l’objet qu’il appelle,
Ainsi de l’œil au mot sa bouche le guida ;
Le premier mot qu’il dit ainsi fut Daïdha.
Daïdha ! Daïdha ! ce nom doux et sonore
Sur ses lèvres de feu cent fois venait éclore ;

Et, chaque fois qu’ainsi son cœur le prononçait,
Un sourire l’aidait et le récompensait.
Oh ! de l’heureuse enfant qui peindra le délire,
Pour la première fois en entendant redire
Son nom, son propre nom par l’amour révélé ?
Il semblait que d’un mot son être avait doublé,
Qu’elle vivait deux fois par lui ; d’abord en elle,
Puis dans le son de voix de l’ami qui l’appelle.
Par le nom de Cédar elle lui répondit ;
Avec l’autre soudain ce mot se confondit.
Leurs lèvres mille fois les redirent ensemble,
Comme deux sons amis qu’un même accord rassemble,
Et, quand le même instinct les faisait revenir,
Il ne les prononçaient que pour les réunir !

Cédar, qui dans les yeux de Daïdha ravie
Lisait à chaque son sa joie épanouie,
S’apercevant déjà du bonheur qu’il donnait,
À ses douces leçons heureux s’abandonnait ;
Et ce regard aimant et cette voix de femme
Par l’oreille et par l’œil gravaient tout dans son âme.

Ce que l’heureux amant le premier demanda,
Ce fut ce qui charmait ses yeux dans Daïdha :
Son front, ses traits, sa bouche et ces perles écloses,
Comme de son sourire, entre ses lèvres roses !
Ses bras, ses pieds, ses mains, l’ombre qui la suivait,
Qui s’en allait de lui quand elle se levait ;

Et ce frémissement que causait sa présence ;
Et cette tête lourde où pesait son absence ;
Et sur l’herbe ou les fleurs l’empreinte de ses pas ;
Et l’image d’enfant qu’il pressait dans ses bras ;
Et tout ce qui dans l’œil, l’oreille ou la pensée,
Ramenait Daïdha présente ou retracée.
Puis, passant d’elle à tout ce qu’elle remplissait,
D’interrogations son geste la pressait ;
Et son âme, à sa voix s’éclairant à mesure,
Se portait à la fois sur toute la nature :
Le firmament, le jour, la terre qu’il foulait,
L’arbre où chantait l’oiseau, le fleuve qui coulait,
Les plantes, les troupeaux, les fleurs, et chaque chose
Où flotte la pensée, où le regard se pose,
Les ombres et le jour, le silence et le bruit,
Ce qui marche ou qui vole, ou nage, ou plane, ou luit,
Indiqué tour à tour par son regard de flamme,
Recevait son vrai nom et passait dans son âme ;
De l’enfant qui nommait tous ces objets divers,
La parole semblait lui créer l’univers !
Daïdha, triomphante et rayonnant d’ivresse,
Lui payait chaque mot d’une chaste caresse,
Remerciait la bouche où la première fois
L’écho de sa parole avait créé la voix ;
Puis elle s’en allait à travers la campagne,
Lente, comme quelqu’un qu’une idée accompagne,
Roulant dans sa pensée et cachant dans son cœur,
Tels qu’un secret d’amour, sa gloire et son bonheur.
Et Cédar, resté seul rêveur sur le rivage,
Dans chaque mot appris repassait son image !…

Ainsi quand deux ruisseaux serpentant dans les prés,
Par un étroit rivage en coulant séparés,
Réfléchissant chacun dans leur ombre diverse
Leurs bords, leur firmament et ce qui les traverse :
Si, par un jour d’été, la bêche des pasteurs
Fait écrouler entre eux la muraille de fleurs,
Leur onde emprisonnée et leurs flots qui s’appellent,
L’un vers l’autre attirés, s’étendent et se mêlent ;
Sous leur commun cristal ils effacent leur bord,
Leur course au même pas n’a plus qu’un seul accord ;
Et comme pour leur lit il n’est plus qu’un rivage,
Dans leur vague mêlée il n’est plus qu’une image !
Ainsi ces deux enfants, dont l’obstacle des sens
Séparait la pensée en deux, faute d’accents,
Quand, par instinct parlée et par amour apprise,
La parole de l’un par l’autre fut comprise,
Reflétant en commun l’univers autour d’eux,
Parurent n’avoir plus qu’une âme au lieu de deux.

Daïdha sur les monts ou sur les bords du fleuve,
Tous les jours depuis lors renouvela l’épreuve ;
Et l’esclave bientôt, enseigné par l’enfant,
Et de son ignorance à sa voix triomphant,
Posséda des humains ce sublime langage,
Où chaque verbe était la chose avec l’image :
Langage où l’univers semblait se révéler,
Où c’était définir et peindre que parler ;
Car l’homme n’avait pas encor, dans son délire,
Brouillé ce grand miroir où Dieu l’avait fait lire,

Ni, semant au hasard les débris en tout lieu,
Mis son verbe terni sur le verbe de Dieu !

Alors leurs entretiens, plus longs et plus intimes,
S’élevèrent de terre aux choses plus sublimes !
Elle lui racontait, dans sa naïveté,
Les histoires du ciel et de l’humanité :
Histoires de l’enfance où tout était merveilles,
Où des rêves grossis d’oreilles en oreilles,
Colorés au faux jour de ses traditions,
Frappaient l’esprit humain de mille illusions,
Comme, avant le matin illuminant le monde,
En fantômes trompeurs la nuit douteuse abonde.
Elle lui racontait comment les premiers dieux
Avaient créé chacun quelque morceau des cieux ;
Comment d’autres, tombés dans de célestes luttes,
Habitaient, exilés, la terre après leurs chutes ;
Comment l’air, et la terre, et la flamme, et les mers,
Obéissaient chacun à des maîtres divers.
Puis, passant aux récits des familles humaines,
Elle lui révélait l’homme et ses phénomènes :
Lui disait que l’enfant naissait et grandissait ;
À des vierges, ses sœurs, comment on l’unissait ;
Que toute jeune mère, en mettant l’homme au monde,
Avait dans sa mamelle une source féconde,
Que l’amour douze mois empêchait de tarir,
Jusqu’à l’heure où l’enfant pût parler et courir ;
Que la mort, se voilant d’un transparent mystère,
Était un long sommeil dans la couche de terre ;

Et que, sous le gazon, on faisait en dormant
Tout ce qu’on avait fait sous le bleu firmament ;
Que le petit enfant y caressait sa mère,
Que l’épouse y dormait sur l’épaule du frère,
Que les troupeaux nombreux y paissaient l’herbe en paix,
Mais que les fiers géants n’y descendaient jamais ;
Et qu’aux rayons amis d’une nuit souterraine,
Les dieux bons y régnaient vainqueurs des dieux de haine,
N’en permettant l’accès qu’à la voix des amis,
Parlant près de l’oreille aux mânes endormis.

Cédar, à ces clartés de la parole écloses,
Dans son intelligence acceptait toutes choses.
Avec ce que l’enfant simple balbutiait,
Confiant et crédule, il s’identifiait ;
Comme notre chair vient du lait de notre mère,
Enveloppé partout de l’humaine atmosphère,
Homme par la figure, à ces naïfs accents
Il devenait tout homme et de cœur et de sens,
De leurs impressions il prenait l’habitude,
Et n’en différait plus que par sa servitude.
Distrait de ses récits, un jour il demanda
Une chose qui fit frissonner Daïdha
« Des hommes, lui dit-il, la coutume jalouse
Aux esclaves jamais donne-t-elle une épouse ?
Si la vierge, sur eux abaissant ses regards,
Consent à les aimer, que disent les vieillards ? »
À ces mots, Daïdha, baissant les yeux à terre,
Pâlit et fit d’horreur un geste involontaire :

« Les esclaves, dit-elle, est-ce qu’ils ont des dieux
Est-ce qu’ils ont des fils, eux qui n’ont point d’aïeux ? »
Et, lui montrant du doigt un grand monceau de pierre
Dans un site lugubre au bord de la rivière :
« Un jour, un jour, dit-elle en abaissant la voix,
Les mères en passant me l’ont conté cent fois,
Une fille… son nom est devenu sa honte…
La pierre sur son corps tous les jours tombe et monte ;
Toujours détournant l’œil, et toujours maudissant,
Chacun de nous y jette une pierre en passant,
Et dit en la jetant : « Qui l’imite périsse
» Dans la même infamie et le même supplice ! »
Cédar, depuis ce jour, quand Daïdha venait,
Pensif, dans son élan d’abord se retenait ;
On voyait, dans l’effort, lutter sur son visage
L’instinct ardent du cœur contre une sombre image ;
Souvent inattentif pendant qu’elle parlait,
De ses cils abaissés son regard se voilait,
Et l’on voyait sa peau, par un frisson ridée,
Frémir comme nos fronts que traverse une idée.
Mais plus il était triste, et plus la douce enfant,
De sa feinte froideur heureuse en triomphant,
Par le son de la voix et de chastes caresses
S’efforçait de percer l’ombre de ses tristesses.

Si quelquefois en vain son amour l’essayait,
En face de Cédar, triste, elle s’asseyait ;
Sur ses deux genoux joints elle appuyait la tête,
Comme sur un appui qu’un frère aimé nous prête,

Et, craintive et muette, elle le regardait
Jusqu’aux pleurs, et le bord de ses yeux s’inondait,
Et, comme de deux fleurs que l’orage secoue,
Deux gouttes d’eau du cœur, en coulant sur sa joue,
Tombaient sur les genoux de Cédar, et brûlaient
La place où les cheveux sur sa main ruisselaient ;
Et de son sein, gonflé sous le poids de sa peine,
Les soupirs soulevaient le voile à chaque haleine,
Comme des lis des eaux qu’au vent ridé du soir
La vague tour à tour submerge et laisse voir.
D’un ton bas et grondeur : « Pourquoi, lui disait-elle,
Viens-tu si lentement maintenant quand j’appelle ?
Tu m’entendais bien mieux quand nous ne parlions pas ;
Au seul bruit de mes pieds tu venais à grands pas.
Ta tristesse, ô Cédar, je voudrais la connaître !
Peut-être languis-tu de ton exil ? peut-être
Que depuis que ton cœur s’est ouvert à ma voix,
De ta captivité tu ressens plus le poids ?
Peut-être ce lien te blesse ou t’humilie ?
Oh ! si c’est cela, viens ! viens, que je te délie !
Donne tes pieds, ton cou, tes épaules, tes bras :
Te voilà libre, ô frère ! oh ! cours où tu voudras :
Marche dans les forêts où ta mère t’appelle !
Daïdha t’aimera si tu restes pour elle ;
Mais si tu ne viens pas reprendre tes liens,
Frère, elle donnera ses membres pour les tiens.
Reprends la liberté qu’on t’a pour moi ravie ;
Si ma mort t’affranchit, que m’importe ma vie ? »
Et tout en lui parlant, elle avait déplié
Les liens aux sept nœuds dont il était lié,

Et Cédar, bondissant comme un taureau superbe
Dont le joug détaché roule à ses pieds sur l’herbe,
S’élançait dans sa grâce et dans sa liberté ;
Sur ses membres meurtris par la captivité
Effaçait, sous ses mains, la trace encore empreinte ;
Écrasait des palmiers dans sa joyeuse étreinte ;
Dans le fleuve, à grands cris, se jetait en courant,
Luttait contre la vague et contre le courant,
En ressortait couvert d’une fumante écume,
Aspirait l’air du ciel comme un coursier qui hume,
Et franchissant d’un bond les ravins, les sommets,
Semblait dans les déserts disparaître à jamais !
Daïdha, frissonnant de sa fuite imprévue,
Tendait vers lui ses bras, et le perdait de vue,
Quand, d’un pied plus rapide et plus souple qu’un daim,
Auprès d’elle à ses pieds il revenait soudain.
Et lui, posant ses doigts sur sa tête brûlante :
« Pourquoi, lui disait-il, es-tu toute tremblante ?
As-tu peur que je reste aux forêts où je cours ?
Que ton esclave échappe et parte pour toujours ?
Veux-tu pour te calmer me remettre ma chaîne ?
Tiens. Mais ce n’est pas elle, ô ma sœur, qui m’enchaîne :
Va, je n’ai pas besoin de ce honteux lien ;
Ma chaîne, ô Daïdha ! c’est ton œil sur le mien,
C’est le son de ta voix qui m’appelle sans cesse,
C’est le frisson brûlant que ton baiser me laisse,
C’est l’heure si pesante où j’attends ton retour,
Et l’image de toi qui me luit tout le jour !
Voilà le joug du cœur que je porte et que j’aime,
Que tu ne pourrais pas, enfant, briser toi-même,

Que je n’ai pas subi, que je n’ai pas reçu,
Mais qu’avec mes pensers moi-même j’ai tissu !
Va, rends-moi mille fois ma liberté ravie,
Je reviendrai toujours t’agenouiller ma vie ;
Je reviendrai toujours, esclave, en ton chemin
Mettre un pied sur ta trace, et mon cou sous ta main. »
Et Daïdha pleurait aux étranges paroles,
Et Cédar reprenait : « Ô mes seules idoles !
Gazelle apprivoisée, et dont l’œil est si doux
Que le lion la lèche et n’a plus de courroux,
Tiens, touche-moi ! Tu vois ! un geste me possède !
À ton moindre désir comme aussitôt je cède !
Comme du fond des bois à ton signe je viens
Obéir à tes yeux et baiser mes liens !
Oh ! ne crains donc jamais que ton lion s’enfuie ;
Que de sa servitude à la fin il s’ennuie ;
Qu’à son nom une fois il ne réponde pas :
Le désert est pour lui la place où tu n’es pas !
Tes yeux sont à mon cœur ce qu’aux saisons brûlantes
Le feu qui marche au ciel, le soleil, est aux plantes.
Partout où tes regards s’abaisseraient sur moi,
Je m’enracinerais sous ces rayons de toi !
Mais dis-moi seulement un seul mot de ta bouche,
Ce que l’on dit au chien qui lèche et qui se couche ;
Entre tes longs cils noirs entr’ouvre-moi mes cieux ;
Donne-moi ce frisson du cœur délicieux
De ta main sur ma main, geste dont tu me calmes,
Comme un frisson du vent dans les fibres des palmes ! »
Et l’enfant, qu’à sa voix le bonheur suspendait,
Faisait innocemment ce qu’il lui demandait,

Laissait de ses yeux bleus pleuvoir la flamme humide,
Lui commandait riante avec sa voix timide,
Passait dans ses cheveux son doigt aérien,
Le laissait à ses pieds se coucher comme un chien,
Courir sous les forêts après elle, ou l’attendre,
Ou par un tronc caché tout à coup la surprendre ;
Et les heures ainsi n’étaient plus qu’un moment,
Et chaque jour rendait le même enivrement.
Puis, quand l’ombre, grandie au soleil qui s’incline,
En rasant les palmiers penchait vers la colline,
De peur qu’aux yeux jaloux des enfants de Phayr
Ce secret de pitié ne vînt à la trahir,
Daïdha renouait, comme avant, les entraves,
Et trempait de ses pleurs ces anneaux des esclaves.






Cependant sa beauté, que l’âge accomplissait,
De sa pure ignorance encor s’embellissait :
Mais déjà quelquefois sa vague inquiétude
Lui faisait du désert craindre la solitude.
Partout rêveuse et triste où Cédar n’était pas,
La crainte à son aspect ralentissait ses pas ;
Elle restait muette, immobile et confuse,
Comme un enfant surpris et qu’une mère accuse,
Ou comme Ève devant le père des humains,
Tenant le fruit coupable encore dans ses mains.

Quelquefois, sans oser lui parler la première,
Elle posait le lait du jour sur une pierre
Sans rien dire, et, pendant qu’il ne la voyait pas,
Derrière les cyprès s’en allait à grands pas ;
Puis cent fois, pour le voir, vainement retournée,
Emportait du malheur pour toute une journée.
D’autres fois, sous les ifs s’asseyant loin de lui,
Sa main à son menton servant de point d’appui,
Elle le contemplait des heures en silence,
Comme un être qu’on n’ose admirer qu’à distance ;
Et son esprit absent, malgré ses yeux ouverts,
Semblait suivre du cœur des songes dans les airs ;
Puis elle les baissait si tristement à terre,
Que Cédar ne pouvait s’éloigner ni se taire,
Mais que, s’approchant d’elle, et d’un ton de voix doux,
Il parlait le premier, et disait : « Qu’avez-vous ? »
Alors, comme quelqu’un qu’en sursaut on secoue,
Il lui tombait des yeux deux gouttes sur la joue :
Avec un faux sourire elle les essuyait,
Puis avec les pensers la tristesse fuyait ;
Tout son cœur s’exhalait dans de douces paroles ;
Sa tendresse enfantine avait des larmes folles,
Et semblait s’enivrer de son délire, exprès
Comme pour oublier que la mort était près.

Or la charmante enfant, pleine de sa pensée,
Marchait en revenant la paupière baissée,
Et distraite au retour ne s’apercevait pas
De l’admiration qu’excitaient ses appas ;

Ou, quand elle sentait des yeux d’homme sur elle,
Son dédain s’affligeait de leur paraître belle.
Elle eût voulu, cachée ou laide aux yeux d’autrui,
N’être visible et belle ici-bas que pour lui !
Mais ses rayons en vain voilés d’indifférence
N’en répandaient pas moins l’extase et l’espérance ;
Et les fils de Phayr, qui d’elle s’enivraient,
De son choix différé tous les jours murmuraient.
« Quand la fleur de la vigne a parfumé la plaine,
Disaient-ils, que la grappe est colorée et pleine,
On ne la laisse pas, aux pampres serpentants,
Attendre une autre fleur et de seconds printemps.
L’enfant lève les bras, la respire et la cueille,
Sans quoi l’automne pâle en vient jaunir la feuille,
Et les vents de l’hiver soufflent et font tomber
Les grains, que les oiseaux viennent lui dérober. »
Les pères mécontents à la fin s’entendirent
Pour parler à Phayr ; trois vinrent et lui dirent,
Et tous hochaient le front pendant que l’un parlait :
« Quand la brebis regimbe et refuse son lait,
Père, la laisse-t-on au gré de ses caprices
Le perdre avec sa laine au flanc des précipices ?
Non : le berger soigneux approche son petit,
Qui bêle à ses côtés de soif et d’appétit ;
Et, fléchie à sa voix, de sa blanche mamelle
Le lait qu’elle retient entre ses doigts ruisselle.
Quand la poule et le paon, qui pondent à l’écart,
Vont semer sous les bois leurs œufs faits au hasard,
Les laisse-t-on ainsi sans nid et sans familles
Semer pour le renard leurs fécondes coquilles ?

Non : l’enfant du foyer va les chercher au loin,
Sur le duvet des bois les rassemble avec soin,
Et la mère, le soir, qui revient et les trouve,
Sous son cœur qui s’échauffe avec amour les couve ;
Et bientôt les poussins s’étant multipliés
Se répandent dans l’herbe et gloussent sous nos piés. »

Le vieillard et Selma comprenaient ce langage,
Où le désir voilé ne parlait qu’en image ;
Et quand ils le voulaient eux-mêmes répéter,
Par caprice, l’enfant refusait d’écouter ;
Ou bien, plissant sa lèvre en relevant l’épaule,
Allait au bord de l’eau pleurer au pied d’un saule.

Chacun des prétendants, vainement rebuté,
Essayait à son tour de fléchir sa beauté,
Et, suivant de ces jours le poétique usage,
Interrogeait son cœur dans un muet langage.
Avant de révéler leurs vœux inaperçus,
Ils parlaient quelque temps en emblèmes reçus ;
Et la vierge, muette et répondant de même,
Acceptait, refusait, suspendait en emblème.

Asgor, fils d’Abniel, choisit dans le troupeau
Le plus doré de poil des petits du chameau,
Et, le mettant la nuit parmi les jeunes bêtes
Dont la vierge au réveil devait compter les têtes,

Il se cacha pendant que le sien défilait,
Pour voir si sa pitié lui donnerait le lait ;
Mais, au lieu de mener le petit aux chamelles,
La vierge l’écarta de toutes les mamelles,
Et le laissa tout seul, aux ronces d’alentour,
De tristesse et de soif crier tout un long jour ;
Et l’amant, le front triste et la vue offensée,
S’en alla sans parler, vaincu par sa pensée.

Abna, fils de Kalem, dans un nid de roseau
Apporta près du seuil des œufs volés d’oiseau.
Si la fille, de l’antre en sortant vers l’aurore,
Recueillait ces œufs blancs pour qu’ils pussent éclore,
Et, se montrant neuf jours soigneuse à les sauver,
Sous l’aile du ramier les regardait couver,
Le jeune amant saurait qu’un regard favorable
Couverait son amour comme l’œuf dans le sable.
À la porte de l’antre il veillait incertain :
Mais la vierge distraite en sortant le matin,
Voyant les œufs posés dans le nid sur la mousse,
Leur donnant du pied gauche une forte secousse,
Les fit en se brisant rouler sur le rocher ;
Et le fils de Kalem n’osa plus s’approcher.

Zebdani, fils d’Ormid, vint, la nuit, à l’entrée
De l’abri de Phayr, place aux dieux consacrée,
Dans la poudre du seuil par Selma balayé,
Imprimer en secret la marque de son pié.

Si la vierge au réveil, en s’échappant de l’antre,
Voyant ce pas écrit sur la place où l’on entre,
Le gardait sur le seuil au lieu de l’effacer
Et posait à côté le sien pour l’y tracer,
Le jeune homme, de loin attendant ce symbole,
Entendrait sans accents et lirait sans parole,
Et saurait de lui-même, à ce signe épié,
Qu’un autre pas suivrait la trace de son pié.
Mais la vierge, au matin, en sortant la première,
Et voyant ce pas d’homme empreint sur la poussière,
L’effaça de son doigt sur ce sable mouvant,
Et d’un geste hautain jeta la cendre au vent ;
Et Zebdani, voyant sa trace ainsi détruite,
Pleura son vain amour, rougit, et prit la fuite.

Les mères à Selma vinrent dire à leur tour :
« Peut-être que son cœur cache un secret amour,
Et que, dans la pudeur dont la rougeur lui monte,
Elle craint de nommer celui qui fait sa honte ?
Nous-mêmes forçons-la de dire, à son insu,
Le désir que son œil parmi tous a conçu ;
Quand son visage aura révélé sa pensée,
La flamme de nos fils sera récompensée. »
Et Selma consentit ; et, quand le jour baissa,
Sur le cœur de l’enfant l’épreuve commença.

Daïdha vers le soir, des prés verts revenue,
Était debout, au fond de la caverne nue ;

De son front ondoyant ses cheveux déliés
Tombaient de toutes parts de sa tête à ses pieds :
Noyant de leurs flots noirs le sein et les épaules,
Comme ces verts rameaux des frênes et des saules,
Qui, du sommet du tronc vers le sol refoulés,
Penchent jusqu’au gazon leurs jets échevelés,
D’où les pleurs du matin distillent goutte à goutte,
D’une ombre transparente ils l’enveloppaient toute.
On eût dit une nuit sous son voile de jais,
Si le vent quelquefois, en soulevant le dais,
N’eût fait sous chaque haleine ondoyer une tresse,
Et, découvrant un peu le sein sous sa caresse,
N’eût laissé par éclairs le rayon l’entrevoir,
Comme à travers la feuille une étoile le soir.
Or, sous ce noir réseau que perçait cet albâtre,
On entendait sa voix et son rire folâtre ;
Et sa mère lui dit : « Commençons, si tu veux ! »
Et relevant de terre un pan de ses cheveux,
Elle les déplia des doigts en large voile,
Ainsi qu’un tisserand qui prépare sa toile,
Et qui noue au métier, avant de le tisser,
Le fil où sous le fil la trame va glisser.
Puis approchant des fleurs et des fibres trempées
Des feuilles du palmier par l’hiver découpées,
Et des perles du fleuve et des grains de carmin,
Elle les lui tendait en avançant la main ;
Et, les recevant d’elle en se penchant, sa fille,
Dans l’épine au long dard qui lui servait d’aiguille,
Comme fait le pêcheur des mailles d’un filet,
Aux fibres du palmier toutes les enfilait ;

 
Et les glissant ensuite entre les fils d’ébène,
Si fins qu’ils frémissaient au contact d’une haleine,
Passait et repassait son aiguille à travers.
Cette trame de fleurs et ces dessins divers
Accomplissaient ainsi, des pieds à la ceinture,
Le voile aérien donné par la nature.
À mesure qu’en nœuds la vierge le tressait,
Ce tablier flottant d’éclat se nuançait :
Son aiguille avec art, parmi les roses blanches,
Associait l’azur des yeux bleus des pervenches,
Et les œufs du lotus et les boutons vermeils,
Et tous les lis des eaux, étoiles ou soleils,
Et sur la nacre en feu des petits coquillages
Faisait de l’oiseau-mouche éclater les plumages.
Ce voile contentait cet instinct de beauté
Que la vierge reçoit de sa virginité ;
De plantes, de parfums et d’éclat revêtue,
Quand du jeune homme ainsi sa sœur frappait la vue,
Il eût cru voir marcher un symbole de fleurs,
Et ce corps idéal, ces odeurs, ces couleurs,
D’un triple enivrement berçant les sens et l’âme,
Fascinaient la pensée et précédaient la femme.
Quand la dernière brise avait fané les lis
Dont ces tissus flottants odoraient embellis,
Quand la dernière rose expirait sur sa tige,
On en renouvelait l’industrieux prestige :
C’était un jour de fête, où, fuyant à l’écart,
Les femmes pour charmer luttaient d’amour et d’art.
Mais, pour broder ainsi la trame fugitive,
Il fallait la tenir d’une main attentive ;

Car si ce doux travail était interrompu,
Si des cheveux tissés un seul était rompu,
La trame, s’échappant des doigts de l’ouvrière,
Comme un filet sans nœuds s’écoulait tout entière ;
Et la beauté soudain regardait tout en pleurs
À ses pieds ce monceau de plumes et de fleurs.

Or, au moment précis où la trame qui glisse
Demande plus de soin à la main qui la tisse,
À la porte de l’antre un grand bruit s’entendit ;
Une femme à grands pas se précipite, et dit :
« Asgor, fils d’Abniel, est tombé dans le fleuve ! »
Et Selma, qui feignait, pour accomplir l’épreuve.
Levant les bras au ciel, fit un cri de douleur.
L’effroi sur Daïdha répandit sa pâleur :
Une larme roula témoin de sa pensée,
Et sa main suspendit la trame commencée.
Mais il ne tomba pas une fleur de sa main,
Et ses doigts tout tremblants la reprirent soudain.

Une autre vint, et dit : « Abna, j’en tremble encore !
Dans le fond des forêts un lion le dévore !
Ses frères, dont sa mort a glacé les regards,
Pour les ensevelir cherchent ses os épars. »
À cet affreux récit les femmes se troublèrent,
Les larmes, les clameurs, les gestes redoublèrent ;
Sur ses genoux émus l’enfant fléchit un peu,
Mais l’aiguille trembla sans rompre un seul cheveu.

Une troisième accourt : « Ô jour, jour de misères !
Pleurez, yeux de Phayr ! frappez vos seins, ô mères !
De la race d’Ormid tout l’espoir est fini.
La flèche des chasseurs a percé Zebdani !
Et l’antre, déjà plein de silence et d’alarmes,
Retentit, à ce nom, de sanglots et de larmes,
Et Daïdha pleura ses trois frères chéris.
Mais ni le cœur brisé, ni les pleurs, ni les cris
Ne firent de ses doigts abandonner la trame ;
La terre la laissa maîtresse de son âme ;
Et chaque coup au cœur par la vierge reçu
Suspendait son travail sans briser le tissu.

Au peu d’impression des sinistres nouvelles,
Les mères sans parler échangèrent entre elles
Un regard scrutateur que l’enfant ne vit pas ;
Une d’elles sortit, et revint à grands pas :
« Ô perte de Phayr, dit-elle ; les esclaves
Dans la confusion ont brisé leurs entraves ;
Et Cédar, ô Phayr, ton trésor, ton appui…
– Cédar ! dit le vieillard, eh bien ? – Il s’est enfui ! »
À ces mots, à ce nom chéri, la jeune fille
De ses doigts entr’ouverts laissa tomber l’aiguille ;
Le tremblement du fil fit rompre les cheveux,
Les mailles sous leur poids coulèrent nœuds à nœuds,
Et, foulant sous ses pieds la trame répandue,
Daïdha s’élança vers l’entrée éperdue ;
Mais les femmes soudain ouvrant toutes leurs bras,
Et Selma courroucée, entravèrent ses pas :

« À l’opprobre, dit-elle, ô fille, sois moins prompte !
Rentre ! de tout cela rien n’est vrai que ta honte !
Rien n’est vrai que le cri qui vient de te trahir,
Cri qui refoule au cœur tout le sang de Phayr !
Le fruit mûr de Selma pour la dent de l’esclave !
Ô mères, écrasez la fille qui nous brave !
Dieux, qui me trahissez, brisez-vous sur le seuil !
Antres, tombez sur elle, et soyez son cercueil !
Oh ! cachez ce mystère, ô mères, à vos filles :
L’horreur s’en répandrait dans toutes les familles :
Les sœurs en parleraient, et se diraient : « Sais-tu
» Que pour un vil esclave un cœur libre a battu ? »
Et le sang des aïeux, s’il savait ce mystère,
De honte et de courroux bouillonnerait sous terre !
De ce seuil profané fuyez toutes !… Et toi
Qui jadis fus ma fille et n’es plus rien pour moi,
Dans la nuit de la honte et de la terre rentre !
Que jamais ton secret ne sorte de cet antre !
Que jamais sur tes yeux ne tombe l’œil du jour
Jusqu’à ce que ton fiel ait bu tout ton amour,
Jusqu’à ce que, tes pleurs rendant ta lèvre amère,
Tu viennes à mes pieds, et me dises : « Ma mère,
» J’ai lavé cette tache avec l’eau de mes yeux :
» Unissez votre fille au fils de vos aïeux ! »
Et prenant Daïdha par une longue tresse,
Comme un chien qu’aux forêts le chasseur mène en laisse,
Elle la conduisit au fond de l’antre obscur,
Où des racines d’arbre avaient fendu le mur,
Et par ses noirs cheveux aux racines liée,
Elle la laissa là comme une âme oubliée.

Aux genoux de Phayr, Selma dans son courroux
Cria : « Tuons l’esclave, ou l’opprobre est sur nous ! »
Mais le vieillard lui dit : « Ô cœur léger de femme,
Quel crime a-t-il commis pour une mort infâme ?
Si ma pierre aujourd’hui tombe, est-ce que demain
Tes lèvres sans horreur pourront toucher ma main ?
Est-ce un crime au lion d’étaler sa crinière ?
Est-ce un crime au soleil d’éblouir la paupière ?
Est-ce un crime à Cédar si son front prosterné
À séduit d’un enfant le regard fasciné ?
Ai-je donc tant vécu pour ignorer, ô femmes !
Qu’un regard de pitié n’enlace pas vos âmes,
Et que le cours du fleuve est moins capricieux
Que le cœur d’un enfant pris d’amour par les yeux ?
Crois-moi, ce qu’un vent porte, un autre vent l’enlève ;
Chaque heure a sa pensée, et chaque nuit son rêve :
L’âge éteint de lui-même un feu sans aliment.
Sépare quelques jours la fille de l’amant :
Envoyons-le garder sur la montagne sombre
Ces troupeaux dont ses soins ont augmenté le nombre ;
Tiens ta fille captive et seule, loin de lui,
Jusqu’à ce que ses yeux aient noyé son ennui.
Un autre amour naîtra ; car le cœur est une onde
Qui jamais ne tarit, murmurante et profonde,
Et qui, lorsque la main s’oppose à ses détours,
Se creuse un autre lit et prend un autre cours. »
Puis touchant ses cheveux de sa main paternelle,
Comme un lion clément qui lèche une gazelle,
Avec de tendres mots dont l’accent la calma,
Il assoupit le cœur et les yeux de Selma.

Le sommeil descendit dans l’antre de l’aïeule ;
Et, dévorant son cœur, Daïdha resta seule.

Cependant, quand aux eaux le troupeau descendit,
Par des bouches de femme un bruit se répandit :
La perle de Phayr perdue et profanée !
Par l’œil de l’étranger Daïdha fascinée !
Un murmure d’horreur de toutes parts monta ;
La foule vers Cédar courut et s’ameuta.
L’esclave poursuivi, sans armes et sans juge,
Près du seuil de Selma vint chercher un refuge.
Mais, devançant ses pas, les mères, les enfants,
Et de son front courbé ses rivaux triomphants,
Excités par la haine et par la jalousie,
Satisfaisaient sur lui leur lâche fantaisie.
« C’est donc toi, criaient-ils, qui de nos chastes sœurs,
Vil chacal de la nuit, nous dérobes les cœurs !
À toi, honteux muet qui n’es pas même un homme,
Brute qui ne sais pas le nom dont on te nomme ;
Toi sur qui le regard en tombant se salit,
Que l’onagre et le chien chasseraient de leur lit ;
À toi la fleur des yeux que notre âme respire ?
Daïdha ? » Puis mêlant la rage avec le rire,
L’un a l’envi de l’autre inventait un affront,
Lui lançait la poussière ou la salive au front ;
Et, n’osant par la mort satisfaire leur rage,
Chacun lui prodiguait le supplice et l’outrage.
Quand leur vil cœur enfin d’insultes fut vidé,
Il resta sur la terre à demi lapidé.

Les frissons de la mort sur ses tempes glissèrent,
Et de haine assouvis les tigres le laissèrent.

Aux cris de ton Cédar sous la fronde abattu,
Pauvre vierge enchaînée, hélas ! que faisais-tu ?
Sans oser réveiller sa mère qui sommeille,
Chaque insulte arrivait de loin à son oreille :
La raillerie amère et l’outrageux affront
La meurtrissaient au cœur et lui montaient au front ;
Son âme bondissait dans son sein, de colère,
Comme un fruit qui remue au ventre de sa mère ;
Chaque coup que la roche entendait retentir,
Ses membres tressaillants croyaient le ressentir ;
Chaque élan que l’horreur donnait à sa poitrine,
D’une égale secousse ébranlait la racine :
Et ses cheveux aux rocs par sept nœuds attachés,
De secousse en secousse étaient presque arrachés.
Aux coups sourds, aux accents de cette voix plaintive,
Elle essayait en vain, de sa main convulsive,
De dénouer l’entrave où ses pas étaient pris ;
La sueur ruisselait de ses membres meurtris,
Et le nœud sous l’effort se serrait davantage.
Enfin, dans un moment de colère sauvage,
Comme un renard captif, par l’enfant entravé,
Qui lime avec ses dents l’anneau qu’on a rivé,
Rongeant entre ses dents sa noire chevelure,
Et de ses nœuds rompus déliée à mesure,
Elle coupa sa chaîne, et, s’élançant dehors,
Un sourd gémissement la guida près du corps.

Sur la croupe des monts, la lune à demi pleine
Rasait la feuille sombre et débordait à peine,
Et les troncs noirs, coupant ses rayons encor bas,
N’étaient qu’un crépuscule où tâtonnaient ses pas.
Elle en adoucissait la chute sur la terre
Pour que l’herbe muette en gardât le mystère,
Et, la tête penchée et les bras en avant,
Marchait comme la biche en écoutant le vent.
Le souffle entrecoupé d’une haleine oppressée
Lui découvrit Cédar ; vers la terre baissée,
Et relevant ses bras par l’horreur écartés,
Elle couvait des yeux ses traits ensanglantés.
L’esclave évanoui sur un monceau de pierres,
La pâleur sur le front, la nuit sur ses paupières,
Des flèches dans le corps, sous l’excès du tourment
Avait de sa douleur perdu le sentiment.
Il était dans ce calme où, du coup étourdie,
Du sommeil à la mort l’âme nage engourdie.
D’une froide sueur ses membres découlaient,
Quelques filets de sang sur sa peau ruisselaient ;
Et son chien, resté seul, flairant chaque blessure,
De sa langue d’ami les léchait à mesure.
Sur le corps de Cédar se penchant à demi,
Elle prêta l’oreille à son souffle endormi ;
Et sentant le cœur chaud sous sa main battre encore,
Et voyant la couleur sous ses baisers éclore,
L’espérance rendit la force à son amour.
Elle arracha du corps les flèches tour à tour,
De ces dards sans tranchant blessure peu profonde ;
Elle baisa la tempe atteinte par la fronde ;

Dans le creux de sa main allant chercher de l’eau,
Des souillures du sang elle étancha la peau ;
Elle cueillit dans l’herbe, aux rayons de la lune,
Des simples feuille à feuille ; elle en étendit une,
Toute trempée encor du baume frais des cieux,
Sur chaque meurtrissure où pleurèrent ses yeux ;
Elle les attacha comme un bracelet d’ambre,
Qu’une amoureuse main enlace à chaque membre ;
Elle enleva tout poids de son sein comprimé,
Pour qu’au souffle de l’air il s’ouvrît ranimé ;
Puis, à côté du corps, s’asseyant sur la mousse,
Soulevant dans ses bras la tête sans secousse :
« Cédar ! lui criait-elle, oh ! parle, éveille-toi !
Les méchants sont partis, rouvre les yeux, c’est moi !
Ton sang ne coule pas, ô l’époux de mes songes !
Mes cheveux sont coupés et t’ont servi d’éponges,
Mes genoux sont ton lit ; ta tête est sur mon bras,
Mon souffle est sur tes yeux : ne t’éveille-t-il pas ? »

Qui n’eût pas réveillé la voix si près, si tendre ?
Sans revivre à l’instant Cédar ne put l’entendre.
Un soupir lui rendit le regard et la voix :
« Ô Daïdha ! dit-il, est-ce vous que je vois ?
Est-ce toi, cher regard, ô douce fiancée,
Qui rends l’air à mon sein, le jour à ma pensée ?
Est-ce toi dont la bouche ?… Ô ciel ! fuis, enfant, fuis !
Sais-tu ce qu’ils ont dit ? d’où je viens ? où je suis ?
Sais-tu qu’à leur courroux dénoncé par ta mère,
Je mourais pour t’aimer ; et tu meurs si… – Mon frère,

Dit-elle en lui fermant les lèvres d’un baiser,
Non, je ne fuirai pas, dût leur main m’écraser !
Puisqu’à travers nos yeux la malice des femmes
À découvert l’amour dans les plis de nos âmes,
Cet amour que nos cœurs ne s’étaient dit jamais,
Qu’il parle et que je meure ! Oui, c’est toi que j’aimais !
Oui, c’est toi, toi qu’avant d’avoir vu ton visage,
Dans mes rêves d’enfant, j’embrassais en image !
C’est toi que je voyais quand je fermais les yeux,
Comme on voit dans la mort l’esprit de ses aïeux !
Lorsque tu descendis, qui sait ? du ciel peut-être,
Sans t’avoir jamais vu, je crus te reconnaître.
Je reçus de ta main le salut de mes jours,
Sans m’étonner du bras qui vint à mon secours :
À l’amour dont mon cœur ne sait pas la naissance,
Le ciel n’ajouta rien par la reconnaissance ;
Mais la tendre pitié l’enfonça dans mon cœur,
Comme en foulant la graine on fait germer la fleur.
À leurs inimitiés opposant ma tendresse,
J’égalais à leurs maux ma pitié vengeresse,
Et plus ils t’écrasaient à terre devant moi,
Plus dans mon cœur saignant je me donnais à toi !
Quel lien l’un vers l’autre attire ce qui s’aime ?
Vers l’arbre où tu dormais mes pieds allaient d’eux-même ;
L’herbe ne sentait pas ces pieds légers marcher,
Qui du sol, au retour, ne pouvaient s’arracher !
Rentrée avec ton ombre au fond de nos demeures,
Mon ennui dans le ciel comptait toutes les heures ;
J’aurais voulu dormir ou retrancher du jour
Celles qui séparaient le départ du retour !

Je remplissais de toi ce vide des journées.
Comme ces plantes d’or, vers le soleil tournées,
Qui regardent toujours où leur astre est monté,
Mon âme regardait toujours de ton côté ;
Les accents de ta voix restaient dans mon oreille,
Comme ceux de l’enfant que sa mère réveille.
Dans le silence en moi toujours je t’entendais ;
Tu me disais… que sais-je ?… et je te répondais ;
Et dans ces entretiens tu me parlais de choses
Qui sur ma joue en feu faisaient monter les roses !
Et puis je regardais, tout le cœur suspendu,
Si les autres aussi n’avaient rien entendu,
Si l’on n’avait pas vu rougir ma joue heureuse !
Mais en venant vers toi, je me sentais peureuse,
Et je ne trouvais rien à te dire, et souvent,
Pour qu’il te le rendît, je le disais au vent !
Oh ! n’en disait-il rien à ta tendre pensée,
Quand, relevant sur moi ta paupière baissée,
Comme écoutant quelqu’un qui te parlait tout bas,
Tu commençais des mots que tu n’achevais pas ?

» Je n’étais qu’une enfant alors ! mais à mesure
Que la lune en changeant rendait ma raison mûre,
Tout ce bonheur partit et tout l’amour resta :
Tu sais comme entre nous le regard s’attrista !
Oh ! mais tu ne sais pas, je te cachais, ô frère !
Que de pleurs ma pitié donnait à ta misère.
En voyant profaner sous d’indignes liens
Celui dont les regards faisaient baisser les miens,

Celui qui, dépassant les épaules mortelles,
Semblait un dieu dont l’homme aurait volé les ailes,
Je me disais, le front, devant toi prosterné :
« C’est pour l’amour de moi qu’il languit enchaîné !
» C’est pour moi que ce front dont mes yeux sont le culte
» Obéit sans murmure à l’enfant qui l’insulte ;
» C’est pour moi qu’à jamais il se laisse fouler
» Par ceux que d’un seul geste il a fait reculer ! »
Et mon cœur indigné se haïssait lui-même
Pour avoir de son rang dégradé ce qu’il aime :
Et j’aurais tout donné cent fois pour secouer
Ces chaînes de ton corps, ou pour m’y dévouer.
Tes bras ennoblissaient à mes yeux ces entraves,
Et pour les partager j’enviais les esclaves !
Et de ta servitude épousant chaque affront,
Sur mes genoux meurtris je me frappais le front ;
Et mes yeux ruisselaient comme deux sources pleines,
Et mon sein étouffait et coupait mes haleines,
Et des soleils entiers je sanglotais tout bas
Pour que tes pieds vers moi ne se tournassent pas !
Et, de peur d’éveiller contre toi d’autres haines,
Je lavais au retour mes yeux dans les fontaines ;
Derrière mes regards j’enfonçais mon chagrin,
Et le nuage au cœur laissait mon front serein.

» Mais à quoi m’a servi ma prudence insensée ?
Mes mains à ton nom seul ont trahi ma pensée.
J’ai méprisé leurs fils ; ils ont appris pourquoi :
Leur lâche inimitié va se venger sur toi.

Ils ont déjà frappé de flèches et de pierres
Ces membres tout baignés de l’eau de mes paupières.
N’ai-je pas entendu leur sinistre projet ?
Ils reviendront demain achever leur forfait :
Leur crainte de Phayr retarde ton supplice ;
Mais ma mère au vieillard a demandé justice :
Son orgueil veut couvrir par la mort et l’oubli
La honte de son sang dans mon cœur avili.
Tu mourras sous leur pierre ou tu vivras d’outrages,
Si la fuite à l’instant ne trompe tant de rages.
Va, fuis sans regarder derrière, et sans retour,
Fuis, emporte avec toi ma vie et mon amour !
Par la flèche des yeux mortellement blessée,
Je mourrai vite ici des coups de ma pensée :
Les gouttes de mes yeux étoufferont mon cœur,
Comme l’ondée abat et défeuille la fleur ;
Mais fidèle à ta trace, ô frère de mon âme,
Nul enfant du désert ne m’appellera femme ;
Et s’il est sous la terre, au pays des aïeux,
Une terre où l’esclave a des sœurs et des dieux,
Échappant aux fureurs de leur haine jalouse,
J’irai t’y préparer la couche de l’épouse,
Et, rejoints pour toujours sous d’autres firmaments,
Nous irons nous aimer dans le ciel des amants ! »

En lui parlant ainsi, les lèvres sur la joue,
Entre les cils des yeux que le sanglot secoue
Les gouttes de ses pleurs filtraient comme un ruisseau ;
Et Cédar, sur son front sentant tomber leur eau

Par sa lèvre altérée ardemment recueillie,
De ce cœur qui se fond buvait jusqu’à la lie.
Au son de cette voix dans son âme entendu
Il demeurait muet, enivré, suspendu,
N’osant d’un mouvement, d’un coup d’œil ou d’un geste,
Arrêter de l’amour l’épanchement céleste :
Comme un homme altéré, qui trouve en son chemin
L’enfant qui vient du puits une amphore à la main,
Colle sa lèvre ardente, et sans reprendre haleine
Épuise jusqu’au fond la coupe toute pleine.
Par leur baume divin chacun de ces accents
Changeait en volupté l’angoisse de ses sens :
Son sang ne coulant plus de la moindre blessure,
Rappelé vers le cœur, s’arrêtait à mesure ;
Il ne sentait pas plus ses membres douloureux
Qu’au retour du printemps le lion amoureux
Que le rugissement de la lionne appelle,
Bondissant sur ses pas, le feu dans sa prunelle,
Laissant aux rocs aigus sa crinière et son sang,
Ne sent, dans ses transports, l’épine dans son flanc.
Cet amour qu’il buvait sur sa lèvre glacée
Avait en un seul sens concentré sa pensée.
Mais quand la voix tremblante et muette eut tout dit,
Il ne se leva pas de terre : il en bondit,
Ses cheveux ondoyants comme sous la tempête,
Élevant ses deux mains au niveau de sa tête
Et les frappant ensemble au-dessus de son front.
Courant d’un arbre à l’autre, en embrassant le tronc,
Sans paraître écouter la voix qui le rappelle,
Il décrivit trois fois un grand cercle autour d’elle ;

Puis se précipitant à ses pieds à genoux :
« Toi m’aimer, Daïdha ! dit-il, moi ton époux !
Rêver de ton amour la nuit, croire t’entendre !
M’enivrer de ces pleurs que tu viens de répandre !
Et reposer encor ma tête sur tes bras
Pendant qu’ainsi toujours tu me regarderas ?
Ressentir sur mon cou l’haleine de ta bouche,
Comme l’eau qui frémit sous le vent qui la touche ?
Me cacher tendrement le front sous tes cheveux,
Ton souffle dans mon souffle et mes yeux dans tes yeux ?
Et partir, moi ! m’enfuir, craignant les coups du lâche ?
Oh ! béni soit cent fois le joug dont il m’attache !
Que m’importent leurs coups ? Tiens, vois, je suis guéri ;
Sous ta lèvre à l’instant tout mon sang a tari !
À ce prix, Daïdha, que mille fois je meure,
Car je vis mille fois dans une pareille heure !… »
Il arracha des mains et foula sous ses pieds
Les feuillages de simple à ses membres liés ;
Mais portant les cheveux à ses lèvres brûlantes :
« Cheveux de Daïdha, soyez mes seules plantes !
De mon terrestre Éden vous ombragez la fleur !
Vous prenez pour grandir votre suc dans son cœur !
Vous embaumez les airs de vos pures haleines !
Je vous arroserai du pur sang de mes veines ! »
De ses baisers de flamme il les couvrit cent fois,
Et comme des anneaux les noua sur ses doigts.

Passant à chaque mot de la mort au sourire,
Daïdha sans parler contemplait ce délire.

Dans ses bras recourbés il la prit triomphant,
Comme dans son berceau la mère son enfant ;
Il l’enleva de terre en gémissant de joie,
Et ravi de montrer aux étoiles sa proie,
L’élevant à son cœur sans en sentir le poids,
Il la porta muette aux profondeurs des bois :
« Fuyons, lui disait-il à lèvres demi-closes,
Pour que la lune au ciel n’entende pas ces choses.
Son rayon sur les eaux semble épier nos pas ;
Fuyons, pour qu’à ta mère il ne les montre pas ! »
Et la vierge en tremblant lui rendait ses caresses,
Nouait son cou robuste avec ses longues tresses,
Et croyait, en sentant son souffle sur ses yeux,
Que le vent emportait son esprit dans les cieux.
« Ô Cédar ! disait-elle, ô que la mort est forte
Quand on y court ainsi sur l’amour qui vous porte !
Ô Cédar ! disait-elle, emporte où tu voudras
L’esclave de ton cœur, dont la chaîne est ton bras ;
Sauve-toi de leurs fers dans ce seul cœur de femme ;
Sois l’esclave de tous et le roi de mon âme !
Oh ! que n’ai-je, ô Cédar ! cent cœurs et cent beautés
Pour te rendre en amour tant de félicités ? »

Loin du jour importun, de la lune jalouse,
Penchait au bord du fleuve un tertre de pelouse,
Où des arbres géants dans l’onde enracinés
Répandaient sur son cours leurs rameaux inclinés ;
La végétation, sous leur ombre féconde,
Que nourrissait la terre et désaltérait l’onde,

Fourmillait à leurs pieds de parfums, de couleurs ;
Les pas disparaissaient sous le velours des fleurs ;
Et Cédar en marchant, fendant ce vert nuage,
En écartait les flots comme un homme qui nage.
Des lianes en fleur qui s’enlaçaient aux troncs
Grimpaient de branche en branche et montaient jusqu’aux fronts,
Et retombant d’en haut en trame de verdure,
Comme un câble rompu tombe de la mâture,
À des câbles pareils noués s’entrelaçaient,
Et formaient un faux sol où les pieds enfonçaient.
À ces vastes tissus, des lianes moins grandes
S’accrochaient à leur tour pour porter leurs guirlandes.
La vigne y répandait ses pampres ; les citrons
Y dégouttaient de fleurs ; les jaunes liserons,
Resserrant du filet les mailles diaprées,
Perdaient et retrouvaient leurs grappes séparées.
Le vent y secouait le duvet des roseaux ;
Et les plumes de feu des plus rares oiseaux
Qui tombaient de la branche où leur aile s’essuie,
Parsemaient ces réseaux de leur flottante pluie ;
L’aile des papillons s’y brisait en volant ;
De la lune voilée un rayon ruisselant,
Comme à travers la mousse un filet des cascades,
Venait d’un crépuscule argenter les arcades.
Au-dessus du gazon, la trame du filet,
Comme un hamac de fleurs, au moindre vent tremblait ;
Si l’oiseau s’y posait, elle s’ébranlait toute ;
Chaque humide calice y distillait sa goutte.
Un nuage odorant d’étamines des fleurs,
D’ailes de papillons, d’insectes, de couleurs,

Comme d’un pré trop mûr qu’un pied de faucheur foule,
Dans l’air éblouissant s’en exhalait en foule ;
Et l’haleine des nuits à travers les rameaux
Y soufflait l’harmonie et la fraîcheur des eaux.






Cédar, en s’enfonçant sous les rives du fleuve,
Parmi tous les secrets de cette terre neuve,
Avait seul découvert, et souvent admiré
Les mystères de paix de ce lieu retiré ;
Sur ce hamac de fleurs souvent couché lui-même,
Fermant au jour ses yeux pleins de l’ombre qu’il aime,
Son âme avait rêvé que dans ce nid d’odeur
Sa colombe écoutait les paroles du cœur.
Souvent, en le cherchant sous les troncs des platanes,
L’enfant l’avait trouvé sous l’arche des lianes ;
Souvent, dans l’innocence où s’égaraient leurs jeux,
Sur ce berceau flottant d’où pendaient ses cheveux,
Voyant parmi les lis Daïdha renversée,
Au doux chant du sommeil sa main l’avait bercée,
Pendant qu’elle feignait de dormir un moment,
Puis jetait en fuyant le rire à son amant.

Je ne sais quel instinct, quelle vague pensée
Le poussait vers ce lieu dans sa fuite insensée.

Était-ce un sentiment aveugle de l’amour,
Qui pour un tel bonheur voulait un tel séjour ?
Était-ce qu’adorant jusqu’à l’idolâtrie
Il crût partout ailleurs son amante flétrie,
Et qu’il trouvât la terre indigne de toucher
Celle que sur un ciel il eût voulu coucher ?
Mais, semblable au torrent qui roule sur sa pente,
Il fut en un clin d’œil à la verte soupente.
Ses bras parmi les fleurs posèrent Daïdha ;
De parfums sous ce poids le berceau déborda ;
Les calices fermés de baume découlèrent ;
Les oiseaux endormis des branches s’envolèrent,
Et, s’embarrassant l’aile aux lianes des toits,
Firent pleuvoir la feuille et les gouttes des bois.

Cédar la regarda les bras croisés de joie,
En homme qui dépose et ressaisit sa proie ;
Puis se rapprochant d’elle, il s’assit sur le bord,
Comme une mère heureuse auprès d’un fils qui dort ;
Et, le coude appuyé sur la couche embaumée
Que creusait sous son poids la tête bien-aimée,
Il oublia, des yeux en couvant son trésor,
Qu’à la terre des pleurs ses pieds touchaient encor,
Et que la lune au ciel marchait… Ce qu’ils se dirent,
Les calices des fleurs, les mousses l’entendirent.
Les esprits dont l’amour au ciel est le seul sens
S’arrêtèrent d’envie à ces mortels accents ;
Et Cédar, aspirant le ciel dans sa parole,
Crut que le monde entier adorait son idole.

Quand les heures pourtant, qu’oubliait leur amour,
Firent à l’horizon blanchir les bords du jour,
Que les nuages d’or au levant se groupèrent,
Que sur le fond d’azur les pics se découpèrent,
Et que l’oiseau jaloux dont l’amant hait la voix,
L’alouette, en chantant s’éleva sur les bois,
Leur cœur se resserra : l’incrédule paupière,
Comme un coup sur les yeux, repoussa la lumière.
De cet oubli de l’heure il fallut s’arracher :
Cédar de ses liens se laissa rattacher,
Daïdha de baisers couvrit cent fois ses chaînes ;
Puis se glissant furtive entre le tronc des chênes
Avant que le vieillard eût réveillé Selma,
Sous ses cheveux épars dans l’antre s’enferma.
Elle-même noua pour sa mère trompée
La tresse qu’en partant ses dents avaient coupée ;
Et, pour son jeune époux suppliant tous ses dieux,
Le revit dans son cœur en refermant les yeux.