La Chute d’un Ange/Quatorzième vision

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 385-397).

QUATORZIÈME VISION



 
La nuit, pleine de crime et de flambeaux rougie,
Roulait avec horreur ses astres sur l’orgie.
Les constellations, du haut du firmament,
Regardaient cette scène avec étonnement,
Admirant comment Dieu, dans son profond mystère.
Laissait monter si haut les forfaits de la terre
Et les anges chantaient d’un accent solennel :
« Patient ! patient ! car il est éternel ! »

Les flots emprisonnés jaillissaient en cascades,
L’illumination serpentait en-arcades.

De cent mortiers d’airain les tonnerres des dieux
Lançaient du haut des tours des astres dans les cieux,
Qui, par leur parabole entrecoupant la route,
Formaient sous la nuit pâle une seconde voûte,
Un ondoyant réseau de mobiles soleils
Aux feux d’or ou d’argent, bleus, perlés ou vermeils.
Comme le firmament que l’arc-en-ciel essuie,
Les uns, gouttes de feu, se divisaient en pluie ;
Les autres dessinaient, suspendus dans les airs,
Des temples merveilleux illuminés d’éclairs ;
Puis, éclatant à-haut avec des coups de foudre,
Semblaient des pans de ciel qui s’écroulaient en poudre.
La musique, jetant le bruit à grands accents,
En ébranlant les airs secouait tous les sens,
Et, leur donnant à tous une extase commune,
De mille impressions vagues n’en faisait qu’une,
Emportant à la fois dans ses fougueux courants
Et l’âme des esclaves et celle des tyrans.
Tout le peuple, assistant aux splendeurs de ces fêtes,
Couronnait les créneaux de membres et de têtes.
Sous l’ondulation de tous ces fronts mouvants,
Les pavés, les lambris, les murs semblaient vivants :
On eût dit, en voyant respirer les poitrines,
Que l’air du ciel allait manquer à leurs narines !
L’atmosphère élevant les miasmes du sol
Eût asphyxié l’ange étouffé dans son vol.

Se sevrant de la lie où se vautrait le reste,
Nemphed et son rival étudiaient leur geste,

Et, pour se préserver de l’invisible mort,
De leurs libations n’effleuraient que le bord.
Au moment où Nemphed, dans sa perfide adresse,
Croit voir son ennemi chanceler sous l’ivresse,
Et lui-même, à son tour feignant d’être endormi,
Du forfait convenu fait le signe à Lakmi,
Celle-ci, s’approchant comme pour mieux entendre.
Au cou du roi des dieux par les bras vient se pendre,
Et, semblable à l’enfant qui, donnant un baiser,
Entre l’œil et la bouche hésite où le poser,
D’un dard qu’entre les dents cachait sa lèvre jointe
Dans la tempe du monstre elle enfonce la pointe.
La hache est moins mortelle et l’éclair est moins prompt ;
II tombe de son trône en se brisant le front.
Asrafiel de son sein tire soudain son glaive.
La foule à cet aspect se réveille et se lève ;
Trônes, tables, autels, s’écroulent en débris,
Le palais retentit d’épouvantables cris.
En groupes acharnés tous les dieux s’entr’égorgent.
Des restes des festins les esclaves se gorgent ;
Et pendant les horreurs de cette longue nuit
Tout se disperse ou meurt, tout triomphe ou tout fuit.

Dans la confusion de la lutte insensée,
Comme un éclair de mort Lakmi s’est éclipsée.
Leur laissant disputer le trône ou le trépas,
Vers son palais désert elle court à grands pas :
À ses ordres secrets une esclave attentive
Prend les cheveux ravis au front de la captive :

Sa forte main à peine en soulève le poids.
Elle en glisse avec art les tresses sous ses doigts ;
Et, les réunissant au sommet de la tête,
Elle pare Lakmi de sa riche conquête.
Lakmi, dans le cristal reflétant sa beauté,
Triomphe insolemment de ce charme emprunté,
Effile les cheveux, dans les parfums les lave,
Et, fuyant les regards, sort avec son esclave…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Cependant, comptant l’heure à ses pulsations,
Cédar est abîmé dans ses réflexions.
Avec la lime sourde il a limé ses chaînes ;
Son sang impatient coule libre en ses veines ;
II entend le combat sur son front retentir,
Il voit tous ses gardiens se troubler et sortir.
Seul au fond de l’abîme où son oreille écoute,
Il attend qu’une main lui révèle sa route ;
D’un pas léger de femme il distingue le bruit.
Elle approche, il s’avance ; elle marche, il la suit.
Sur les pas assoupis de sa muette escorte,
De l’épaisse muraille il a franchi la porte.
Son guide l’abandonne, il est libre, il est seul !

La nuit sur la nature étend un noir linceul :

On croirait qu’elle veut, de ce mystère instruite,
D’une ombre impénétrable envelopper sa fuite,
Et Cédar aperçoit à peine les cyprès
Sur l’horizon du ciel onduler à grands traits ;
Il avance à tâtons vers un arbre qu’il touche :
Un cœur est sur son cœur, un doigt est sur sa bouche !…
Il sent de Daïdha, sous l’haleine du vent,
Les cheveux l’entourer de leur voile mouvant.
Sur ses bras en berceau, muet, il la soulève ;
Il fuit en l’emportant, plus légère qu’un rêve.
Au bruit grondant du fleuve il dirige ses pas ;
Son haleine de feu ne se repose pas.
La brise apporte en vain un souffle sur sa joue ;
En vain ce doux fardeau que la marche secoue,
De ses bras enlacés lui faisant un collier,
Se suspend à son cou, que le poids fait plier ;
En vain sur son épaule une tête si chère
Bat comme un front d’enfant endormi sur sa mère
Comme un cœur oppressé qui s’arrête un moment.
Afin de respirer après plus librement :
Rien ne peut ralentir sa course, qu’il redouble ;
Chaque roseau lui semble un géant qui le trouble,
Chaque plainte de l’onde un cri qui le poursuit :
Il franchit un royaume en un quart de la nuit,
Et ne s’arrête enfin, à la naissante aurore,
Que sur le cap du fleuve, au tronc du sycomore.

Dans sa tremblante extase il redit mille fois
Les noms que des soupirs lui répondent sans voix.

Sa joie aurait rempli une nuit éternelle !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tremblante de terreur, Lakmi, car c’était elle,
Du souffle sur sa lèvre en étouffant le son
Et craignant d’éveiller par sa voix le soupçon,
De sa ruse rendait le silence complice :
Elle savait qu’un mot, trahissant l’artifice,
Instruirait Cédar de son déguisement,
Et qu’un arrêt de mort suivrait l’étonnement.
La lueur d’une étoile effrayait son audace,
Un regard d’amour même était une menace.
Tel que dans la prairie un avide serpent
Aux flancs de la brebis se dresse et se suspend,
Et, trompant le pasteur qui vainement l’appelle,
Boit le lait de l’agneau mourant de faim loin d’elle :
Telle aux bras de Cédar l’astucieuse enfant
Savourait dans la peur son espoir triomphant,
Et des noms les plus saints par sa bouche nommée,
Même en trompant Cédar, désirait d’être aimée.

Oh ! pourquoi de la nuit le dôme est-il si noir ?
Que ne lui laisse-t-il seulement entrevoir
Ces membres adorés, ce regard, ce visage
Qu’ont flétri la douleur et maigri le veuvage !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Enfin le jour paraît, et va combler ses vœux.
Sur l’astre de son âme il élève les yeux :

Il entr’ouvre du doigt, pour revoir ce visage,
Ces cheveux qui voilaient son front comme un nuage,
Ces cheveux dont l’odeur et dont la pression
D’un duvet d’ailes d’ange offraient l’impression.
« Éveille-toi, dit-il, ô jour de ma paupière ! »
Et découvrant le front sous un regard de pierre,
Mesurant d’un seul trait l’artifice et l’erreur,
Il l’écarte d’un geste et se dresse d’horreur.

Palpitante d’effroi, Lakmi de son bras roule ;
Sa main s’attache en vain au pied qui la refoule.
Cédar, la secouant comme un pasteur blessé,
Rejette le serpent à sa jambe enlacé :
« Exécrable instrument de vice et d’imposture,
Vipère ! criait-il, va ! meurs sur ta piqûre ! »
Et du front qu’il pressait sous son genou nerveux
D’une main indignée arrachant les cheveux :
« Ô voiles de pudeur ! disait-il, chastes ondes !
Avez-vous pu flotter sur ces membres immondes ! »
Et sur le bord à pic poussant toujours Lakmi :
« Va souiller, disait-il, l’enfer qui t’a vomi !… »

La pente, en cet endroit escarpée et profonde,
Dominait de cent pieds le lit grondant de l’onde ;
Un pas de plus, Lakmi se détachait des bords.
Au moment de glisser, elle roidit son corps,
Et, retenant Cédar d’une dernière étreinte,
Des ongles sur sa peau laissant la rude empreinte :

« Oui, lave, ange trompé, ton erreur dans ma mort !
Frappe-moi sans pitié ! brise-moi sans remord !
Je savais à quel prix ma criminelle ruse
Dérobait le bonheur que ton cœur me refuse !
J’ai fait le pacte impie, et ne m’en repens pas :
Ce songe d’un moment valait bien le trépas !
Ma vie est un orage, il devait se résoudre ;
J’ai dérobé le ciel, et j’accepte la foudre !
Qu’elle frappe à présent ! je la provoque ! adieu !
J’emporte dans l’enfer la mémoire d’un dieu ! »
Elle dit, et, cessant l’épouvantable lutte,
Dans l’abîme tomba, résignée à sa chute ;
Et, comme une immondice enlevée à ses bords.
Teint de fange et de sang, le flot roula le corps.

De haine et de stupeur, debout sur le rivage,
Cédar avec dégoût détourna le visage ;
Et, levant vers le ciel les cheveux dans sa main,
Du pas d’un insensé revint sur son chemin.
La colère renflait sa bruyante narine ;
Un sourd rugissement sortait de sa poitrine ;
Ses pas retentissaient sur le sol souterrain,
Comme les pas pesants d’un colosse d’airain.
Les lions des forêts fuyaient à son approche,
Et l’aigle épouvanté s’envolait de sa roche.
Agité par la crainte et par le repentir,
On entendait les coups de son cœur retentir ;
Par moments s’échappaient d’entre ses dents grinçantes
Des paroles sans suite et des voix mugissantes.

Sous ses muscles vibrants le cœur s’accentuait,
Son regard foudroyait et son geste tuait.
Ainsi qu’une machine à son œuvre lancée,
Vers son but en aveugle il marchait sans pensée ;
L’éclair de la vengeance éclairait seul ses yeux.

La nuit jetait déjà son ombre sur les cieux,
Quand du haut de ses toits le peuple au cœur servile
Le vit gravir de loin les sentiers de la ville.
« Quel géant, disait-il, monte par le chemin ?
Où va-t-il ? d’où vient-il ? que tient-il dans sa main
Il brandit vers le ciel une étrange bannière ;
Des coursiers de la nuit on dirait la crinière !
Son ombre sur le mur dépasserait l’oiseau !
Un chêne sous son bras vibre comme un roseau !
Les portes de nos tours feraient baisser sa tête !
Est-ce le vent, l’éclair, la foudre ou la tempête ?
Accourez !… le voilà !… tremblez !… n’approchez pas ! »
Et la foule de loin se hâtait sur ses pas,
Et, s’ouvrant devant lui pour lui laisser la place.
En flots toujours grossis se fermait sur sa trace.

Lui cependant marchait, marchait, marchait toujours,
Comme un fleuve entraînant des ruisseaux dans son cours ;
Et levant dans sa main ces beaux cheveux de femme,
Que le vent déployait en flottante oriflamme.
Il semblait secouer le crime de Lakmi,
Tel qu’un réveil de feu sur ce monde endormi !

La foule aux pieds légers, qui vole où le vent vole,
Le suivait par instinct, sans souffle et sans parole.

Quand il vit tout ce peuple, autour de lui béant,
Que dépassait du front sa taille de géant,
Comme un mât qui se dresse au sein de la tempête,
Il s’arrêta terrible et retourna la tête ;
Et d’un geste de dieu, d’une voix dont l’accent
Aurait fait remonter un fleuve mugissant :
« Est-il quelqu’un de vous qui garde au fond de l’âme
Du feu d’Adonaï quelque mourante flamme ?
Est-il quelqu’un de vous qui conserve enfoui
Dans les plis de son cœur le Dieu d’Adonaï,
Ce Dieu des opprimés dont le nom est un glaive ?
S’il en est un encor, qu’il parle et qu’il se lève !
Ce Dieu vient à la fin en moi vous visiter,
Affronter vos tyrans et les précipiter !… »

De la foule à ces mots de grandes voix montèrent,
Du livre dispersé mille pages flottèrent ;
Les disciples du juste, à sa voix ralliés,
Brisèrent les vils jougs dont ils étaient liés,
Et, du peuple étonné fendant la multitude,
Prirent des combattants le cœur et l’attitude.
Les lâches, par l’exemple à l’audace aguerris,
Secouèrent les fers dont ils étaient meurtris.
On n’entendit au loin qu’un cliquetis sublime
De chaînes qui tombaient sous l’enclume ou la lime :

Un million de bras s’étendit à la fois,
La liberté jaillit d’un million de voix !
Et l’esprit du Seigneur, qui souffle ces tempêtes,
Ondoya comme un vent sur cette mer de têtes.

Cédar, dont la colère à leurs yeux avait lui,
Sentit monter l’esprit de tout ce peuple en lui :
« Vile chair descendue à la bête de somme,
Lève ton front, dit-il, et redeviens un homme !
Sous les pieds de vos rois, peuples, remuez-vous !
Et dans leur propre audace engloutissez-les tous !
Secouez sur vos cous, ô lions ! vos crinières,
Comme moi ces cheveux, qui seront vos bannières.
C’est le vivant drapeau qu’eux-mêmes nous ont fait,
Leur dernière infamie et leur dernier forfait !
Contre leurs fronts maudits que toute main se lève !
Chacun de ces cheveux va s’aiguiser en glaive !
Les voila tout souillés, privés de leur pudeur,
Comme vous de vos droits et de votre grandeur !
Ainsi que je rapporte à son front sa dépouille,
Rendez ses droits sacrés à votre âme qu’on souille.
Pour vous paraître grands, ils courbent vos genoux ;
Ils ont jeté leur ombre entre le ciel et vous !
Effaçant dans vos cœurs la foi de vos ancêtres
Ils en ont chassé Dieu pour en rester les maîtres !
Mais nommez avec moi le nom du Dieu vivant ;
Ils seront la poussière et vous serez le vent !…
Contre l’humanité leur règne est un blasphème ;
Venger l’homme avili, c’est venger Dieu lui-même !

Abandonner ses dons, c’est le déshonorer ;
Reconquérir ses droits, c’est encor l’adorer !
C’est le culte de sang pour l’homme qu’on opprime !
La tyrannie aussi de l’esclave est le crime !
Se courber sous le joug, c’est presque le forger,
Et subir les tyrans, c’est les encourager.
Purifiez le sol dans le sang et les flammes,
Renversez leurs palais, ces prisons de vos âmes !
Remontez vers le ciel par ce sublime assaut !
La liberté, la foi, le vrai Dieu, sont là-haut !
L’heure, l’occasion, les ombres sont propices.
De vos desseins vengeurs leurs forfaits sont complices ;
Ces monstres, déchaînant leur sourde inimitié,
Ont déjà de votre œuvre accompli la moitié.
Leurs temples sont remplis de leur lutte intestine ;
Ils ne soupçonnent pas la nuit qu’on leur destine !
Dans leur vil sang qui coule enfonçons les talons !
Allons ! » Le peuple entier s’élance et dit : « Allons ! »

Tel, quand le vent, changeant sur l’océan sans vagues,
Fait frissonner la mer de rides encor vagues,
Courant devant la brise, insensible d’abord,
À peine d’un murmure elle effleure le bord ;
Mais, au souffle croissant du vent qui la déplie,
Par cent mille sillons elle se multiplie :
Sur l’horizon lointain qu’elle fait onduler
On voit le flot qui monte au flot s’accumuler ;
La ride devient vague et la vague colline ;
Elle court en grondant battre un cap en ruine ;

Et le flot calme et bas, qui n’osait l’approcher,
Avec ses bras d’écume entraîne le rocher.
Tel ce peuple, appelé par l’accent d’un seul homme,
S’éveillait en sursaut de son terrible somme,
Et, lançant vers le ciel ses ressentiments mûrs,
Tout armé de ses fers, grossissait sous les murs.