La Chute d’un Ange/Avertissement de la première édition

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 16p. 3-6).


AVERTISSEMENT

DE LA PREMIÈRE ÉDITION



Ceci est encore un épisode du poème dont Jocelyn fait partie. C’est une page de plus de cette œuvre de trop longue haleine dont je me suis tracé le plan de bonne heure, et dont j’ébaucherai quelques fragments de plus jusqu’à mes années d’hiver, si Dieu m’en réserve. La nature morale en est le sujet, comme la nature physique fut le sujet du poète Lucrèce. L’âme humaine et les phases successives par lesquelles Dieu peut lui faire accomplir ses destinées perfectibles, n’est-ce pas le plus beau thème des chants de la poésie ? Je ne me fais point illusion sur l’impuissance de mon faible talent et sur la brièveté de la vie, comparées à une semblable entreprise ; aussi je ne prétends rien achever. Quelques pas chancelants et souvent distraits dans une route sans terme, c’est le lot de tout philosophe et de tout artiste. Les forces, les années, les loisirs manquent. Les jours de poëte sont courts, même dans les plus longues vies d’homme. La poésie n’est que ce qui déborde du calice humain. On ne vit pas d’ivresse et d’extase, et ceux qui commandent à un poëte d’être toujours poëte ressemblent à ce calife qui commanda à ses esclaves de le faire vivre de musique et de parfums : il mourut de volupté et d’inanition.

Je sais qu’on me reproche avec une bienveillante colère de ne pas consacrer ma vie entière à écrire, et surtout à polir des vers, dont je n’ai jamais fait ni prétendu faire qu’une consolation rare et accidentelle de ma pensée. Je n’ai rien à répondre, si ce n’est que chacun a reçu sa mission de sa nature. Je porte envie à ces natures contemplatives à qui Dieu n’a donné que des ailes, et qui peuvent planer toujours dans les régions éthérées, portées sur leurs rêves immortels, sans ressentir le contre-coup des choses d’ici-bas, qui tremblent sous nos pieds. Ce ne sont plus là des hommes, ce sont des êtres privilégiés qui n’ont de l’humanité que les sens qui jouissent, qui chantent ou qui prient : ce sont les solitaires ascétiques de la pensée. Gloire, paix et honneur à eux ! Mais ces natures ont-elles bien leur place dans notre temps ? l’époque n’est-elle pas essentiellement laborieuse ? tout le monde n’a t-il pas besoin de tout le monde ? ne s’opère-t-il pas une triple transformation dans le monde des idées, dans le monde de la politique, dans le monde de l’art ? L’esprit humain, plus plein que jamais de l’esprit de Dieu qui le remue, n’est-il pas en travail de quelque grand enfantement religieux ? Qui en doute ? c’est l’œuvre des siècles, c’est l’œuvre de tous. L’égoïsme seul peut se mettre à l’écart et dire : « Que m’importe ? »

Je ne comprends pas l’existence ainsi. L’époque où nous vivons fait nos devoirs comme nos destinées. Dans un âge de rénovation et de labeur, il faut travailler à la pyramide commune, fût-ce une Babel ! Mais ce ne sera point une Babel ! ce sera une marche de plus d’un glorieux autel, où l’idée de Dieu sera plus exaltée et mieux adorée. Car, ne nous y trompons pas, c’est toujours Dieu que l’homme cherche, même à son insu, dans ces grands efforts de son activité instinctive. Toute civilisation se résout en adoration, comme toute vie en intelligence.

Or, dans ces jours de crise sociale, tout homme qui vit pleinement a deux tributs à payer : un à son temps, un à la postérité ; au temps les efforts obscurs du citoyen, à l’avenir les idées du philosophe ou les chants du poëte. On prétend que ces deux emplois de la pensée sont incompatibles. Les anciens, nos maîtres et nos modèles, ne pensaient pas ainsi. Ils ne divisaient pas l’homme, ils le complétaient. Chez eux, l’homme était d’autant plus apte à un exercice spécial de la pensée, qu’il était plus exercé à tous. Philosophes, politiques, poëtes, citoyens, tous vivaient du même aliment ; et de cette nourriture plus substantielle et plus forte se formaient ces grands génies et ces grands caractères ; qui touchaient d’une main à l’idée, de l’autre à l’action, et qui ne se dégradaient point en s’inclinant vers d’humbles devoirs.

On attribue au défaut de loisir les incorrections de composition et de style qu’on reproche généralement à mes ébauches poétiques. Ces défauts, je les connais mieux que personne. Je ne cherche pas à les pallier. Je ne puis répondre à mes critiques qu’en m’humiliant et en réclamant pour ces faiblesses une plus grande part d’indulgence. Ils ne se trompent guère en considérant ces premières éditions de mes poésies comme de véritables improvisations en vers. Si elles sont destinées à se survivre quelques années à elles-mêmes, il me sera plus facile de les polir à froid, lorsque le mouvement de la pensée et du sentiment sera calmé, et que l’âge avancé m’aura donné ce loisir des derniers jours, où l’homme repasse sur ses propres traces et retouche ce qu’il a laissé derrière lui. S’il en est autrement, à quoi bon ? Quand on a respiré en passant et jeté derrière soi une fleur de la solitude, qu’importe qu’il y ait un pli à la feuille, ou qu’un ver en ronge le bord ? on n’y pense plus.

Il me reste à prier le lecteur bienveillant de ne pas m’imputer ce qu’il y a de trop fantastique dans cet épisode. Cela entrait comme élément nécessaire dans l’économie de mon poème. La pierre lourde et froide sert quelquefois de fondation à un édifice plus gracieux et plus décoré. Les deux épisodes qui suivront celui-ci sont d’une nature plus contemporaine et plus saisissante. Ils rappelleront de plus près ce Jocelyn pour qui le public qui lit des vers a montré une si indulgente partialité. On le retrouvera plusieurs fois dans ce drame épique, d’où il n’a pas disparu sans retour.

L’épisode qui suit la Chute d’un Ange est intitulé les Pécheurs.

Paris, 1er mai 1838.