La Chronique de France, 1905/Chapitre X

ALBERT LANIER Éditeur (p. 192-212).

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LA CRISE DU PATRIOTISME

L’élection de l’amiral Bienaimé dans le iie arrondissement de Paris, en remplacement de M. Syveton, tragiquement disparu et l’élection de M. Paul Doumer à la présidence de la Chambre des Députés avaient, au début de l’année 1905, revêtu un caractère nettement antiministériel. L’amiral Bienaimé avait été l’une des nombreuses victimes du ministre de la Marine Pelletan dont l’attitude envers le corps des amiraux tournait vraiment à l’odieux et au grotesque. Aussi la manifestation qui s’organisa sur son nom fut-elle véhémente et décisive. L’amiral avait pour adversaire en M. Bellan un homme sympathique qui eut, en temps ordinaire, réuni un grand nombre de suffrages ; mais beaucoup des amis politiques de ce dernier tinrent, en votant pour l’amiral, à atteindre M. Pelletan. De même les députés savaient qu’en choisissant pour les présider M. Doumer, ennemi personnel de M. Combes et l’un de ceux qui lui avaient le plus vertement dit son fait, ils contribueraient à précipiter la chute d’un cabinet dont tout le monde commençait à se lasser tant la liste de ses maladresses tendait à s’allonger. C’est de cela surtout que les républicains avancés voulaient à M. Combes. Ils semblaient moins touchés de son crime contre la patrie — maintenant visible pour tous — que du fait de les avoir acculés, à plusieurs reprises, à des situations gênantes ou ridicules.

Très heureusement le président Loubet, d’accord avec la majorité de l’opinion, éprouvait fortement la nécessité d’une orientation nouvelle et lorsqu’enfin M. Combes se fut décidé à se retirer, ce fut au ministre des Finances, c’est-à-dire à un modéré que le chef de l’État confia le soin de former un cabinet. Il le fit avec prudence et en marquant comme d’habitude son extrême souci d’impartialité mais avec netteté aussi. On cherchait à l’intimider à l’extrême gauche et, cette fois, on n’y parvint pas. Il fut convenu tout aussitôt que M. Pelletan quitterait la Marine mais l’attribution des autres portefeuilles ne s’opéra pas sans difficultés. De fâcheux marchandages se succédèrent entre les groupes. Le public fut surpris d’apprendre que finalement MM. Jean Dupuy, Sarrien et Poincaré auxquels M. Rouvier s’était adressé en premier lieu ne figureraient pas sur la liste.

Contre la délation

On se demandait si c’était encore la question des « fiches » qui motivait ces tergiversations et provoquait des changements de dernière heure dans la composition du cabinet. Il y avait lieu de le craindre. On ne pouvait se dissimuler que M. Maurice Berteaux qui conservait le portefeuille de la Guerre récemment placé entre ses mains, ne se montrât parfois trop envieux de plaire aux radicaux. Mais on fut bientôt fixé ; M. Berteaux s’associa aux déclarations énergiques du nouveau président du conseil lorsque celui-ci condamna la délation. Au point où en étaient venues les choses[1] des paroles ne suffisaient plus, il fallait des actes. Tout le monde le sentait. Les actes accompagnèrent les paroles. Le général Peigné dont les journaux avaient publié une lettre conçue en des termes inqualifiables, fut privé du commandement qu’il exerçait de façon si incorrecte et M. Begnicourt, officier en retraite qui s’était fait le dénonciateur infatigable d’un très grand nombre de ses camarades, fut rayé de la Légion d’Honneur. Peu après, le général Tournier, une des victimes de la délation, fut rappelé à l’activité et nommé à Limoges au commandement d’une division. C’étaient là des mesures sérieuses contre lesquelles s’élevèrent en vain les députés de l’extrême gauche et qu’approuva une majorité de 300 voix. À droite, on eut naturellement voulu davantage ; on réclamait la réparation des dommages causés par les fiches aux officiers qui avaient été visés par elles. Entrer ainsi dans la voie des représailles eût été de la part du gouvernement une insigne maladresse. Il fallait au contraire en finir le plus tôt possible avec cette affaire. Seulement la délation ne représentait en somme qu’un incident, qu’un épisode d’une campagne d’ensemble menée contre le patriotisme. L’armée, incarnation plus particulièrement tangible de la patrie, en avait été la première victime ; elle était aussi la moins atteinte et fut la première à se ressaisir. Ce n’était pas là qu’était le foyer du mal.

Le foyer du mal

Il était à l’école primaire. L’agent de sa propagation c’était l’instituteur. Certes, on eût bien étonné les apôtres de la pédagogie laïque, Jules Ferry, René Goblet et surtout Paul Bert en leur disant qu’ils forgeaient un instrument d’antipatriotisme futur. Leur préoccupation était exactement inverse. La patrie, de leur temps, tenait à l’école la place de la religion qu’ils venaient d’en expulser et le culte s’en montrait d’autant plus exalté qu’aucun autre culte ne rivalisait désormais avec lui. Les élèves des écoles normales d’instituteurs étaient dressés ; envisager les devoirs patriotiques — et en particulier le devoir militaire — comme dignes de tous les respects et de toutes les abnégations. D’où pouvait venir un changement assez complet pour faire, en peu d’années, de ces mêmes élèves des partisans acharnés du désarmement et des fanatiques de l’humanitarisme ? Interrogé à ce sujet, M. Devinat, directeur de la grande école normale d’Auteuil, a indiqué comme causes de ce revirement : la sécurité rendue au pays par la conclusion de l’alliance russe — la renonciation progressive à l’espoir de recouvrer l’Alsace-Lorraine par la force des armes — des « événements récents qui ont appelé les instituteurs à faire porter leurs critiques sur l’armée » — la confiance exagérée dans l’efficacité des idées d’arbitrage — enfin les préoccupations de la lutte des classes.

Tous ces motifs ont leur valeur mais ce sont des motifs de second ou de troisième rang. Au premier rang il faut placer la prédication d’une véritable croisade pacifiste, croisade qui mit en contact des rêveurs et des ignorants. L’utopisme des universitaires qui la prêchèrent, la naïveté intellectuelle des instituteurs qui l’entendirent sont à la base de toutes les explications plausibles. Voici par exemple l’inspecteur général Martel qui recommande « d’inspirer aux enfants l’horreur de la guerre » et non seulement de « leur décrire les atrocités dont elle est cause » mais de leur faire comprendre encore « à quels sacrifices inouïs la crainte des hostilités futures et les préparatifs de la défense condamnent les peuples ». Voici un inspecteur d’Académie qui déclare que « par l’école on arrivera à la fraternité des peuples ». Voici un recteur d’université, M. Payot qui conclut d’un calcul enfantin qu’« en vingt ans de travail un ménage d’ouvriers gagnant cinq francs par jour, se trouve avoir travaillé 400 jours pour payer les guerres passées » ou bien qui suggère aux lecteurs de son cours de morale cet admirable raisonnement ; « je suis marchand de fromage. En quoi une guerre victorieuse fera-t-elle de moi un chimiste expert ? » Dans le même temps, le trop célèbre professeur Hervé commençait de se livrer à ses retentissantes excentricités. La faiblesse du gouvernement en présence de ces manifestations fut inexcusable. Il était très aisé d’y couper court si la chose avait été prise dès le début. Des hommes comme M. Martel ou M. Payot sortaient absolument de leur rôle en tenant un pareil langage et ils invitaient les instituteurs placés sous leurs ordres à sortir également du leur. Tel était le terrain sur lequel il fallait se placer, M. Hervé n’était pas à beaucoup près aussi dangereux que les inspecteurs ou les recteurs qui se permettaient d’inciter les fonctionnaires subalternes à utiliser leur situation pour la propagation d’une doctrine dont eux-mêmes se déclaraient partisans. Que cette doctrine fût bonne ou mauvaise, ancienne ou nouvelle, en vogue ou non, peu importait. Il n’y avait pas à discuter le fond. Il suffisait de rappeler à l’ordre quiconque, oublieux de sa mission, prenait indûment la liberté d’en modifier le caractère. Mais, comme l’a fait observer finement un rédacteur du Temps, on en était arrivé dans les milieux gouvernementaux à admettre que « tous les esprits affranchis devaient à l’internationalisme leur bienveillance sinon leur adhésion ».

Les pauvres instituteurs ainsi dévoyés par ceux-là même en qui ils s’étaient accoutumés à voir à la fois des chefs et des guides, se grisèrent de ces mots sonores et de ces perspectives impressionnantes. Ils n’étaient pas à même d’en découvrir le néant ou d’en rectifier les faussetés ; on les appelait en les comblant d’éloges à une sorte de sacerdoce laïque ; ils répondirent à l’appel avec un enthousiasme généreux. Leur conviction était entière. Du reste ils pouvaient se réclamer du grand nom de Michelet dont on leur répétait à satiété l’obscure et bizarre prédiction « La France déclarera la paix au monde ». Savaient-ils que le génie est presque toujours troué de taches obscures et parfois absurdes ou coupé de fissures imprévues et souvent insondables ? Naturellement ils poussèrent tout à l’excès. On les invitait à « faire disparaître des murs de l’école, les gravures représentant des scènes de violence » ; ils répondirent en traitant Napoléon d’« assassin » et de « fauve couronné ». On leur conseillait d’inculquer à l’écolier « l’idée d’un tribunal international d’arbitrage ». Ils proclamèrent la paix universelle « la plus douce des réalités ». Le dogme nouveau gagna de proche en proche. L’intolérance perça aussitôt. Une minorité courageuse releva le drapeau de Paul Bert et de Jules Ferry et se proclama patriote ; elle fut injuriée et vilipendée ; le gouvernement commit la sottise de ne point profiter d’une si belle occasion pour restaurer à la fois l’autorité du bon sens et la sienne propre. Dès lors, cela devint de la frénésie. L’avant-garde des réformistes proclama avec violence les sentiments les plus extrêmes, afficha les projets les plus subversifs. Jamais n’apparut plus clairement qu’en cette circonstance la faillite presque absolue des écoles normales françaises. Avec de bons matériaux (car les jeunes Français ont une réceptivité rapide, claire et suffisamment profonde) on avait obtenu, grâce à de mauvaise méthodes, à des programmes mal conçus, trop chargés et trop émiettés tout ensemble, grâce surtout à l’absence de toute formation du caractère par la pratique de l’effort indépendant — on avait obtenu des êtres de théorie, des esprits à facettes, des hommes incomplets et débiles.

Médecine césarienne.

Aucune mesure n’avait été prise pour ramener de l’ordre dans des milieux si troublés et qui s’abandonnaient de plus en plus à un vrai dévergondage cérébral lorsqu’édata la menace d’une guerre prochaine. Peut-être M. Bienvenu-Martin, ministre de l’Instruction publique, se fût-il opposé en sa qualité de radical socialiste à toute intervention gouvernementale mais nous ne croyons pas qu’il ait eu à le fiiire. Le conseil des ministres sans doute n’osa point porter le fer dans la plaie. Il préféra nier le péril que de paraître s’en alarmer sans agir et l’action lui parut trop difficile à engager. On laissa ce soin à l’empereur d’Allemagne. L’effet de la médecine qu’il servit à la portion de l’opinion égarée par les sophismes pacifistes se faisait déjà sentir lorsqu’au mois d’août 1905, un grand congrès d’instituteurs s’assembla à Lille. Ces congrès devenus annuels constituent assurément un abus. Faute de les avoir interdits au débuts il devient difficile, d’y couper court ; c’est un des aspects de la question des syndicats de fonctionnaires acceptés par la République française avec une imprudente générosité car il ne peut sortir d’une pareille institution que des conflits répétés. Après s’être livrés à des manifestations propres à établir la persistance de leur mauvais esprit, les instituteurs réunis à Lille s’égarèrent dans de vaines et pompeuses dissertations sur l’enseignement de l’histoire ; ils aboutirent à déclarer que l’histoire ne devait pas servir à la culture des sentiments. Sentant que l’opinion réclamait d’eux autre chose, ils se mirent d’accord sur le texte d’un ordre du jour amphigourique ainsi conçu : « Les instituteurs français sont énergiquement attachés à la paix ; ils ont pour devise : guerre à la guerre. Mais ils n’en seraient que plus résolus pour la défense de leur pays le jour où il serait l’objet d’une agression brutale ».

En septembre, la déroute de l’antimilitarisme s’accentua rapidement. Le président de la République française saisit l’occasion de la clôture des grandes manœuvres annuelles pour condamner hautement de pareilles doctrines. Comme M. Jaurès ergotant déplorablement se perdait en des distinguo sans fin, M. Clemenceau mena contre lui une campagne de presse d’une logique bien simple mais à laquelle les opinions avancées de l’auteur donnaient une saveur particulière. M. Jaurès n’arriva pas à se tirer de ce mauvais pas ; toute son éloquence n’y put rien. D’autre part, le congrès de la Paix de Lucerne entendit le langage énergique d’un des hommes les plus en vue de la Confédération suisse, M. Comtesse : « Il y a des pacifistes d’une nouvelle école, s’écria-t-il, qui voient la paix dans l’abolition des patries, dans le renoncement à l’idée de patrie et du devoir militaire. Nous ne voulons avoir en Suisse rien de commun avec eux et nous répudions leurs théories fausses et malsaines qui ne trouveront d’ailleurs pas d’écho dans notre peuple. Nous proclamons au contraire que l’amour de la patrie est un sentiment aussi nécessaire et aussi naturel que l’amour de la famille ». L’année précédente, le congrès de la Paix de Nîmes avait voté cette motion : « Admirant les actes de courage de ceux qui ne veulent pas porter les armes et affirmant, d’autre part, le principe d’égalité devant la loi, le congrès déclare qu’il est incompétent pour indiquer une conduite quelconque dans des cas qui relèvent uniquement de la conscience individuelle. » On mesure le chemin parcouru en un an. Mais le dernier coup fut porté aux antimilitaristes par le congrès socialiste d’Iéna. En vain un des membres du congrès proposa-t-il de déclarer que « pour les socialistes allemands, il n’y a pas de questions nationales ». Un silence significatif accueillit cette proposition. Quant à celle du délégué Bernstein tendant à blâmer la politique suivie par l’Allemagne dans l’affaire du Maroc, l’assemblée la repoussa à une très forte majorité. Naturellement, en faisant état de l’antimilitarisme, les socialistes français avaient tablé sur l’adhésion à leurs doctrines des socialistes allemands. La défection de ces derniers plaçait les premiers dans la situation la plus ridicule.

Le Grand-Orient s’empressa de profiter de la leçon et il s’efforça de tirer son épingle du jeu. Le 22 septembre, dans le convent maçonnique tenu à Paris, M. Lafferre donna lecture d’un manifeste dont l’assemblée approuva vivement les termes. On y lisait ceci : « L’obligation de la défense nationale ne peut être mise en question. Le refus de prendre les armes contre l’invasion, la provocation à la désobéissance aux lois militaires, la grève de l’armée active ou des réserves préconisée comme une réponse à l’appel de la patrie en danger sont incompatibles avec le devoir civique. L’obligation de maintenir l’indépendance nationale est aussi impérieuse que celle de défendre son foyer contre l’outrage ». C’était une sorte de sauve-qui-peut ; maintenant personne ne voulait plus avoir prêché la désertion. Il ne resta pour le faire que « la bande à Hervé », une poignée d’énergumènes qui placardèrent sur les murs de Paris, au moment du départ des recrues, une harangue enflammée les invitant à faire grève en cas de guerre et à garder leurs balles pour leurs officiers. Le résultat de ce beau geste qui fut imité dans quelques départements se trouva nul. Le départ des recrues s’opéra régulièrement comme d’habitude. Poursuivis d’ailleurs, Hervé et ses collaborateurs furent condamnés sévèrement par le jury lequel fit preuve en cette occasion d’une énergie à laquelle on n’était pas accoutumé.

Au ministère de la Guerre.

Le ministre de la Guerre, M. Maurice Berteaux, avait dédaigné de jouer le rôle réparateur qui s’offrait à lui ou du moins de le jouer jusqu’au bout. Quels que soient les défauts dont cet homme politique a donné les preuves, on ne saurait méconnaître que son action au début n’ait été salutaire pour l’armée. Le général André laissait toutes choses dans un état déplorable. Sur la fin de son ministère, l’incurie la plus complète avait succédé chez lui à l’interventionnisme excessif d’autrefois. Il passait, dit-on, des heures enfermé dans une pièce écartée où nul ne venait troubler ses méditations philosophiques. M. Berteaux n’ayant rien d’un philosophe « secoua » le ministère qui en avait grand besoin et, apportant d’ailleurs à une besogne (à laquelle son passé d’agent de change certes ne le destinait pas) sa facilité d’assimilation et sa puissance de travail, il put réaliser quelque bien. Il le put d’autant mieux que, désireux de se faire bien accueillir par l’armée, il donna d’abord son attention presque exclusive aux choses militaires, s’efforçant de récompenser la valeur technique et de servir les intérêts professionnels. En agissant de la sorte, du reste, il suivait son instinct. M. Berteaux avait le goût du militaire. Sous un souverain commandant en chef il eût fait un remarquable ministre civil de la guerre. Par malheur, le poste de souverain devenu électif en France allait justement devenir vacant et M. Berteaux rêva de l’occuper. À partir du jour où il entrevit la possibilité d’un pareil destin, il ne fut plus le même homme ; son ambition politique l’entraîna à des actes fâcheux. Il en compléta la série par son incroyable équipée de Longwy. Des grèves avaient éclaté sur la frontière du Nord-est. Les troupes avaient dû intervenir. Les syndicats ouvriers protestaient. Sans prévenir aucun de ses collaborateurs militaires mais précédé secrètement par un agitateur de profession, M. Roldes qui s’aboucha en son nom avec les chefs de la grève, M. Berteaux apparut à l’improviste à Longwy. Les grévistes défilèrent devant lui en chantant des hymnes révolutionnaires ; on assura même qu’ils escortaient un drapeau rouge. Il les salua, se renseigna auprès d’eux, écouta leurs récriminations et prit quelques mesures disciplinaires envers deux ou trois jeunes officiers dont la conduite ne paraissait pas avoir été repréhensible. Après un pareil exploit digne de M. Pelletan et dépassant presque ce que ce dernier avait osé, M. Berteaux en qualité de ministre de la Guerre se trouvait déconsidéré. Il le sentit sans doute et comprenant qu’aucune voix modérée ne se porterait plus sur son nom pour la présidence de la République, il résolut de s’orienter de plus en plus à gauche. La plus proche occasion fut saisie par lui pour quitter avec fracas le ministère. Il arrivait naturellement que, sur certaines questions, des voix de droite se trouvaient appuyer le cabinet. M. Berteaux, d’un geste théâtral jetant son portefeuille, déclara un beau jour que son républicanisme s’offusquait de pareilles compromissions. Il se leva du banc des ministres et sortit de la salle des séances pour y rentrer cinq minutes après et s’aller asseoir parmi les députés à son ancienne place. L’extrême gauche l’applaudit mais tout cela ne servit de rien ; les circonstances ne devaient pas même lui permettre de poser sa candidature présidentielle. M. Étienne, ministre de l’Intérieur, prit sa place et y apporta l’esprit gambettiste, le simple et robuste patriotisme auquel se reconnaissent les véritables disciples du grand tribun. L’armée, du reste, s’était depuis longtemps reconquise. La menace d’une guerre aidant, un souffle sain de travail passait sur elle. On pouvait se rendre compte à la rapidité de sa guérison, de la forte constitution dont elle jouit.

Dans les arsenaux.

Moins chargé de soucis personnels et extérieurs à sa fonction, M. Thomson, ministre de la Marine s’était trouvé en face d’une tâche plus difficile que celle de son collègue de la Guerre. Il l’avait abordé crânement. Il y avait lieu : d’abord de combler les vides que M. Pelletan avait amenés dans le haut personnel maritime et de rétablir entre le ministère et les amiraux des relations normales ; ensuite de regagner tant bien que mal le retard systématique apporté dans les constructions navales ; enfin — et c’était là le plus délicat — de rétablir la discipline dans des milieux où l’insubordination était devenue la règle, presque la règle quotidienne. Par la façon dont il s’était comporté vis-à-vis des ouvriers des arsenaux, M. Pelletan avait rendu ceux-ci intraitables. Leurs exigences ne connaissaient plus de bornes ; leur langage devenait chaque jour plus inconvenant ; un désordre sans précédent régnait dans les ateliers.

Le ministre de la Marine apporta à sortir d’un tel imbroglio beaucoup de doigté ; il ne commit pas la faute d’opérer un de ces revirements brusques qui, sous un gouvernement parlementaire, sont sans lendemain et dont la portée est d’autant moindre que le contraste est plus grand. Il rétablit son autorité et celle des amiraux peu à peu, sans secousse et sans paroles inutiles. Un jour vint où, les ouvriers se rebellant contre la réaction dont ils commençaient d’éprouver la rigueur, M. Thomson put leur dire en réponse à un manifeste dans lequel ils avaient proposé un vrai ultimatum : « Jamais un gouvernement digne de ce nom ne tolérera que des travailleurs associés à l’œuvre de la défense nationale outragent les chefs qui en ont la lourde charge. Jamais il ne tolérera qu’ils tiennent publiquement des propos qui ne tendraient à rien moins qu’à la destruction de la discipline et de l’armée. Jamais il ne tolérera surtout qu’ils abandonnent leur travail ce qui, de la part d’hommes chargés d’assurer de tels services, constituerait une véritable désertion. » Ce langage retentit fortement dans les arsenaux ; il y avait longtemps que l’on n’avait rien entendu de pareil. Quand les ouvriers surent que la Chambre des députés approuvait par 445 voix contre 86 les déclarations du ministre de la Marine, ils comprirent que le temps des folies était passé.

La faute aux mandarins.

La « crise du patriotisme » est-elle finie ? Une crise de cette nature ne cesse pas aussi rapidement mais elle ne renaît pas non plus. L’armée paraît s’être tout à fait ressaisie ; il suffira de quelque énergie pour maintenir désormais l’ordre dans les arsenaux. Le cas des instituteurs est plus grave. Il est évident que ceux-là ont été les plus sérieusement atteints et que si la menace de complications extérieures disparaissait, leur esprit révolutionnaire se manifesterait de nouveau. Mais tout indique que leur action revêtirait un caractère différent et que, de pacifiste et d’humanitariste, elle glisserait vers l’anarchie pure et simple. Il se ferait alors une scission au sein de ces bataillons frénétiques. Les uns retourneraient au bon sens, les autres s’enfonceraient définitivement dans l’absurdité. L’état de leur mentalité, en tous les cas, ne permet point de fonder sur leur corporation de sérieuses espérances ; ils n’ont rien de ce qu’il faudrait pour bien remplir la mission qui leur incombe.

Quelles que soient les causes — profondes ou superficielles — de la crise, une conclusion découle de la façon dont elle s’est déroulée c’est que la masse est, en France, plus saine que l’élite. Une chanson parisienne avait mis cela en lumière dans des termes d’un argot suggestif. « C’est la faute aux mandarins », disait cette chanson. Voilà en effet la vérité. Ce sont les intellectuels ici, là les chefs hiérarchiques qui ont, avec un dévergondage cérébral ou avec une complète inconscience devant lesquels la génération suivante s’étonnera, prêché la révolte et organisé le désordre. Cela étant, il est surprenant que le désordre ne soit pas plus grand ni la révolte plus générale. La vieille raison populaire demeure en France le réactif efficace qui paraît devoir une fois de plus neutraliser dans ses effets la folie des dirigeants.

  1. Voir la Chronique de 1904.