La Chronique de France, 1902/Chapitre IV

Imprimerie A. Lanier (p. 69-89).

iv

LES FRANÇAIS, LA RELIGION
ET L’ÉGLISE

Il se pourrait fort bien que la lutte contre le cléricalisme n’en restât pas là. Après la guerre aux moines viendrait en ce cas la guerre contre les simples prêtres. Ce seraient un grand malheur et une grande faute. Mais ce qui donne quelque apparence de raison à la crainte que cette faute ne soit commise, c’est la difficulté pour le parti radical de s’arrêter en chemin. Ce parti, avons-nous dit, est composé d’éléments disparates auxquels l’anticléricalisme sert de lien unique. Si ce lien venait à se briser ce serait la débandade pour le parti, et chacun de ses adhérents recouvrerait une indépendance dont il ne saurait plus quoi faire. Certaines entreprises néfastes solidarisent ceux qui y ont pris part de telle façon qu’ils ne peuvent plus se dégager des responsabilités encourues de compagnie ; les œuvres qu’inspire la haine antireligieuse sont de ce nombre. Car c’est bien la religion elle-même qui se trouve actuellement en butte aux attaques des politiciens Français. Aussi est-il puéril d’escompter une séparation des Églises et de l’État. La majorité n’y consentirait jamais car elle perdrait sa raison d’être ; elle tient à ce que l’Église demeure attachée à l’État ; c’est pour elle le seul moyen de la molester efficacement. La séparation compte des partisans sincères parmi les protestants et parmi certains groupes catholiques ; mais ceux qui la prônent dans le camp radical se garderont bien de mettre leurs actes en rapport avec leurs paroles.

Une nouvelle « constitution civile » du clergé est plus probable dans ces conditions qu’une séparation. On commettra de nouveau la lourde erreur de 1792. Il y aura des prêtres réfractaires en très grand nombre et un petit noyau insignifiant de prêtres assermentés. Les Jacobins sont incorrigibles ! Mais comme ces choses s’accompliront, si elles s’accomplissent — au sein d’une république pacifique et organisée et non plus dans le désordre d’une révolution sanguinaire, on peut se demander si le résultat ne sera pas différent de ce qu’il fut il y a cent ans et si, finalement, on ne réussira pas à détacher la France d’une religion à laquelle elle paraît tenir par des liens de pure forme bien plutôt que par la réalité solide d’un sentiment vivace et réfléchi. C’est là, du moins, ce que disent des observateurs qui ne sont pas tous superficiels. Que vaut, à l’heure actuelle, la religion Française, et quelle est la force du catholicisme Romain sur les cœurs de nos compatriotes ? Nous estimons que la question, si redoutable qu’elle nous paraisse à aborder, doit être traitée ici, et que nous ne devons pas craindre de donner notre avis motivé sur ce grave sujet.

Ni soumis ni indépendants.

Le Français assimile constamment les choses de la religion à celles de la politique. La religion est, pour lui, la politique de l’âme. Son langage habituel s’en ressent : il lui arrive volontiers de parler de sa « foi politique » et de ses « convictions religieuses ». Les deux termes lui paraissent équivalents et cette équivalence ne le choque pas. C’est qu’il tend à envisager l’Église et l’État sous un angle identique. L’un est chargé d’assurer l’ordre matériel, l’autre s’applique à produire l’ordre moral. Le clergé est un corps plus respectable que tous les autres, tant par les vertus de ses membres que par la grandeur de la mission dont il est investi, mais c’est bien un corps de fonctionnaires ; les évêques sont les délégués et les représentants du pouvoir central lequel s’incarne dans le Pape, assisté, en certaines circonstances rares, du concile qui est une sorte de Sénat ecclésiastique. Tels sont les rouages : que vaut l’esprit ? L’esprit est en rapport avec la forme. Il est fait, à la fois, d’indépendance et de soumission : c’est exactement celui que le Français apporte à juger son gouvernement, à le soutenir ou à lui résister selon les cas. Tous les auteurs étrangers qui ont étudié la psychologie de notre tempérament national se sont sentis déroutés par l’extraordinaire mélange de deux éléments contradictoires dont ils ont partout relevés les traces : l’obéissance pouvant aller jusqu’à l’abdication totale et la révolte confinant parfois à l’absurde. Nous n’arrivons pas à nous passer de l’État : nous ne cessons de faire appel à lui et de réclamer son intervention quitte à lui reprocher aussitôt chacune de ses ingérences et à nous lamenter du joug pesant qu’il nous impose. Nous plaçons en lui une confiance démesurée et nous lui vouons en même temps des haines imméritées. Nous n’attendons de lui ni de grandes clartés intellectuelles ni une direction morale quelconque, mais nous apprécions par dessus tout en lui l’unité administrative. Est-ce Louis XIV qui a incrusté dans l’âme Française cet idéal un peu bourgeois ? Probablement, car depuis son règne nous n’avons cessé de nous en inspirer ; c’est par là que les violences révolutionnaires puis la tyrannie Napoléonienne se sont fait respecter — et presque aimer ; on y voyait un instrument brutal mais certain d’unification administrative. Que la machine nationale marche sans secousses, d’un beau mouvement bien uniforme et bien réglé, les Français se sentent heureux et fiers ; ils se croient l’objet de l’admiration universelle. C’est pourquoi, dans leurs conceptions politiques, les détails administratifs occupent toujours une place centrale. Mais comme la machine subit forcément des retards et des arrêts, l’administré se fâche, se met en colère et déverse sur l’objet de son culte toutes les injures dont il est capable. De là ces alternatives de révolte et d’obéissance qui surprennent l’observateur étranger.

Il en va de même avec la religion. Il y a des peuples qui sont beaucoup plus imprégnés de catholicisme que le nôtre, mais il n’y en a pas dans l’âme duquel l’organisation catholique ait poussé des racines plus profondes. De même que le Français borne ses aspirations politiques au bon fonctionnement des rouages administratifs, de même il ramène ses aspirations religieuses à l’unité harmonieuse du culte, laissant le dogme presque complètement de côté. Quelle place tiennent les controverses théologiques dans l’histoire religieuse de la France ? Aucune. Les querelles Jansénistes, par exemple, troublèrent vaguement un petit nombre d’esprits cultivés mais laissèrent l’opinion en général tout à fait indifférente. Il advient que, chez nous, certains points de vue dogmatiques demeurent, d’un bout à l’autre de la vie, étrangers à des esprits distingués qui n’ont jamais éprouvé le besoin de s’y arrêter ; et ces mêmes points de vue, en d’autres pays, tourmentent ou du moins captivent des âmes simples et rudes moins faites, semble-t-il, pour les étudier et les comprendre.

Le sentiment religieux existe-t-il ?

Est-ce à dire que le sentiment religieux n’existe pas en France ou qu’il n’existe que faiblement à l’état de reflet ? Il serait injuste de le prétendre. Le culte des morts notamment, qui est si développé parmi nous, atteste sinon une foi très vive, du moins une espérance persistante ; et l’espérance en l’au-delà est, en somme, une foi indirecte. On a comparé, sous ce rapport, la France à la Chine ; la comparaison n’est pas exacte. Il n’y a rien d’ancestral dans le culte que les Français rendent à leurs morts, c’est-à-dire à ceux qu’ils ont connus et aimés ; la pensée pieuse ne remonte pas au-delà ; les générations antérieures n’y ont point de part. Pour le Chinois, la famille se continue dans l’autre monde ; ses ancêtres, aussi bien ceux qu’il a connus que ceux dont il ignore les visages et les aventures, veillent sur lui et s’occupent de lui et de ses descendants présents et à venir ; cette idée est aussi étrangère que possible à un cerveau Français. Nous ne songeons, en ornant de fleurs les tombes des êtres aimés, qu’à la revanche du bonheur perdu ; ce sont bien le revoir et la notion imprécise d’une résurrection possible qui nous incitent à ces hommages et nous soutiennent dans les épreuves ; ce sentiment est général et paraît indéracinable en France et il se maintient jusqu’au fond des cœurs en apparence les plus matérialisés ; les fanfarons d’athéisme ne sont pas les derniers à le ressentir. C’est bien là de l’espérance et, partant, de la religion.

On pourrait relever d’autres formes encore du sentiment religieux, mais il s’exprime toujours de façon simpliste sans aucunement s’embarrasser du pourquoi et du comment. Et ce ne sont pas seulement les fidèles, mais aussi les prêtres auxquels cette observation est applicable. Certaines congrégations s’émeuvent davantage des considérations dogmatiques, mais le clergé paroissial, surtout dans les campagnes, se donne tout entier à la partie pratique, si l’on peut ainsi dire, de son ministère. Baptiser les enfants, faire faire la première communion aux adolescents, obtenir l’assistance des adultes à la messe du dimanche, porter aux mourants les derniers sacrements forment les quatre points cardinaux de leur existence ; tout l’intervalle est rempli par l’exercice de la charité. Le prêtre Français médite et prie ; il médite, parce qu’on lui a enseigné au séminaire à n’y point manquer ; mais sa méditation est, en général, un examen de conscience ; il se demande s’il a bien rempli tous ses devoirs ; il examine s’il ne pourrait pas faire mieux encore. Très rarement, il se préoccupera de réfléchir sur l’essence de la Trinité, la procession de l’Esprit-Saint ou les mystères de l’état de grâce. Quant aux évêques, ils se complaisent également dans le temporel et, loin de les en blâmer, l’opinion les en loue. Dire d’un évêque, qu’il s’est montré « administrateur hors ligne », c’est en faire un éloge qui sera goûté à la fois par l’intéressé, par le gouvernement et par les fidèles. On mesure ses mérites avec la toise qui a servi pour le préfet ; celle du maire sert de même au curé. On demande au curé comme au maire d’être attentif, zélé et scrupuleux dans sa façon de remplir ses fonctions. On apprécie chez l’évêque du diocèse les mêmes qualités de mesure, d’ordre, de régularité et de justice que chez le préfet du département. Et pour pape comme pour chef de l’État, l’on souhaite un homme fin, avisé, maître de lui, ayant de l’habileté et du sang-froid. Dans la hiérarchie religieuse, le Français redoute les « Saints » autant qu’il craint les « génies » dans la hiérarchie politique : la piété intense l’effraye chez son curé aussi bien que la foi ardente chez son évêque ou le prophétisme inspiré chez le pape. Il préférera mille fois l’imitateur médiocre d’un Léon xiii à l’héritier génial d’un Pie ix ; il sait gré au Pontife actuel de n’avoir rien ajouté au fardeau des croyances obligatoires et il en veut, au contraire, à son prédécesseur d’être tombé dans ce regrettable anachronisme, encore que les derniers dogmes ne l’aient point troublé ; l’Infaillibilité est une arme de parade dont on osera bien rarement se servir ; la proclamation de l’Immaculée Conception, article de foi, n’a rien changé au culte de la Vierge, dévotion très Française. Quant au Syllabus, on peut dire, sans exagération, qu’il n’y a pas deux catholiques Français sur mille qui sachent en quoi il consiste, ni dix prêtres sur cent qui soient à même de l’expliquer.

Les exigences de l’Église.

Une conséquence première de cette particularité de la religiosité française, c’est que l’intolérance cléricale, lorsqu’elle se manifeste, s’exerce bien plus sur les actes de la vie publique que sur la pensée individuelle. La France est certainement un des rares pays civilisés où l’Église ait pu considérer de tout temps de parfaits mécréants comme faisant partie de son troupeau. Pendant les guerres de religion, il y avait dans les deux camps des intérêts politiques en jeu, mais surtout parmi les catholiques ; et la ferveur religieuse n’existait guère que dans le camp protestant. L’Église comptait parmi ses défenseurs d’alors nombre d’hommes qui ne croyaient, selon l’expression populaire, « ni à Dieu, ni à Diable ». Quand Napoléon Bonaparte rétablit l’exercice du culte et rouvrit les églises fermées par la Révolution, la foi était sommeillante au fond de son âme et elle était presque totalement inexistante chez la plupart de ses aides de camp. On a fait une légende du « billet de confession » qui aurait été exigé sous la Restauration des candidats aux carrières les moins ecclésiastiques ; quand bien même cette époque a été marquée à diverses reprises par de regrettables exaltations, il convient de ne pas perdre de vue que les nobles émigrés n’avaient point complètement dépouillé dans leur exil les tendances voltairiennes dont leur enfance avait été nourrie, et que si Charles X suivait à pied les processions (comme le fait de nos jours, d’ailleurs, l’empereur d’Autriche), son frère et prédécesseur, Louis XVIII, n’était rien moins que dévot. L’Église, sous ses différents régimes, se montrait pourtant satisfaite ; elle le fut plus encore durant le règne de Napoléon III ; évêques et curés se réjouissaient à bon compte, car leurs ouailles ne marchaient pas, en ce temps-là, dans la voie du progrès moral, et ni l’empereur ni la cour ne leur donnaient de bien grandes consolations spirituelles. Mais l’assistance quasi officielle des fonctionnaires aux cérémonies extraordinaires et, en général, aux offices du dimanche, suffisait à les satisfaire ; ils se préoccupaient de l’acte, prêtaient quelque attention aux paroles et ne s’inquiétaient point des pensées. Ainsi, dès ce temps-là, la conscience individuelle ne risquait guère d’être molestée. Après que la République, par des laïcisations répétées, eût accentué son caractère de neutralité religieuse et eût exonéré ses fonctionnaires de toute obligation, même morale, d’assister aux exercices du culte, il ne resta plus trace des pratiques qui avaient pu, parfois, gêner les plus scrupuleux d’entre eux : leur indépendance, à cet égard, fut complète.

Le « joug clérical » dont on fait si grand bruit en France demeure dans ce pays, lorsqu’il est laissé libre de s’exercer, un joug de pure forme ; c’est beaucoup trop, assurément, mais combien souvent dans le passé et même de nos jours, en d’autres pays, sont-ce les croyances intimes, le jugement, la manière de voir et de penser qui ont été l’objet d’abominables persécutions ? L’inquisition n’avait point pour but de faire exécuter certains gestes, mais de pétrir les âmes selon de certaines données et l’esprit de l’inquisition a fait, sous de moins farouches aspects, plus d’une réapparition dans le monde. En France, chose curieuse, il ne s’est guère manifesté que chez les Terroristes de 1793. Les vils massacreurs de la Saint-Barthélémy n’étaient point mus par cet esprit là ; ils ne se souciaient pas plus du véritable point de vue religieux que les auteurs des Dragonnades ; c’est le fanatisme politique et l’ivresse du pouvoir qui actionnaient les uns et les autres.

D’où vient l’anticléricalisme.

On peut se demander alors d’où vient que les Français soient, par moments surtout, si violemment anticléricaux. Qu’est-ce donc qui les y incite ? Nous avons indiqué tout à l’heure leur tendance à la révolte qui alterne avec leur obéissance passive et s’exprime vis-à-vis de l’Église aussi bien que vis-à-vis de l’État. Mais, il y a autre chose. Un radical qui amusait le parlement, il y a quelque dix ans, par ses boutades incessantes se disputait en pleine chambre des députés avec un de ses collègues, ecclésiastique distingué, lorsque à bout d’arguments, il s’écria : « Je ne parle pas à un homme qui s’habille en femme ! » Toute la chambre s’esclaffa. Or, par cette plaisanterie d’un goût douteux, le député traduisait un sentiment très répandu dans le pays et auquel les gens du peuple, même excellents catholiques, ne sont point étrangers. La notion Française de virilité est extrêmement matérielle. C’est par l’éducation et le raisonnement que nous arrivons à placer au premier rang des qualités viriles, l’abnégation, le désintéressement, l’empire sur soi-même ; mais chez les plus cultivés subsiste un arrière-plan de secret dédain pour les hommes qui manquent d’« allure mâle » et ne font parade ni de leur force physique ni de la fougue de leur sang, chez qui les passions violentes ne se laissent point deviner et qui renoncent ouvertement au contact des armes et au commerce des femmes. Le petit bourgeois le plus pacifique et le plus sédentaire sent encore en lui bouillonner une goutte de la sève épanouie jadis en un d’Artagnan ou quelque autre mousquetaire botté et empanaché. Il ne faut pas trop médire de ces tendances ; le génie national leur est redevable d’une large part de sa grâce et de sa vigueur. Mais le prêtre, voué au célibat et enfermé dans sa triste robe en est l’habituelle victime ; et cela est si vrai que, paraissent un moine audacieux comme le Père Didon où un prélat conquérant comme le cardinal Lavigerie, ceux-là deviennent aussitôt populaires parce que justement la virilité de l’âme s’est traduite dans le geste.

L’Église laïque.

Quand même de tels sujets exigeraient de plus longs développements, nous en avons dit assez pour indiquer que les Français ne peuvent pas actuellement et ne pourraient pas d’ici à longtemps encore, se passer d’une Église établie ; et par là, il ne faut pas entendre la religion d’État intolérante et tracassière qui n’est plus de notre époque, mais simplement le culte centralisé et hiérarchisé qui constitue comme la doublure morale de l’organisation administrative et politique. Il est vrai que, depuis dix ans, un mouvement très marqué de rénovation religieuse se fait sentir dans le monde et que ce mouvement tend à donner à la conscience individuelle plus d’ampleur et de liberté ; chacune prie et croit à sa façon. Mais ce mouvement est en même temps nationaliste ; en Angleterre, en Allemagne, aux États-Unis, une sorte de lien national se forme par dessus les différentes confessions. Ceux même qui professent les credos les plus variés se souviennent volontiers dans le temple du drapeau dont ils se réclament au dehors. Cette tendance à l’unité répond particulièrement bien aux aspirations du tempérament Français. Au reste, la nécessité d’une Église officielle en France a été ressentie par tous les régimes successivement et par les générations les moins cléricales. Les spectacles dont furent témoins le Champ de Mars en 1790, la place de la Concorde en 1848 sont éminemment suggestifs à se remémorer. La célébration de la messe par des prélats qu’assistaient de longues théories de prêtres ceints d’écharpes tricolores, en présence du gouvernement et de multitudes énormes, donna à l’inauguration de la seconde république aussi bien qu’à la fête de la Fédération le caractère tout spécial de solennités politico-religieuses. La déesse Raison, les Théophilanthropes, la bénédiction des arbres de la Liberté sont des épisodes de notre histoire qu’on ne saurait oublier non plus. Et de nos jours les modernes anticléricaux se sont ingéniés à inventer des cérémonies laïques capables de remplacer celles dont ils ne voulaient plus ; baptêmes civils, fêtes de la Fécondité, du Travail ou de la Jeunesse ; au lieu d’être une simple formalité, le mariage à la mairie a été entouré de pompe et force discours ont pris, au bord des tombes, la place des psaumes et de l’eau bénite. Tout cela malheureusement a paru passablement ridicule. Même agrémentée d’une écharpe tricolore la redingote du maire n’atteint pas au prestige sacerdotal et ni les fleurs ni les chansons ne réussissent à remplacer les cierges et l’encens.

Sera-t-on plus heureux du côté du dogme ? Les utopistes n’en doutent pas. Ils ont repris avec un entrain et une naïveté admirables le rêve de justice sociale déjà maintes fois élaboré. Ils prêchent l’évangile de la Solidarité et annoncent l’avènement d’une Humanité nouvelle, rajeunie, éclairée et purifiée. Ces idées sont nobles et pures, mais l’heure n’est guère propice. La croyance à l’égalité intrinsèque des races, fondement nécessaire d’une telle religion, a perdu la plupart de ses adhérents, et trop d’événements sont venus ébranler le dogme du progrès continu. D’autre part, ce culte des morts si profondément ancré dans l’âme Française, ne trouve plus ici sa place : l’espèce de panthéisme humanitaire substitué à la notion de la survie individuelle n’est point pour satisfaire notre race ; elle se détournera forcément de toute doctrine qui la conduirait à ce néant décevant.

L’Église laïque, en un mot, qui cherche à se créer, est une tentative mort-née. Son culte est ridiculisé d’avance et elle n’admet nul au-delà : elle est anti-Française et n’aboutira qu’à une recrudescence certaine du catholicisme.

Réaction fatale.

Il en restera pourtant quelque chose. Nous disions déjà l’an passé que si les congrégations n’étaient pas dangereuses, il y en avait par contre beaucoup d’inutiles ; les abus qui s’étaient glissés dans leur organisation nuisaient à l’Église et à la religion. L’initiative du gouvernement actuel servira puissamment l’une et l’autre ; les laïcisateurs auront tout simplement chassé les vendeurs du Temple. Avec le temps, les congrégations stables et actives rentreront ; les autres demeureront dissoutes. En attendant, le clergé paroissial qui s’était laissé arracher par les congrégations plusieurs de ses tâches les plus utiles et les plus honorables, reprendra possession de tout son rôle et enfin les laïques, appelés à occuper dans l’enseignement libre la place des religieux, momentanément éloignés, formeront un groupe compact et bien stylé avec lequel il faudra compter dans la suite. Nous ne voudrions pas mêler à un sujet aussi grave des points de vue fantaisistes et une plaisanterie risquerait ici de paraître déplacée. Si nous disons toutefois que M. Émile Combes pourrait bien, quelque jour, se voir canoniser par l’Église, nous ne ferons que donner une forme légère à une pensée sérieuse. Quiconque examine la situation de sang-froid et sans préjugés reconnaîtra que la politique anti-cléricale actuelle doit fatalement aboutir à une réaction en France et tourner au bien final de la religion et de l’Église ; et cela pour deux motifs : le premier c’est que la grande majorité des Français, malgré l’évolution qui les a certainement transformés sur beaucoup de points, demeurent attachés aux formes extérieures du culte catholique et selon un mot très juste et très pittoresque « repoussent le prêtre dans le sanctuaire lorsqu’il en sort mais s’empressent de l’y aller chercher dès qu’il s’y renferme » ; le second motif c’est que le sentiment religieux réveillé et rénové dans l’univers entier, en même temps qu’il s’y épure et s’y élargit, ne laisse aucun espoir d’avenir aux doctrines nouvelles de solidarité et d’humanitarisme. Il y a dix ans on pouvait hésiter encore sur l’orientation prochaine ; aujourd’hui le doute n’est plus possible ; le monde civilisé a refait un bail avec le déisme comme avec l’individualisme.