La Chine et les travaux d’Abel Rémusat/02


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DE LA CHINE
ET DES TRAVAUX
D’ABEL REMUSAT.

DEUXIÈME ARTICLE[1].

On raconte qu’un professeur de théologie fut, à raison de quelque proposition hétérodoxe, suspendu et mis en prison, où il resta un an. Quand il reparut dans sa chaire, il commença en ces termes « Messieurs, je vous disais dans ma dernière leçon… » Sans avoir une aussi bonne excuse à donner pour une interruption presque aussi longue, l’auteur de cet article se voit forcé de faire comme ce professeur de théologie. Je disais donc dans mon premier article ce que sont l’écriture et la langue des Chinois ; j’indiquais les principales branches de leur littérature, et, en particulier, celles dont la science habile de M. Rémusat nous a fait connaître quelques échantillons. Aujourd’hui, pour tenir une promesse dont j’ai regret d’avoir tant différé l’accomplissement, il me reste à suivre mon docte guide dans les applications les plus importantes qu’il a faites de son savoir sinologique, d’abord à tout ce qui pouvait jeter quelque jour sur les connaissances des Chinois dans les sciences naturelles et les arts mécaniques ; secondement, aux recherches géographiques et historiques ; enfin, à l’histoire de la philosophie et des religions.

§. iv.
SCIENCES NATURELLES ET ARTS MÉCANIQUES.


Avant de savoir le chinois, M. Rémusat avait étudié la médecine, et par là il avait pris quelque teinture de toutes les connaissances qui s’y rattachent. Il faut avouer qu’un érudit naturaliste est presque aussi rare qu’un naturaliste érudit ; M. Cuvier a donné presque seul un glorieux démenti à cette seconde assertion, et M. Rémusat à la première. Si quelqu’un avait le droit d’établir des relations entre l’érudition et les sciences qui s’attribuent chez nous, un peu exclusivement, le nom de positives, et même le nom de sciences, c’était celui qui portait dans toutes ses recherches une méthode si sûre, une si rigoureuse exactitude. Peut-être, au reste, le devait-il en partie aux habitudes sévères qu’imposent à l’esprit les sciences d’observation.

Bien qu’il fût docteur en médecine, M. Rémusat a peu fait pour éclaircir la médecine chinoise ; sans doute elle l’avait rebuté par les pratiques bizarres et superstitieuses qu’elle mêle à ses recettes. Cette science du pouls, si vantée, au moyen de laquelle les médecins chinois croient discerner dans son mouvement des milliers de variations, et, par ce seul secours, reconnaître l’état des organes ; tout cet appareil de diagnostique subtile et probablement chimérique, quoiqu’il ait séduit Bordeu, n’avait pas trouvé grace devant le scepticisme de M. Rémusat : aussi disait-il spirituellement, à propos d’un exposé des bases physiologiques de la médecine chinoise, qu’on en devait conclure que les Chinois sont ou de bien mauvais médecins, s’ils se conduisent d’après leurs principes, ou de bien mauvais raisonneurs, si, en partant de pareils principes, ils parviennent à guérir leurs malades.

La vogue de l’acupuncture lui fournit l’occasion de donner quelques détails sur ce procédé, usité à la Chine et au Japon, et peut-être trop vite abandonné parmi nous.

Dans ce siècle, les premiers qui vinrent dire à l’Académie que des pierres étaient tombées du ciel, c’est-à-dire de l’atmosphère, furent moqués pour leur crédulité : maintenant, nul savant ne doute du fait ; mais il était curieux de le trouver constaté dans les annales du peuple qui offre la série d’annales la plus longue et la plus continue ! C’est ce qu’a fait M. Rémusat en recueillant un grand nombre de faits de ce genre, attestés par des auteurs contemporains dont les plus anciens remontent à l’époque de la fondation de Rome.

M. Rémusat s’efforçait de pénétrer, au moyen de renseignemens écrits, cet empire fermé aux explorateurs européens, et, grâce à lui, la science sédentaire en a plus d’une fois devancé et préparé les découvertes.

Ainsi interrogé par M. Cordier, sur le lieu où les Calmucks recueillent le sel ammoniac qu’ils portent dans toute l’Asie, il lui indiqua, d’après l’encyclopédie chinoise, deux volcans en ignition dans les régions centrales de l’Asie, à quatre cents lieues de la mer ; fait géologique important, puisqu’on avait voulu expliquer les éruptions volcaniques par le voisinage de la mer, qu’en général leurs foyers semblent suivre. Il ajoutait qu’on ne pouvait mieux faire que de consulter les ouvrages composés à la Chine, sur l’histoire naturelle des climats qu’elle renferme, en attendant que le génie des sciences y conduisît les Pallas et les Humboldt. Le génie qu’invoquait M. Rémusat l’a entendu. M. de Humboldt est allé non loin de ces volcans de la Tartarie Chinoise ; les relations que des témoins oculaires lui ont fournies, ont confirmé les assertions de l’encyclopédie, et l’illustre voyageur a rattaché avec reconnaissance les indications puisées aux sources chinoises par M. Rémusat et M. Klaproth, à ses importantes considérations sur les systèmes de montagnes qu’on réunit sous le nom vague, et, selon lui, très impropre, de plateau central de l’Asie.

J’ai parlé tout-à-l’heure d’encyclopédie, et on a pu s’étonner d’en trouver une à la Chine ; il y en a plusieurs : la plus considérable est celle qui a été publiée au Japon, et dont M. Rémusat a donné une table analytique complète en traduisant les titres de tous les chapitres.

Il ne faut pas être trop surpris en trouvant une ressemblance de plus entre notre Europe et cette Chine qui semble avoir pris à tâche d’en offrir en tous points une reproduction, ou plutôt une contre-façon achevée. Les ouvrages encyclopédiques appartiennent à deux périodes de la vie des peuples, aux époques primitives et aux époques très avancées. Quand on sait peu, on éprouve le besoin de tout embrasser ; quand on sait beaucoup, on sent la nécessité de tout résumer. Les premiers livres des peuples contiennent la masse entière de leurs connaissances, sous une enveloppe poétique ou religieuse, dans une vaste et confuse unité. Toujours on commence par une vue de l’ensemble, puis on va de l’universel au particulier ; puis enfin, après avoir étudié en détail chaque partie du tout, on reconstruit ce tout qu’on avait décomposé, et ainsi, on finit comme on avait commencé, par des encyclopédies.

Là où la société est à la fois jeune et vieille, peu avancée et très arrêtée, ignorante de beaucoup de choses, érudite en quelques-unes, il y a double motif pour que les encyclopédies se produisent. C’est ce qui a eu lieu au moyen-âge. Le moyen-âge est un enfant né vieux ; la caducité de la société ancienne est empreinte sur la naïveté de la société nouvelle ; son berceau est un sépulcre. Aussi le moyen-âge est savant dans les langes, et encore au sein de sa nourrice morte, il balbutie confusément les choses passées. De cette science précoce et incomplète naquirent ces vastes recueils véritablement encyclopédiques, au moins dans l’intention de leurs auteurs, nommés trésors, images du monde, qui contenaient, sous une forme tantôt allégorique, tantôt purement didactique, la somme des connaissances de nos pères. Comme on croyait, dans Aristote, la Bible et quelques anciens, posséder tout savoir, on ne reculait pas devant un ouvrage complet, de omni scibili, et comme, en fait, le savoir était très limité, il était assez facile de l’y faire tenir tout entier. Il en est un peu de même à la Chine. La science y est renfermée dans des bornes étroites, mais elle a des prétentions à une généralité absolue, puisqu’il n’y a qu’un mot dans la langue pour désigner l’empire chinois et le monde. Cette science est dans l’enfance, mais c’est une enfance caduque comme celle de la nation elle-même, qui, aux erreurs du premier âge, associe souvent la pédanterie du dernier. La Chine est donc aussi dans cette situation doublement favorable aux encyclopédies, quand on ose les entreprendre parce qu’on croit tout savoir, et qu’on parvient à les achever parce qu’on ne sait pas grand’chose.

Je parle ainsi de l’encyclopédie japonaise par comparaison avec les lumières de l’Europe. Ce n’en est pas moins un ouvrage fort curieux, et duquel il y aurait beaucoup à tirer ; dans ce vaste recueil qui n’a pas moins de quatre-vingts volumes in-8o, les objets ne peuvent être classés alphabétiquement, puisqu’il n’y a point d’alphabet en chinois ; c’est donc une encyclopédie méthodique et les sujets de même nature se trouvent réunis. Chaque objet est figuré, et à côté de la figure est le nom en chinois et en japonais, et une synonymie offrant les mots étrangers. M. Rémusat, en faisant sur cet ouvrage le travail dont j’ai parlé plus haut, a eu soin d’indiquer la pagination d’après l’édition qui est à la Bibliothèque royale, de sorte qu’on peut y trouver ce qu’on y voudrait chercher, aussi facilement que dans notre encyclopédie méthodique.

Bien qu’à en juger par les titres des chapitres et par l’histoire du tapir asiatique que M. Rémusat en a extraite, les fables les plus ridicules tiennent une grande place dans cette volumineuse collection, on ne peut nier qu’elle ne doive fournir des documens utiles ; un livre où il est traité de tous les genres de connaissances, depuis l’astronomie jusqu’à l’art de dévider la soie, de toutes les conditions sociales depuis l’empereur jusqu’aux vétérinaires, aux sage-femmes et aux femmes de chambre ; un tel livre contient nécessairement bien des faits neufs et intéressans pour nous ; le texte peut être éclairci par les figures qui l’accompagnent, sauf à l’article des supplices ; là, par exception, la place où les objets décrits devaient être représentés, a été laissée en blanc ; délicatesse assez étrange de l’éditeur qui, en sa qualité de Japonais, ne devait pas avoir une horreur excessive du sang. Malheureusement, la portion de l’encyclopédie relative à la géographie des peuples étrangers n’en mentionne pas un grand nombre. Il semblerait que la description du Japon devrait être la partie la plus complète de l’ouvrage, et c’est une des moins satisfaisantes ; elle est envahie par une foule de légendes locales qui se rapportent à l’ancien culte national des esprits ou se rattachent à la religion d’origine indienne, qui, sous le nom de culte de Fo, s’est introduite au Japon comme à la Chine ; à ce bouddhisme dont l’histoire, encore presque ignorée, a joué un si grand rôle dans les destinées du monde et dans les travaux de M. Rémusat. Nous en dirons quelque chose à l’article des religions, revenons à l’histoire naturelle.

Je ne parlerai de la notice sur le tapir de la Chine, tirée de l’encyclopédie japonaise, que parce qu’elle a fourni au docteur Roulin l’occasion de curieux rapprochemens entre le rôle merveilleux que joue dans les imaginations américaines le tapir des Cordillères qu’il a découvert, et les attributs fabuleux que la crédulité chinoise a prêtés au tapir asiatique. Dans le Nouveau-Monde, cet animal, très innocent et inoffensif de sa nature, a été transformé en un être monstrueux et terrible ; il épouvante les Indiens des Andes, qui lui attribuent des dimensions gigantesques, et croient que sous cette forme l’ame d’un de leurs anciens héros apparaît, quand un malheur menace leur nation. Les Chinois ont donné des pieds de tigre à ce pachyderme, en cette qualité cousin germain du pourceau, et une queue de bœuf à un animal sans queue. On ne s’en serait pas tenu là, suivant M. Roulin, et le tapir aurait eu les honneurs du mythe classique ; les griffons d’Hérodote, gardiens de trésors, et en guerre avec les Arimaspes, seraient des tapirs défigurés par l’ignorance des populations scythiques, et transformés par l’imagination des Grecs en un composé merveilleux. Le bec crochu du griffon figurerait, dans cette hypothèse, la courte trompe du tapir, qui, lorsqu’elle est pendante, peut en effet ressembler à un bec recourbé. Le pied de tigre ou de lion que les Chinois lui ont donné lui serait resté, puis on aurait attaché les ailes d’un aigle à celui qui en avait déjà la tête ; enfin, pour dernier ornement, on lui aurait fait présent d’une belle queue, enroulée et épanouie en feuilles d’acanthe. Cet ornement grec était du moins plus gracieux que la queue de bœuf des Chinois : le goût des peuples se peint jusque dans leurs plus grotesques fantaisies.

C’est toute une poésie populaire que cette création monstrueuse et fantastique qui se forme dans l’esprit des hommes d’après la création véritable ; il se passe là quelque chose d’entièrement semblable à ce qui a lieu dans la formation spontanée des types héroïques ; la tradition les compose ainsi de toutes pièces, attachant sur un corps, quelquefois assez difforme, ailes d’aigle, griffes de lion ; dans cette opération, la fantaisie populaire est prompte, et fait faire rapidement bien du chemin à la donnée qu’elle travestit. Peu d’années lui suffisent pour rapetisser ce qui était grand, grandir ce qui était petit, transporter un personnage du monde réel dans le monde fabuleux. Quelque soixante ans après sa mort, Charlemagne est déjà, dans la Chronique du moine de Saint-Gall, une espèce de géant et de matamore tout-à-fait invraisemblable ; il est, dans les romans de chevalerie, roi et père imbécile, tandis qu’un roitelet gallois y figure comme le plus puissant des monarques. Aujourd’hui, malgré l’invention de l’imprimerie et les révélations des mémoires ; nous voyons se construire sous nos yeux la figure idéale, épique, pour ainsi dire, du héros de ce temps, et nous sommes tous plus ou moins dupes de cette construction à laquelle nous assistons. Déjà existe dans l’imagination des peuples un type convenu de Napoléon, qui commence à ne lui pas ressembler beaucoup, et lui ressemblera moins de jour en jour : dans soixante ans, ceux qui l’ont connu, s’ils vivaient alors, ne le reconnaîtraient plus. Ainsi va l’activité incessante de l’imagination humaine, défaisant, refaisant sans cesse, brodant le vieux, cousant le neuf ; en vérité, à la voir procéder de la sorte, il n’est rien qu’on puisse refuser de croire, pas même qu’un tapir soit devenu un griffon.

En faisant des élémens de l’écriture chinoise la belle analyse dont j’ai rappelé, dans mon premier article, les piquans résultats, M. Rémusat avait été frappé de voir la nomenclature employée par les Chinois pour désigner les objets naturels, se rapprocher, en plusieurs points, de la nomenclature si philosophique qu’a inventée Linnée, et qu’ont adoptée tous les naturalistes. On sait qu’elle consiste à désigner les individus d’un genre par un substantif commun, et à différencier les espèces par un nom, soit substantif, soit adjectif, joint au premier : canis leo, canis vulpes, rosa canina, viola tricolor… Eh bien ! les Chinois, guidés par cet instinct de classification systématique qui leur est naturel, ont rencontré, en inventant leur écriture, ces procédés de la terminologie linnéenne ; ils ont formé les caractères destinés à désigner les espèces, comme Linnée formait ses appellations binaires, de deux parties, l’une commune à toutes les espèces du genre, l’autre variable dans le nom de chacune d’elles. Seulement, comme leur langue écrite ne s’adresse qu’aux yeux, ils ont dessiné par des figures ce que Linnée exprimait par des mots. Pour désigner le loup et le renard, par exemple, ils ont tracé deux caractères ayant chacun une partie variable, qui désigne l’espèce, et une partie commune, qui est le nom écrit du chien, type du genre. On voit, je le répète, que c’est une traduction, une transcription en signes figuratifs de l’appellation binaire de Linnée.

Ce qui fait le plus d’honneur à l’esprit d’observation et d’analogie des Chinois, c’est d’avoir reproduit souvent, dans leur classification, des rapports existant réellement entre les êtres, et avoués des naturalistes modernes. Ainsi, dit M. Rémusat, le loup, le renard, la belette et les autres carnassiers, furent rapportés au chien ; les diverses espèces de chèvres et d’antilopes au mouton ; les daims, les chevreuils, l’animal qui porte le musc, au cerf ; les autres ruminans au bœuf, les rongeurs au rat, les pachydermes au cochon, les solipèdes au cheval… Voilà des familles vraiment naturelles : ce n’est pas un petit honneur pour les Chinois de reproduire, en quelque chose, la nomenclature inventée par Linnée et les divisions adoptées par Cuvier.

La désignation des insectes par un mot qui veut dire : les animaux dont les os sont en dehors du corps, est remarquable. Des idées récentes sur l’anatomie comparée, particulièrement des crustacées, que les Chinois confondent avec les insectes, aboutissent précisément à justifier cette singulière expression.

Ces heureuses rencontres des Chinois, dans quelques parties de l’histoire naturelle, contribuèrent sans doute à diriger de ce côté les travaux de M. Rémusat. Ce qu’il avait entrepris était immense ; il voulait faire un tableau complet des connaissances que les Chinois possèdent relativement aux animaux, aux végétaux et aux minéraux, donner pour chaque objet la synonymie en chinois, en japonais, en tonkinois, etc., dans les principales langues du haut Orient ; y joindre la synonymie européenne établie d’après les descriptions et les figures, et des notices médicinales, usuelles, économiques, tirées des auteurs chinois. Tel est le vaste plan dont la mort a interrompu l’accomplissement, comme de tant d’autres du même auteur, encore plus regrettables. La partie botanique seule est très avancée ; pour le reste, il n’existe que le cadre d’un travail, que M. Rémusat avait préparé sans doute, mais dont il ne paraît pas avoir commencé l’exécution.

L’utilité d’un pareil ouvrage serait d’établir des rapports certains entre les objets de la science orientale et ceux de la science européenne, et par là de mettre à notre portée les recettes et les procédés de la première. Peut-être ce résultat ne vaut-il pas toute la peine qu’il coûterait ; on peut juger de la difficulté et des avantages qu’il peut y avoir à déterminer quel nom européen correspond au nom chinois d’une substance, par le travail de M. Rémusat sur la pierre Ju. Consacrer deux cents pages à préciser l’espèce minérale à laquelle ce nom doit se rapporter, et intéresser à une discussion si longue sur un sujet si restreint ; rattacher naturellement cette question minéralogique à l’histoire du commerce antique de la Haute-Asie, à l’origine des noms de Cachemir et du Caucase ; résoudre en passant la question des vases Murrhins ; à propos des pierres précieuses qui formaient le pectoral du grand-prêtre, et des matériaux mystiques de la Jérusalem céleste, rencontrer en son chemin l’Exode et l’Apocalypse ; c’est un tour de force : mais c’est aussi, ce me semble, une prodigalité d’érudition, de temps et d’esprit. En général, c’est faire un emploi assez vain de l’érudition que de lui donner pour matière de ses recherches les connaissances dont la nature est l’objet et doit être la source. Les naturalistes ne tiennent pas grand compte de ces travaux, ils estiment plus la découverte du moindre fait, que le labeur curieux par lequel on arrive à savoir à peu près quels faits ont été connus ou ignorés à telle ou telle époque, en tel ou tel pays. L’histoire des sciences naturelles ne se rattache que bien rarement à celle de l’homme ; or, c’est l’homme qu’il faut chercher dans l’histoire, et la nature dans l’observation.

Quant aux arts mécaniques, on sait la supériorité des Chinois dans quelques-uns. Surpassés maintenant dans la fabrication de la soie, ils l’emportent encore sur nous pour la porcelaine et pour la composition de leur encre ; seuls ils savent cultiver et préparer le thé, dont l’usage presque universel a fait de leur commerce un besoin pour le monde. La priorité de leur industrie dans certaines inventions d’une utilité capitale, est incontestable : nul doute que de temps immémorial on n’ait connu la boussole à la Chine ; que l’imprimerie n’y date de l’an 952, et le papier-monnaie de 1154 ; qu’il n’y ait eu de l’artillerie au xe siècle, et au commencement du xiie des cartes à jouer, deux cents ans avant qu’on fasse mention en Europe de la gravure sur bois.

La question est de savoir si l’Occident a reçu de l’Orient ces diverses inventions, ou si, comme on le croit généralement, il y est arrivé par lui-même de son côté.

Cette question est importante ; on ne peut dire qu’il soit indifférent pour l’histoire de la civilisation de connaître d’où sont venues des découvertes qui ont influé à tel point sur elle ; et notre dédain pour les Chinois, qui nous semblent plutôt des magots que des hommes, serait un peu humilié, s’il se trouvait que nous leur devons ces trois choses : l’imprimerie, la boussole et la poudre à canon.

Cette grave question a occupé M. Rémusat, et s’il n’a pas cru pouvoir la trancher par une solution précise, on voit assez de quel côté il inclinait.

L’antériorité démontrée de ces inventions à la Chine et l’incertitude où l’on est en Europe touchant leur berceau et les auteurs qu’on leur a prêtés, forment, il faut l’avouer, un préjugé favorable pour l’opinion qui les fait venir de l’Orient.

La boussole a été apportée par les Arabes dont les embarcations commerciales allaient, comme on sait, rencontrer les jonques marchandes des Chinois dans les ports de l’Inde. La poudre à canon et l’imprimerie seraient venues par la voie de terre. Remarquez que ces deux découvertes sont réclamées par plusieurs pays, et que leur date n’est pas bien certaine. En outre, d’après toutes les vraisemblances, c’est en Allemagne qu’on les voit d’abord se produire ; or, c’est en grande partie par l’Allemagne que s’établirent au moyen-âge, avec l’orient de l’Europe, et par suite avec toute l’Asie, ces communications prodigieusement multipliées, qu’une des gloires de M. Rémusat a été de mettre en lumière. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que le moine allemand inconnu qu’on fait inventeur de la poudre à canon, à ce que ce mystérieux Fust, dont on a mêlé l’histoire à la légende fabuleuse du magicien Faust, à ce que ces hommes, ou d’autres, eussent reçu ces secrets de quelques-uns des nombreux voyageurs que l’esprit d’aventure, de prosélytisme ou de commerce poussait dans l’ombre aux extrémités de l’Asie.

Seulement il semble que ces connaissances auraient dû pénétrer plutôt en Occident, au temps des invasions mongoles, qui paraît avoir été celui des rapports les plus fréquens entre l’Orient et l’Europe. Il est singulier aussi que Marc-Pol, qui passa plusieurs années au service d’un empereur de la Chine, qui fut envoyé par lui dans diverses parties de ses vastes états, pour y observer ce qui était digne de l’être, et qui, de ces observations faites pour le monarque tartare, a composé la relation si intéressante qu’il nous a laissée ; il est singulier qu’un homme, qui avait tant vu et savait si bien voir, n’ait pas rapporté un secret qu’il devait connaître, puisqu’à l’époque où il se trouvait en Chine, la typographie y était employée depuis trois siècles. Quoi qu’il en soit, une gloire restera à l’Europe, bien supérieure à celle de l’invention première qui peut être due au hasard, la gloire du perfectionnement et de l’application où le hasard n’entre point. La poudre à canon ne servait pas aux Chinois, comme on l’a dit, seulement pour les feux d’artifice, puisqu’au dixième siècle ils avaient des chars à foudre, de véritables canons désignés par l’onomatopée assez expressive de pao. Plus tard ils sont mentionnés dans une expédition du général mongol Souboutai, et le petit-fils de celui-ci avait un corps d’artilleurs chinois dans son armée, en 1255, un siècle avant la bataille de Crecy, la première en Europe où cette arme ait figuré ; mais depuis cette époque, l’artillerie chinoise n’a pas fait un progrès. Quelle distance au contraire d’un artilleur de Crecy à un artilleur de Waterloo !

L’imprimerie a débuté en Europe par le procédé où elle s’est arrêtée à la Chine, l’emploi des planches de bois mobiles, et cette analogie est une raison de plus de croire à une influence de la seconde sur la première. Mais l’imprimerie européenne, encore entre les mains de ses inventeurs, ou de ceux qui passent pour l’avoir été, entre les mains de Fust et de Guttemberg, s’est élevée à un degré supérieur de perfections, et dès lors les caractères mobiles ont été trouvés. Telle est en toute chose l’opposition constante de l’Orient et de l’Occident : l’Orient invente et conserve, l’Occident applique et perfectionne. Langues, religions, systèmes, sciences, arts, jeux, il n’est presque rien qui ne nous soit venu de l’Orient ; mais il n’est rien que nous n’ayons amélioré et développé : le progrès, le perfectionnement, tel est le génie de l’Occident. L’Orient est une mer immense et immobile, l’Occident est un fleuve qui en découle et s’en nourrit, mais qui marche toujours de plus en plus large, clair et profond, et à travers mille détours, mille erreurs, de rive en rive, de cataracte en cataracte, aujourd’hui lent, demain rapide, s’achemine majestueusement vers des régions inconnues.

§. v.
GÉOGRAPHIE, HISTOIRE


M. Rémusat s’est peu occupé de la géographie de la Chine proprement dite, et dans les livres chinois qui traitent de cette science, il a cherché de préférence ce qui concernait les peuples voisins plus mal connus et plus difficiles à connaître que les Chinois eux-mêmes. Cependant, sans parler de quelques découvertes que nous indiquerons, il faut citer un excellent résumé inséré dans les nouveaux Mélanges asiatiques sous ce titre, La Chine et ses habitans, qui en soixante-neuf pages contient les notions les plus exactes sur la géographie physique, la division administrative, l’organisation sociale, religieuse et littéraire de la Chine.

Voici un extrait de ce sommaire, qui pourra préciser les idées souvent si vagues qu’on se fait de l’empire chinois :

Cet empire, en y comprenant les pays qu’y ont réunis les empereurs de la dynastie régnante, n’a pas moins de cinq cent vingt-cinq lieues du nord au sud, et de six cents lieues de l’est à l’ouest en partant des points les plus éloignés, ou trois mille lieues carrées de superficie ; deux fleuves immenses, le Kiang et le fleuve Jaune, traversent une partie de cette vaste étendue ; le premier a 7 lieues à son embouchure. Le climat offre, comme on doit l’attendre de sa situation géographique, toutes les températures depuis les froids de la Sibérie jusqu’aux chaleurs de l’Hindoustan, et par suite les diverses espèces d’animaux qui leur appartiennent, depuis la zibeline et le renne jusqu’à l’éléphant et au chameau. Presque tous les végétaux utiles connus dans le reste du monde se trouvent à la Chine. De là un grand commerce intérieur qui se fait principalement au moyen des fleuves et des innombrables canaux dont elle est percée en tous sens. La Chine est comme un monde, et pourrait presque se suffire à elle-même ; cependant les Chinois font le commerce avec la Russie par Kiacta, avec l’Europe et l’Amérique par Canton. Autrefois leurs vaisseaux se sont avancés à l’Occident jusqu’en Arabie et en Égypte. Le trafic de la soie les avait fait connaître aux Romains sous un nom qui était le nom chinois de ce produit[2]. M. Rémusat ne tranche pas la question de la population portée par les calculs les plus exagérés à trois cent trente-trois millions, et dont le minimum ne peut être au-dessous de cent quarante. Il n’y a point de caste à la Chine, ni rien qui y ressemble ; le corps des lettrés, en possession de tous les emplois civils et militaires, se recrute uniquement par des concours littéraires ouverts à tous ; le despotisme de l’empereur, illimité en principe, trouve en fait des bornes dans les préceptes souvent assez hardis de la morale de Confucius, qui est la morale de l’État, et forme comme une sorte de catéchisme politique, base de toute instruction, et par là de toute autorité. Outre cette doctrine fondée sur un déisme assez vague, unique religion des lettrés, et auquel se rattache le culte purement civil, rendu par l’empereur ou les magistrats aux astres, aux montagnes, aux ames des parens et des sages, il en est deux autres moins arides et moins épurés qui se partagent la masse de la nation. L’une est celle des tao-ssé ou sectateurs du verbe ; le fond est la doctrine de Lao-tseu, qui vivait en même temps que Confucius, vers l’époque de Socrate. Elle est mêlée de beaucoup de fables et de superstitions, d’enchantemens, de miracles prétendus, d’impostures assez semblables aux rêveries du néo-platonisme corrompu. Enfin, la troisième religion de la Chine, celle qui dans le pays compte le plus grand nombre de croyans, est une religion étrangère, la religion de Bouddha, née dans l’Inde, dont on savait à peine le nom en Europe il y a un demi-siècle, qui compte près de trois mille ans d’antiquité, près de trois cents millions de sectateurs, et ne le cède peut-être qu’au christianisme pour la pureté de sa morale et l’étendue de son action bienfaisante sur la civilisation du genre humain.

Le système administratif est fort compliqué. Cette complication seule suffirait pour indiquer une civilisation très avancée, au moins très raffinée. Comme de semblables détails ne s’analysent point, laissons parler M. Rémusat.

« Le système de la subdivision des fonctions a prévalu depuis long-temps. L’administration des provinces est partagée entre plusieurs officiers qui n’ont pas de contrôle les uns sur les autres, et qui doivent porter à la cour les affaires sur lesquelles ils ne peuvent pas s’accorder ; le gouverneur-général, que les Européens nomment vice-roi, a ordinairement deux provinces sous son administration. Il y a en outre un intendant de la province, un surintendant des lettres, un directeur des finances, un juge criminel et deux intendans : l’un pour les salines, l’autre pour les greniers publics. Chaque département, chaque arrondissement et chaque district ont en outre des magistrats particuliers qui exercent concurremment des fonctions administratives et judiciaires. Le nombre des officiers subalternes est très considérable, leurs titres et leurs noms sont rapportés dans l’almanach impérial. Tous les trois mois tous les officiers de l’empire sont distribués en neuf classes, partagées en deux divisions, et auxquelles sont assignées des prérogatives et des marques distinctives particulières. Le souverain nomme à tous les emplois d’après une présentation triple du conseil personnel. »

Pour comprendre ce que c’est que ce conseil du personnel, il faut savoir qu’à la Chine il n’y a point de ministres ; mais chaque département est administré par un conseil, et ce sont ces conseils qui répondent à nos ministères ; le département des finances est administré par le conseil des revenus ; le département des cultes, par le conseil des rits ; le département de la justice, par le conseil des peines et supplices. Supplice et justice sont naturellement synonymes chez un peuple où le caractère qui exprime l’idée de gouvernement, a pour signe radical l’image d’un bâton. Au ministère des travaux publics correspond le conseil qui porte le même nom : il en est de même du ministère de la guerre ; enfin il y a un sixième conseil des emplois, chargé du personnel de toutes les autres administrations. C’est ce conseil dont je parlais plus haut. En outre, il y a une académie qui est en même temps une sorte de conseil d’état. La dignité d’académicien est en Chine la plus éminente de toutes, car l’autorité politique y marche toujours de pair avec l’élévation littéraire.

On a peut-être été surpris d’y trouver un almanach impérial, on le sera plus encore d’apprendre qu’il y existe un Moniteur. On peut donner ce titre à la Gazette impériale, journal officiel et unique. En ce qui est opinion purement spéculative, la liberté de la presse est complète, toutes les doctrines philosophiques peuvent se produire et se sont produites librement, depuis le mysticisme le plus extravagant jusqu’au plus grossier matérialisme. Mais si l’on effleure la personne ou la famille de l’empereur, si l’on a le malheur de tracer le caractère qui a l’honneur de servir à écrire son nom, sans le placer hors de ligne en haut de la page, et mettre au devant l’épithète honorifique de rigueur, on s’expose soi et les siens à être coupé en morceaux.

Comme je l’ai dit, à l’exception de la notice sur la Chine et ses habitans, dont je viens de présenter les principaux traits, M. Rémusat a plutôt cherché, dans les auteurs chinois, des lumières sur la géographie des pays environnans que sur celle de la Chine elle-même.

C’est ainsi qu’il a traduit une description du royaume de Camboge, dans la presqu’île orientale de l’Inde, rédigée par un officier chinois qui, à la fin du xiiie siècle, remplit une mission dans ces contrées encore aujourd’hui peu connues des Européens. L’année de ce voyage, 1295, est précisément celle où Marc-Pol revint en Europe ; lui aussi avait reçu des missions semblables dans les mêmes régions. M. Rémusat ne jugeait pas impossible que les voyageurs se fussent rencontrés ; singulier rapport entre deux destinées rapprochées de si loin ! Puis ils se seraient quittés, l’un pour aller en Chine imprimer son voyage, traduit de nos jours, l’autre pour venir dans la prison de Gênes dicter cette relation, dont la véracité a été long-temps contestée par l’ignorance, et n’a été reconnue que quand les récits de Messer Milione ont pu être vérifiés par le témoignage que les monumens chinois lui ont rendu.

Le voyageur chinois parle avec admiration de plusieurs monumens d’or, c’est-à-dire dorés. On reconnaît là le goût de ces peuples pour couvrir d’or ou d’argent leurs édifices et leurs statues, goût qui ne leur a point passé : au contraire, il paraît que depuis la découverte de l’Amérique une assez grande partie des métaux précieux du Nouveau-Monde s’écoule dans l’Inde orientale, où ils sont employés avec profusion à dorer ou à argenter des ponts, des tours, des statues colossales de Bouddha ; singulier emploi de ces richesses qui, tirées d’Amérique, après avoir circulé dans toute l’Europe, et presque achevé le tour du monde, vont s’engloutir au-delà du Gange, dans des contrées presque inconnues, pour y faire resplendir des idoles et des pagodes.

Du reste, les observations que renferme ce voyage, quelquefois étranges au point de n’avoir pu être traduites qu’en latin, d’autres fois provoquant un sourire par leur naïveté, sont détaillées et offrent le caractère de la plus stricte véracité. Cet échantillon montre ce qu’on peut puiser de connaissances géographiques dans les écrivains chinois, sur des pays qu’il est plus facile pour eux que pour nous de visiter.

Outre ce que j’ai dit des volcans de l’Asie centrale, ce que M. Rémusat a fait de plus remarquable en ce genre, c’est d’avoir déterminé de son cabinet l’existence douteuse pour les navigateurs d’un groupe d’îles dans la mer du Japon.

M. Rémusat traita l’histoire comme la géographie ; il s’occupa beaucoup moins de l’histoire chinoise que de celle des peuples voisins, encore plus ignorée. C’est surtout celle des nations tartares qu’il s’est efforcé de retrouver, s’aidant tantôt de la comparaison de leurs langues, tantôt de textes chinois. Ces peuples n’ont presque point de monumens un peu anciens ; leurs destinées nomades n’ont pas laissé plus de traces dans l’histoire que n’en laissent leurs tentes voyageuses aux lieux où elles passent. La Chine au contraire, en possession depuis tant de siècles d’une organisation régulière, la Chine, centre fixe de ce monde errant, a sauvé de leurs annales ce qu’elle en a gardé dans les siennes. La Chine est un flambeau lointain levé sur les ténèbres de la Haute-Asie ; et il ne faut pas croire que ce monde tartare soit entièrement étranger au nôtre. — On a long-temps trop séparé l’Orient de l’Occident. — Sur la foi de quelques chroniqueurs très-mauvais géographes, on faisait venir du Nord presque tous les barbares, comme s’il contenait des espaces assez vastes et assez féconds pour enfanter tant de peuples. On est assuré maintenant que leur mouvement n’a point eu lieu dans cette direction, mais s’est fait d’Orient en Occident comme le tour du soleil, que semble suivre autour du globe la rotation du genre humain. On commence à entrevoir au centre de l’Asie quelques-unes des secousses qui ont jeté sur l’Europe ce flot de populations conquérantes. Déjà de Guignes avait prouvé qu’on pouvait tirer parti des sources chinoises pour compléter certaines portions de l’histoire des invasions barbares. Il avait fait voir les Huns menaçant la Chine et roulant le long de la grande muraille avant de déborder sur l’empire romain. Enfin les auteurs chinois ont montré à M. Rémusat et à M. Klaproth, comme échelonnés sur divers points de l’Asie centrale et septentrionale, des Gètes, des Alains, des Ases, débris des nations gothiques, restés çà et là sur les plateaux de l’Asie comme ces flaques d’eau qui demeurent sur les sommets après qu’une inondation s’est retirée. Ainsi, une lumière partie de l’Orient a éclairé l’évènement capital de l’histoire moderne. Sans elle, nous le verrions mal parce que nous ne le verrions que d’un côté, nous ne verrions que la tête de la grande colonne des peuples, non son point de départ. Sans les précieux avertissemens de l’histoire orientale, nous aurions pu, dans notre Europe, remuer long-temps les cendres de l’incendie et ne pas connaître quel vent l’avait allumé et poussé sur nous.

La plupart de ces faits sont consignés dans un beau Mémoire de M. Rémusat sur l’extension de l’empire chinois du côté de l’Occident. Dans le même Mémoire, il a suivi avec une sagacité merveilleuse, depuis le premier siècle avant Jésus-Christ jusqu’à nos jours, les variations de limites qu’a subies cet empire. Il a montré qu’à plusieurs reprises ces limites s’étaient considérablement déplacées. Rien de plus flexible que les frontières de cette Chine, qu’on croit immobile : tantôt pressée, entamée au nord par les Ki-Tans, confinée au sud du fleuve Hoëi ; tantôt s’étendant à l’ouest jusqu’à la Sogdiane et la Transoxane, et poussant des émigrations jusqu’en Arménie.

Ce fut sous la dynastie des Han, quatre-vingt-sept ans avant Jésus-Christ, qu’on commença, disent les historiens chinois cités par M. Rémusat, à entretenir des rapports avec les pays situés vers l’Oxus. La politique chinoise allait y chercher des adversaires aux Hioung-Nou (les Huns suivant de Guignes), dont le redoutable voisinage la faisait trembler. On possède une relation fort curieuse d’une mission donnée à cette époque à un général chinois qui a écrit son voyage. On l’avait envoyé dans la Transoxane engager une nation qui avait fui à l’ouest devant les Hioung-Nou, et par sa fuite avait dégarni les frontières de la Chine, qu’elle matelassait, pour ainsi dire, contre l’ennemi commun, à reprendre son poste, pour défendre l’empire chinois. En route l’envoyé fut pris par les Hioung-Nou, qui le gardèrent captif dix ans ; enfin il s’évada et arriva chez les You-Tchi, c’était le nom de la nation qu’il fallait décider à revenir dans les déserts de la Tartarie rendre au peuple chinois un rempart dont il avait grand besoin. Les You-Tchi ne l’écoutèrent point, comme on peut croire. — Pour retourner en Chine, il voulut prendre un autre chemin, afin d’éviter les Hioung-Nou ; mais l’invasion avait marché pendant qu’il était en pourparler avec les You-Tchi, et il fut pris une seconde fois. On conçoit que de semblables ambassades devaient instruire les Chinois sur les pays occidentaux : la guerre et la conquête leur ouvrirent de ce côté d’autres communications. Environ cent ans après notre ère, une armée chinoise arriva jusqu’auprès de la mer Caspienne et manqua envahir l’empire romain, sans bien savoir ce qu’elle faisait. Ce fut vers le même temps qu’un souverain de cet empire, appelé par les Chinois An-Thun, probablement un des Antonins, envoya, disent-ils, au fils du ciel, des ambassadeurs qui se rendirent près de lui par le Ton-King. Ainsi quelques rapports ont existé entre la Chine et Rome. Si chacun de ces puissans états joue un si petit rôle dans les annales de l’autre, c’est que, ne sachant que vaguement leur existence, ils ignoraient leur mutuelle grandeur. C’était un événement assez peu important à Rome que quelques députés passassent chez les barbares Transgangétiques ; peut-être quelques marchands, car tous les marchands étrangers sont transformés à la Chine en ambassadeurs qui apportent les tributs de leur souverain au maître du monde. C’était peu de chose pour le maître du monde de joindre à son immense empire un état de plus du côté de l’Occident. Ainsi les deux monarchies qui se partageaient le plus grand nombre des peuples de la terre, se touchaient et ont pensé se heurter à leur insu, comme deux géans qui passeraient à côté, l’un et l’autre s’effleurant dans la nuit.

Mais ce fut surtout aux viie, et viiie siècles, sous la glorieuse dynastie des Thang, que l’empire de la Chine acquit une grande extension à l’ouest ; ce fut alors que les rois de Bokhara, de Karisme, de Samarcande, que les peuples des bords de l’Oxus jusque vers la mer Caspienne, furent compris dans l’enceinte démesurément élargie des frontières de la Chine. Sans doute, tout le pays intermédiaire ne formait pas un état régulier et constamment soumis : il y avait bien des insurrections locales, bien des chefs qui reconnaissaient l’empire de la Chine plutôt de nom que de fait ; mais, enfin, il en résultait des relations, au moins passagères, entre elle et ces peuples sédentaires et nomades, qui la considéraient comme un centre de civilisation d’où ils recevaient quelques lumières, et auxquels elle étendait sa suzeraineté et son nom (Thsin). On voit les princes dépossédés se réfugier près du grand empereur ; le fils du dernier des rois Sassanides de la Perse y fut chercher un asile, fuyant, disent les auteurs chinois, un vassal révolté ; c’est ainsi que dans leur récit l’insurrection conquérante de l’islamisme s’est transformée en un simple soulèvement contre le souverain légitime.

Ensuite la Chine commença d’être envahie par les populations du nord, et démembrée de ce côté en plusieurs royaumes dont les plus célèbres furent les Ki-Tans, d’où lui vint par extension le nom de Cathai, et les Tangutains. Les pays occidentaux qui avaient reconnu sa suzeraineté y échappèrent, et cet état de morcellement fut couronné par les conquêtes des Mongols.

Maîtres de la Chine, les Mongols portèrent à leur tour le renom et l’influence de leur pouvoir bien loin vers l’Occident ; de proche en proche, ils vinrent de la Corée en Silésie. Un petit-fils de Gengis s’appela le vainqueur des Francs, tandis que le roi de Perse était le vassal du grand Khan de Tartarie, empereur de la Chine.

C’est le moment de la plus grande poussée vers l’ouest ; c’est une dernière irruption des peuples du centre de l’Asie dans le nord de l’Europe, qui montra comment s’étaient faites les premières. Ce fut le dernier acte de la grande tragédie des invasions barbares.

Bientôt l’empire fut divisé entre les descendans de Gengis-Khan, et la Chine fut par là ramenée à des limites comparativement très restreintes, sous la dynastie suivante, celle des Ming. Par un hasard singulier, c’est précisément sous cette dynastie que la Chine a commencé d’être connue et fréquentée des voyageurs européens : de là les idées fausses qu’on s’est formées sur son étendue à l’ouest dans les époques antérieures. Du reste, ces anciennes limites si habilement retrouvées par M. Rémusat ont été atteintes de nouveau par la dynastie actuelle, celle des Mantchoux. Aujourd’hui elles enclavent des sources qui vont se verser dans la mer Caspienne. Une ligne de postes militaires et de fortifications traverse toute l’étendue de l’empire, depuis l’extrémité orientale de l’Asie jusqu’au-delà de Kashgar, situé à moitié route environ entre Peking et Vienne.

À l’histoire des variations qu’a subies de siècle en siècle l’étendue de l’empire chinois, se rattache celle des communications religieuses et commerciales de la Chine avec les contrées plus occidentales de l’Asie, entre autres avec la ville de Kothan, dans la petite Bucharie. Cette ville n’était guère connue que par les allusions des poètes arabes, à propos du musc qu’on tire de son territoire, et qui joue un si grand rôle dans les lieux communs érotiques de ces poètes. M. Rémusat a détaché l’histoire de la ville de Kothan d’une vaste collection où l’on a réuni tous les faits relatifs aux nations étrangères et aux rapports qu’ont eus les Chinois avec elles sous les différentes dynasties. Il se proposait d’en faire autant pour plusieurs autres parties de la même collection. Quant à Kothan dont l’importance est principalement d’avoir été la métropole du bouddhisme dans la Tartarie, nous y reviendrons lorsque nous esquisserons l’histoire de cette religion.

À l’occasion des langues tartares, j’ai déjà parlé des efforts qu’a faits M. Rémusat pour débrouiller ce chaos mobile de peuples dispersés sur une immense étendue de pays où ils se croisent en tous sens, se mêlent ou se remplacent perpétuellement. Si, malgré ses travaux et ceux de M. Klaproth, il reste encore bien des obscurités dans l’histoire des nations tartares, du moins quelques points essentiels ont été éclaircis. On a démêlé la différence des races sous la confusion de cette dénomination de Tartares, dont la vogue en Occident paraît avoir été causée en grande partie par la ressemblance du nom de quelques hordes avec le nom latin des enfers : les Tartares vrais enfans du Tartare, Tartari gens tartarea ; ce jeu de mot qui se rencontre fréquemment chez les écrivains du moyen âge exprime assez vivement l’épouvante qu’inspiraient à l’Europe ces démons déchaînés. Quoi qu’il en soit, M. Rémusat voulait qu’on se gardât de substituer par une pédanterie malavisée à ce mot de Tartare celui de Tatar qui ne s’applique qu’à une petite partie de ces populations, et ne peut sans confusion s’étendre à une masse si considérable de tribus distinctes ; tandis que le nom de Tartare établi par l’usage, n’étant celui d’aucune d’elles en particulier, peut sans inconvénient servir à les désigner collectivement.

Ce nom pris dans cette acception générale comprend quatre familles de peuples, les Tongous, les Mongols, les Mantchoux et les Thibétains.

Les Tongous, situés le plus à l’orient, qui habitent sans les occuper cent mille lieues carrées, ont à plusieurs reprises fourni des maîtres à la Chine ; dès le xe siècle, ils en ont occupé la partie septentrionale, donné à leur khan le nom d’empereur, et réclamé à ce titre la soumission des autres nations tartares. Ce fut un empereur tongou de la dynastie des Kin qui envoya demander le tribut à celui qui en 1210 était khan des Mongols, et lui prescrire d’écouter à genoux les ordres de son souverain. Mais le khan se tourna du côté du midi, cracha en l’air, et dit : « Celui qui t’envoie passe pour le fils du ciel et n’est pas même un homme. » Ce khan était Gengis, qui allait détruire la puissance des Tongous et fonder celle des Mongols.

Cependant les destinées conquérantes de la race tongouse ne devaient pas s’arrêter là, car cette race a produit les Mantchoux, qui possèdent aujourd’hui la Chine, soumise par eux après qu’elle eut secoué le joug des Mongols.

Pour les Mongols, leurs conquêtes surpassent en étendue et en rapidité tout ce que l’Occident a connu de plus merveilleux. Partie des bords du lac Baikal, cette nation, jusque-là ignorée du monde, roulant, suivant l’expression des écrivains tartares, comme une boule de neige et se grossissant de toutes les populations que l’avalanche entraînait, soumit la Chine, puis à travers la Cochinchine et le Japon atteignit l’île de Java, tandis que d’un autre côté elle traversait la Perse, les pays caucasiens, établissait en Russie le vasselage des grands ducs, qui a duré jusqu’au xvie siècle, et venait en Pologne gagner la bataille de Lignitz, où les Tartares remplirent neuf grands sacs d’oreilles coupées.

Gengis-khan, à lui seul, a conquis presque autant de pays qu’Alexandre, et le mouvement conquérant s’est continué après lui. C’est un Alexandre dont les fils et les généraux furent aussi des Alexandre. Je ne parle que de la diffusion de la conquête, et non de son caractère. Si elle était prompte comme celle d’Alexandre, elle était destructive comme celle d’Attila. Alexandre alla planter un germe de la civilisation grecque au cœur de l’Asie ; les Gengis-khanides se ruaient sur la civilisation de la Perse et de la Chine, et menaçaient la civilisation de l’Europe. Le Macédonien fondait Alexandrie, le Tartare incendiait Samarcande et Bokhara.

On connaît beaucoup mieux les ravages de la race mongole que ses origines. Les historiens chinois que nous avons en Europe, n’ont pas fourni sur ce point des documens bien positifs à leur habile investigateur ; une histoire originale des Mongols, publiée par M. Schmidt, depuis les Recherches sur les langues tartares, et sur laquelle M. Rémusat a donné dans le Journal Asiatique plusieurs articles d’une critique, comme toujours, fine et substantielle, n’a pas contribué, autant qu’on l’eût pu croire, à remplir cette lacune ; l’auteur de l’histoire est un prince mongol, de la race de Gengis-khan, zélé bouddhiste, et qui, en cette qualité, s’est plu à combler toute l’époque antérieure au moment où les Mongols paraissent sur la scène du monde, par des légendes empruntées au bouddhisme que ces peuples n’avaient pas alors adopté. La dévotion et l’amour-propre combinés ont conduit l’auteur à rattacher la ligne de Gengis à cette suite fabuleuse de rois indiens, au moyen desquels on remonte facilement à l’origine du monde : c’est comme nos vieilles chroniques qui font descendre les Francs d’Hector et les Bretons de Brutus, greffant ainsi sur un passé célèbre et mensonger l’origine des nations modernes. Introduire des légendes bouddhiques dans l’histoire primitive du Mongol, c’est faire une confusion pareille à celle de cette Italienne qui croyait que Romulus était le nom du premier pape.

Dans cette obscurité où le laissaient sur l’ancienne extension de la race mongole et les sources nationales et les sources chinoises, M. Rémusat, à force de sagacité, est parvenu à constater que cette race habitait de toute antiquité à peu près le pays qu’elle occupe maintenant. Ainsi, après s’être répandue sur le monde, elle s’est renfermée dans son lit naturel, d’où M. Rémusat tire cette conclusion très importante pour l’histoire étudiée en grand, c’est que « les races ne sont pas sujettes au changement ; qu’on doit en général chercher la patrie primitive des nations dans la contrée où on les retrouve de nos jours, et qu’à l’exception d’un petit nombre de déplacemens et de mélanges évidemment causés par la violence, et survenus bien plus rarement qu’on ne l’imagine, les peuples qui sortent de races différentes, les langues qui les tiennent séparés, les localités auxquelles ils sont attachés, résistent aux plus grandes révolutions, et subsistent de nos jours à peu près dans les mêmes rapports que l’antiquité nous fait connaître. »

Les deux autres familles tartares sont les Turcs et les Thibétains.

La race turque a joué un grand rôle dans les conquêtes tartares. Le nom Mongol a tout couvert de son éclat plus grand. Il n’en est pas moins vrai qu’il se trouvait beaucoup de populations turques dans ces multitudes diverses par la langue et par le sang, que les khans mongols appelaient leur armée. En outre, les populations turques ont ravagé pour leur propre compte, et conquis en leur propre nom. La plus brillante de ces conquêtes est celle qui s’est terminée par la prise de Constantinople ; celle-là a été un grand évènement pour l’Europe. Il en est résulté que les autres portions de la race sont restées dans l’ombre, et qu’on n’a vu des Turcs que dans les Osmanlis. Mais ce serait se faire une idée bien fausse de l’étendue de cette famille de peuples que de la restreindre à ce seul rameau, elle qui est disséminée dans presque toute l’Asie, elle placée, comme dit M. Rémusat, entre le golfe Adriatique et le lac Baikal, entre les Samoyèdes et les Indous. Je ne puis le suivre dans ses recherches ingénieuses de désert en désert, de tribu en tribu, poursuivant partout les analogies certaines du langage, rejetant sans hésiter les analogies trompeuses, démêlant les confusions qu’introduit la ressemblance ou l’altération des noms ; car les jeux de mots, et si j’osais le dire, les calembourgs involontaires, tiennent une grande place dans la partie erronée des systèmes historiques. Il faudrait entrer dans des détails que ne comporte pas cette notice ; et peut-être serait-il indifférent au lecteur d’apprendre à la fin que les Hioung-Nou sont la tige des nations turques. Cependant cela est de quelque importance ; car si les Hioung-Nou sont les Huns, comme il est probable, n’est-il pas curieux de savoir s’ils sont Finnois ou Turcs ; en d’autres termes, si Attila était de la famille des Lapons et des Hongrois, ou cousin de Bajazet et de Mahmoud.

Pour les Thibétains, ils forment une population à part. Renfermés dans leurs montagnes, ils ne furent jamais conquérans, excepté une fois, au ixe siècle, quand ils s’avancèrent jusqu’au golfe du Bengale, qui porta le nom de mer du Thibet. Leur histoire, peu en rapport avec celle du reste du monde, est en conséquence peu connue. Son principal intérêt se rattache aux destinées du bouddhisme qui y a été apporté d’ailleurs, et y a pris la forme particulière du lamisme, espèce de papauté dont nous aurons occasion de reparler.

Mais s’il faut quelque effort pour s’intéresser aux découvertes même les plus essentielles, quand elles portent sur des pays éloignés, sur des évènemens obscurs et isolés, il est naturel au contraire d’être vivement frappé de résultats qui intéressent notre histoire. Il est piquant de trouver la Tartarie et la France en relation diplomatique, et ce fut une bonne fortune pour M. Rémusat de rencontrer dans les archives du royaume des pièces de la chancellerie mongole ; de lire pour la première fois ces lettres du petit-fils de Gengis-khan à Philippe-le-Bel, six cents ans après qu’elles avaient été écrites. Les deux beaux mémoires qu’il a consacrés à ce sujet entièrement neuf, contiennent les plus curieux détails sur ces négociations, que la légèreté sceptique de quelques historiens avait niées. Entamées par les papes et les rois de France, elles eurent d’abord un succès médiocre auprès des chefs tartares ; puis quand ils comprirent que les intérêts de leur conquête étaient d’accord avec les plans de croisade que l’Europe chrétienne commençait à abandonner, ce furent eux, chose étrange, qui tentèrent par leurs messages de ranimer cet enthousiasme. Alors ils prirent l’initiative des ambassades, écrivant en termes courtois, et ne menaçant plus comme auparavant les missionnaires d’envoyer au pape leur peau empaillée, mais offrant au roi de France le secours de leur cavalerie pour conquérir le Saint-Sépulcre. M. Rémusat a rattaché à l’histoire de ces singulières ambassades, des vues ingénieuses sur les relations, beaucoup plus nombreuses qu’on ne le suppose souvent, qui liaient et rapprochaient au moyen âge l’Orient et l’Occident. Dans le morceau suivant, il a groupé un grand nombre de faits, dont le simple exposé frappe vivement l’imagination. Les vues qui suivent sont pleines d’élévation et de nouveauté. Je ne puis résister à transcrire le morceau tout entier ; je ne crains point qu’il paraisse trop long à mes lecteurs, et nul autre ne me semble plus propre à leur donner idée du talent d’écrire de M. Rémusat, qu’une notice consacrée à sa mémoire doit faire aussi connaître.

« Beaucoup de religieux italiens, français, flamands furent chargés de missions diplomatiques auprès du grand Khan. Des Mongols de distinction vinrent à Rome, à Barcelone, à Valence, à Lyon, à Paris, à Londres, à Northampton, et un franciscain du royaume de Naples fut archevêque de Pékin. Son successeur fut un professeur de la faculté de théologie de Paris. Mais combien d’autres personnages moins connus furent entraînés à la suite de ceux-là, ou comme esclaves, ou attirés par l’appât du gain, ou guidés par la curiosité dans des contrées jusque-là inconnues ! Le hasard a conservé le nom de quelques-uns ; le premier envoyé qui vint trouver le roi de Hongrie de la part des Tartares, était un Anglais banni de son pays pour certains crimes, et qui, après avoir erré dans toute l’Asie, avait fini par prendre du service chez les Mongols. Un cordonnier flamand rencontra dans le fond de la Tartarie une femme nommée Paquette, qui avait été enlevée en Hongrie ; un orfèvre parisien dont le frère était établi sur le grand pont ; et un jeune homme des environs de Rouen, qui s’était trouvé à la prise de Belgrade. Il y vit aussi des Russes, des Hongrois et des Flamands. Un chantre nommé Robert, après avoir parcouru l’Asie orientale, revint mourir dans la cathédrale de Chartres. Un Tartare était fournisseur de casques dans les armées de Philippe-le-Bel. Jean de Plan-Carpin trouva près de Cayoue un gentilhomme nommé Temer, qui servait d’interprète ; plusieurs marchands de Breslaw, de Pologne, d’Autriche, l’accompagnèrent dans son voyage en Tartarie ; d’autres revinrent avec lui par la Russie, c’étaient des Génois, des Pisans, des Vénitiens… Des voyages de ce genre ne furent pas moins fréquens dans le siècle suivant… On peut bien croire que ceux dont la mémoire s’est conservée, ne sont que la moindre partie de ceux qui furent entrepris, et qu’il y eut dans le temps plus de gens en état d’exécuter des courses lointaines, que d’en écrire la relation. Beaucoup de ces aventuriers durent se fixer et mourir dans la contrée qu’ils étaient allés visiter ; d’autres revinrent dans leur patrie, aussi obscurs qu’auparavant, mais l’imagination remplie de ce qu’ils avaient vu, le racontant à leur famille, l’exagérant sans doute, mais laissant autour d’eux, au milieu de fables ridicules, des souvenirs utiles et des traditions capables de fructifier. Ainsi furent déposées en Allemagne, en Italie, en France, dans les monastères, chez les seigneurs, et jusque dans les derniers rangs de la société, des semences précieuses destinées à germer un peu plus tard. Tous ces voyageurs ignorés, portant les arts de leur patrie dans des contrées lointaines, en rapportaient d’autres connaissances non moins précieuses, et faisaient, sans s’en apercevoir, des échanges plus avantageux que tous ceux du commerce. Par là, non-seulement le trafic des soiries, des porcelaines, des denrées de l’Indoustan s’étendait et devenait plus praticable ; il s’ouvrait de nouvelles routes à l’industrie et à l’activité commerciale ; mais ce qui valait mieux encore, des mœurs étrangères, des nations inconnues, des productions extraordinaires venaient s’offrir en foule à l’esprit des Européens, resserré, depuis la chute de l’empire romain, dans un cercle trop étroit. On commença à compter pour quelque chose la plus belle, la plus peuplée et la plus anciennement civilisée des quatre parties du monde. On songea à étudier les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui l’habitaient ; et il fut aussi question d’établir une chaire de langue tartare dans l’Université de Paris. Des relations romanesques bientôt discutées et approfondies répandirent de toutes parts des notions plus justes et plus variées. Le monde sembla s’ouvrir du côté de l’Orient, la géographie fit un pas immense ; l’ardeur pour les découvertes devint la forme nouvelle que revêtit l’esprit aventureux des Européens ; l’idée d’un autre hémisphère cessa, quand le nôtre fut mieux connu, de se présenter à l’esprit comme un paradoxe dépourvu de toute vraisemblance ; et ce fut en allant à la recherche du Zipangri de Marc-Pol, que Christophe-Colomb découvrit le Nouveau-Monde.


J.-J. Ampère.


  1. Voyez la première série de la Revue, livraison du 15 novembre 1832
  2. , prononcé ser dans les provinces du nord, d’où seres, serica tellus.