La Chine en folie/Tel est le pays

Albin Michel (p. 25-33).

TEL EST LE PAYS

« Rois, ministres, officiers, gens du peuple, à bas de vos chevaux. »

À Pékin, dans l’enceinte du Palais d’Hiver, face à la montagne de charbon aux cinq pics et cinq pagodons, sur une stèle millénaire, en cinq langages : mongol, mandchou, chinois, turc et thibétain, ainsi, la vieille Chine, orgueilleusement, apostrophait le passant. À vous tous qui désirez me suivre par les trouées obscures du Céleste Empire en déliquescence, hommes de peu ou de bien, traîneurs de mélancoliques savates ou abonnés de rubriques mondaines, moi, diable blanc et barbare d’Occident, du haut rickshaw[1] qui me roule présentement sur le sol immonde et vénéré de la Chine, je crie :

— Gens du peuple, officiers, ministres, rois, bottez-vous jusqu’au-dessus du genou, armez-vous de pincettes pour prévenir le contact de toutes choses et en avant !

Chine : chaos, éclat de rire devant le droit de l’homme, mises à sac, rançons, viols. Un mobile : l’argent. Un but : l’or. Une adoration : la richesse.

Du bandit de deuxième classe aux plus authentiques tyrans une unique idée : diriger vers sa demeure des brouettes de sous de bronze ou des wagons craquant sous l’or. Le peuple est une punaise que les hommes en armes écrasent dès qu’il ose sortir des plinthes.

Si vous désirez rajeunir, soyez satisfaits : nous retournons sept siècles en arrière. Le territoire est livré aux grandes compagnies. Nous sommes revenus à l’époque de Du Guesclin, mais Du Guesclin n’apparaît pas !

Vingt et une provinces, vingt et un tyrans. L’un vend sa part de Chine au Japon, l’autre aux Américains. Tout est mis à l’encan : fleuves, chemins de fer, mines, temples, palais, bateaux. Pour chacun le pays est un butin. Il ne s’agit que de faire main basse dessus, alors on ouvre les enchères. Qui veut des locomotives ? Qui dit tant de dollars ? Vous ? Tokyo ? Bon ! Adjugé ! À qui les trésors des empereurs Ming, avec le marché du pétrole par-dessus le compte ? À l’Amérique ? Adjugé !

Gabelle, taxes, impôts, toutes les ressources sont pour les généraux. Si l’on en prenait un au retour d’une de ses tournées, alors que ses poches débordent et qu’on l’incinérât, ce ne serait pas de la cendre que rendrait le four mais du métal en fusion. On fondrait une cloche avec ses restes.

— Il faut bien qu’ils paient leurs soldats, ces généraux-là, direz-vous.

— Oui da ! bon peuple de chez nous, ils paient leurs soldats par un jour de pillage, chaque mois. Quand les Chinois, par bonheur, en connaissent la date, ils se précipitent chez le toukiun (ces tyrans s’appellent toukiuns).

— Ne nous écartèle pas, nous réglerons les dépenses. Combien veux-tu ?

Les villages moins malins sont ravagés. Les dames qui ont horreur de l’imprévu dans le plaisir se jettent dans les puits pour échapper au rut déchaîné. (Que les puits sont étroits ! Qu’elles doivent avoir de petits corps !)

Dans le Maomingan, à huit cents kilomètres de Pékin, au centre de la boucle du fleuve Jaune, sur la ville d’Honrato, naguère les bandits s’abattent. Ils enlèvent des femmes. C’est généralement une marchandise de bonne rançon. Ils les soupèsent. À leurs yeux, l’une vaut cent dollars. Ce n’est pas qu’elle possède une jolie petite bouche en forme de cerise, mais le mari est riche. Hélas ! le mari n’est pas seulement riche, il est mufle aussi. Je veux dire qu’il aime autant son coffre que sa femme. Il vient trouver le chef :

— Je suis pauvre, dit-il, voilà ce que je puis faire : cinquante dollars.

— Bien ! dit le chef qui empoche, moi je suis pour la justice, avance.

Il ouvre une porte, les otages sont alignés.

— Où est ta femme ? Celle-ci ? Parfait.

De son sabre, il la coupe en deux.

— Voici ta part, quand tu rapporteras cinquante dollars, tu auras l’autre moitié.

Ailleurs, par un jour de haute débauche militaire, les notables de la ville promise au sac n’avaient rien voulu savoir. Chacun avait enterré son magot. Il fallait pourtant que la horde se payât. Le toukiun, par un ordre du jour, lui avait donné vingt-quatre heures franches de liberté pour cela. Les ravageurs envahirent les maisons, se saisirent des enfants et, par les fenêtres, les repassèrent aux copains, en bas, dans la rue, qui les recevaient sur la pointe de la baïonnette. Ainsi sortit la galette.

Ce n’est pas de la chronique du temps de Marco-Polo, c’est de l’histoire contemporaine.

La Chine a perdu la tête. Par compensation, elle a deux cerveaux : Pékin au nord, Canton au sud.

Dans le Sud, un homme qui s’appelait Sut-Yat-Sen s’est assis carrément, un jour, dans un fauteuil de bois noir, au-dessus de quoi était écrit : « Présidence de la République ». Il était président de la République du Sud comme moi je suis en ce moment propriétaire de l’Hôtel de Pékin, parce que j’y occupe la chambre 518.

Sur cinq provinces, trois ne lui obéissaient pas et dans Canton, sa capitale, le tiers des forces était hors sa main.

Les trois provinces réfractaires ont pour roi un M. Tchaen-Kiong-Ning, qui crache délicatement, sur le sol, en signe de démenti, chaque fois qu’on lui dit que Sut-Yat-Sen fut son président. Il n’a pas tort. Et je le démontre.

L’ensemble des sans métiers, des chenapans, des traîne-loques et autres pouilleux formant les armées du Sud fait un total de 350.000 fusils. Sur ces 350.000 fantassins de la dèche, l’homme cracheur, Tchaen-Kiong-Ning, en possède 100.000, et l’homme qui était président de la République comme moi je suis propriétaire de l’hôtel de Pékin, 30.000. Les 220.000 qui restent, c’est la pagaye, mercenaires de simples toukiuns, ayant plus de fusils que de cartouches, usant celles qu’ils touchent à se tirer dans les jambes, n’obéissant que pour piller, se neutralisant d’eux-mêmes, courant l’hiver après les moutons pour leur voler leur peau, et crânant l’été, les fesses à l’air. C’est le Sud.

Le Nord a pour capitale Pékin.

Au point de vue politique, Pékin est une ville dans le genre de Saint-Denis et de Sceaux : elle est supprimée.

Il est bien à Pékin un président de République qui habite un palais céleste et impérial, de l’autre côté des lacs de nénuphars, dans la ville interdite, mais je crois que c’est lui qui est interdit ! Il n’est président de la République que pour les jocrisses de mon acabit et les ministres plénipotentiaires du quartier des légations. Le seul être lui obéissant est thibétain et ce n’est pas un homme, c’est un chien !

Deux tyrans, deux super-toukiuns : Tsang-Tso-lin et Wou-Pé-Fou règnent en Chine du Nord.

Ce sont les deux Bouddhas de la guerre. Tsang-Tso-lin est au Nord, capitale Moukden. Il a 300.000 hommes et, près de lui, derrière un paravent, le Japon.

Wou-Pé-Fou est au centre, 300.000 hommes aussi. À son côté, blottie à l’ombre d’un grand dollar, se tient l’Amérique.

Le lundi, Tsang-Tso-lin, perché sur l’extrême pointe de la grande muraille, là où solennellement elle s’enfonce dans la mer, crie à Pékin, les lèvres au porte-voix :

— Chassez-moi ce ministère. Le président du Conseil me dégoûte. J’ai dit. Rompez.

Alors, le président du Conseil saute brusquement sur ses pieds, attrape un train en marche et se réfugie à Tientsin sur la concession française dont trois jours auparavant, au cours d’un magnifique mouvement oratoire, il demandait la suppression.

Le mardi, Wou-Pé-Fou, campé au milieu du grand pont du fleuve Jaune, lance tonitruant :

— Tsang-Tso-lin n’est qu’un âne, le président du Conseil restera à Pékin. J’ordonne.

Et le brillant président du Conseil, à pas de loup, rejoint, de nuit, son ministère.

Alors, Tsang-Tso-lin, de son trône, regarde Wou-Pé-Fou sur le sien :

— Prends garde, fils de chienne, dit-il, j’astique mon escopette.

Et il chantonne :

Avec moi j’ai le Japon
Pon-Pon
Tu peux croire que c’est bon.

— Que les mânes de tes ancêtres rôdent insatisfaits hors de leur cercueil, lui renvoie Wou-Pé-Fou.

Et il murmure :

Avec moi j’ai l’Amérique
Ique-Ique
Et ma trique vaut ta trique.

Tel est le pays fol où je vous emmène, compagnons d’aventures !

  1. Pousse-pousse.