La Chine en folie/Shanghaï

Albin Michel (p. 191-199).

SHANGHAÏ

Foi d’homme libre, on ne peut passer cette ville-là sous silence.

Quand tous les coins du monde seront devenus des Shanghaï, le monsieur ayant encore le goût des choses de l’esprit devra, sur-le-champ, acheter un revolver, le poser sur sa tempe, penser une dernière fois à sa famille, jouer à pile ou face, perdre et se brûler la cervelle.

Il est des cités où l’on fait des canons, d’autres des étoffes, d’autres des jambons. À Shanghaï on fait de l’argent. C’est la matière première et dernière. Si l’on se promenait avec un panier et qu’on pressât le nez des passants, on rentrerait chez soi, fortune faite.

On m’avait dit qu’à Shanghaï on ne parlait que l’anglais. C’était un affreux mensonge. Tout alphabet y est inconnu. La langue de ce pays n’est pas une langue de lettres, c’est une langue de chiffres. On ne s’aborde pas en se disant : « Bonjour, comment allez-vous ? » mais : « 88.53 — 19.05 — 10.60 ». Pour y devenir millionnaire, inutile de savoir lire, savoir compter suffit.

C’est un veau d’or adipeux.

Si Lénine a vu Shanghaï il est excusable !

C’est en Chine et ce n’est pas une ville chinoise. Elle enferme un million de Chinois, cela ne prouve rien encore. Ce million de Chinois ne fait pas plus Shanghaï que mille poux sur un poney ne font le cheval.

Vous connaissez les scènes de délirium tremens qui ont lieu à Paris, sur les escaliers de la Bourse, au coup de midi. Dans chaque capitale respectable d’Europe et d’Amérique, on trouve un pareil établissement à l’usage des pauvres bougres, victimes de l’alcoolisme financier. Or, un jour, Mercure ayant obtenu le don d’ubiquité, tout essoufflé, apparut sur le parvis de ces temples et dit :

« Petits frères, faites silence, j’apporte une parole qui vaut son poids de platine. Je suis venu à telle allure que, si à la place d’ailes, j’avais eu des roues à mes talons, j’en aurais crevé tous les pneus. Bref ! je ne regrette rien car mon message est beau, écoutez : En Extrême-Orient, il est une ville s’appelant Shanghaï. Elle a devant elle les routes de toutes les mers et, dans son dos, quatre cent millions d’individus à faire boire, manger, jouer, à éclairer, à raser et à tondre. On l’ouvre au marché des bancs. Avis. »

Ce fut une ruée. De New-York, de Chicago, de Manchester, de Londres, de Lyon, de Hambourg, de Milan, d’Amsterdam, de Barcelone, de Constantinople, de Tokyo, de Bagdad, tous les gentlemen de banques et tous les sarafs de bazar se jetèrent, ventre à terre, sur la ville promise.

Ainsi naquit Shanghaï de mère chinoise et de père americo-anglo-franco-germano-hollando-italo-japono-judéo-espagnol.

Banque, Bank, Banking, Banco. Dix, vingt, cent, deux cents. Il n’y a que cela ! Vous n’osez plus lever les yeux. Vous marchez vite, serrant votre portefeuille. Vous tournez à droite. Là, vous hasardez un œil : Banco, Banking, Bank, Banque. Vous défaillez, la sueur au front. Vous vous asseyez sur le rebord du trottoir. Mais on vous frappe sur l’épaule avec un bâton. C’est un grand démon d’Hindou, uniforme bleu, turban rouge, barbe noire. Vous sursautez. Quoi ? dites-vous, serais-je aux Indes ? Non ! Vous êtes dans la concession internationale. C’est le policeman anglais.

Je ne dois pas rester là. Je gêne le trafic. Bon, je m’en vais. Je marche. J’ai toujours peur pour mon argent. Je marche, les yeux à terre. Tudieu ! Voilà maintenant que c’est écrit sur le bitume, en mosaïque : Banking, Bank, Banque, Banco. Je cours. Mais un petit policier jaune m’accroche. Pour courir c’est que je me suis mal conduit. Du moins il le pense. Incroyable, dis-je, je suis revenu à Tokyo, sans m’en apercevoir. Non ! j’erre seulement dans la concession japonaise. Je crie : « Vive le Mikado ! » On me relâche.

Je vais. J’ai juste l’argent nécessaire pour continuer mon voyage. Si je ne sors pas de cette ville infernale, les banques vont me le prendre sous prétexte de me le changer. Je connais le jeu. Voilà six mois qu’elles me font le coup. Après je serai forcé d’en appeler à mon consul et il me rapatriera à fond de cale, comme les veaux frigorifiés. Pas de ça. Fuyons.

Bank, Banque, Banking, Banco. C’est trop. Je m’abats sur la chaussée. Je reviens à moi, dans les bras d’un agent de police annamite, son petit abat-jour pointu sur la tête.

— Quoi ? criai-je, suis-je déjà à Hanoï ?

— Toi, pas Hanoï, toi Shanghaï, concession française.

— Merci, cher enfant du Tonkin. Maintenant, indique-moi un hôtel.

— Bon hôtel, pour toi, pas loin !

— Oui, mon frère, où donc ?

— Facile trouver. À gauche, entre deux banques.

Je m’effondrai, définitivement.

D’un bout à l’autre, Shanghaï a vingt kilomètres. Si vous ne vous rendez pas compte de ce que les fils de Sem et de Japhet ont pu construire sur ces terrains jaunes, c’est que vous ne serez jamais dignes de comprendre l’élégance d’un cube de pierre.

Au centre est New-York, mais un New-York qui voudrait crâner plus haut que la peau de son crâne.

Tout le long du quai du Wang-Poo (et c’est long !), c’est Saint-Denis. C’est même Saint-Étienne : il n’y a pas trop de deux saints pour faire monter toutes ces fumées au Paradis.

Voilà des jardins et des femmes pas plus hautes que ça et qui ont des bosses dans le dos. C’est le quartier japonais, La Japonaise, sitôt son enfant né, sans doute pour se venger, le porte par derrière !

Plus loin, aux fenêtres, hommes et femmes dépérissent comme ces arbres qui n’ont plus de terre autour de leurs racines : la rue des réfugiés russes.

Voici la concession française. C’est la seule. Les autres sont confondues dans la concession internationale. Deux cent mille Chinois vivent sous nos lois. Il y a un conseil municipal, tout comme à Pontoise et à Paris. Et un consul général, Auguste Wilden, que ses administrés de couleur appellent dans leurs lettres, suivant le jour : « Votre Grandeur, Mon Colonel, Votre Sainteté, Votre Majesté, voire Mon Curé ».

Puis il y a la ville chinoise. Celle-ci, je la remercie d’avance. Elle assurera le bonheur de mes vieux jours. Je vais rentrer à Paris, je raflerai toutes les pinces à linge que je trouverai. Je reviendrai sur le Wang-Poo et m’installerai à la porte de la cité indigène. Avant d’y pénétrer, tout le monde achètera mon petit instrument pour se boucher le nez. Je reviendrai milliardaire.

Maintenant, lâchez dans tout cela autant d’autos de luxe que vous imaginerez, des écuries entières de poneys endiablés, des trams électriques sans rail, des légions de brouettes, trente mille coolies-pousses vous filant dans les jambes comme des lapins mécaniques, et vous pourrez servir chaud : vous aurez Shanghaï, exposition permanente des races, des mœurs et des tares du globe.

La piraterie, le jeu, les cocktails — un million de dollars — c’est le nom du cocktail de Shanghaï — l’opium, la morphine, la cocaïne, l’héroïne (préparez-vous, jeune et vieille garde de l’intoxication, Shanghaï va lancer l’héroïne), trouvent dans Shanghaï la ville de leur éternel printemps.

« Le soir vous aurez à déposer telle somme à tel endroit, sinon dans huit jours une bombe éclatera sous vos comptoirs. Si à la place de l’argent je rencontre des policiers, j’irai en prison, mais, par d’autres soins, deux bombes au lieu d’une vous seront réservées ».

C’est la circulaire hebdomadaire du larron chinois aux banques, bank, banking, banco.

Shanghaï n’a qu’une pensée : le jeu. Le patron joue à la hausse ou à la baisse. Le boy joue au Mat-Hiang, le coolie joue sur ses doigts. La somme ne fait rien à l’affaire. L’un hasarde dix mille taëls, l’autre une sapèque, mais comme les chrétiens à la sainte table : tous sont égaux. Le maître entre jouer sur le comptoir d’une banque, le chauffeur l’attend en jouant sur le trottoir. Quand ils remontent en auto et qu’ils ont gagné tous deux, ne vous trouvez pas sur leur chemin. La voiture file, ivre de joie. Ils écrasent tous les chiens.

Mais on en devient fou. Et la folie à Shanghaï se traduit par une manifestation peu connue.

Ces malheureux Shanghaïens ont fait confectionner des voitures dont le marchepied est juste à la hauteur des trottoirs. Dès le matin, ils sautent dedans, restent debout et le poney part, bride abattue. On n’entend plus sur le bitume que le sabot courageux de la petite bête. Tous les deux cents mètres, le cheval, devenu mécanique, s’arc-boute sur ses pauvres jarrets de derrière. La voiture s’arrête d’un coup. L’homme bondit dans une banque. Il en sort et rebondit dans la voiture. Il fait ça de 9 h. 1/2 à midi et de 2 heures à 4 heures, au triple galop, debout, toujours debout !

On m’a dit que ce n’était pas des fous, mais des « broker », courtiers de change. Je n’en crois rien, car le lendemain j’ai bien regardé et j’ai vu que c’étaient des fous.

Quand le soir tombe, ces gentlemen endossent le smoking et vont au cercle sportif, danser. À l’heure troublante du tango on éteint les lumières. Peine perdue ! leur tatouage apparaît quand même : ils ont tous un dollar sur le front !